Albert Savarus

Albert Savarus

d’ Honoré de Balzac

DEDIE A MADAME EMILE DE GIRARDIN,

Comme un témoignage d’affectueuse admiration,

DE BALZAC.

Un des quelques salons où se produisait l’archevêque de Besançon sous la Restauration, et celui qu’il affectionnait était celui de madame la baronne de Watteville. Un mot sur cette dame, le personnage féminin le plus considérable peut-être de Besançon.

Monsieur de Watteville, petit-neveu du fameux Watteville, le plus heureux et le plus illustre des meurtriers et des renégats dont les aventures extraordinaires sont beaucoup trop historiques pour être racontées, était aussi tranquille que son grand-oncle fut turbulent. Après avoir vécu dans la Comté comme un cloporte dans la fente d’une boiserie, il avait épousé l’héritière de la célèbre famille de Rupt. Mademoiselle de Rupt réunit vingt mille francs de rentes en terre aux dix mille francs de rentes en biens-fonds du baron de Watteville. L’écusson du gentilhomme suisse, les Watteville sont de Suisse, fut mis en abîme sur le vieil écusson des de Rupt. Ce mariage, décidé depuis 1802, se fit en 1815, après la seconde restauration. Trois ans après la naissance d’une fille qui fut nommée Philomène, tous les grands parents de madame de Watteville étaient morts et leurs successions liquidées. On vendit alors la maison de monsieur de Watteville pour s’établir rue de la Préfecture, dans le bel hôtel de Rupt dont le vaste jardin s’étend vers la rue du Perron. Madame Watteville, jeune fille dévote, fut encore plus dévote après son mariage. Elle est une des reines de la sainte confrérie qui donne à la haute société de Besançon un air sombre et des façons prudes en harmonie avec le caractère de cetteville. De là le nom de Philomène imposé à sa fille, née en 1817, aumoment où le culte de cette sainte ou de ce saint, car dans lescommencements on ne savait à quel sexe appartenait ce squelette,devenait une sorte de folie religieuse en Italie, et un étendardpour l’Ordre des Jésuites.

Monsieur le baron de Watteville, homme sec, maigre et sansesprit, paraissait usé, sans qu’on pût savoir à quoi, car iljouissait d’une ignorance crasse&|160;; mais comme sa femme étaitd’un blond ardent et d’une nature sèche devenue proverbiale (on ditencore pointue comme madame Watteville), quelques plaisants de lamagistrature prétendaient que le baron s’était usé contre cetteroche. Rupt vient évidemment de rupes. Les savants observateurs dela nature sociale ne manqueront pas de remarquer que Philomène futl’unique fruit du mariage des Watteville et des de Rupt.

Monsieur de Watteville passait sa vie dans un riche atelier detourneur, il tournait&|160;! Comme complément à cette existence, ils’était donné la fantaisie des collections. Pour les médecinsphilosophes adonnés à l’étude de la folie, cette tendance àcollectionner est un premier degré d’aliénation mentale, quand ellese porte sur les petites choses. Le baron de Watteville amassaitles coquillages, les insectes et les fragments géologiques duterritoire de Besançon. Quelques contradicteurs, des femmessurtout, disaient de monsieur de Watteville : – Il a une belleâme&|160;! il a vu, dès le début de son mariage, qu’il nel’emporterait pas sur sa femme, il s’est alors jeté dans uneoccupation mécanique et dans la bonne chère.

L’hôtel de Rupt ne manquait pas d’une certaine splendeur dignede celle de Louis XIV, et se ressentait de la noblesse des deuxfamilles, confondues en 1815. Il y brillait un vieux luxe qui ne sesavait pas de mode. Les lustres de vieux cristaux taillés en formede feuilles, les lampasses, les damas, les tapis, les meublesdorés, tout était en harmonie avec les vieilles livrées et lesvieux domestiques. Quoique servie dans une noire argenterie defamille, autour d’un surtout en glace orné de porcelaines de Saxe,la chère y était exquise. Les vins choisis par monsieur deWatteville, qui, pour occuper sa vie et y mettre de la diversité,s’était fait son propre sommelier, jouissaient d’une sorte decélébrité départementale. La fortune de madame de Watteville étaitconsidérable, car celle de son mari, qui consistait dans la terredes Rouxey valant environ dix mille livres de rente, ne s’augmentad’aucun héritage. Il est inutile de faire observer que la liaisontrès-intime de madame de Watteville avec l’archevêque avaitimpatronisé chez elle les trois ou quatre abbés remarquables etspirituels de l’archevêché qui ne haïssaient point la table.

Dans un dîner d’apparat, rendu pour je ne sais quelle noce aucommencement du mois de septembre 1834, au moment où les femmesétaient rangées en cercle devant la cheminée du salon et les hommesen groupes aux croisées, il se fit une acclamation à la vue demonsieur l’abbé de Grancey, qu’on annonça.

– Eh&|160;! bien, le procès&|160;? lui cria-t-on.

– Gagné&|160;! répondit le vicaire-général. L’arrêt de la Cour,de laquelle nous désespérions, vous savez pourquoi…

Ceci était une allusion à la composition de la Cour royaledepuis 1830. Les légitimistes avaient presque tous donné leurdémission.

-… L’arrêt vient de nous donner gain de cause sur tous lespoints, et réforme le jugement de première instance.

– Tout le monde vous croyait perdus.

– Et nous l’étions sans moi. J’ai dit à notre avocat de s’enaller à Paris, et j’ai pu prendre, au moment de la bataille, unnouvel avocat à qui nous devons le gain du procès, un hommeextraordinaire…

– A Besançon&|160;? dit naïvement monsieur de Watteville.

– A Besançon, répondit l’abbé de Grancey.

– Ah&|160;! oui, Savaron, dit un beau jeune homme assis près dela baronne et nommé de Soulas.

– Il a passé cinq à six nuits, il a dévoré les liasses, lesdossiers&|160;; il a en sept à huit conférences de plusieurs heuresavec moi, reprit monsieur de Grancey qui reparaissait à l’hôtel deRupt pour la première fois depuis vingt jours. Enfin, monsieurSavaron vient de battre complétement le célèbre avocat que nosadversaires étaient allés chercher à Paris. Ce jeune homme a étémerveilleux, au dire des Conseillers. Ainsi, le Chapitre est deuxfois vainqueur : il a vaincu en Droit, puis en Politique il avaincu le libéralisme dans la personne du défenseur de notre hôtelde ville. « Nos adversaires, a dit notre avocat, ne doivent pass’attendre à trouver partout de la complaisance pour ruiner lesarchevêchés… » Le président a été forcé de faire faire silence.Tous les Bisontins ont applaudi. Ainsi la propriété des bâtimentsde l’ancien couvent reste au Chapitre de la cathédrale de Besançon.Monsieur Savaron a d’ailleurs invité son confrère de Paris à dînerau sortir du palais. En acceptant, celui-ci lui a dit : « A toutvainqueur tout honneur&|160;! » et l’a félicité sans rancune surson triomphe.

– Où donc avez-vous déniché cet avocat&|160;? dit madame deWatteville. Je n’ai jamais entendu prononcer ce nom-là.

– Mais vous pouvez voir ses fenêtres d’ici, répondit levicaire-général. Monsieur Savaron demeure rue du Perron, le jardinde sa maison est mur mitoyen avec le vôtre.

– Il n’est pas de la Comté, dit monsieur de Watteville.

– Il est si peu de quelque part, qu’on ne sait pas d’où il est,dit madame de Chavoncourt.

– Mais qu’est-il&|160;? demanda madame de Watteville en prenantle bras de monsieur de Soulas pour se rendre à la salle à manger.S’il est étranger, par quel hasard est-il venu s’établir àBesançon&|160;? C’est une idée bien singulière pour un avocat.

– Bien singulière&|160;! répéta le jeune Amédée de Soulas dontla biographie devient nécessaire à l’intelligence de cettehistoire.

De tout temps, la France et l’Angleterre ont fait un échange defutilités d’autant plus suivi, qu’il échappe à la tyrannie desdouanes. La mode que nous appelons anglaise à Paris se nommefrançaise à Londres, et réciproquement. L’inimitié des deux peuplescesse en deux points, sur la question des mots et sur celle duvêtement. God save the King, l’air national de l’Angleterre, estune musique faite par Lulli pour les chœurs d’Esther ou d’Athalie.Les paniers apportés par une Anglaise à Paris furent inventés àLondres, on sait pourquoi, par une Française, la fameuse duchessede Portsmouth&|160;; on commença par s’en moquer si bien que lapremière Anglaise qui parut aux Tuileries faillit être écrasée parla foule&|160;; mais ils furent adoptés. Cette mode a tyrannisé lesfemmes de l’Europe pendant un demi-siècle. A la paix de 1815, onplaisanta durant une année les tailles longues des Anglaises, toutParis alla voir Pothier et Brunet dans les Anglaises pourrire&|160;; mais, en 1816 et 17, les ceintures des Françaises, quileur coupaient le sein en 1814, descendirent par degrés jusqu’àleur dessiner les hanches. Depuis dix ans, l’Angleterre nous a faitdeux petits cadeaux linguistiques. A l’incroyable, au merveilleux,à l’élégant, ces trois héritiers des petits-maîtres dontl’étymologie est assez indécente, ont succédé le dandy, puis lelion. Le lion n’a pas engendré la lionne. La lionne est due à lafameuse chanson d’Alfred de Musset : Avez-vous vu dans Barcelone…C’est ma maîtresse et ma lionne : il y a eu fusion, ou, si vousvoulez, confusion entre les deux termes et les deux idéesdominantes. Quand une bêtise amuse Paris, qui dévore autant dechefs-d’œuvres que de bêtises, il est difficile que la provinces’en prive. Aussi, dès que le lion promena dans Paris sa crinière,sa barbe et ses moustaches, ses gilets et son lorgnon tenu sans lesecours des mains, par la contraction de la joue et de l’arcadesourcilière, les capitales de quelques départements ont-elles vudes sous-lions qui protestèrent, par l’élégance de leurssous-pieds, contre l’incurie de leurs compatriotes. Donc, Besançonjouissait, en 1834, d’un lion dans la personne de ce monsieurAmédée-Sylvain-Jacques de Soulas, écrit Souleyaz au temps del’occupation espagnole. Amédée de Soulas est peut-être le seul qui,dans Besançon, descende d’une famille espagnole. L’Espagne envoyaitdes gens faire ses affaires dans la Comté, mais il s’y établissaitfort peu d’Espagnols. Les Soulas y restèrent à cause de leuralliance avec le cardinal Granvelle. Le jeune monsieur de Soulasparlait toujours de quitter Besançon, ville triste, dévote, peulittéraire, ville de guerre et de garnison, dont les mœurs etl’allure, dont la physionomie valent la peine d’être dépeintes.Cette opinion lui permettait de se loger, en homme incertain de sonavenir, dans trois chambres très-peu meublées au bout de la rueNeuve, à l’endroit où elle se rencontre avec la rue de laPréfecture.

Le jeune monsieur de Soulas ne pouvait pas se dispenser d’avoirun tigre. Ce tigre était le fils d’un de ses fermiers, un petitdomestique âgé de quatorze ans, trapu, nommé Babylas. Le lion avaittrès-bien habillé son tigre : redingote courte en drap gris de fer,serrée par une ceinture de cuir verni, culotte de panne gros-bleu,gilet rouge, bottes vernies et à revers, chapeau rond à bourdalouenoir, des boutons jaunes aux armes des Soulas. Amédée donnait à cegarçon des gants de coton blanc, le blanchissage et trente-sixfrancs par mois, à la charge de se nourrir, ce qui paraissaitmonstrueux aux grisettes de Besançon : quatre cent vingt francs àun enfant de quinze ans, sans compter les cadeaux&|160;! Lescadeaux consistaient dans la vente des habits réformés, dans unpourboire quand Soulas troquait l’un de ses deux chevaux, et lavente des fumiers. Les deux chevaux, administrés avec une sordideéconomie, coûtaient l’un dans l’autre huit cents francs par an. Lecompte des fournitures à Paris en parfumeries, cravates,bijouterie, pots de vernis, habits, allait à douze cents francs. Sivous additionnez groom ou tigre, chevaux, tenue superlative, etloyer de six cents francs, vous trouverez un total de trois millefrancs. Or, le père du jeune monsieur de Soulas ne lui avait paslaissé plus de quatre mille francs de rentes produits par quelquesmétairies assez chétives qui exigeaient de l’entretien, et dontl’entretien imprimait une certaine incertitude aux revenus. A peinerestait-il trois francs par jour au lion pour sa vie, sa poche etson jeu. Aussi dînait-il souvent en ville, et déjeunait-il avec unefrugalité remarquable. Quand il fallait absolument dîner à sesfrais, il allait à la pension des officiers. Le jeune monsieur deSoulas passait pour un dissipateur, pour un homme qui faisait desfolies&|160;; tandis que le malheureux nouait les deux bouts del’année avec une astuce, avec un talent qui eussent fait la gloired’une bonne ménagère. On ignorait encore, à Besançon surtout,combien six francs de vernis étalé sur des bottes ou sur dessouliers, des gants jeunes de cinquante sous nettoyés dans le plusprofond secret pour les faire servir trois fois, des cravates dedix francs qui durent trois mois, quatre gilets de vingt-cinqfrancs et des pantalons qui emboîtent la botte imposent à unecapitale&|160;! Comment en serait-il autrement, puisque nous voyonsà Paris des femmes accordant une attention particulière à des sotsqui viennent chez elles et l’emportent sur les hommes les plusremarquables, à cause de ces frivoles avantages qu’on peut seprocurer pour quinze louis, y compris la frisure et une chemise detoile de Hollande&|160;?

Si cet infortuné jeune homme vous parait être devenu lion à bienbon marché, apprenez qu’Amédée de Soulas était allé trois fois enSuisse, en char et à petites journées&|160;; deux fois à Paris, etune fois de Paris en Angleterre. Il passait pour un voyageurinstruit et pouvait dire : En Angleterre, où je suis allé, etc. Lesdouairières lui disaient : Vous qui êtes allé en Angleterre, etc.Il avait poussé jusqu’en Lombardie, il avait côtoyé les lacsd’Italie. Il lisait les ouvrages nouveaux. Enfin, pendant qu’ilnettoyait ses gants, le tigre Babylas répondait aux visiteurs : –Monsieur travaille. Aussi avait-on essayé de démonétiser le jeunemonsieur Amédée de Soulas à l’aide de ce mot : – C’est un hommetrès-avancé. Amédée possédait le talent de débiter avec la gravitébisontine les lieux communs à la mode, ce qui lui donnait le mérited’être un des hommes les plus éclairés de la noblesse. Il portaitsur lui la bijouterie à la mode, et dans sa tête les penséescontrôlées par la Presse.

En 1834, Amédée était un jeune homme de vingt-cinq ans, detaille moyenne, brun, le thorax violemment prononcé, les épaules àl’avenant, les cuisses un peu rondes, le pied déjà gras, la mainblanche et potelée, un collier de barbe, des moustaches quirivalisaient celles de la garnison, une bonne grosse figurerougeaude, le nez écrasé, les yeux bruns et sans expression,d’ailleurs rien d’espagnol. Il marchait à grands pas vers uneobésité fatale à ses prétentions. Ses ongles étaient soignés, sabarbe était faite, les moindres détails de son vêtement étaienttenus avec une exactitude anglaise. Aussi regardait-on Amédée deSoulas comme le plus bel homme de Besançon. Un coiffeur, qui venaitle coiffer à heure fixe (autre luxe de soixante francs paran&|160;! ), le préconisait comme l’arbitre souverain en fait demodes et d’élégance. Amédée dormait tard, faisait sa toilette, etsortait à cheval vers midi pour aller dans une de ses métairiestirer le pistolet. Il mettait à cette occupation la même importancequ’y mit lord Byron dans ses derniers jours. Puis, il revenait àtrois heures, admiré sur son cheval par les grisettes et par lespersonnes qui se trouvaient à leurs croisées. Après de prétendustravaux qui paraissaient l’occuper jusqu’à quatre heures, ils’habillait pour aller dîner en ville, et passait la soirée dansles salons de l’aristocratie bisontine à jouer au whist, etrevenait se coucher à onze heures. Aucune existence ne pouvait êtreplus à jour, plus sage, ni plus irréprochable, car il allaitexactement aux offices le dimanche et les fêtes.

Pour vous faire comprendre combien cette vie est exorbitante, ilest nécessaire d’expliquer Besançon en quelques mots. Nulle villen’offre une résistance plus sourde et muette au Progrès. ABesançon, les administrateurs, les employés, les militaires, enfintous ceux que le gouvernement, que Paris y envoie occuper un postequelconque, sont désignés en bloc sous le nom expressif de lacolonie. La Colonie est le terrain neutre, le seul où, comme àl’église, peuvent se rencontrer la société noble et la sociétébourgeoise de la ville. Sur ce terrain commencent, à propos d’unmot, d’un regard ou d’un geste, des haines de maison à maison,entre femmes bourgeoises et nobles, qui durent jusqu’à la mort, etagrandissent encore les fossés infranchissables par lesquels lesdeux sociétés sont séparées. A l’exception desClermont-Mont-Saint-Jean, des Beauffremont, des de Scey, desGramont et de quelques autres qui n’habitent la Comté que dansleurs terres, la noblesse bisontine ne remonte pas à plus de deuxsiècles, à l’époque de la conquête par Louis XIV. Ce monde estessentiellement parlementaire et d’un rogue, d’un raide, d’ungrave, d’un positif, d’une hauteur qui ne peut pas se comparer à lacour de Vienne, car les Bisontins feraient en ceci les salonsviennois quinaulds. De Victor Hugo, de Nodier, de Fourier, lesgloires de la ville, il n’en est pas question, on ne s’en occupepas. Les mariages entre nobles s’arrangent dès le berceau desenfants, tant les moindres choses comme les plus graves y sontdéfinies. Jamais un étranger, un intrus ne s’est glissé dans cesmaisons, et il a fallu, pour y faire recevoir des colonels ou desofficiers titrés appartenant aux meilleures familles de France,quand il s’en trouvait dans la garnison, des efforts de diplomatieque le prince de Talleyrand eût été fort heureux de connaître pours’en servir dans un congrès. En 1834, Amédée était le seul quiportât des sous-pieds à Besançon. Ceci vous explique déjà lalionnerie du jeune monsieur de Soulas. Enfin, une petite anecdotevous fera bien comprendre Besançon.

Quelque temps avant le jour où cette histoire commence, laPréfecture éprouva le besoin de faire venir de Paris un rédacteurpour son journal, afin de se défendre contre la petite Gazette quela grande Gazette avait pondue à Besançon, et contre le Patriote,que la République y faisait frétiller. Paris envoya un jeune homme,ignorant sa Comté, qui débuta par un premier-Besançon de l’école duCharivari. Le chef du parti juste-milieu, un homme del’Hôtel-de-Ville, fit venir le journaliste, et lui dit : –Apprenez, monsieur, que nous sommes graves, plus que graves,ennuyeux, nous ne voulons point qu’on nous amuse, et nous sommesfurieux d’avoir ri. Soyez aussi dur à digérer que les plus épaissesamplifications de la Revue des deux Mondes, et vous serez à peineau ton des Bisontins.

Le rédacteur se le tint pour dit, et parla le patoisphilosophique le plus difficile à comprendre. Il eut un succèscomplet.

Si le jeune monsieur de Soulas ne perdit pas dans l’estime dessalons de Besançon, ce fut pure vanité de leur part :l’aristocratie était bien aise d’avoir l’air de se moderniser et depouvoir offrir aux nobles Parisiens en voyage dans la Comté unjeune homme qui leur ressemblait à peu près. Tout ce travail caché,toute cette poudre jetée aux yeux, cette folie apparente, cettesagesse latente avaient un but, sans quoi le lion bisontin n’eûtpas été du pays. Amédée voulait arriver à un mariage avantageux enprouvant un jour que ses fermes n’étaient pas hypothéquées, etqu’il avait fait des économies. Il voulait occuper la ville, ilvoulait en être le plus bel homme, le plus élégant, pour obtenird’abord l’attention, puis la main de mademoiselle Philomène deWatteville : ah&|160;!

En 1830, au moment où le jeune monsieur de Soulas commença sonmétier de dandy, Philomène avait treize ans. En 1834, mademoisellede Watteville atteignait donc à cet âge où les jeunes personnessont facilement frappées par toutes les singularités quirecommandaient Amédée à l’attention de la ville. Il y a beaucoup delions qui se font lions par calcul et par spéculation. LesWatteville, riches depuis douze ans de cinquante mille francs derentes, ne dépensaient pas plus de vingt-quatre mille francs paran, tout en recevant la haute société de Besançon, les lundis etles vendredis. On y dînait le lundi, l’on y passait la soirée levendredi. Ainsi, depuis douze ans, quelle somme ne faisaient pasvingt-six mille francs annuellement économisés et placés avec ladiscrétion qui distingue ces vieilles familles&|160;? on croyaitassez généralement que se trouvant assez riche en terres, madame deWatteville avait mis dans le trois pour cent ses économies en 1830.La dot de Philomène devait alors se composer d’environ quarantemille francs de rentes. Depuis cinq ans, le lion avait donctravaillé comme une taupe pour se loger dans le haut bout del’estime de la sévère baronne, tout en se posant de manière àflatter l’amour-propre de mademoiselle de Watteville. La baronneétait dans le secret des inventions par lesquelles Amédée parvenaità soutenir son rang dans Besançon, et l’en estimait fort. Soulass’était mis sous l’aile de la baronne quand elle avait trente ans,il eut alors l’audace de l’admirer et d’en faire une idole&|160;;il en était arrivé à pouvoir lui raconter, lui seul au monde, lesgaudrioles que presque toutes les dévotes aiment à entendre dire,autorisées qu’elles sont par leurs grandes vertus à contempler desabîmes sans y choir et les embûches du démon sans s’y prendre.Comprenez-vous pourquoi ce lion ne se permettait pas la plus légèreintrigue&|160;? il clarifiait sa vie, il vivait en quelque sortedans la rue afin de pouvoir jouer le rôle d’amant sacrifié près dela baronne, et lui régaler l’Esprit des péchés qu’elle interdisaità sa Chair. Un homme qui possède le privilége de couler des choseslestes dans l’oreille d’une dévote, est à ses yeux un hommecharmant. Si ce lion exemplaire eût mieux connu le cœur humain, ilaurait pu sans danger se permettre quelques amourettes parmi lesgrisettes de Besançon qui le regardaient comme un roi : sesaffaires se seraient avancées auprès de la sévère et prude baronne.Avec Philomène, ce caton paraissait dépensier : il professait lavie élégante, il lui montrait en perspective le rôle brillant d’unefemme à la mode à Paris, où il irait comme député. Ces savantesmanœuvres furent couronnées par un plein succès. En 1834, les mèresdes quarante familles nobles qui composent la haute sociétébisontine, citaient le jeune monsieur Amédée de Soulas, comme leplus charmant jeune homme de Besançon, personne n’osait disputer laplace au coq de l’hôtel de Rupt, et tout Besançon le regardaitcomme le futur époux de Philomène de Watteville. Il y avait eu déjàmême à ce sujet quelques paroles échangées entre la baronne etAmédée, auxquelles la prétendue nullité du baron donnait unecertitude.

Mademoiselle Philomène de Watteville à qui sa fortune, énorme unjour, prêtait alors des proportions considérables, élevée dansl’enceinte de l’hôtel de Rupt que sa mère quitta rarement, tantelle aimait le cher archevêque, avait été fortement comprimée parune éducation exclusivement religieuse, et par le despotisme de samère qui la tenait sévèrement par principes. Philomène ne savaitabsolument rien. Est-ce savoir quelque chose que d’avoir étudié lagéographie dans Guthrie, l’histoire sainte, l’histoire ancienne,l’histoire de France, et les quatre règles, le tout passé au tamisd’un vieux jésuite&|160;? Dessin, musique et danse furentinterdits, comme plus propres à corrompre qu’à embellir la vie. Labaronne apprit à sa fille tous les points possibles de latapisserie et les petits ouvrages de femme : la couture, labroderie, le filet. A dix-sept ans, Philomène n’avait lu que lesLettres Edifiantes, et des ouvrages sur la science héraldique.Jamais un journal n’avait souillé ses regards. Elle entendait tousles matins la messe à la cathédrale où la menait sa mère, revenaitdéjeuner, travaillait après une petite promenade dans le jardin, etrecevait les visites assise près de la baronne jusqu’à l’heure dudîner&|160;; puis après, excepté les lundis et les vendredis, elleaccompagnait madame de Watteville dans les soirées, sans pouvoir yparler plus que ne le voulait l’ordonnance maternelle.

A dix-sept ans, mademoiselle de Watteville était une jeune fillefrêle, mince, plate, blonde, blanche, et de la dernièreinsignifiance. Ses yeux d’un bleu pâle, s’embellissaient par le jeudes paupières qui, baissées, produisaient une ombre sur ses joues.Quelques taches de rousseur nuisaient à l’éclat de son front,d’ailleurs bien coupé. Son visage ressemblait parfaitement à ceuxdes saintes d’Albert Dürer et des peintres antérieurs au Pérugin :même forme grasse, quoique mince, même délicatesse attristée parl’extase, même naïveté sévère. Tout en elle, jusqu’à sa poserappelait ces vierges dont la beauté ne reparaît dans son lustremystique qu’aux yeux d’un connaisseur attentif. Elle avait debelles mains, mais rouges, et le plus joli pied, un pied dechâtelaine. Habituellement, elle portait des robes de simplecotonnade&|160;; mais le dimanche et les jours de fête sa mère luipermettait la soie. Ses modes faites à Besançon, la rendaientpresque laide&|160;; tandis que sa mère essayait d’emprunter de lagrâce, de la beauté, de l’élégance aux modes de Paris d’où elletirait les plus petites choses de sa toilette, par les soins dujeune monsieur de Soulas. Philomène n’avait jamais porté de bas desoie, ni de brodequins, mais des bas de coton et des souliers depeau. Les jours de gala, elle était vêtue d’une robe de mousseline,coiffée en cheveux, et avait des souliers en peau bronzée.

Cette éducation et l’attitude modeste de Philomène cachaient uncaractère de fer. Les physiologistes et les profonds observateursde la nature humaine vous diront, à votre grand étonnementpeut-être, que, dans les familles, les humeurs, les caractères,l’esprit, le génie reparaissent à de grands intervalles absolumentcomme ce qu’on appelle les maladies héréditaires. Ainsi le talent,de même que la goutte, saute quelquefois de deux générations. Nousavons, de ce phénomène, un illustre exemple dans George Sand en quirevivent la force, la puissance et le concept du maréchal de Saxe,de qui elle est petite-fille naturelle. Le caractère décisif, laromanesque audace du fameux Watteville étaient revenus dans l’âmede sa petite-nièce, encore aggravés par la ténacité, par la fiertédu sang des de Rupt. Mais ces qualités ou ces défauts, si vousvoulez, étaient aussi profondément cachés dans cette âme de jeunefille, en apparence molle et débile, que les laves bouillantes lesont sous une colline avant qu’elle ne devienne un volcan. Madamede Watteville seule soupçonnait peut-être ce legs des deux sangs.Elle se faisait si sévère pour sa Philomène, qu’elle répondit unjour à l’archevêque qui lui reprochait de la traiter trop durement: – Laissez-moi la conduire, monseigneur, je la connais&|160;! ellea plus d’un Belzébuth dans sa peau&|160;!

La baronne observait d’autant mieux sa fille, qu’elle y croyaitson honneur de mère engagé. Enfin elle n’avait pas autre chose àfaire. Clotilde de Rupt, alors âgée de trente-cinq ans et presqueveuve d’un époux qui tournait des coquetiers en toute espèce debois, qui s’acharnait à faire des cercles à six raies en bois defer, qui fabriquait des tabatières pour sa société, coquetait entout bien tout honneur avec Amédée de Soulas. Quand ce jeune hommeétait au logis, elle renvoyait et rappelait tour à tour sa fille,et tâchait de surprendre dans cette jeune âme des mouvements dejalousie, afin d’avoir l’occasion de les dompter. Elle imitait lapolice dans ses rapports avec les républicains&|160;; mais elleavait beau faire, Philomène ne se livrait à aucune espèce d’émeute.La sèche dévote reprochait alors à sa fille sa parfaiteinsensibilité. Philomène connaissait assez sa mère pour savoir quesi elle eût trouvé bien le jeune monsieur de Soulas, elle se seraitattiré quelque verte remontrance. Aussi à toutes les agaceries desa mère, répondait-elle par ces phrases si improprement appeléesjésuitiques, car les jésuites étaient forts, et ces réticences sontles chevaux de frise derrière lesquels s’abrite la faiblesse. Lamère traitait alors sa fille de dissimulée. Si, par malheur, unéclat du vrai caractère des Watteville et des de Rupt se faisaitjour, la mère rebattait Philomène avec le fer du respect surl’enclume de l’obéissance passive. Ce combat secret avait lieu dansl’enceinte la plus secrète de la vie domestique, à huis clos. Levicaire-général, ce cher abbé de Grancey, l’ami du défuntarchevêque, quelque fort qu’il fût en sa qualité degrand-pénitencier du diocèse, ne pouvait pas deviner si cette lutteavait ému quelque haine entre la mère et la fille, si la mère étaitpar avance jalouse, ou si la cour que faisait Amédée à la filledans la personne de la mère n’avait pas outrepassé les bornes. Ensa qualité d’ami de la maison, il ne confessait ni la mère ni lafille.

Philomène, un peu trop battue, moralement parlant, à propos dujeune monsieur de Soulas, ne pouvait pas le souffrir, pour employerun terme du langage familier. Aussi quand il lui adressait laparole en tâchant de surprendre son cœur, le recevait-elle assezfroidement. Cette répugnance, visible seulement aux yeux de samère, était un continuel sujet d’admonestation.

– Philomène, je ne vois pas pourquoi vous affectez tant defroideur pour Amédée, est-ce parce qu’il est l’ami de la maison, etqu’il nous plaît, à votre père et à moi…

– Eh&|160;! maman, répondit un jour la pauvre enfant, si jel’accueillais bien, n’aurais-je pas plus de torts&|160;?

– Qu’est-ce que cela signifie&|160;? s’écria madame deWatteville. Qu’entendez-vous par ces paroles&|160;? votre mère estinjuste, peut-être, et selon vous, elle le serait dans tous lescas&|160;? Que jamais il ne sorte plus de pareille réponse de votrebouche, à votre mère&|160;!… etc.

Cette querelle dura trois heures trois quarts, et Philomène enfit l’observation. La mère devint pâle de colère, et renvoya safille dans sa chambre où Philomène étudia le sens de cette scène,sans y rien trouver, tant elle était innocente&|160;! Ainsi, lejeune monsieur de Soulas, que toute la ville de Besançon croyaitbien près du but vers lequel il tendait, cravates déployées, àcoups de pots de vernis, et qui lui faisait user tant de noir àcirer les moustaches, tant de jolis gilets, de fers de chevaux etde corsets, car il portait un gilet de peau, le corset deslions&|160;; Amédée en était plus loin que le premier venu,quoiqu’il eût pour lui le digne et noble abbé de Grancey. Philomènene savait pas d’ailleurs encore, au moment où cette histoirecommence, que le jeune comte Amédée de Souleyaz lui fûtdestiné.

– Madame, dit monsieur de Soulas en s’adressant à la baronne enattendant que le potage un peu trop chaud se fût refroidi et enaffectant de rendre son récit quasi romanesque, un beau matin lamalle-poste a jeté dans l’Hôtel National un Parisien qui, aprèsavoir cherché des appartements, s’est décidé pour le premier étagede la maison de mademoiselle Calard, rue du Perron. Puis,l’étranger est allé droit à la mairie y déposer une déclaration dedomicile réel et politique. Enfin il s’est fait inscrire au tableaudes avocats près la cour en présentant des titres en règle, et il amis des cartes chez tous ses nouveaux confrères, chez les officiersministériels, chez les Conseillers de la cour et chez tous lesmembres du tribunal, une carte où se lisait : ALBERT SAVARON.

– Le nom de Savaron est célèbre, dit mademoiselle Philomène, quiétait très-forte en science héraldique. Les Savaron de Savarus sontune des plus vieilles, des plus nobles et des plus riches famillesde Belgique.

– Il est Français et troubadour, reprit Amédée de Soulas. S’ilveut prendre les armes des Savaron de Savarus, il y mettra unebarre. Il n’y a plus en Brabant qu’une demoiselle Savarus, uneriche héritière à marier.

– La barre est signe de bâtardise&|160;; mais le bâtard d’uncomte de Savarus est noble, reprit Philomène.

– Assez, Philomène&|160;! dit la baronne.

– Vous avez voulu qu’elle sût le blason, fit monsieur deWatteville, elle le sait bien&|160;!

– Continuez, Amédée.

– Vous comprenez que dans une ville où tout est classé, défini,connu, casé, chiffré, numéroté comme à Besançon, Albert Savaron aété reçu par nos avocats sans aucune difficulté. Chacun s’estcontenté de dire : Voilà un pauvre diable qui ne sait pas sonBesançon. Qui diable a pu lui conseiller de venir ici&|160;? qu’yprétend-il faire&|160;? Envoyer sa carte chez les magistrats, aulieu d’y aller en personne&|160;?… quelle faute&|160;! Aussi, troisjours après, plus de Savaron. Il a pris pour domestique l’ancienvalet de chambre de feu monsieur Galard, Jérôme qui sait faire unpeu de cuisine. On a d’autant mieux oublié Albert Savaron quepersonne ne l’a ni vu ni rencontré.

– Il ne va donc pas à la messe&|160;? dit madame deChavoncourt.

– Il y va le dimanche, à Saint-Jean, mais à la première messe, àhuit heures. Il se lève toutes les nuits entre une heure et deux dumatin, il travaille jusqu’à huit heures, il déjeune, et après iltravaille encore. Il se promène dans le jardin, il en faitcinquante fois, soixante fois le tour&|160;; il rentre, dîne, et secouche entre six et sept heures.

– Comment savez-vous tout cela&|160;? dit madame de Chavoncourtà monsieur de Soulas.

– D’abord, madame, je demeure rue Neuve au coin de la rue duPerron, j’ai vue sur la maison où loge ce mystérieuxpersonnage&|160;; puis il y a naturellement des protocoles entremon tigre et Jérôme.

– Vous causez donc avec Babylas&|160;?

– Que voulez-vous que je fasse dans mes promenades&|160;?

– Eh&|160;! bien, comment avez-vous pris un étranger pouravocat&|160;? dit la baronne en rendant ainsi la parole auvicaire-général.

– Le premier président a joué le tour à cet avocat de le nommerd’office pour défendre aux assises un paysan à peu près imbécile,accusé de faux. Monsieur Savaron a fait acquitter ce pauvre hommeen prouvant son innocence et démontrant qu’il avait étél’instrument des vrais coupables. Non-seulement son système atriomphé mais il a nécessité l’arrestation de deux des témoins qui,reconnus coupables ont été condamnés. Ses plaidoiries ont frappé laCour et les jurés. L’un d’eux, un négociant a confié le lendemain àmonsieur Savaron un procès délicat qu’il a gagné. Dans la situationoù nous étions par l’impossibilité où se trouvait monsieur Berryerde venir à Besançon, monsieur de Garceneault nous a donné leconseil de prendre ce monsieur Albert Savaron en nous prédisant lesuccès. Dès que je l’ai vu, que je l’ai entendu, j’ai eu foi enlui, et je n’ai pas eu tort.

– A-t-il donc quelque chose d’extraordinaire, demanda madame deChavoncourt.

– Oui, répondit le vicaire-général.

– Eh&|160;! bien expliquez-nous cela, dit madame deWatteville.

– La première fois que je le vis dit l’abbé de Grancey, il mereçut dans la première pièce après l’antichambre (l’ancien salon dubonhomme Galard) qu’il a fait peindre tout en vieux chêne, et quej’ai trouvée entièrement tapissée de livres de droit contenus dansdes bibliothèques également peintes en vieux bois. Cette peintureet les livres sont tout le luxe car le mobilier consiste en unbureau de vieux bois sculpté, six vieux fauteuils en tapisserie auxfenêtres des rideaux couleur carmélite bordés de vert, et un tapisvert sur le plancher. Le poêle de l’antichambre chauffe aussi cettebibliothèque. En l’attendant là, je ne me figurais point mon avocatsous des traits jeunes. Ce singulier cadre est vraiment en harmonieavec la figure, car monsieur Savaron est venu en robe de chambre demérinos noir, serrée par une ceinture en corde rouge, despantoufles rouges, un gilet de flanelle rouge, une calotterouge.

– La livrée du diable&|160;! s’écria madame de Watteville.

– Oui, dit l’abbé&|160;; mais une tête superbe : cheveux noirs,mélangés déjà de quelques cheveux blancs, des cheveux comme en ontles saint Pierre et les saint Paul de nos tableaux, à bouclestouffues et luisantes, des cheveux durs comme des crins, un coublanc et rond comme celui d’une femme, un front magnifique séparépar ce sillon puissant que les grands projets, les grandes pensées,les fortes méditations inscrivent au front des grands hommes&|160;;un teint olivâtre marbré de taches rouges, un nez carré, des yeuxde feu, puis les joues creusées, marquées de deux rides longuespleines de souffrances, une bouche à sourire sarde et un petitmenton mince et trop court&|160;; la patte d’oie aux tempes, lesyeux caves, roulant sous des arcades sourcilières comme deux globesardents&|160;; mais, malgré tous ces indices de passions violentes,un air calme, profondément résigné, la voix d’une douceurpénétrante, et qui m’a surpris au Palais par sa facilité, la vraievoix de l’orateur, tantôt pure et rusée, tantôt insinuante, ettonnant quand il le faut, puis se pliant au sarcasme et devenantalors incisive. Monsieur Albert Savaron est de moyenne taille, nigras ni maigre. Enfin il a des mains de prélat. La seconde fois queje suis allé chez lui il m’a reçu dans sa chambre qui est contiguëà cette bibliothèque, et a souri de mon étonnement quand j’y ai vuune méchante commode, un mauvais tapis, un lit de collégien et auxfenêtres des rideaux de calicot. Il sortait de son cabinet oùpersonne ne pénètre, m’a dit Jérôme qui n’y entre pas et qui s’estcontenté de frapper à la porte. Monsieur Savaron a fermé lui-mêmecette porte à clef devant moi. La troisième fois il déjeunait danssa bibliothèque de la manière la plus frugale&|160;; mais cettefois comme il avait passé la nuit à examiner nos pièces, quej’étais avec notre avoué, que nous devions rester long-tempsensemble et que le cher monsieur Girardet est verbeux, j’ai pu mepermettre d’étudier cet étranger. Certes, ce n’est pas un hommeordinaire. Il y a plus d’un secret derrière ce masque à la foisterrible et doux, patient et impatient, plein et creusé. Je l’aitrouvé voûté légèrement, comme tous les hommes qui ont quelquechose de lourd à porter.

– Pourquoi cet homme si éloquent a-t-il quitté Paris&|160;? Dansquel dessein est-il venu à Besançon&|160;? on ne lui a donc pas ditcombien les étrangers y avaient peu de chances de réussite&|160;?On s’y servira de lui mais les Bisontins ne l’y laisseront pas seservir d’eux. Pourquoi, s’il est venu, a-t-il fait si peu de fraisqu’il a fallu la fantaisie du premier président pour le mettre enévidence&|160;? dit la belle madame de Chavoncourt.

– Après avoir bien étudié cette belle tête, reprit l’abbé deGrancey qui regarda finement son interruptrice en donnant à penserqu’il taisait quelque chose, et surtout après l’avoir entendurépliquant ce matin à l’un des aigles du barreau de Paris, je penseque cet homme, qui doit avoir trente-cinq ans, produira plus tardune grande sensation…

– Pourquoi nous en occuper&|160;? Votre procès est gagné, vousl’avez payé, dit madame de Watteville en observant sa fille quidepuis que le vicaire-général parlait était comme suspendue à seslèvres.

La conversation prit un autre cours, et il ne fut plus questiond’Albert Savaron.

Le portrait esquissé par le plus capable des vicaires-générauxdu diocèse eut d’autant plus l’attrait d’un roman pour Philomènequ’il s’y trouvait un roman. Pour la première fois de sa vie, ellerencontrait cet extraordinaire, ce merveilleux que caressent toutesles jeunes imaginations, et au-devant duquel se jette la curiosité,si vive à l’âge de Philomène. Quel être idéal que cet Albert,sombre, souffrant, éloquent, travailleur, comparé par mademoisellede Watteville à ce gros comte joufflu, crevant de santé, diseur defleurettes, parlant d’élégance en face de la splendeur des ancienscomtes de Rupt&|160;! Amédée ne lui valait que des querelles et desremontrances, elle ne le connaissait d’ailleurs que trop, et cetAlbert Savaron offrait bien des énigmes à déchiffrer.

– Albert Savaron de Savarus, répétait-elle en elle-même.

Puis le voir, l’apercevoir&|160;!… Ce fut le désir d’une fillejusque-là sans désir. Elle repassait dans son cœur, dans sonimagination, dans sa tête les moindres phrases dites par l’abbé deGrancey, car tous les mots avaient porté coup.

– Un beau front, se disait-elle en regardant le front de chaquehomme assis à la table, je n’en vois pas un seul de beau… Celui demonsieur de Soulas est trop bombé, celui de monsieur de Grancey estbeau, mais il a soixante-dix ans et n’a plus de cheveux, on ne saitplus où finit le front.

– Qu’avez-vous, Philomène&|160;? vous ne mangez pas…

– Je n’ai pas faim, maman, dit-elle. – Des mains de prélat…

reprit-elle en elle-même, je ne me souviens plus de celles denotre bel archevêque, qui m’a cependant confirmée.

Enfin, au milieu des allées et venues qu’elle faisait dans lelabyrinthe de sa rêverie, elle se rappela, brillant à travers lesarbres des deux jardins contigus, une fenêtre illuminée qu’elleavait aperçue de son lit quand par hasard elle s’était éveilléependant la nuit : – C’était donc sa lumière, se dit-elle, je lepourrai voir&|160;! je le verrai.

– Monsieur de Grancey, tout est-il fini pour le procès duchapitre&|160;? dit à brûle-pourpoint Philomène au vicaire-généralpendant un moment de silence.

Madame de Watteville échangea rapidement un regard avec levicaire-général.

– Et qu’est-ce que cela vous fait, ma chère enfant&|160;?dit-elle à Philomène en y mettant une feinte douceur qui rendit safille circonspecte pour le reste de ses jours.

– On peut nous mener en cassation, mais nos adversaires yregarderont à deux fois, répondit l’abbé.

– Je n’aurais jamais cru que Philomène pût penser pendant toutun dîner à un procès, reprit madame de Watteville.

– Ni moi non plus, dit Philomène avec un petit air rêveur quifit rire. Mais monsieur de Grancey s’en occupait tant que je m’ysuis intéressée. C’est bien innocent&|160;!

On se leva de table, et la compagnie revint au salon. Pendanttoute la soirée, Philomène écouta pour savoir si l’on parleraitencore d’Albert Savaron&|160;; mais hormis les félicitations quechaque arrivant adressait à l’abbé sur le gain du procès, et oùpersonne ne mêla l’éloge de l’avocat, il n’en fut plus question.Mademoiselle de Watteville attendit la nuit avec impatience. Elles’était promis de se lever entre deux et trois heures du matin pourvoir les fenêtres du cabinet d’Albert. Quand cette heure fût venue,elle éprouva presque du plaisir à contempler la lueur queprojetaient à travers les arbres, presque dépouillés de feuilles,les bougies de l’avocat. A l’aide de cette excellente vue quepossède une jeune fille et que la curiosité semble étendre, ellevit Albert écrivant, elle crut distinguer la couleur del’ameublement qui lui parut être rouge. La cheminée élevaitau-dessus du toit une épaisse colonne de fumée.

– Quand tout le monde dort, il veille… comme Dieu&|160;! sedit-elle.

L’éducation des filles comporte des problèmes si graves, carl’avenir d’une nation est dans la mère, que depuis long-tempsl’Université de France s’est donné la tâche de n’y point songer.Voici l’un de ces problèmes.

Doit-on éclairer les jeunes filles, doit-on comprimer leuresprit&|160;? il va sans dire que le système religieux estcompresseur : si vous les éclairez, vous en faites des démons avantl’âge&|160;; si vous les empêchez de penser, vous arrivez à lasubite explosion si bien peinte dans le personnage d’Agnès parMolière, et vous mettez cet esprit comprimé, si neuf, siperspicace, rapide et conséquent comme le sauvage, à la merci d’unévénement, crise fatale amenée chez mademoiselle de Watteville parl’imprudente esquisse que se permit à table un des plus prudentsabbés du prudent Chapitre de Besançon.

Le lendemain matin, Philomène de Watteville, en s’habillant,regarda nécessairement Albert Savaron se promenant dans le jardincontigu à celui de l’hôtel de Rupt.

– Que serais-je devenue, pensa-t-elle, s’il avait demeuréailleurs&|160;? Je puis le voir. A quoi pense-t-il&|160;?

Après avoir vu, mais à distance, cet homme extraordinaire, leseul dont la physionomie tranchait vigoureusement sur la masse desfigures bisontines aperçues jusqu’alors, Philomène sauta rapidementà l’idée de pénétrer dans son intérieur, de savoir les raisons detant de mystères, d’entendre cette voix éloquente, de recevoir unregard de ces beaux yeux. Elle voulut tout cela, mais commentl’obtenir&|160;?

Pendant toute la journée, elle tira l’aiguille sur sa broderieavec cette attention obtuse de la jeune fille qui paraît commeAgnès ne penser à rien et qui réfléchit si bien sur toute chose queses ruses sont infaillibles. De cette profonde méditation, ilrésulta chez Philomène une envie de se confesser. Le lendemainmatin, après la messe, elle eut une petite conférence à Saint-Jeanavec l’abbé Giroud, et l’entortilla si bien que la confession futindiquée pour le dimanche matin, à sept heures et demie, avant lamesse de huit heures. Elle commit une douzaine de mensonges pourpouvoir se trouver dans l’église, une seule fois, à l’heure oùl’avocat venait entendre la messe. Enfin il lui prit un mouvementde tendresse excessif pour son père, elle l’alla voir dans sonatelier, et lui demanda mille renseignements sur l’art du tourneur,pour arriver à conseiller à son père de tourner de grandes pièces,des colonnes. Après avoir lancé son père dans les colonnes torses,une des difficultés de l’art du tourneur, elle lui conseilla deprofiter d’un gros tas de pierres qui se trouvait au milieu dujardin pour en faire faire une grotte, sur laquelle il mettrait unpetit temple en façon de belvéder, où ses colonnes torses seraientemployées et brilleraient aux yeux de toute la société.

Au milieu de la joie que cette entreprise causait à ce pauvrehomme inoccupé, Philomène lui dit en l’embrassant : – Surtout nedis pas à ma mère de qui te vient cette idée, elle megronderait.

– Sois tranquille, répondit monsieur de Watteville qui gémissaittout autant que sa fille sous l’oppression de la terrible fille desde Rupt.

Ainsi Philomène avait la certitude de voir promptement bâtir uncharmant observatoire d’où la vue plongerait sur le cabinet del’avocat. Et il y a des hommes pour lesquels les jeunes filles fontde pareils chefs-d’œuvre de diplomatie, qui, la plupart du temps,comme Albert Savaron, n’en savent rien.

Ce dimanche, si peu patiemment attendu, vint, et la toilette dePhilomène fut faite avec un soin qui fit sourire Mariette, la femmede chambre de madame et de mademoiselle de Watteville.

– Voici la première fois que je vois mademoiselle sivétilleuse&|160;! dit Mariette.

– Vous me faites penser, dit Philomène en lançant à Mariette unregard qui mit des coquelicots sur les joues de la femme dechambre, qu’il y a des jours où vous l’êtes aussi plusparticulièrement qu’à d’autres.

En quittant le perron, en traversant la cour, en franchissant laporte, en allant dans la rue, le cœur de Philomène battit commelorsque nous pressentons un grand événement. Elle ne savait pasjusqu’alors ce que c’était que d’aller par les rues : elle avaitcru que sa mère lirait ses projets sur son front et qu’elle luidéfendrait d’aller à confesse, elle se sentit un sang nouveau dansles pieds, elle les leva comme si elle marchait sur du feu&|160;!Naturellement, elle avait pris rendez-vous avec son confesseur àhuit heures un quart, en disant huit heures à sa mère, afind’attendre un quart-d’heure environ auprès d’Albert. Elle arrivadans l’église avant la messe, et, après avoir fait une courteprière, elle alla voir si l’abbé Giroud était à son confessionnal,uniquement pour pouvoir flâner dans l’église. Aussi setrouva-t-elle placée de manière à regarder Albert au moment où ilentra dans la cathédrale.

Il faudrait qu’un homme fût atrocement laid pour n’être pastrouvé beau dans les dispositions où la curiosité mettaitmademoiselle de Watteville. Or, Albert Savaron déjàtrès-remarquable fit d’autant plus d’impression sur Philomène quesa manière d’être, sa démarche, son attitude, tout, jusqu’à sonvêtement, avait ce je ne sais quoi qui ne s’explique que par le motmystère&|160;! Il entra. L’église jusque-là sombre, parut àPhilomène comme éclairée. La jeune fille fut charmée par cettedémarche lente et presque solennelle des gens qui portent un mondesur leurs épaules, et dont le regard profond, dont le gestes’accordent à exprimer une pensée ou dévastatrice ou dominatrice.Philomène comprit alors les paroles du vicaire-général dans touteleur étendue. Oui, ces yeux d’un jaune brun diaprés de filets d’or,voilaient une ardeur qui se trahissait par des jets soudains.Philomène, avec une imprudence que remarqua Mariette, se mit sur lepassage de l’avocat de manière à échanger un regard avec lui&|160;;et ce regard cherché lui changea le sang, car son sang frémit etbouillonna comme si sa chaleur eût doublé. Dès qu’Albert se futassis, mademoiselle de Watteville eut bientôt choisi sa place demanière à le parfaitement voir pendant tout le temps que luilaisserait l’abbé Giroud. Quand Mariette dit : – Voilà monsieurGiroud, il parut à Philomène que ce temps n’avait pas duré plus dequelques minutes. Lorsqu’elle sortit du confessionnal, la messeétait dite, Albert avait quitté la cathédrale.

– Le vicaire-général a raison, pensait-elle, il souffre&|160;!Pourquoi cet aigle, car il a des yeux d’aigle, est-il venus’abattre sur Besançon&|160;? oh&|160;! je veux tout savoir, etcomment&|160;?

Sous le feu de ce nouveau désir, Philomène tira les points de satapisserie avec une admirable exactitude, et voila ses méditationssous un petit air candide qui jouait la niaiserie à tromper madamede Watteville. Depuis le dimanche où mademoiselle de Wattevilleavait reçu ce regard, ou, si vous voulez, ce baptême de feu,magnifique expression de Napoléon qui peut servir à l’amour, ellemena chaudement l’affaire du belvéder.

– Maman, dit-elle une fois qu’il y eut deux colonnes detournées, mon père s’est mis en tête une singulière idée, il tournedes colonnes pour un belvéder qu’il a le projet de faire élever ense servant de ce tas de pierres qui se trouve au milieu du jardin,approuvez-vous cela&|160;? Moi, il me semble que…

– J’approuve tout ce que fait votre père, répliqua sèchementmadame de Watteville, et c’est le devoir des femmes de se soumettreà leurs maris, quand même elles n’en approuveraient point lesidées… Pourquoi m’opposerais-je à une chose indifférente enelle-même du moment où elle amuse monsieur de Watteville&|160;?

– Mais c’est que de là nous verrons chez monsieur de Soulas, etmonsieur de Soulas nous y verra quand nous y serons. Peut-êtreparlerait-on…

– Avez-vous, Philomène, la prétention de conduire vos parents,et d’en savoir plus qu’eux sur la vie et sur lesconvenances&|160;?

– Je me tais, maman. Au surplus, mon père dit que la grotte feraune salle où l’on aura frais et où l’on ira prendre le café.

– Votre père a eu là d’excellentes idées, répondit madame deWatteville qui voulut aller voir les colonnes.

Elle donna son approbation au projet du baron de Watteville enindiquant pour l’érection du monument une place au fond du jardind’où l’on n’était pas vu de chez monsieur de Soulas, mais d’où l’onvoyait admirablement chez monsieur Albert Savaron. Un entrepreneurfut mandé qui se chargea de faire une grotte au sommet de laquelleon parviendrait par un petit chemin de trois pieds de large, dansles rocailles duquel viendraient des pervenches, des iris, desviornes, des lierres, des chèvrefeuilles, de la vigne vierge. Labaronne inventa de faire tapisser l’intérieur de la grotte en boisrustique alors à la mode pour les jardinières, de mettre au fondune glace, un divan à couvercle et une table en marqueterie de boisgrume. Monsieur de Soulas proposa de faire le sol en asphalte.Philomène imagina de suspendre à la voûte un lustre en boisrustique.

– Les Watteville font faire quelque chose de charmant dans leurjardin, disait-on dans Besançon.

– Ils sont riches, ils peuvent bien mettre mille écus pour unefantaisie.

– Mille écus&|160;?… dit madame de Chavoncourt.

– Oui, mille écus, s’écriait le jeune monsieur de Soulas. Onfait venir un homme de Paris pour rustiquer l’intérieur, mais cesera bien joli. Monsieur de Watteville fait lui-même le lustre, ilse met à sculpter le bois…

– On dit que Berquet va creuser une cave, dit un abbé.

– Non, reprit le jeune monsieur de Soulas, il fonde le kiosquesur un massif en béton pour qu’il n’y ait pas d’humidité.

– Vous savez les moindres choses qui se font dans la maison, ditaigrement madame de Chavoncourt en regardant une de ses grandesfilles bonne à marier depuis un an.

Mademoiselle de Watteville qui éprouvait un petit mouvementd’orgueil en pensant au succès de son belvéder, se reconnut uneéminente supériorité sur tout ce qui l’entourait. Personne nedevinait qu’une petite fille, jugée sans esprit, niaise, avait toutbonnement voulu voir de plus près le cabinet de l’avocatSavaron.

L’éclatante plaidoirie d’Albert Savaron pour le Chapitre de lacathédrale fut d’autant plus promptement oubliée que l’envie desavocats se réveilla. D’ailleurs, fidèle à sa retraite, Savaron nese montra nulle part. Sans prôneurs et ne voyant personne, ilaugmenta les chances d’oubli qui, dans une ville comme Besançon,abondent pour un étranger. Néanmoins, il plaida trois fois autribunal de commerce, dans trois affaires épineuses qui durentaller à la Cour. Il eut ainsi pour clients quatre des plus grosnégociants de la ville, qui reconnurent en lui tant de sens et dece que la province appelle une bonne judiciaire, qu’ils luiconfièrent leur contentieux. Le jour où la maison Wattevilleinaugura son belvéder, Savaron élevait aussi son monument. Grâcesaux relations sourdes qu’il s’était acquises dans le haut commercede Besançon, il y fondait une revue de quinzaine, appelée la Revuede l’Est, au moyen de quarante actions de chacune cinq cents francsplacées entre les mains de ses dix premiers clients auxquels il fitsentir la nécessité d’aider aux destinées de Besançon, la ville oùdevait se fixer le transit entre Mulhouse et Lyon, le point capitalentre le Rhin et le Rhône.

Pour rivaliser avec Strasbourg, Besançon ne devait-il pas êtreaussi bien un centre de lumières qu’un point commercial&|160;? Onne pouvait traiter que dans une Revue les hautes questionsrelatives aux intérêts de l’Est. Quelle gloire de ravir àStrasbourg et à Dijon leur influence littéraire, d’éclairer l’Estde la France, et de lutter avec la centralisation parisienne. Cesconsidérations trouvées par Albert furent redites par les dixnégociants qui se les attribuèrent.

L’avocat Savaron ne commit pas la faute de se mettre en nom, illaissa la direction financière à son premier client, monsieurBoucher allié par sa femme à l’un des plus forts éditeurs de grandsouvrages ecclésiastiques&|160;; mais il se réserva la rédactionavec une part comme fondateur dans les bénéfices. Le commerce fitun appel à Dôle, à Dijon, à Salins, à Neufchâtel, dans le Jura,Bourg, Nantua, Lons-le-Saunier. On y réclama le concours deslumières et des efforts de tous les hommes studieux des troisprovinces du Bugey, de la Bresse et de la Comté. Grâces auxrelations de commerce et de confraternité, cent cinquanteabonnements furent pris, eu égard au bon marché : la Revue coûtaithuit francs par trimestre. Pour éviter de froisser lesamours-propres de province par les refus d’articles, l’avocat eutle bon esprit de faire désirer la direction littéraire de cetteRevue au fils aîné de monsieur Boucher, jeune homme de vingt-deuxans, très-avide de gloire, à qui les piéges et les chagrins de lamanutention littéraire étaient entièrement inconnus. Albertconserva secrètement la haute main, et se fit d’Alfred Boucher unséide. Alfred fut la seule personne de Besançon avec laquelle sefamiliarisa le roi du barreau. Alfred venait conférer le matin dansle jardin avec Albert sur les matières de la livraison. Il estinutile de dire que le numéro d’essai contint une Méditationd’Alfred qui eut l’approbation de Savaron. Dans sa conversationavec Alfred, Albert laissait échapper de grandes idées, des sujetsd’articles dont profitait le jeune Boucher. Aussi le fils dunégociant croyait-il exploiter ce grand homme&|160;! Albert étaitun homme de génie, un profond politique pour Alfred. Lesnégociants, enchantés du succès de la Revue, n’eurent à verser quetrois dixièmes de leurs actions. Encore deux cents abonnements, laRevue allait donner cinq pour cent de dividende à ses actionnaires,la rédaction n’étant pas payée. Cette rédaction étaitimpayable.

Au troisième numéro, la Revue avait obtenu l’échange avec tousles journaux de France qu’Albert lut alors chez lui. Ce troisièmenuméro contenait une Nouvelle, signée A. S., et attribuée au fameuxavocat. Malgré le peu d’attention que la haute société de Besançonaccordait à cette Revue accusée de libéralisme, il fut questionchez madame de Chavoncourt, au milieu de l’hiver, de cette premièreNouvelle éclose dans la Comté.

– Mon père, dit Philomène, il se fait une Revue à Besançon, tudevrais bien t’y abonner et la garder chez toi, car maman ne me lalaisserait pas lire, mais tu me la prêteras.

Empressé d’obéir à sa chère Philomène, qui depuis cinq mois luidonnait des preuves de tendresse, monsieur de Watteville allaprendre lui-même un abonnement d’un an à la Revue de l’Est, etprêta les quatre numéros parus à sa fille. Pendant la nuitPhilomène put dévorer cette nouvelle, la première qu’elle lut de savie&|160;; mais elle ne se sentait vivre que depuis deuxmois&|160;! Aussi ne faut-il pas juger de l’effet que cette œuvredut produire sur elle d’après les données ordinaires. Sans rienpréjuger du plus ou du moins de mérite de cette composition due àun Parisien qui apportait en province la manière, l’éclat, si vousvoulez, de la nouvelle école littéraire, elle ne pouvait point nepas être un chef-d’œuvre pour une jeune personne livrant sa viergeintelligence, son cœur pur à un premier ouvrage de ce genre.D’ailleurs, sur ce qu’elle en avait entendu dire, Philomène s’étaitfait, par intuition, une idée qui rehaussait singulièrement lavaleur de cette Nouvelle. Elle espérait y trouver les sentiments etpeut-être quelque chose de la vie d’Albert. Dès les premièrespages, cette opinion prit chez elle une si grande consistance,qu’après avoir achevé ce fragment, elle eut la certitude de ne passe tromper. Voici donc cette confidence où, selon les critiques dusalon Chavoncourt, Albert aurait imité quelques-uns des écrivainsmodernes qui, faute d’invention, racontent leurs propres joies,leurs propres douleurs ou les événements mystérieux de leurexistence.

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L’AMBITIEUX PAR AMOUR

En 1823, deux jeunes gens qui s’étaient donné pour thème devoyage de parcourir la Suisse, partirent de Lucerne par une bellematinée du mois de juillet, sur un bateau que conduisaient troisrameurs, et allaient à Fluelen en se promettant de s’arrêter sur lelac des Quatre-Cantons à tous les lieux célèbres. Les paysages quide Lucerne à Fluelen environnent les eaux, présentent toutes lescombinaisons que l’imagination la plus exigeante peut demander auxmontagnes et aux rivières, aux lacs et aux rochers, aux ruisseauxet à la verdure, aux arbres et aux torrents. C’est tantôtd’austères solitudes et de gracieux promontoires, des valléescoquettes et fraîches, des forêts placées comme un panache sur legranit taillé droit, des baies solitaires et fraîches quis’ouvrent, des vallées dont les trésors apparaissent embellies parle lointain des rêves.

En passant devant le charmant bourg de Gersau, l’un des deuxamis regarda long-temps une maison en bois qui paraissaitconstruite depuis peu de temps, entourée d’un palis, assise sur unpromontoire et presque baignée par les eaux. Quand le bateau passadevant, une tête de femme s’éleva du fond de la chambre qui setrouvait au dernier étage de cette maison, pour jouir de l’effet dubateau sur le lac. L’un des jeunes gens reçut le coup d’oeil jetétrès-indifféremment par l’inconnue.

– Arrêtons-nous ici, dit-il à son ami, nous voulions faire deLucerne notre quartier-général pour visiter la Suisse, tu netrouveras pas mauvais, Léopold, que je change d’avis, et que jereste ici à garder les manteaux. Tu feras tout ce que tu voudras,moi mon voyage est fini. Mariniers, virez de bord, etdescendez-nous à ce village, nous allons y déjeuner. J’iraichercher à Lucerne tous nos bagages et tu sauras, avant de partird’ici, dans quelle maison je me logerai, pour m’y retrouver à tonretour.

– Ici ou à Lucerne, dit Léopold, il n’y a pas assez dedifférence pour que je t’empêche d’obéir à un caprice.

Ces deux jeunes gens étaient deux amis dans la véritableacception du mot. Ils avaient le même âge, leurs études s’étaientfaites dans le même collége&|160;; et après avoir fini leur Droit,ils employaient les vacances au classique voyage de la Suisse. Parun effet de la volonté paternelle, Léopold était déjà promis àl’Etude d’un notaire à Paris. Son esprit de rectitude, sa douceur,le calme de ses sens et de son intelligence garantissaient sadocilité. Léopold se voyait notaire à Paris : sa vie était devantlui comme un de ces grands chemins qui traversent une plaine deFrance, il l’embrassait dans toute son étendue avec une résignationpleine de philosophie.

Le caractère de son compagnon, que nous appellerons Rodolphe,offrait avec le sien un contraste dont l’antagonisme avait sansdoute eu pour résultat de resserrer les liens qui les unissaient.Rodolphe était le fils naturel d’un grand seigneur qui fut surprispar une mort prématurée sans avoir pu faire de dispositions pourassurer des moyens d’existence à une femme tendrement aimée et àRodolphe. Ainsi trompée par un coup du sort, la mère de Rodolpheavait eu recours à un moyen héroïque. Elle vendit tout ce qu’elletenait de la munificence du père de son enfant, fit une somme decent et quelque mille francs, la plaça sur sa propre tête enviager, à un taux considérable, et se composa de cette manière unrevenu d’environ quinze mille francs, en prenant la résolution detout consacrer à l’éducation de son fils afin de le douer desavantages personnels les plus propres à faire fortune, et de luiréserver à force d’économies un capital à l’époque de sa majorité.C’était hardi, c’était compter sur sa propre vie&|160;; mais sanscette hardiesse, il eût été sans doute impossible à cette bonnemère de vivre, d’élever convenablement cet enfant, son seul espoir,son avenir, et l’unique source de ses jouissances. Né d’une desplus charmantes Parisiennes et d’un homme remarquable del’aristocratie brabançonne, fruit d’une passion égale et partagée,Rodolphe fut affligé d’une excessive sensibilité. Dès son enfance,il avait manifesté la plus grande ardeur en toute chose. Chez lui,le Désir devint une force supérieure et le mobile de tout l’être,le stimulant de l’imagination, la raison de ses actions. Malgré lesefforts d’une mère spirituelle, qui s’effraya dès qu’elle s’aperçutd’une pareille prédisposition, Rodolphe désirait comme un poèteimagine, comme un savant calcule, comme un peintre crayonne, commeun musicien formule des mélodies. Tendre comme sa mère, ils’élançait avec une violence inouïe et par la pensée vers la chosesouhaitée, il dévorait le temps. En rêvant l’accomplissement de sesprojets, il supprimait toujours les moyens d’exécution.

– Quand mon fils aura des enfants, disait la mère, il les voudragrands tout de suite.

Cette belle ardeur, convenablement dirigée, servit à Rodolphe àfaire de brillantes études, à devenir ce que les Anglais appellentun parfait gentilhomme. Sa mère était alors fière de lui, tout encraignant toujours quelque catastrophe, si jamais une passions’emparait de ce cœur, à la fois si tendre et si sensible, siviolent et si bon. Aussi cette prudente femme avait-elle encouragél’amitié qui liait Léopold à Rodolphe et Rodolphe à Léopold, envoyant, dans le froid et dévoué notaire, un tuteur, un confidentqui pourrait jusqu’à un certain point la remplacer auprès deRodolphe, si par malheur elle venait à lui manquer. Encore belle àquarante-trois ans, la mère de Rodolphe avait inspiré la plus vivepassion à Léopold. Cette circonstance rendait les deux jeunes gensencore plus intimes.

Léopold, qui connaissait bien Rodolphe, ne fut donc pas surprisde le voir, à propos d’un regard jeté sur le haut d’une maison,s’arrêtant à un village et renonçant à l’excursion projetée auSaint-Gothard. Pendant qu’on leur préparait à déjeuner à l’aubergedu Cygne, les deux amis firent le tour du village et arrivèrentdans la partie qui avoisinait la charmante maison neuve où, tout enflânant et causant avec les habitants, Rodolphe découvrit unemaison de petits bourgeois disposés à le prendre en pension, selonl’usage assez général de la Suisse. On lui offrit une chambre ayantvue sur le lac, sur les montagnes, et d’où se découvrait lamagnifique vue d’un de ces prodigieux détours qui recommandent lelac des Quatre-Cantons à l’admiration des touristes. Cette maisonse trouvait séparée par un carrefour et par un petit port, de lamaison neuve où Rodolphe avait entrevu le visage de sa belleinconnue.

Pour cent francs par mois, Rodolphe n’eut à penser à aucune deschoses nécessaires à la vie. Mais en considération des frais queles époux Stopfer se proposaient de faire, ils demandèrent lepaiement du troisième mois d’avance. Pour peu que vous frottiez unSuisse, il reparaît un usurier. Après le déjeuner, Rodolphes’installa sur le champ en déposant dans sa chambre ce qu’il avaitemporté d’effets pour son excursion au Saint-Gothard, et il regardapasser Léopold qui, par esprit d’ordre, allait s’acquitter del’excursion pour le compte de Rodolphe et pour le sien. QuandRodolphe assis sur une roche tombée en avant du bord ne vit plus lebateau de Léopold, il examina, mais en dessous, la maison neuve enespérant apercevoir l’inconnue. Hélas&|160;! il rentra sans que lamaison eût donné signe de vie. Au dîner que lui offrirent monsieuret madame Stopfer, anciens tonneliers à Neufchâtel, il lesquestionna sur les environs, et finit par apprendre tout ce qu’ilvoulait savoir sur l’inconnue, grâce au bavardage de ses hôtes quividèrent, sans se faire prier, le sac aux commérages.

L’inconnue s’appelait Fanny Lovelace. Ce nom, qui se prononceLoveless, appartient à de vieilles familles anglaises&|160;; maisRichardson en a fait une création dont la célébrité nuit à touteautre. Miss Lovelace était venue s’établir sur le lac pour la santéde son père, à qui les médecins avaient ordonné l’air du canton deLucerne. Ces deux Anglais, arrivés sans autre domestique qu’unepetite fille de quatorze ans, très-attachée à miss Fanny, unepetite muette qui la servait avec intelligence, s’étaient arrangés,avant l’hiver dernier, avec monsieur et madame Bergmann, anciensjardiniers en chef de Son Excellence le comte Borroméo à l’isolaBella et à l’isola Madre, sur le lac Majeur. Ces Suisses, richesd’environ mille écus de rentes, louaient l’étage supérieur de leurmaison aux Lovelace à raison de deux cents francs par an pour troisans. Le vieux Lovelace, vieillard nonagénaire très-cassé, troppauvre pour se permettre certaines dépenses, sortaitrarement&|160;; sa fille travaillait pour le faire vivre entraduisant, disait-on, des livres anglais et faisant elle-même deslivres. Aussi les Lovelace n’osaient-ils ni louer de bateaux pourse promener sur le lac, ni chevaux, ni guides pour visiter lesenvirons. Un dénûment qui exige de pareilles privations excited’autant plus la compassion des Suisses, qu’ils y perdent uneoccasion de gain. La cuisinière de la maison nourrissait ces troisAnglais à raison de cent francs par mois tout compris. Mais oncroyait dans tout Gersau que les anciens jardiniers, malgré leursprétentions à la bourgeoisie, se cachaient sous le nom de leurcuisinière pour réaliser les bénéfices de ce marché. Les Bergmanns’étaient créé d’admirables jardins et une serre magnifique autourde leur habitation. Les fleurs, les fruits, les raretés botaniquesde cette habitation avaient déterminé la jeune miss à la choisir àson passage à Gersau. On donnait dix-neuf ans à miss Fanny qui, ledernier enfant de ce vieillard, devait être adulée par lui. Il n’yavait pas plus de deux mois, elle s’était procuré un piano à loyer,venu de Lucerne, car elle paraissait folle de musique.

– Elle aime les fleurs et la musique, pensa Rodolphe, et elleest à marier&|160;? quel bonheur&|160;!

Le lendemain, Rodolphe fit demander la permission de visiter lesserres et les jardins qui commençaient à jouir d’une certainecélébrité. Cette permission ne fut pas immédiatement accordée. Cesanciens jardiniers demandèrent, chose étrange&|160;! à voir lepasseport de Rodolphe qui l’envoya sur-le-champ. Le passeport nelui fut renvoyé que le lendemain par la cuisinière, qui lui fitpart du plaisir que ses maîtres auraient à lui montrer leurétablissement. Rodolphe n’alla pas chez les Bergmann sans uncertain tressaillement que connaissent seuls les gens à émotionsvives, et qui déploient dans un moment autant de passion quecertains hommes en dépensent pendant toute leur vie. Mis avecrecherche pour plaire aux anciens jardiniers des îles Borromées,car il vit en eux les gardiens de son trésor, il parcourut lesjardins en regardant de temps en temps la maison, mais avecprudence : les deux vieux propriétaires lui témoignaient une assezvisible défiance. Mais son attention fut bientôt excitée par lapetite Anglaise muette en qui sa sagacité, quoique jeune encore,lui fit reconnaître une fille de l’Afrique, ou tout au moins uneSicilienne. Cette petite fille avait le ton doré d’un cigare de laHavane, des yeux de feu, des paupières arméniennes à cils d’unelongueur anti-britannique, des cheveux plus que noirs, et souscette peau presque olivâtre des nerfs d’une force singulière, d’unevivacité fébrile. Elle jetait sur Rodolphe des regards inquisiteursd’une effronterie incroyable, et suivait ses moindresmouvements.

– A qui cette petite Moresque appartient-elle&|160;? dit-il à larespectable madame Bergmann.

– Aux Anglais, répondit monsieur Bergmann.

– Elle n’est toujours pas née en Angleterre&|160;!

– Ils l’auront peut-être amenée des Indes, répondit madameBergmann.

– On m’a dit que la jeune miss Lovelace aimait la musique, jeserais enchanté si, pendant mon séjour sur ce lac auquel mecondamne une ordonnance de médecin, elle voulait me permettre defaire de la musique avec elle….

– Ils ne reçoivent et ne veulent voir personne, dit le vieuxjardinier.

Rodolphe se mordit les lèvres, et sortit sans avoir été invité àentrer dans la maison, ni avoir été conduit dans la partie dujardin qui se trouvait entre la façade et le bord du promontoire.De ce côté, la maison avait au-dessus du premier étage une galerieen bois couverte par le toit dont la saillie était excessive, commecelle des couvertures de chalet, et qui tournait sur les quatrecôtés du bâtiment, à la mode suisse. Rodolphe avait beaucoup louécette élégante disposition et vanté la vue de cette galerie, maisce fut en vain. Quand il eut salué les Bergmann, il se trouva sotvis à vis de lui-même, comme tout homme d’esprit et d’imaginationtrompé par l’insuccès d’un plan à la réussite duquel il a cru.

Le soir, il se promena naturellement en bateau sur le lac,autour de ce promontoire, il alla jusqu’à Brünnen, à Schwitz, etrevint à la nuit tombante. De loin il aperçut la fenêtre ouverte etfortement éclairée, il put entendre les sons du piano et lesaccents d’une voix délicieuse. Aussi fit-il arrêter afin des’abandonner au charme d’écouter un air italien divinement chanté.Quand le chant eut cessé, Rodolphe aborda, renvoya la barque et lesdeux bateliers. Au risque de se mouiller les pieds, il vints’asseoir sous le banc de granit rongé par les eaux que couronnaitune forte haie d’acacias épineux et le long de laquelle s’étendait,dans le jardin Bergmann, une allée de jeunes tilleuls. Au boutd’une heure, il entendit parler et marcher au-dessus de sa tête,mais les mots qui parvinrent à son oreille étaient tous italiens etprononcés par deux voix de femmes, deux jeunes femmes. Il profitadu moment où les deux interlocutrices se trouvaient à une extrémitépour se glisser à l’autre sans bruit. Après une demi-heured’efforts, il atteignit au bout de l’allée et put, sans être aperçuni entendu, prendre une position d’où il verrait les deux femmessans être vu par elles quand elles viendraient à lui. Quel ne futpas l’étonnement de Rodolphe en reconnaissant la petite muette pourune des deux femmes, elle parlait en italien avec miss Lovelace. Ilétait alors onze heures du soir. Le calme était si grand sur le lacet autour de l’habitation, que ces deux femmes devaient se croireen sûreté : dans tout Gersau il n’y avait que leurs yeux quipussent être ouverts. Rodolphe pensa que le mutisme de la petiteétait une ruse nécessaire. A la manière dont se parlait l’italien,Rodolphe devina que c’était la langue maternelle de ces deuxfemmes, il en conclut que la qualité d’Anglais cachait uneruse.

– C’est des Italiens réfugiés, se dit-il, des proscrits qui sansdoute ont à craindre la police de l’Autriche ou de la Sardaigne. Lajeune fille attend la nuit pour pouvoir se promener et causer entoute sûreté.

Aussitôt il se coucha le long de la haie et rampa comme unserpent pour trouver un passage entre deux racines d’acacia. Aurisque d’y laisser son habit ou de se faire de profondes blessuresau dos, il traversa la haie quand la prétendue miss Fanny et saprétendue muette furent à l’autre extrémité de l’allée&|160;; puisquand elles arrivèrent à vingt pas de lui sans le voir, car il setrouvait dans l’ombre de la haie alors fortement éclairée par lalueur de la lune, il se leva brusquement.

– Ne craignez rien, dit-il en français à l’Italienne, je ne suispas un espion. Vous êtes des réfugiés, je l’ai deviné. Moi, je suisun Français qu’un seul de vos regards a cloué à Gersau.

Rodolphe atteint par la douleur que lui causa un instrumentd’acier en lui déchirant le flanc, tomba terrassé.

– Nel lago con pietra, dit la terrible muette.

– Ah&|160;! Gina, s’écria l’Italienne.

– Elle m’a manqué, dit Rodolphe en retirant de la plaie unstylet qui s’était heurté contre une fausse côte&|160;; mais, unpeu plus haut, il allait au fond de mon cœur. J’ai eu tort,Francesca, dit-il en se souvenant du nom que la petite Gina avaitplusieurs fois prononcé, je ne lui en veux pas, ne la grondez point: le bonheur de vous parler vaut bien un coup de stylet&|160;!Seulement, montrez-moi le chemin, il faut que je regagne la maisonStopfer. Soyez tranquilles, je ne dirai rien.

Francesca, revenue de son étonnement, aida Rodolphe à serelever, et dit quelques mots à Gina dont les yeux s’emplirent delarmes. Les deux femmes forcèrent Rodolphe à s’asseoir sur un banc,à quitter son habit, son gilet, sa cravate. Gina ouvrit la chemiseet suça fortement la plaie. Francesca, qui les avait quittés,revint avec un large morceau de taffetas d’Angleterre, etl’appliqua sur la blessure.

– Vous pourrez aller ainsi jusqu’à votre maison,reprit-elle.

Chacune d’elles s’empara d’un bras, et Rodolphe fut conduit àune petite porte dont la clef se trouvait dans la poche du tablierde Francesca.

– Gina parle-t-elle français&|160;? dit Rodolphe àFrancesca.

– Non. Mais ne vous agitez pas, dit Francesca d’un petit tond’impatience.

– Laissez-moi vous voir, répondit Rodolphe avec attendrissement,car peut-être serai-je long-temps sans pouvoir venir….

Il s’appuya sur un des poteaux de la petite porte et contemplala belle Italienne, qui se laissa regarder pendant un instant parle plus beau silence et par la plus belle nuit qui jamais aitéclairé ce lac, le roi des lacs suisses. Francesca était bienl’Italienne classique, et telle que l’imagination veut, fait ourêve, si vous voulez, les Italiennes. Ce qui saisit tout d’abordRodolphe, ce fut l’élégance et la grâce de la taille dont lavigueur se trahissait malgré son apparence frêle, tant elle étaitsouple. Une pâleur d’ambre répandue sur la figure accusait unintérêt subit, mais qui n’effaçait pas la volupté de deux yeuxhumides et d’un noir velouté. Deux mains, les plus belles quejamais sculpteur grec ait attachées au bras poli d’une statue,tenaient le bras de Rodolphe&|160;; et leur blancheur tranchait surle noir de l’habit. L’imprudent français ne put qu’entrevoir laforme ovale un peu longue du visage dont la bouche attristée,entr’ouverte, laissait voir des dents éclatantes entre deux largeslèvres fraîches et colorées. La beauté des lignes de ce visagegarantissait à Francesca la durée de cette splendeur&|160;; mais cequi frappa le plus Rodolphe fut l’adorable laissez-aller, lafranchise italienne de cette femme qui s’abandonnait entièrement àsa compassion.

Francesca dit un mot à Gina, qui donna son bras à Rodolphejusqu’à la maison Stopfer et se sauva comme une hirondelle quandelle eut sonné.

– Ces patriotes n’y vont pas de main morte&|160;! se disaitRodolphe en sentant ses souffrances quand il se trouva seul dansson lit. Nel lago&|160;! Gina m’aurait jeté dans le lac avec unepierre au cou&|160;!

Au jour, il envoya chercher à Lucerne le meilleurchirurgien&|160;; et quand il fut venu, il lui recommanda le plusprofond secret en lui faisant entendre que l’honneur l’exigeait.Léopold revint de son excursion le jour où son ami quittait le lit.Rodolphe lui fit un conte et le chargea d’aller à Lucerne chercherles bagages et leurs lettres. Léopold apporta la plus funeste, laplus horrible nouvelle : la mère de Rodolphe était morte. Pendantque les deux amis allaient de Bâle à Lucerne, la fatale lettre,écrite par le père de Léopold y était arrivée le jour de leurdépart pour Fuelen. Malgré les précautions que prit Léopold,Rodolphe fut saisi par une fièvre nerveuse. Dès que le futurnotaire vit son ami hors de danger, il partit pour la France munid’une procuration. Rodolphe put ainsi rester à Gersau, le seul lieudu monde où sa douleur pouvait se calmer. La situation du jeuneFrançais, son désespoir, et les circonstances qui rendaient cetteperte plus affreuse pour lui que pour tout autre, furent connues etattirèrent sur lui la compassion et l’intérêt de tout Gersau.Chaque matin la fausse muette vint voir le Français, afin de donnerdes nouvelles à sa maîtresse.

Quand Rodolphe put sortir, il alla chez les Bergmann remerciermiss Fanny Lovelace et son père de l’intérêt qu’ils lui avaienttémoigné. Pour la première fois depuis son établissement chez lesBergmann, le vieil Italien laissa pénétrer un étranger dans sonappartement où Rodolphe fut reçu avec une cordialité due et à sesmalheurs et à sa qualité de Français qui excluait toute défiance.Francesca se montra si belle aux lumières pendant la premièresoirée, qu’elle fit entrer un rayon dans ce cœur abattu. Sessourires jetèrent les roses de l’espérance sur ce deuil. Ellechanta, non point des airs gais, mais de graves et sublimesmélodies appropriées à l’état du cœur de Rodolphe qui remarqua cesoin touchant. Vers huit heures, le vieillard laissa ces deuxjeunes gens seuls sans aucune apparence de crainte, et se retirachez lui. Quand Francesca fut fatiguée de chanter, elle amenaRodolphe sous la galerie extérieure, d’où se découvrait le sublimespectacle du lac, et lui fit signe de s’asseoir près d’elle sur unbanc de bois rustique.

– Y a-t-il de l’indiscrétion à vous demander votre âge, caraFrancesca&|160;? fit Rodolphe.

– Dix-neuf ans, répondit-elle, mais passés.

– Si quelque chose au monde pouvait atténuer ma douleur, ceserait, reprit-il, l’espoir de vous obtenir de votre père. Enquelque situation de fortune que vous soyez, belle comme vous êtes,vous me paraissez plus riche que ne le serait la fille d’un prince.Aussi tremblé-je en vous faisant l’aveu des sentiments que vousm’avez inspirés&|160;; mais ils sont profonds, ils sontéternels.

– Zitto&|160;! fit Francesca en mettant un des doigts de sa maindroite, sur ses lèvres. N’allez pas plus loin : je ne suis paslibre, je suis mariée, depuis trois ans….

Un profond silence régna pendant quelques instants entre eux.Quand l’Italienne, effrayée de la pose de Rodolphe, s’approcha delui, elle le trouva tout à fait évanoui.

– Povero&|160;! se dit-elle, moi qui le trouvais froid.

Elle alla chercher des sels, et ranima Rodolphe en les luifaisant respirer.

– Mariée&|160;! dit Rodolphe en regardant Francesca. Ses larmescoulèrent alors en abondance.

– Enfant, dit-elle, il y a de l’espoir. Mon mari a…

– Quatre-vingts ans&|160;?… dit Rodolphe.

– Non, répondit-elle en souriant, soixante-cinq. Il s’est faitun masque de vieillard pour déjouer la police.

– Chère, dit Rodolphe, encore quelques émotions de ce genre etje mourrais…. Après vingt années de connaissance seulement, voussaurez quelle est la force et la puissance de mon cœur, de quellenature sont ses aspirations vers le bonheur. Cette plante ne montepas avec plus de vivacité pour s’épanouir aux rayons du soleil,dit-il en montrant un jasmin de Virginie qui enveloppait labalustrade, que je ne me suis attaché depuis un mois à vous. Jevous aime d’un amour unique. Cet amour sera le principe secret dema vie, et j’en mourrai peut-être&|160;!

– Oh&|160;! Français, Français&|160;! fit-elle en commentant sonexclamation par une petite moue d’incrédulité.

– Ne faudra-t-il pas vous attendre, vous recevoir des mains duTemps&|160;? reprit-il avec gravité. Mais, sachez-le : si vous êtessincère dans la parole qui vient de vous échapper, je vousattendrai fidèlement sans laisser aucun autre sentiment croîtredans mon cœur.

Elle le regarda sournoisement.

– Rien, dit-il, pas même une fantaisie. J’ai ma fortune à faire,il vous en faut une splendide, la nature vous a crééeprincesse…..

A ce mot, Francesca ne put retenir un faible sourire qui donnal’expression la plus ravissante à son visage, quelque chose de fincomme ce que le grand Léonard a si bien peint dans la Joconde. Cesourire fit faire une pause à Rodolphe.

-…. Oui, reprit-il, vous devez souffrir du dénûment auquel vousréduit l’exil. Ah&|160;! si vous voulez me rendre heureux entretous les hommes, et sanctifier mon amour, vous me traiterez en ami.Ne dois-je pas être votre ami aussi&|160;? Ma pauvre mère m’alaissé soixante mille francs d’économies, prenez-en lamoitié&|160;?

Francesca le regarda fixement. Ce regard perçant alla jusqu’aufond de l’âme de Rodolphe.

– Nous n’avons besoin de rien, mes travaux suffisent à notreluxe, répondit-elle d’une voix grave.

– Puis-je souffrir qu’une Francesca travaille&|160;?s’écria-t-il. Un jour vous reviendrez dans votre pays, et vous yretrouverez ce que vous y avez laissé…. De nouveau la jeuneItalienne regarda Rodolphe…. Et vous me rendrez ce que vous aurezdaigné m’emprunter, ajouta-t-il avec un regard plein dedélicatesse.

– Laissons ce sujet de conversation, dit-elle avec uneincomparable noblesse de geste, de regard et d’attitude. Faites unebrillante fortune, soyez un des hommes remarquables de votre pays,je le veux. L’illustration est un pont-volant qui peut servir àfranchir un abîme. Soyez ambitieux, il le faut. Je vous crois dehautes et de puissantes facultés&|160;; mais servez-vous-en pluspour le bonheur de l’humanité que pour me mériter : vous en serezplus grand à mes yeux.

Dans cette conversation qui dura deux heures, Rodolphe découvriten Francesca l’enthousiasme des idées libérales et ce culte de laliberté qui avait fait la triple révolution de Naples, du Piémontet d’Espagne. En sortant, il fut conduit jusqu’à la porte par Gina,la fausse muette. A onze heures, personne ne rôdait dans cevillage, aucune indiscrétion n’était à craindre, Rodolphe attiraGina dans un coin, et lui demanda tout bas en mauvais italien : –Qui sont tes maîtres, mon enfant&|160;! dis-le moi, je te donneraicette pièce d’or toute neuve.

– Monsieur, répondit l’enfant en prenant la pièce, monsieur estle fameux libraire Lamporani de Milan, l’un des chefs de larévolution, et le conspirateur que l’Autriche désire le plus tenirau Spielberg.

– La femme d’un libraire&|160;?…. Eh&|160;! tant mieux,pensa-t-il, nous sommes de plain-pied.

– De quelle famille est-elle&|160;? reprit-il, car elle a l’aird’une reine.

– Toutes les Italiennes sont ainsi, répondit fièrement Gina. Lenom de son père est Colonna.

Enhardi par l’humble condition de Francesca, Rodolphe fit mettreun tendelet à sa barque et des coussins à l’arrière. Quand cechangement fut opéré, l’amoureux vint proposer à Francesca de sepromener sur le lac. L’Italienne accepta, sans doute pour jouer sonrôle de jeune miss aux yeux du village&|160;; mais elle emmenaGina. Les moindres actions de Francesca Colonna trahissaient uneéducation supérieure et le plus haut rang social. A la manière donts’assit l’Italienne au bout de la barque, Rodolphe se sentit enquelque sorte séparé d’elle&|160;; et, devant l’expression d’unevraie fierté de noble, sa familiarité préméditée tomba. Par unregard, Francesca se fit princesse avec tous les priviléges dontelle eût joui au Moyen-Age. Elle semblait avoir deviné les secrètespensées de ce vassal qui avait l’audace de se constituer sonprotecteur. Déjà, dans l’ameublement du salon où Francesca l’avaitreçu, dans sa toilette et dans les petites choses qui luiservaient, Rodolphe avait reconnu les indices d’une nature élevéeet d’une haute fortune. Toutes ces observations lui revinrent à lafois dans la mémoire, et il devint rêveur après avoir été pourainsi dire refoulé par la dignité de Francesca. Gina, cetteconfidente à peine adolescente, semblait elle-même avoir un masquerailleur en regardant Rodolphe en dessous ou de côté. Ce visibledésaccord entre la condition de l’Italienne et ses manières fut unenouvelle énigme pour Rodolphe, qui soupçonna quelqu’autre rusesemblable au faux mutisme de Gina.

– Où voulez-vous aller&|160;? signora Lamporani, dit-il.

-– Vers Lucerne, répondit en français Francesca.

– Bon&|160;! pensa Rodolphe, elle n’est pas étonnée dem’entendre lui dire son nom, elle avait sans doute prévu ma demandeà Gina, la rusée&|160;! – Qu’avez-vous contre moi&|160;? dit-il envenant enfin s’asseoir près d’elle et lui demandant par un gesteune main que Francesca retira. Vous êtes froide etcérémonieuse&|160;; en style de conversation, nous dirionscassante.

– C’est vrai, répliqua-t-elle en souriant. J’ai tort. Ce n’estpas bien. C’est bourgeois. Vous diriez en français ce n’est pasartiste. Il vaut mieux s’expliquer que de garder contre un ami despensées hostiles ou froides, et vous m’avez prouvé déjà votreamitié. Peut-être suis-je allée trop loin avec vous. Vous avez dûme prendre pour une femme très-ordinaire… Rodolphe multiplia dessignes de dénégation. –… Oui, dit cette femme de libraire encontinuant sans tenir compte de la pantomime qu’elle voyait biend’ailleurs. Je m’en suis aperçue, et naturellement je reviens surmoi-même. Eh&|160;! bien, je terminerai tout par quelques parolesd’une profonde vérité. Sachez-le bien, Rodolphe : je sens en moi laforce d’étouffer un sentiment qui ne serait pas en harmonie avecles idées ou la prescience que j’ai du véritable amour. Je puisaimer comme nous savons aimer en Italie&|160;; mais je connais mesdevoirs : aucune ivresse ne peut me les faire oublier. Mariée sansmon consentement à ce pauvre vieillard, je pourrais user de laliberté qu’il me laisse avec tant de générosité&|160;; mais troisans de mariage équivalent à une acceptation de la loi conjugale.Aussi la plus violente passion ne me ferait-elle pas émettre, mêmeinvolontairement, le désir de me trouver libre. Emilio connaît moncaractère. Il sait que, hors mon cœur qui m’appartient et que jepuis livrer, je ne me permettrais pas de laisser prendre ma main.Voilà pourquoi je viens de vous la refuser. Je veux être aimée,attendue avec fidélité, noblesse, ardeur, en ne pouvant accorderqu’une tendresse infinie dont l’expression ne dépassera pointl’enceinte du cœur, le terrain permis. Toutes ces choses biencomprises… Oh&|160;! reprit-elle avec un geste de jeune fille, jevais redevenir coquette, rieuse, folle comme un enfant qui neconnaît pas le danger de la familiarité.

Cette déclaration si nette, si franche fut faite d’un ton, d’unaccent et accompagnée de regards qui lui donnèrent la plus grandeprofondeur de vérité.

– Une princesse Colonna n’aurait pas mieux parlé, dit Rodolpheen souriant.

– Est-ce, répliqua-t-elle avec un air de hauteur, un reprochesur l’humilité de ma naissance&|160;? Faut-il un blason à votreamour&|160;? A Milan, les plus beaux noms : Sforza, Canova,Visconti, Trivulzio, Ursini sont écrits au-dessus des boutiques, ily a des Archinto apothicaires&|160;; mais croyez que, malgré macondition de boutiquière, j’ai les sentiments d’une duchesse.

– Un reproche&|160;? non, madame, j’ai voulu vous faire unéloge…

– Par une comparaison&|160;?… dit-elle avec finesse.

– Ah&|160;! sachez-le, reprit-il, afin de ne plus me tourmentersi mes paroles peignaient mal mes sentiments, mon amour est absolu,il comporte une obéissance et un respect infinis.

Elle inclina la tête en femme satisfaite et dit : – Monsieuraccepte alors le traité&|160;?

– Oui, dit-il. Je comprends que, dans une puissante et richeorganisation de femme, la faculté d’aimer ne saurait se perdre, etque, par délicatesse, vous vouliez la restreindre. Ah&|160;!Francesca, une tendresse partagée, à mon âge et avec une femmeaussi sublime, aussi royalement belle que vous l’êtes, mais c’estvoir tous mes désirs comblés. Vous aimer comme vous voulez êtreaimée n’est ce pas pour un jeune homme se préserver de toutes lesfolies mauvaises&|160;? n’est-ce pas employer ses forces dans unenoble passion de laquelle on peut être fier plus tard, et qui nedonne que de beaux souvenirs&|160;? Si vous saviez de quellescouleurs, de quelle poésie vous venez de revêtir la chaîne duPilate, le Rhigi, et ce magnifique bassin…

– Je veux le savoir, dit-elle.

– Hé&|160;! bien, cette heure rayonnera sur toute ma vie, commeun diamant au front d’une reine.

Pour toute réponse, Francesca posa sa main sur celle deRodolphe.

– Oh&|160;! chère, à jamais chère, dites, vous n’avez jamaisaimé&|160;?

– Jamais&|160;!

– Et vous me permettez de vous aimer noblement, en attendanttout du ciel&|160;?

Elle inclina doucement la tête. Deux grosses larmes roulèrentsur les joues de Rodolphe.

– Hé&|160;! bien, qu’avez-vous&|160;? dit-elle en quittant sonrôle d’impératrice.

– Je n’ai plus ma mère pour lui dire combien je suis heureux,elle a quitté cette terre sans voir ce qui eût adouci sonagonie….

– Quoi&|160;? fit-elle.

– Sa tendresse remplacée par une tendresse égale.

– Povero mio, s’écria l’Italienne attendrie. C’est, croyez-moi,reprit-elle après une pause, une bien douce chose et un bien grandélément de fidélité pour une femme que de se savoir tout sur laterre pour celui qu’elle aime, de le voir seul, sans famille, sansrien dans le cœur que son amour, enfin de l’avoir bien toutentier&|160;!

Quand deux amants se sont entendus ainsi, le cœur éprouve unedélicieuse quiétude, une sublime tranquillité. La certitude est labase que veulent les sentiments humains, car elle ne manque jamaisau sentiment religieux : l’homme est toujours certain d’être payéde retour par Dieu. L’amour ne se croit en sûreté que par cettesimilitude avec l’amour divin. Aussi faut-il les avoir pleinementéprouvées pour comprendre les voluptés de ce moment, toujoursunique dans la vie : il ne revient pas plus que ne reviennent lesémotions de la jeunesse. Croire à une femme, faire d’elle sareligion humaine, le principe de sa vie, la lumière secrète de sesmoindres pensées&|160;!… n’est-ce pas une seconde naissance&|160;?Un jeune homme mêle alors à son amour un peu de celui qu’il a poursa mère. Rodolphe et Francesca gardèrent pendant quelque temps leplus profond silence, se répondant par des regards amis et pleinsde pensées. Ils se comprenaient au milieu d’un des plus beauxspectacles de la nature, dont les magnificences expliquées parcelles de leurs cœurs, les aidaient à se graver dans leurs mémoiresles plus fugitives impressions de cette heure unique. Il n’y avaitpas eu l’ombre de coquetterie dans la conduite de Francesca. Touten était large, plein, sans arrière-pensée. Cette grandeur frappavivement Rodolphe, qui reconnaissait en ceci la différence quidistingue l’Italienne de la Française. Les eaux, la terre, le ciel,la femme, tout fut donc grandiose et suave, même leur amour, aumilieu de ce tableau vaste dans son ensemble, riche dans sesdétails, et où l’âpreté des cimes neigeuses, leurs plis raidesnettement détachés sur l’azur rappelaient à Rodolphe les conditionsdans lesquelles devait se renfermer son bonheur : un riche payscerclé de neige.

Cette douce ivresse de l’âme devait être troublée. Une barquevenait de Lucerne&|160;; Gina, qui depuis quelque temps laregardait avec attention, fit un geste de joie en restant fidèle àson rôle de muette. La barque approchait, et quand enfin Francescaput y distinguer les figures : – Tito&|160;! s’écria-t-elle enapercevant un jeune homme. Elle se leva debout au risque de senoyer, et cria : – Tito&|160;! Tito&|160;! en agitant son mouchoir.Tito donna l’ordre à ses bateliers de nager, et les deux barques semirent sur la même ligne. L’Italienne et l’Italien parlèrent avecune si grande vivacité, dans un dialecte si peu connu d’un hommequi savait à peine l’italien des livres, et n’était pas allé enItalie, que Rodolphe ne put rien entendre ni deviner de cetteconversation. La beauté de Tito, la familiarité de Francesca, l’airde joie de Gina, tout le chagrinait. D’ailleurs il n’est pasd’amoureux qui ne soit mécontent de se voir quitter pour quoi quece soit. Tito jeta vivement un petit sac de peau, sans doute pleind’or, à Gina, puis un paquet de lettres à Francesca qui se mit àles lire en faisant un geste d’adieu à Tito.

– Retournez promptement à Gersau, dit-elle aux bateliers. Je neveux pas laisser languir mon pauvre Emilio dix minutes de trop.

– Que vous arrive-t-il&|160;? demanda Rodolphe quand il vitl’Italienne achevant sa dernière lettre.

– La liberta&|160;! fit-elle avec un enthousiasme d’artiste.

– E denaro&|160;! répondit comme un écho Gina qui pouvait enfinparler.

– Oui, reprit Francesca, plus de misère&|160;! Voici plus deonze mois que je travaille, et je commençais à m’ennuyer. Je nesuis décidément pas une femme littéraire.

– Quel est ce Tito&|160;? fit Rodolphe.

– Le secrétaire d’état au département des finances de la pauvreboutique de Colonna, autrement dit le fils de notre ragionato.Pauvre garçon&|160;! il n’a pu venir par le Saint-Gothard, ni parle Mont-Cenis, ni par le Simplon : il est venu par mer, parMarseille, il a dû traverser la France. Enfin, dans trois semaines,nous serons à Genève, et nous y vivrons à l’aise. Allons, Rodolphe,dit-elle en voyant la tristesse se peindre sur le visage duparisien, le lac de Genève ne vaudra-t-il pas bien le lac desQuatre-Cantons&|160;?…

– Permettez-moi d’accorder un regret à cette délicieuse maisonBergmann, dit Rodolphe en montrant le promontoire.

– Vous viendrez dîner avec nous, pour y multiplier vossouvenirs, povero mio, dit-elle. C’est fête aujourd’hui, nous nesommes plus en danger. Ma mère me dit que dans un an, peut-être,nous serons amnistiés. Oh&|160;! la cara patria…

Ces trois mots firent pleurer Gina qui dit : – Encore un hiver,je serais morte ici&|160;!

– Pauvre petite chèvre de Sicile&|160;! fit Francesca en passantsa main sur la tête de Gina par un geste et avec une affection quifirent désirer à Rodolphe d’être ainsi caressé, quoique ce fût sansamour. La barque abordait, Rodolphe sauta sur le sable, tendit lamain à l’Italienne, la reconduisit jusqu’à la porte de la maisonBergmann, et alla s’habiller pour revenir au plus tôt.

En trouvant le libraire et sa femme assis sur la galerieextérieure, Rodolphe réprima difficilement un geste de surprise àl’aspect du prodigieux changement que la bonne nouvelle avaitapporté chez le nonagénaire. Il apercevait un homme d’environsoixante ans, parfaitement conservé, un Italien sec, droit comme uni, les cheveux encore noirs, quoique rares, et laissant voir uncrâne blanc, des yeux vifs, des dents au complet et blanches, unvisage de César, et sur une bouche diplomatique un sourire quasisardonique, le sourire presque faux sous lequel l’homme de bonnecompagnie cache ses vrais sentiments.

– Voici mon mari sous sa forme naturelle, dit gravementFrancesca.

– C’est tout-à-fait une nouvelle connaissance, répondit Rodolpheinterloqué.

– Tout-à-fait, dit le libraire. J’ai joué la comédie, et saisparfaitement me grimer. Ah&|160;! je jouais à Paris du temps del’empire, avec Bourrienne, madame Murat, madame d’Abrantès, è tuttiquanti… Tout ce qu’on s’est donné la peine d’apprendre dans sajeunesse, et même les choses futiles nous servent. Si ma femmen’avait pas reçu cette éducation virile, un contre-sens en Italie,il m’eût fallu, pour vivre ici, devenir bûcheron. PoveraFrancesca&|160;! qui m’eût dit qu’elle me nourrirait unjour&|160;?

En écoutant ce digne libraire, si aisé, si affable et si vert,Rodolphe crut à quelque mystification et resta dans le silenceobservateur de l’homme dupé.

– Che avete, signor&|160;? lui demanda naïvement Francesca.Notre bonheur vous attristerait-il&|160;?

– Votre mari est un jeune homme, lui dit-il à l’oreille.

Elle partit d’un éclat de rire si franc, si communicatif, queRodolphe en fut encore plus interdit.

– Il n’a que soixante-cinq ans à vous offrir, dit-elle&|160;;mais je vous assure que c’est encore quelque chose… derassurant.

– Je n’aime pas à vous voir plaisanter avec un amour aussi saintque celui dont les conditions ont été posées par vous.

– Zitto&|160;! fit-elle en frappant du pied et en regardant sison mari les écoutait. Ne troublez jamais la tranquillité de cecher homme, candide comme un enfant, et de qui je fais ce que jeveux. Il est, ajouta-t-elle, sous ma protection. Si vous saviezavec quelle noblesse il a risqué sa vie et sa fortune parce quej’étais libérale&|160;! car il ne partage pas mes opinionspolitiques. Est-ce aimer cela, monsieur le Français&|160;? – Maisils sont ainsi dans leur famille. Le frère cadet d’Emilio fut trahipar celle qu’il aimait pour un charmant jeune homme. Il s’est passéson épée au travers du cœur et dix minutes auparavant il a dit àson valet-de-chambre : – Je tuerais bien mon rival&|160;; mais celaferait trop de chagrin à la diva.

Ce mélange de noblesse et de raillerie, de grandeur etd’enfantillage, faisait en ce moment de Francesca la créature laplus attrayante du monde. Le dîner fut, ainsi que la soirée,empreint d’une gaieté que la délivrance des deux réfugiésjustifiait, mais qui contrista Rodolphe.

– Serait-elle légère&|160;? se disait-il en regagnant la maisonStopfer. Elle a pris part à mon deuil, et moi je n’épouse pas sajoie&|160;!

Il se gronda, justifia cette femme-jeune-fille.

– Elle est sans aucune hypocrisie et s’abandonne à sesimpressions…, se dit-il. Et je la voudrais comme uneParisienne&|160;?

Le lendemain et les jours suivants, pendant vingt jours enfin,Rodolphe passa tout son temps à la maison Bergmann, observantFrancesca sans s’être promis de l’observer. L’admiration chezcertaines âmes ne va pas sans une sorte de pénétration. Le jeuneFrançais reconnut en Francesca la jeune fille imprudente, la naturevraie de la femme encore insoumise, se débattant par instants avecson amour, et s’y laissant aller complaisamment en d’autresmoments. Le vieillard se comportait bien avec elle comme un pèreavec sa fille, et Francesca lui témoignait une reconnaissanceprofondément sentie qui réveillait en elle d’instinctivesnoblesses. Cette situation et cette femme présentaient à Rodolpheune énigme impénétrable, mais dont la recherche l’attachait de plusen plus.

Ces derniers jours furent remplis de fêtes secrètes, entremêléesde mélancolies, de révoltes, de querelles plus charmantes que lesheures où Rodolphe et Francesca s’entendaient. Enfin, il était deplus en plus séduit par la naïveté de cette tendresse sans esprit,semblable à elle-même en toute chose, de cette tendresse jaloused’un rien… déjà&|160;!

– Vous aimez bien le luxe&|160;! dit-il un soir à Francesca quimanifestait le désir de quitter Gersau où beaucoup de choses luimanquaient.

– Moi&|160;! dit-elle, j’aime le luxe comme j’aime les arts,comme j’aime un tableau de Raphaël, un beau cheval, une bellejournée, ou la baie de Naples. Emilio, dit-elle, me suis-je plainteici pendant nos jours de misère&|160;?

– Vous n’eussiez pas été vous-même, dit gravement le vieuxlibraire.

– Après tout, n’est-il pas naturel à des bourgeois d’ambitionnerla grandeur&|160;? reprit-elle en lançant un malicieux coup-d’oeilet à Rodolphe et à son mari. Mes pieds, dit-elle en avançant deuxpetits pieds charmants, sont-ils faits pour la fatigue. Mes mains….Elle tendit une main à Rodolphe. Ces mains sont-elles faites pourtravailler&|160;? Laissez-nous, dit-elle à son mari : je veux luiparler.

Le vieillard rentra dans le salon avec une sublime bonhomie : ilétait sûr de sa femme.

– Je ne veux pas, dit-elle à Rodolphe, que vous nousaccompagniez à Genève. Genève est une ville à caquetages. Quoiqueje sois bien au-dessus des niaiseries du monde, je ne veux pas êtrecalomniée, non pour moi, mais pour lui. Je mets mon orgueil à êtrela gloire de ce vieillard, mon seul protecteur après tout. Nouspartons, restez ici pendant quelques jours. Quand vous viendrez àGenève, voyez d’abord mon mari, laissez-vous présenter à moi parlui. Cachons notre inaltérable et profonde affection aux regards dumonde. Je vous aime, vous le savez&|160;; mais voici de quellemanière je vous le prouverai : vous ne surprendrez pas dans maconduite quoi que ce soit qui puisse réveiller votre jalousie.

Elle l’attira dans le coin de la galerie, le prit par la tête,le baisa sur le front et se sauva, le laissant stupéfait.

Le lendemain, Rodolphe apprit qu’au petit jour les hôtes de lamaison Bergmann étaient partis. L’habitation de Gersau lui parutdès lors insupportable, et il alla chercher Vevay par le chemin leplus long, en voyageant plus promptement qu’il ne le devait&|160;;mais attiré par les eaux du lac où l’attendait la belle Italienne,il arriva vers la fin du mois d’octobre à Genève. Pour éviter lesinconvénients de la ville, il se logea dans une maison située auxEaux-Vives en dehors des remparts. Une fois installé, son premiersoin fut de demander à son hôte, un ancien bijoutier, s’il n’étaitpas venu depuis peu s’établir des réfugiés italiens, des Milanais àGenève.

– Non, que je sache, lui répondit son hôte. Le prince et laprincesse Colonna de Rome ont loué pour trois ans la campagne demonsieur Jeanrenaud, une des plus belles du lac. Elle est situéeentre la Villa-Diodati et la campagne de monsieur Lafin-De-Dieuqu’a louée la vicomtesse de Beauséant. Le prince Colonne est venulà pour sa fille et pour son gendre le prince Gandolphini, unNapolitain ou, si vous voulez, Sicilien, ancien partisan du roiMurat et victime de la dernière révolution. Voilà les derniersvenus à Genève, et ils ne sont point Milanais. Il a fallu degrandes démarches et la protection que le pape accorde à la familleColonna pour qu’on ait obtenu, des puissances étrangères et du roide Naples, la permission pour le prince et la princesse Gandolphinide résider ici. Genève ne veut rien faire qui déplaise à laSainte-Alliance, à qui elle doit son indépendance. Notre rôle n’estpas de fronder les Cours étrangères. Il y a beaucoup d’étrangersici : des Russes, des Anglais.

– Il y a même des Genevois.

– Oui, monsieur. Notre lac est si beau&|160;! Lord Byron y ademeuré il y a sept ans environ, à la Villa-Diodati que maintenanttout le monde va voir comme Coppet, comme Ferney.

– Vous ne pourriez pas savoir s’il est venu, depuis une semaine,un libraire de Milan et sa femme, un nommé Lamporani, l’un deschefs de la dernière révolution.

– Je puis le savoir en allant au Cercle des Etrangers, ditl’ancien bijoutier.

La première promenade de Rodolphe eut naturellement pour objetla Villa-Diodati, cette résidence de lord Byron à laquelle la mortrécente de ce grand poète donnait encore plus d’attrait : la mortest le sacre du génie. Le chemin qui des Eaux-Vives côtoie le lacde Genève est, comme toutes les routes de Suisse, assez étroit,mais en certains endroits, par la disposition du terrainmontagneux, à peine reste-t-il assez d’espace pour que deuxvoitures s’y croisent. A quelques pas de la maison Jeanrenaud, prèsde laquelle il arrivait sans le savoir, Rodolphe entendit derrièrelui le bruit d’une voiture&|160;; et, se trouvant dans une espècede gorge, il grimpa sur la pointe d’une roche pour laisser lepassage libre. Naturellement il regarda venir la voiture, uneélégante calèche attelée de deux magnifiques chevaux anglais. Illui prit un éblouissement en voyant au fond de cette calècheFrancesca divinement mise, à côté d’une vieille dame, raide commeun camée. Un chasseur étincelant de dorures se tenait deboutderrière. Francesca reconnut Rodolphe, et sourit de le retrouvercomme une statue sur un piédestal. La voiture, que l’amoureuxsuivit de ses regards en gravissant la hauteur, tourna pour entrerpar la porte d’une maison de campagne vers laquelle il courut.

– Qui demeure ici&|160;? demanda-t-il au jardinier.

– Le prince et la princesse Colonne ainsi que le prince et laprincesse Gandolphini.

– N’est-ce pas elles qui rentrent&|160;?

– Oui, monsieur.

En un moment, un voile tomba des yeux de Rodolphe : il vit clairdans le passé.

– Pourvu, se dit enfin l’amoureux foudroyé, que ce soit sadernière mystification&|160;!

Il tremblait d’avoir été le jouet d’un caprice, car il avaitentendu parler de ce qu’est un capriccio pour une Italienne. Maisquel crime aux yeux d’une femme, d’avoir accepté pour unebourgeoise, une princesse née princesse&|160;? d’avoir pris lafille d’une des plus illustres familles du Moyen-Age, pour la femmed’un libraire&|160;! Le sentiment de ses fautes redoubla chezRodolphe son désir de savoir s’il serait méconnu, repoussé. Ildemanda le prince Gandolphini en lui faisant porter une carte, etfut aussitôt reçu par le faux Lamporani qui vint au-devant de lui,l’accueillit avec une grâce parfaite, avec une affabiliténapolitaine, et le promena le long d’une terrasse d’où l’ondécouvrait Genève, le Jura et ses collines chargées de villas, puisles rives du lac sur une grande étendue.

– Ma femme, vous le voyez, est fidèle aux lacs, dit-il aprèsavoir détaillé le paysage à son hôte. Nous avons une espèce deconcert ce soir, ajouta-t-il en revenant vers la magnifique maisonJeanrenaud, j’espère que vous nous ferez le plaisir, à la princesseet à moi, d’y venir. Deux mois de misères supportés de compagnie,équivalent à des années d’amitié.

Quoique dévoré de curiosité, Rodolphe n’osa demander à voir laprincesse, il retourna lentement aux Eaux-Vives préoccupé de lasoirée. En quelques heures, son amour, quelque immense qu’il fûtdéjà, se trouvait agrandi par ses anxiétés et par l’attente desévénements. Il comprenait maintenant la nécessité de se faireillustre pour se trouver, socialement parlant, à la hauteur de sonidole.

Francesca devenait bien grande à ses yeux, par le laissez-alleret la simplicité de sa conduite à Gersau. L’air naturellementaltier de la princesse Colonna faisait trembler Rodolphe qui allaitavoir pour ennemis le père et la mère de Francesca, du moins il lepouvait croire&|160;; et le mystère que la princesse Gandolphinilui avait tant recommandé, lui parut alors une admirable preuve detendresse. En ne voulant pas compromettre l’avenir, Francesca nedisait-elle pas bien qu’elle aimait Rodolphe&|160;?

Enfin, neuf heures sonnèrent, Rodolphe put monter en voiture etdire avec une émotion facile à comprendre : – A la maisonJeanrenaud, chez le prince Gandolphini&|160;!

Enfin, il entra dans le salon plein d’étrangers de la plus hautedistinction, et où il resta forcément dans un groupe près de laporte, car en ce moment on chantait un duo de Rossini.

Enfin, il put voir Francesca, mais sans être vu par elle. Laprincesse était debout à deux pas du piano. Ses admirables cheveux,si abondants et si longs étaient retenus par un cercle d’or. Safigure illuminée par les bougies, éclatait de la blancheurparticulière aux Italiennes et qui n’a tout son effet qu’auxlumières. Elle était en costume de bal, laissant admirer desépaules magnifiques et fascinantes, sa taille de jeune fille, etdes bras de statue antique. Sa beauté sublime était là, sansrivalité possible, quoiqu’il y eut des Anglaises et des Russescharmantes, les plus jolies femmes de Genève et d’autresItaliennes, parmi lesquelles brillait l’illustre princesse deVarèse et la fameuse cantatrice Tinti qui chantait en ce moment.Rodolphe appuyé contre le chambranle de la porte, regarda laprincesse en dardant sur elle ce regard fixe, persistant, attractifet chargé de toute la volonté humaine concentrée dans ce sentimentappelé désir, mais qui prend alors le caractère d’un violentcommandement. La flamme de ce regard atteignit-elleFrancesca&|160;? Francesca s’attendait-elle de moment en moment àvoir Rodolphe&|160;? Au bout de quelques minutes, elle coula unregard vers la porte comme attirée par ce courant d’amour, et sesyeux, sans hésiter, se plongèrent dans les yeux de Rodolphe. Unléger frémissement agita ce magnifique visage et ce beau corps : lasecousse de l’âme réagissait&|160;! Francesca rougit. Rodolphe eutcomme toute une vie dans cet échange, si rapide qu’il n’estcomparable qu’à un éclair. Mais à quoi comparer son bonheur : ilétait aimé&|160;! La sublime princesse tenait, an milieu du monde,dans la belle maison Jeanrenaud, la parole donnée par la pauvreexilée, par la capricieuse de la maison Bergmann. L’ivresse d’unpareil moment rend esclave pour toute une vie&|160;! Un finsourire, élégant et rusé, candide et triomphateur agita les lèvresde la princesse Gandolphini qui, dans un moment où elle ne se crutpas observée, regarda Rodolphe en ayant l’air de lui demanderpardon de l’avoir trompé sur sa condition. Le morceau terminé,Rodolphe put arriver jusqu’au prince qui l’amena gracieusement à safemme. Rodolphe échangea les cérémonies d’une présentationofficielle avec la princesse, le prince Colonne et Francesca. Quandce fut fini, la princesse dut faire sa partie dans le fameuxquatuor de Mi manca la voce qui fut exécuté par elle, par la Tinti,par Génovèse le fameux ténor, et par un célèbre prince italienalors en exil et dont la voix, s’il n’eût pas été prince, l’auraitfait un des princes de l’art.

– Asseyez-vous là, dit à Rodolphe Francesca qui lui montra sapropre chaise à elle. Oimè&|160;! je crois qu’il y a erreur de nom: je suis, depuis un moment, princesse Rodolphini.

Ce fut dit avec une grâce, un charme, une naïveté quirappelèrent, dans cet aveu caché sous une plaisanterie, les joursheureux de Gersau. Rodolphe éprouva la délicieuse sensationd’écouter la voix d’une femme adorée en se trouvant si près d’elle,qu’il avait une de ses joues presque effleurée par l’étoffe de larobe et par la gaze de l’écharpe. Mais quand, en un pareil moment,c’est Mi manca la voce qui se chante et que ce quatuor est exécutépar les plus belles voix de l’Italie, il est facile de comprendrecomment des larmes vinrent mouiller les yeux de Rodolphe.

En amour, comme en toute chose peut-être, il est certains faits,minimes en eux-mêmes mais le résultat de mille petitescirconstances antérieures, et dont la portée devient immense enrésumant le passé, en se rattachant à l’avenir. On a senti millefois la valeur de la personne aimée&|160;; mais un rien, le contactparfait des âmes unies dans une promenade par une parole, par unepreuve d’amour inattendue, porte le sentiment à son plus hautdegré. Enfin, pour rendre ce fait moral par une image qui, depuisle premier âge du monde, a eu le plus incontestable succès : il ya, dans une longue chaîne, des points d’attache nécessaires où lacohésion est plus profonde que dans ses guirlandes d’anneaux. Cettereconnaissance entre Rodolphe et Francesca, pendant cette soirée, àla face du monde, fut un de ces points suprêmes qui relientl’avenir au passé, qui clouent plus avant au cœur les attachementsréels. Peut-être est-ce de ces clous épars que Bossuet a parlé enleur comparant la rareté des moments heureux de notre existence,lui qui ressentit si vivement et si secrètement l’amour&|160;!

Après le plaisir d’admirer soi-même une femme aimée, vient celuide la voir admirée par tous : Rodolphe eut alors les deux à lafois. L’amour est un trésor de souvenirs, et quoique celui deRodolphe fut déjà plein, il y ajouta les perles les plus précieuses: des sourires jetés en côté pour lui seul, des regards furtifs,des inflexions de chant que Francesca trouva pour lui, mais quifirent pâlir de jalousie la Tinti, tant elles furent applaudies.Aussi, toute sa puissance de désir, cette forme spéciale de son âmese jeta-t-elle sur la belle Romaine qui devint inaltérablement leprincipe et la fin de toutes ses pensées et de ses actions.Rodolphe aima comme toutes les femmes peuvent rêver d’être aimées,avec une force, une constance, une cohésion qui faisait deFrancesca la substance même de son cœur&|160;; il la sentit mêlée àson sang comme un sang plus pur, à son âme comme une âme plusparfaite&|160;; elle allait être sous les moindres efforts de savie comme le sable doré de la Méditerranée sous l’onde. Enfin, lamoindre aspiration de Rodolphe fut une active espérance.

Au bout de quelques jours, Francesca reconnut cet immenseamour&|160;; mais il était si naturel, si bien partagé, qu’ellen’en fut pas étonnée : elle en était digne.

– Qu’y a-t-il de surprenant, disait-elle à Rodolphe en sepromenant avec lui sur la terrasse de son jardin après avoirsurpris un de ces mouvements de fatuité si naturels aux Françaisdans l’expression de leurs sentiments, quoi de merveilleux à ce quevous aimiez une femme jeune et belle, assez artiste pour pouvoirgagner sa vie comme la Tinti, et qui peut donner quelquesjouissances de vanité&|160;? Quel est le butor qui ne deviendraitalors un Amadis&|160;? Ceci n’est pas la question entre nous : ilfaut aimer avec constance, avec persistance et à distance pendantdes années, sans autre plaisir que celui de se savoir aimé.

– Hélas&|160;! lui dit Rodolphe, ne trouverez-vous pas mafidélité dénuée de tout mérite en me voyant occupé par les travauxd’une ambition dévorante&|160;? Croyez-vous que je veuille vousvoir échanger un jour le beau nom de princesse Gandolphini pourcelui d’un homme qui ne serait rien&|160;! Je veux devenir un deshommes les plus remarquables de mon pays, être riche, être grand,et que vous puissiez être aussi fière de mon nom que de votre nomde Colonna.

– Je serais bien fâchée de pas vous voir de tels sentiments aucœur, répondit-elle avec un charmant sourire. Mais ne vous consumezpas trop dans les travaux de l’ambition, restez jeune… On dit quela politique rend un homme promptement vieux.

Ce qu’il y a de plus rare chez les femmes est une certainegaieté qui n’altère point la tendresse. Ce mélange d’un sentimentprofond et de la folie du jeune âge ajouta dans ce momentd’adorables attraits à ceux de Francesca. Là est la clef de soncaractère : elle rit et s’attendrit, elle s’exalte et revient à lafine raillerie avec un laissez-aller, une aisance qui font d’ellela charmante et délicieuse personne dont la réputation s’estd’ailleurs étendue au-delà de l’Italie. Elle cache sous les grâcesde la femme une instruction profonde, due à la vie excessivementmonotone et quasi monacale qu’elle a menée dans le vieux châteaudes Colonna. Cette riche héritière fut d’abord destinée au cloître,étant le quatrième enfant du prince et de la princesseColonna&|160;; mais la mort de ses deux frères et de sa sœur aînéela tira subitement de sa retraite pour en faire l’un des plus beauxpartis des Etats-Romains. Sa sœur aînée ayant été promise au princeGandolphini, l’un des plus riches propriétaires de la Sicile,Francesca lui fut donnée afin de ne rien changer aux affaires defamille. Les Colonna et les Gandolphini s’étaient toujours alliésentre eux. De neuf ans à seize ans, Francesca, dirigée par unmonsignore de la famille, avait lu toute la bibliothèque desColonna pour donner le change à son ardente imagination en étudiantles sciences, les arts et les lettres. Mais elle prit dans l’étudece goût d’indépendance et d’idées libérales qui la fit se jeter,ainsi que son mari, dans la révolution. Rodolphe ignorait encoreque, sans compter cinq langues vivantes, Francesca sût le grec, lelatin et l’hébreu. Cette charmante créature avait admirablementcompris qu’une des premières conditions de l’instruction chez unefemme, est d’être profondément cachée.

Rodolphe resta tout l’hiver à Genève. Cet hiver passa comme unjour. Quand vint le printemps, malgré les exquises jouissances quedonne la société d’une femme d’esprit, prodigieusement instruite,jeune et folle, cet amoureux éprouva de cruelles souffrances,supportées d’ailleurs avec courage&|160;; mais qui parfois sefirent jour sur sa physionomie, qui percèrent dans ses manières,dans le discours, peut-être parce qu’il ne les crut pas partagées.Parfois il s’irritait en admirant le calme de Francesca, qui,semblable aux Anglaises, paraissait mettre son amour-propre à nerien exprimer sur son visage dont la sérénité défiaitl’amour&|160;; il l’eût voulue agitée, il l’accusait de ne riensentir en croyant au préjugé qui veut, chez les femmes italiennes,une mobilité fébrile.

– Je suis Romaine&|160;! lui répondit gravement un jourFrancesca qui prit au sérieux quelques plaisanteries faites à cesujet par Rodolphe.

Il y eut dans l’accent de cette réponse une profondeur qui luidonna l’apparence d’une sauvage ironie et qui fit palpiterRodolphe. Le mois de mai déployait les trésors de sa jeune verdure,le soleil avait des moments de force comme au milieu de l’été. Lesdeux amants se trouvaient alors appuyés sur la balustrade en pierrequi, dans une partie de la terrasse où le terrain se trouve à picsur le lac, surmonte la muraille d’un escalier par lequel ondescend pour monter en bateau. De la villa voisine, où se voit unembarcadère à peu près pareil, s’élança comme un cygne une yoleavec son pavillon à flammes, sa tente à baldaquin cramoisi souslequel une charmante femme était mollement assise sur des coussinsrouges, coiffée en fleurs naturelles, conduite par un jeune hommevêtu comme un matelot et ramant avec d’autant plus de grâce qu’ilétait sous les regards de cette femme.

– Ils sont heureux&|160;! dit Rodolphe avec un âpre accent.Claire de Bourgogne, la dernière de la seule maison qui ait purivaliser la maison de France…..

– Oh&|160;!… elle vient d’une branche bâtarde, et encore par lesfemmes….

– Enfin, elle est vicomtesse de Beauséant, et n’a pas….

– Hésité&|160;!… n’est-ce pas&|160;? à s’enterrer avec monsieurGaston de Nueil, dit la fille des Colonna. Elle n’est que Françaiseet je suis Italienne…

Francesca quitta la balustrade, y laissa Rodolphe, et allajusqu’au bout de la terrasse d’où l’on embrasse une immense étenduedu lac. En la voyant marcher lentement, Rodolphe eut un soupçond’avoir blessé cette âme à la fois si candide et si savante, sifière et si humble : il eut froid, il suivit Francesca qui lui fitsigne de la laisser seule&|160;; mais il ne tint pas compte del’avis et la surprit essuyant des larmes. Des pleurs chez unenature si forte&|160;!

– Francesca, dit-il en lui prenant la main, y a-t-il un seulregret dans ton cœur&|160;?…

Elle garda le silence, dégagea sa main qui tenait le mouchoirbrodé, pour s’essuyer de nouveau les yeux.

– Pardon, reprit-il. Et par un élan il atteignit aux yeux pouressuyer les larmes par des baisers.

Francesca ne s’aperçut pas de ce mouvement passionné, tant elleétait violemment émue. Rodolphe, croyant à un consentement,s’enhardit, il saisit Francesca par la taille, la serra sur soncœur et prit un baiser&|160;; mais elle se dégagea par unmagnifique mouvement de pudeur offensée, et à deux pas, en leregardant sans colère, mais avec résolution : – Partez ce soir,dit-elle, nous ne nous reverrons plus qu’à Naples.

Malgré la sévérité de cet ordre, il fut exécuté religieusement,car Francesca le voulut.

De retour à Paris, Rodolphe trouva chez lui le portrait de laprincesse Gandolphini, fait par Schinner, comme Schinner sait faireles portraits. Ce peintre avait passé par Genève en allant enItalie. Comme il s’était refusé positivement à faire les portraitsde plusieurs femmes, Rodolphe ne croyait pas que le prince,excessivement désireux du portrait de sa femme, eût pu vaincre larépugnance du peintre célèbre&|160;; mais Francesca l’avait séduitsans doute, et obtenu de lui, ce qui tenait du prodige, un portraitoriginal pour Rodolphe, une copie pour Emilio. C’est ce que luidisait une charmante et délicieuse lettre où la pensée sedédommageait de la retenue imposée par la religion des convenances.L’amoureux répondit. Ainsi commença, pour ne plus finir, unecorrespondance entre Rodolphe et Francesca, seul plaisir qu’ils sepermirent.

Rodolphe, en proie à une ambition que légitimait son amour, semit aussitôt à l’œuvre. Il voulut d’abord la fortune, et se risquadans une entreprise où il jeta toutes ses forces aussi bien quetous ses capitaux&|160;; mais il eut à lutter, avec l’inexpériencede la jeunesse, contre une duplicité qui triompha de lui. Trois ansse perdirent dans une vaste entreprise, trois ans d’efforts et decourage.

Le ministère Villèle succombait aussi quand succomba Rodolphe.Aussitôt l’intrépide amoureux voulut demander à la Politique ce quel’Industrie lui avait refusé&|160;; mais avant de se lancer dansles orages de cette carrière, il alla tout blessé, tout souffrant,faire panser ses plaies et puiser du courage à Naples, où le princeet la princesse Gandolphini furent rappelés et réintégrés dansleurs biens à l’avénement du roi. Au milieu de sa lutte, ce fut unrepos plein de douceur, il passa trois mois à la villa Gandolphini,bercé d’espérances.

Rodolphe recommença l’édifice de sa fortune. Déjà ses talentsavaient été distingués, il allait enfin réaliser les vœux de sonambition, une place éminente était promise à son zèle, enrécompense de son dévouement et de services rendus, quand éclatal’orage de juillet 1830, et sa barque sombra de nouveau.

Elle et Dieu&|160;! tels sont les deux témoins des efforts lesplus courageux, des plus audacieuses tentatives d’un jeune hommedoué de qualités, mais à qui jusqu’alors a manqué le secours dudieu des sots, le Bonheur&|160;! Et cet infatigable athlète,soutenu par l’amour, recommence de nouveaux combats, éclairé par unregard toujours ami, par un cœur fidèle&|160;! Amoureux&|160;!priez pour lui&|160;!

En achevant ce récit qu’elle dévora, mademoiselle de Wattevilleavait les joues en feu, la fièvre était dans ses veines&|160;; ellepleurait, mais de rage. Cette Nouvelle, inspirée par la littératurealors à la mode, était la première lecture de ce genre qu’il futpermis à Philomène de faire. L’amour y était peint, sinon par unemain de maître, du moins par un homme qui semblait raconter sespropres impressions&|160;; or la vérité, fût-elle inhabile, devaittoucher une âme encore vierge. Là se trouvait le secret desagitations terribles, de la fièvre et des larmes de Philomène :elle était jalouse de Francesca Colonne. Elle ne doutait pas de lasincérité de cette poésie : Albert avait pris plaisir à raconter ledébut de sa passion en cachant sans doute les noms, peut-être aussiles lieux. Philomène était saisie d’une infernale curiosité. Quellefemme n’eût pas, comme elle, voulu savoir le vrai nom de sa rivale,car elle aimait&|160;! En lisant ces pages contagieuses pour elle,elle s’était dit ce mot solennel : j’aime&|160;! Elle aimaitAlbert, et se sentait au cœur une mordante envie de le disputer, del’arracher à cette rivale inconnue. Elle pensa qu’elle ne savaitpas la musique et qu’elle n’était pas belle.

– Il ne m’aimera jamais, se dit-elle.

Cette parole redoubla son désir de savoir si elle ne se trompaitpas, si réellement Albert aimait une princesse italienne, et s’ilétait aimé d’elle. Durant cette fatale nuit, l’esprit de décisionrapide qui distinguait le fameux Watteville se déploya tout entierchez son héritière. Elle enfanta de ces plans bizarres autourdesquels flottent d’ailleurs presque toutes les imaginations dejeunes filles, quand, au milieu de la solitude où quelques mèresimprudentes les retiennent, elles sont excitées par un événementcapital que le système de compression auquel elles sont soumisesn’a pu ni prévoir ni empêcher. Elle pensait à descendre avec uneéchelle par le kiosque dans le jardin de la maison où demeuraitAlbert, à profiter du sommeil de l’avocat, pour voir par sa fenêtrel’intérieur de son cabinet. Elle pensait à lui écrire, elle pensaità briser les liens de la société bisontine en introduisant Albertdans le salon de l’hôtel de Rupt. Cette entreprise, qui eût paru lechef-d’œuvre de l’impossible à l’abbé de Grancey lui-même, futl’affaire d’une pensée.

– Ah&|160;! se dit-elle, mon père a des contestations à sa terredes Rouxey, j’irai&|160;! S’il n’y a pas de procès, j’en ferainaître, et il viendra dans notre salon&|160;! s’écria-t-elle ens’élançant de son lit à sa fenêtre pour aller voir la lumièreprestigieuse qui éclairait les nuits d’Albert. Une heure du matinsonnait, il dormait encore.

– Je vais le voir à son lever, il viendra peut-être à safenêtre&|160;!

En ce moment mademoiselle de Watteville fut témoin d’unévénement qui devait remettre entre ses mains le moyen d’arriver àconnaître les secrets d’Albert. A la lueur de la lune, elle aperçutdeux bras tendus hors du kiosque et qui aidèrent Jérôme, ledomestique d’Albert, à franchir la crête du mur et à entrer sous lekiosque. Dans la complice de Jérôme, Philomène reconnut aussitôtMariette, la femme-de-chambre.

– Mariette et Jérôme&|160;! se dit-elle. Mariette, une fille silaide&|160;! Certes, ils doivent avoir honte l’un et l’autre.

Si Mariette était horriblement laide et âgée de trente-six ans,elle avait eu par héritage plusieurs quartiers de terre. Depuisdix-sept ans au service de madame de Watteville, qui l’estimaitfort à cause de sa dévotion, de sa probité, de son ancienneté dansla maison, elle avait sans doute économisé, placé ses gages et sesprofits. Or, à raison d’environ dix louis par année, elle devaitposséder, en comptant les intérêts des intérêts et ses héritages,environ quinze mille francs. Aux yeux de Jérôme, quinze millefrancs changeaient les lois de l’optique : il trouvait à Marietteune jolie taille, il ne voyait plus les trous et les couturesqu’une affreuse petite vérole avait laissés sur ce visage plat etsec&|160;; pour lui la bouche contournée était droite&|160;; et,depuis qu’en le prenant à son service, l’avocat Savaron l’avaitrapproché de l’hôtel de Rupt, il fit le siége en règle de la dévotefemme-de-chambre aussi raide, aussi prude que sa maîtresse, et qui,semblable à toutes les vieilles filles laides, se montrait plusexigeante que les plus belles personnes. Si maintenant la scènenocturne du kiosque est expliquée pour les personnes clairvoyantes,elle l’était très-peu pour Philomène qui néanmoins y gagna la plusdangereuse de toutes les instructions, celle que donne le mauvaisexemple. Une mère élève sévèrement sa fille, la couve de ses ailespendant dix-sept ans, et dans une heure, une servante détruit celong et pénible ouvrage, quelquefois par un mot, souvent par unseul geste&|160;! Philomène se recoucha, non sans penser à tout leparti qu’elle pouvait tirer de cette découverte. Le lendemainmatin, en allant à la messe en compagnie de Mariette (la baronneétait indisposée), Philomène prit le bras de sa femme-de-chambre,ce qui surprit étrangement la Comtoise.

– Mariette, lui dit-elle, Jérôme a-t-il la confiance de sonmaître&|160;?

– Je ne sais pas, mademoiselle.

– Ne faites pas l’innocente avec moi, répondit sèchementPhilomène. Vous vous êtes laissé embrasser par lui cette nuit, sousle kiosque. Je ne m’étonne plus si vous approuviez tant ma mère àpropos des embellissements qu’elle y projetait.

Philomène sentit le tremblement qui saisit Mariette par celui deson bras.

– Je ne vous veux pas de mal, dit Philomène en continuant,rassurez-vous, je ne dirai pas un mot à ma mère, et vous pourrezvoir Jérôme tant que vous voudrez.

– Mais, mademoiselle, répondit Mariette, c’est en tout bien touthonneur. Jérôme n’a pas d’autre intention que celle dem’épouser…

– Mais alors pourquoi vous donner des rendez-vous lanuit&|160;?

Mariette atterrée ne sut rien répondre.

– Ecoutez, Mariette, j’aime aussi, moi&|160;! J’aime en secretet toute seule. Je suis, après tout, unique enfant de mon père etde ma mère&|160;; ainsi vous avez plus à espérer de moi que de quique ce soit au monde…

– Certainement, mademoiselle, vous pouvez compter sur nous à lavie et à la mort, s’écria Mariette heureuse de ce dénouementimprévu.

– D’abord, silence pour silence, dit Philomène. Je ne veux pasépouser monsieur de Soulas&|160;; mais je veux, et absolument, unecertaine chose : ma protection ne vous appartient qu’à ce prix.

– Quoi&|160;? demanda Mariette.

– Je veux voir les lettres que monsieur Savaron fera mettre à laposte par Jérôme.

– Mais pourquoi faire&|160;? dit Mariette effrayée.

– Oh&|160;! rien que pour les lire, et vous les jetterezvous-même à la poste après. Cela ne fera qu’un peu de retard, voilàtout.

En ce moment Philomène et Mariette entrèrent à l’église, etchacune d’elles fit ses réflexions, au lieu de lire l’Ordinaire dela messe.

– Mon Dieu&|160;! combien y a-t-il donc de péchés dans toutcela&|160;? se dit Mariette.

Philomène, dont l’âme, la tête et le cœur étaient bouleverséspar la lecture de la Nouvelle, y vit enfin une sorte d’histoireécrite pour sa rivale. A force de réfléchir comme les enfants à lamême chose, elle finit par penser que la Revue de l’Est devait êtreenvoyée à la bien-aimée d’Albert.

– Oh&|160;! se disait-elle à genoux, la tête plongée dans sesmains, et dans l’attitude d’une personne abîmée dans la prière,oh&|160;! comment amener mon père à consulter la liste des gens àqui l’on envoie cette Revue&|160;?

Après le déjeuner, elle fit un tour de jardin avec son père enle cajolant, et l’amena sous le kiosque.

– Crois-tu, mon cher petit père, que notre Revue aille àl’étranger&|160;?

– Elle ne fait que commencer…

– Eh&|160;! bien, je parie qu’elle y va.

– Ce n’est guère possible.

– Va le savoir, et prends les noms des abonnés à l’étranger.

Deux heures après, monsieur de Watteville dit à sa fille : –J’ai raison, il n’y a pas encore un abonné dans les pays étrangers.L’on espère en avoir à Neufchâtel, à Berne, à Genève. On en envoiebien un exemplaire en Italie, mais gratuitement, à une damemilanaise, à sa campagne sur le lac Majeur, à Belgirate.

– Son nom&|160;? dit vivement Philomène.

– La duchesse d’Argaiolo.

– La connaissez-vous, mon père&|160;?

– J’en ai naturellement entendu parler. Elle est née princesseSoderini, c’est une Florentine, une très-grande dame, et tout aussiriche que son mari qui possède une des plus belles fortunes de laLombardie. Leur villa sur le lac Majeur est une des curiosités del’Italie.

Deux jours après, Mariette remit la lettre suivante àPhilomène.

ALBERT SAVARON A LEOPOLD HANNEQUIN.

« Eh&|160;! bien, oui, mon cher ami, je suis à Besançon pendantque tu me croyais en voyage. Je n’ai rien voulu te dire qu’aumoment où le succès commencerait, et voici son aurore. Oui, cherLéopold, après tant d’entreprises avortées où j’ai dépensé le pluspur de mon sang, où j’ai jeté tant d’efforts, usé tant de courage,j’ai voulu faire comme toi : prendre une voie battue, le grandchemin, le plus long, le plus sûr. Quel bond je te vois faire surton fauteuil de notaire&|160;? Mais ne crois pas qu’il y ait quoique ce soit de changé à ma vie intérieure dans le secret delaquelle il n’y a que toi au monde, et encore sous les réservesqu’elle a exigées. Je ne te le disais pas, mon ami&|160;; mais jeme lassais horriblement à Paris. Le dénouement de la premièreentreprise où j’ai mis toutes mes espérances et qui s’est trouvéesans résultats par la profonde scélératesse de mes deux associés,d’accord pour me tromper, pour me dépouiller, moi, à l’activité dequi tout était dû, m’a fait renoncer à chercher la fortunepécuniaire après avoir ainsi perdu trois ans de ma vie, dont uneannée à plaider. Peut-être m’en serais-je plus mal tiré, si jen’avais pas été contraint, à vingt ans, d’étudier le Droit. J’aivoulu devenir un homme politique, uniquement pour être un jourcompris dans une ordonnance sur la pairie sous le titre de comteAlbert Savaron de Savarus, et faire revivre en France un beau nomqui s’éteint en Belgique, encore que je ne sois ni légitime nilégitimé&|160;! »

– Ah&|160;! j’en étais sûre, il est noble&|160;! s’écriaPhilomène en laissant tomber la lettre.

 » Tu sais quelles études consciencieuses j’ai faites, queljournaliste obscur, mais dévoué, mais utile, et quel admirablesecrétaire je fus pour l’homme d’état qui, d’ailleurs, me futfidèle en 1829. Replongé dans le néant par la révolution dejuillet, alors que mon nom commençait à briller, au moment oùmaître des requêtes j’allais enfin entrer, comme un rouagenécessaire, dans la machine politique, j’ai commis la faute derester fidèle aux vaincus, de lutter pour eux, sans eux. Ah&|160;!pourquoi n’avais-je que trente-trois ans, et comment ne t’ai-je pasprié de me rendre éligible&|160;? Je t’ai caché tous mesdévouements et mes périls. Que veux-tu&|160;? j’avais la foi&|160;!nous n’eussions pas été d’accord. Il y a dix mois, pendant que tume voyais si gai, si content, écrivant mes articles politiques,j’étais au désespoir : je me voyais à trente-sept ans, avec deuxmille francs pour toute fortune, sans la moindre célébrité, venantd’échouer dans une noble entreprise, celle d’un journal quotidienqui ne répondait qu’à un besoin de l’avenir, au lieu de s’adresseraux passions du moment. Je ne savais plus quel parti prendre. Et,je me sentais&|160;! J’allais, sombre et blessé, dans les endroitssolitaires de ce Paris qui m’avait échappé, pensant à mes ambitionstrompées, mais sans les abandonner. Oh&|160;! quelles lettresempreintes de rage ne lui ai-je pas écrites alors, à elle, cetteseconde conscience, cet autre moi&|160;! Par moments, je me disais: – Pourquoi m’être tracé un si vaste programme pour monexistence&|160;? pourquoi tout vouloir&|160;? pourquoi ne pasattendre le bonheur en me vouant à quelque occupation quasimécanique&|160;?

J’ai jeté les yeux alors sur une modeste place où je pussevivre. J’allais avoir la direction d’un journal sous un gérant quine savait pas grand’chose, un homme d’argent ambitieux, quand laterreur m’a pris.

– Voudra-t– elle pour mari d’un amant qui sera descendu sibas&|160;? me suis-je dit.  »

Cette réflexion m’a rendu mes vingt-deux ans&|160;! oh&|160;!mon cher Léopold, combien l’âme s’use dans ces perplexités&|160;!Que doivent donc souffrir les aigles en cage, les lionsemprisonnés&|160;?… Ils souffrent tout ce que souffrait Napoléon,non pas à Sainte-Hélène, mais sur le quai des Tuileries, au 10août, quand il voyait Louis XVI se défendant si mal, lui quipouvait dompter la sédition comme il le fit plus tard sur les mêmeslieux, en vendémiaire&|160;! Eh&|160;! bien, ma vie a été cettesouffrance d’un jour, étendue sur quatre ans. Combien de discours àla Chambre n’ai-je pas prononcés dans les allées désertes du boisde Boulogne&|160;? Ces improvisations inutiles ont du moins aiguiséma langue et accoutumé mon esprit à formuler ses pensées enparoles. Durant ces tourments secrets, toi, tu te mariais, tuachevais de payer ta charge, et tu devenais adjoint au maire de tonarrondissement, après avoir gagné la croix en te faisant blesser àSaint-Merry.

Ecoute&|160;! Quand j’étais tout petit, et que je tourmentaisdes hannetons, il y avait chez ces pauvres insectes un mouvementqui me donnait presque la fièvre. C’est quand je les voyais faisantces efforts réitérés pour prendre leur vol, sans néanmoinss’envoler, quoiqu’ils eussent réussi à soulever leurs ailes. Nousdisions d’eux : Ils comptent&|160;! Etait-ce une sympathie&|160;?était-ce une vision de mon avenir&|160;? oh&|160;! déployer sesailes et ne pouvoir voler&|160;! Voilà ce qui m’est arrivé depuiscette belle entreprise de laquelle on m’a dégoûté, mais quimaintenant a enrichi quatre familles.

Enfin, il y a sept mois, je résolus de me faire un nom aubarreau de Paris, en voyant quels vides y laissaient les promotionsde tant d’avocats à des places éminentes. Mais en me rappelant lesrivalités que j’avais observées au sein de la Presse, et combien ilest difficile de parvenir à quoi que ce soit à Paris, cette arèneoù tant de champions se donnent rendez-vous, je pris une résolutioncruelle pour moi, d’un effet certain et peut-être plus rapide quetoute autre. Tu m’avais bien expliqué, dans nos causeries, laconstitution sociale de Besançon, l’impossibilité pour un étrangerd’y parvenir, d’y faire la moindre sensation, de s’y marier, depénétrer dans la société, d’y réussir en quoi que ce soit. Ce futlà que je voulus aller planter mon drapeau, pensant avec raison yéviter la concurrence, et m’y trouver seul à briguer la députation.Les Comtois ne veulent pas voir l’étranger, l’étranger ne les verrapas&|160;! ils se refusent à l’admettre dans leurs salons, il n’irajamais&|160;! il ne se montrera nulle part, pas même dans lesrues&|160;! Mais il est une classe qui fait les députés, la classecommerçante. Je vais spécialement étudier les questionscommerciales que je connais déjà, je gagnerai des procès,j’accorderai les différends, je deviendrai le plus fort avocat deBesançon. Plus tard, j’y fonderai une Revue où je défendrai lesintérêts du pays, où je les ferai naître, vivre, ou renaître. Quandj’aurai conquis un à un assez de suffrages, mon nom sortira del’urne. On dédaignera pendant long-temps l’avocat inconnu, mais ily aura une circonstance qui le mettra en lumière, une plaidoiriegratuite, une affaire de laquelle les autres avocats ne voudrontpas se charger. Si je parle une fois, je suis sûr du succès.Eh&|160;! bien, mon cher Léopold, j’ai fait emballer mabibliothèque dans onze caisses, j’ai acheté les livres de droit quipouvaient m’être utiles, et j’ai mis tout, ainsi que mon mobilier,au roulage pour Besançon. J’ai pris mes diplômes, j’ai réuni milleécus et suis venu te dire adieu. La malle-poste m’a jeté dansBesançon, où j’ai, dans trois jours de temps, choisi un petitappartement qui a vue sur des jardins, j’y ai somptueusementarrangé le cabinet mystérieux où je passe mes nuits et mes jours,et où brille le portrait de mon idole, de celle à laquelle ma vieest vouée, qui la remplit, qui est le principe de mes efforts, lesecret de mon courage, la cause de mon talent. Puis, quand lesmeubles et les livres sont arrivés, j’ai pris un domestiqueintelligent, et suis resté pendant cinq mois comme une marmotte enhiver. On m’avait d’ailleurs inscrit au tableau des avocats. Enfin,on m’a nommé d’office pour défendre un malheureux aux Assises, sansdoute pour m’entendre parler au moins une fois&|160;! Un des plusinfluents négociants de Besançon était du jury, il avait uneaffaire épineuse : j’ai tout fait dans cette cause pour cet homme,et j’ai eu le succès le plus complet du monde. Mon client étaitinnocent, j’ai fait dramatiquement arrêter les vrais coupables, quiétaient témoins. Enfin, la Cour a partagé l’admiration de sonpublic. J’ai su sauver l’amour-propre du juge d’instruction enmontrant la presque impossibilité de découvrir une trame si bienourdie. J’ai eu la clientèle de mon gros négociant, et je lui aigagné son procès. Le Chapitre de la cathédrale m’a choisi pouravocat dans un immense procès avec la Ville qui dure depuis quatreans : j’ai gagné. En trois affaires, je suis devenu le plus grandavocat de la Franche-Comté. Mais j’ensevelis ma vie dans le plusprofond mystère, et cache ainsi mes prétentions. J’ai contracté deshabitudes qui me dispensent d’accepter toute invitation. On ne peutme consulter que de six heures à huit heures du matin, je me coucheaprès mon dîner, et je travaille pendant la nuit. Levicaire-général, homme d’esprit et très-influent, qui m’a chargé del’affaire du Chapitre, déjà perdue en première instance, m’anaturellement parlé de reconnaissance. – « Monsieur, lui ai-je dit,je gagnerai votre affaire, mais je ne veux pas d’honoraires, jeveux plus…. (haut le corps de l’abbé) sachez que je perdsénormément à me poser comme l’adversaire de la Ville, je suis venuici pour en sortir député, je ne veux m’occuper que d’affairescommerciales, parce que les commerçants font les députés, et ils sedéfieront de moi si je plaide pour les prêtres, car vous êtes lesprêtres pour eux. Si je me charge de votre affaire, c’est quej’étais, en 1828, secrétaire particulier à tel Ministère (nouveaumouvement d’étonnement chez mon abbé), maître des requêtes sous lenom d’Albert de Savarus (autre mouvement). Je suis resté fidèle auxprincipes monarchiques&|160;; mais comme vous n’avez pas lamajorité dans Besançon, il faut que j’acquière des voix dans labourgeoisie. Donc, les honoraires que je vous demande, c’est lesvoix que vous pourrez faire porter sur moi dans un moment opportun,secrètement. Gardons-nous le secret l’un à l’autre, et je plaideraigratis toutes les affaires de tous les prêtres du diocèse. Pas unmot de mes antécédents, et soyons-nous fidèles. » Quand il est venume remercier, il m’a remis un billet de cinq cents francs, et m’adit à l’oreille : – Les voix tiennent toujours. En cinq conférencesque nous avons eues, je me suis fait, je crois, un ami de cevicaire-général. Maintenant accablé d’affaires, je ne me charge quede celles qui regardent les négociants en disant que les questionsde commerce sont ma spécialité. Cette tactique m’attache les gensde commerce et me permet de rechercher les personnes influentes.Ainsi tout va bien. D’ici à quelques mois, j’aurai trouvé dansBesançon une maison à acheter qui puisse me donner le cens. Jecompte sur toi pour me prêter les capitaux nécessaires à cetteacquisition. Si je mourais, si j’échouais, il n’y aurait pas assezde perte pour que ce soit une considération entre nous. Lesintérêts te seront servis par les loyers, et j’aurai d’ailleurssoin d’attendre une bonne occasion afin que tu ne perdes rien àcette hypothèque nécessaire.

Ah&|160;! mon cher Léopold, jamais joueur, ayant dans sa pocheles restes de sa fortune et la jouant au Cercle des Etrangers, dansune dernière nuit d’où il doit sortir riche ou ruiné, n’a eu dansles oreilles les tintements perpétuels, dans les mains la petitesueur nerveuse, dans la tête l’agitation fébrile, dans le corps lestremblements intérieurs que j’éprouve tous les jours en jouant madernière partie au jeu de l’ambition. Hélas, cher et seul ami,voici bientôt dix ans que je lutte. Ce combat avec les hommes etles choses, où j’ai sans cesse versé ma force et mon énergie, oùj’ai tant usé les ressorts du désir, m’a miné, pour ainsi dire,intérieurement. Avec les apparences de la force, de la santé, je mesens ruiné. Chaque jour emporte un lambeau de ma vie intime. Achaque nouvel effort, je sens que je ne pourrai plus lerecommencer. Je n’ai plus de force et de puissance que pour lebonheur, et s’il n’arrivait pas poser sa couronne de roses sur matête, le moi que je suis n’existerait plus, je deviendrais unechose détruite, je ne désirerais plus rien dans le monde, je nevoudrais plus rien être. Tu le sais, le pouvoir et la gloire, cetteimmense fortune morale que je cherche n’est que secondaire : c’estpour moi le moyen de la félicité, le piédestal de mon idole.

Atteindre au but en expirant comme le coureur antique&|160;!voir la fortune et la mort arrivant ensemble sur le seuil de saporte&|160;! obtenir celle qu’on aime au moment où l’amours’éteint&|160;! n’avoir plus la faculté de jouir quand on a gagnéle droit de vivre heureux&|160;!… Oh&|160;! de combien d’hommesceci fut la destinée&|160;!

Il y a certes un moment où Tantale s’arrête, se croise les braset défie l’enfer en renonçant à son métier d’éternel attrapé. J’enserais là si quelque chose faisait manquer mon plan, si, aprèsm’être courbé dans la poussière de la province, avoir rampé commeun tigre affamé autour de ces négociants, de ces électeurs pouravoir leurs votes&|160;; si après avoir plaidaillé d’aridesaffaires, avoir donné mon temps, un temps que je pourrais passersur le lac Majeur à voir les eaux qu’elle voit, à me coucher sousses regards, à l’entendre&|160;; je ne m’élançais pas à la tribunepour y conquérir l’auréole que doit avoir un nom pour succéder àcelui d’Argaiolo. Bien plus, Léopold, je sens par certains joursdes langueurs vaporeuses&|160;; il s’élève du fond de mon âme desdégoûts mortels, surtout quand, en de longues rêveries, je me suisplongé par avance au milieu des joies de l’amour heureux&|160;! Ledésir n’aurait-il en nous qu’une certaine dose de force, et peut-ilpérir sous une trop grande effusion de sa substance&|160;? Aprèstout, en ce moment ma vie est belle, éclairée par la foi, par letravail et par l’amour. Adieu, mon ami. J’embrasse tes enfants, ettu rappelleras au souvenir de ton excellente femme,

« Votre ALBERT. »

Philomène lut deux fois cette lettre, dont le sens général segrava dans son cœur. Elle pénétra soudain dans la vie antérieured’Albert, car sa vive intelligence lui en expliqua les détails etlui en fit parcourir l’étendue. En rapprochant cette confidence dela Nouvelle publiée dans la Revue, elle comprit alors Albert toutentier. Naturellement elle s’exagéra les proportions déjà fortes decette belle âme, de cette volonté puissante&|160;; et son amourpour Albert devint alors une passion dont la violence s’accrut detoute la force de sa jeunesse, des ennuis de sa solitude et del’énergie secrète de son caractère. Aimer est déjà chez une jeunepersonne un effet de la loi naturelle&|160;; mais, quand son besoind’affection se porte sur un homme extraordinaire, il s’y mêlel’enthousiasme qui déborde dans les jeunes cœurs. Aussimademoiselle de Watteville arriva-t-elle en quelques jours à unephase quasi morbide et très-dangereuse de l’exaltationamoureuse.

La baronne était très-contente de sa fille, qui, sous l’empirede ses profondes préoccupations, ne lui résistait plus, paraissaitappliquée à ses divers ouvrages de femme, et réalisait son beauidéal de la fille soumise.

L’avocat plaidait alors deux ou trois fois par semaine. Quoiqueaccablé d’affaires, il suffisait au Palais, au contentieux ducommerce, à la Revue, et restait dans un profond mystère encomprenant que plus son influence serait sourde et cachée, plusréelle elle serait. Mais il ne négligeait aucun moyen de succès, enétudiant la liste des électeurs bisontins et recherchant leursintérêts, leurs caractères, leurs diverses amitiés, leursantipathies. Un cardinal voulant être pape s’est-il jamais donnétant de soin&|160;?

Un soir Mariette, en venant habiller Philomène pour une soirée,lui apporta, non sans gémir sur cet abus de confiance, une lettredont la suscription fit frémir et pâlir et rougir mademoiselle deWatteville.

A MADAME LA DUCHESSE D’ARGAIOLO

( née princesse Soderini ),

A BELGIRATE,

Lac Majeur. ITALIE.

A ses yeux, cette adresse brilla comme dut briller Mané, Thecel,Pharès aux yeux de Balthasar. Après avoir caché la lettre, elledescendit pour aller avec sa mère chez madame de Chavoncourt.Pendant cette soirée, Philomène fut assaillie de remords et descrupules. Elle avait éprouvé déjà de la honte d’avoir violé lesecret de la lettre d’Albert à Léopold. Elle s’était demandéplusieurs fois si, sachant ce crime, infâme en ce qu’il estnécessairement impuni, le noble Albert l’estimerait&|160;? Saconscience lui répondait : Non&|160;! avec énergie. Elle avaitexpié sa faute en s’imposant des pénitences : elle jeûnait, elle semortifiait en restant à genoux les bras en croix et disant desprières pendant quelques heures. Elle avait obligé Mariette à cesactes de repentir. L’ascétisme le plus vrai se mêlait à sa passion,et la rendait d’autant plus dangereuse.

– Lirai-je&|160;? ne lirai-je pas cette lettre&|160;? sedisait-elle en écoutant les petites de Chavoncourt. L’une avaitseize et l’autre dix-sept ans et demi. Philomène regardait ses deuxamies comme des petites filles parce qu’elles n’aimaient pas ensecret.

– Si je la lis, se disait-elle après avoir flotté pendant uneheure entre non et oui, ce sera bien certainement la dernière.Puisque j’ai tant fait que de savoir ce qu’il écrivait à son ami,pourquoi ne saurais-je pas ce qu’il lui dit à elle&|160;? si c’estun horrible crime, n’est-ce pas une preuve d’amour&|160;? O&|160;!Albert, ne suis-je pas ta femme&|160;?

Quand Philomène fut au lit, elle ouvrit cette lettre datée dejour en jour de manière à offrir à la duchesse une fidèle image dela vie et des sentiments d’Albert.

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 » Ma chère âme, tout va bien. Aux conquêtes que j’ai faites jeviens d’en ajouter une précieuse : j’ai rendu service à l’un despersonnages les plus influents aux élections. Comme les critiques,qui font les réputations sans jamais pouvoir s’en faire une, ilfait les députés sans pouvoir jamais le devenir. Le brave homme avoulu me témoigner sa reconnaissance à bon marché, presque sansbourse délier, en me disant : – Voulez-vous aller à laChambre&|160;? Je puis vous faire nommer député. – Si je merésolvais à entrer dans la carrière politique, lui ai-je répondutrès-hypocritement, ce serait pour me vouer à la Comté que j’aimeet où je suis apprécié. – Eh&|160;! bien, nous vous déciderons, etnous aurons par vous une influence à la Chambre, car vous ybrillerez.

Ainsi, mon ange aimé, quoi que tu dises, ma persistance aura sacouronne. Dans peu je parlerai du haut de la tribune française àmon pays, à l’Europe. Mon nom te sera jeté par les cent voix de laPresse française&|160;!

Oui, comme tu me le dis, je suis venu vieux à Besançon, etBesançon m’a vieilli encore&|160;; mais, comme Sixte-Quint, jeserai jeune le lendemain de mon élection. J’entrerai dans ma vraievie, dans ma sphère. Ne serons-nous pas alors sur la mêmeligne&|160;? Le comte Savaron de Savarus, ambassadeur je ne saisoù, pourra certes épouser une princesse Soderini, la veuve du ducd’Argaiolo&|160;! Le triomphe rajeunit les hommes conservés pard’incessantes luttes. O ma vie&|160;! avec quelle joie ai-je sautéde ma bibliothèque à mon cabinet devant ton cher portrait, à quij’ai dit ces progrès avant de t’écrire&|160;! oui, mes voix à moi,celles du vicaire-général, celles des gens que j’obligerai etcelles de ce client assurent déjà mon élection.

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Nous sommes entrés dans la douzième année depuis l’heureusesoirée où par un regard la belle duchesse a ratifié les promessesde la proscrite Francesca. Ah&|160;! chère, tu as trente-deux ans,et moi j’en ai trente-cinq, le cher duc en a soixante-dix-sept,c’est-à-dire à lui seul dix ans de plus que nous deux, et ilcontinue à se bien porter&|160;! Fais-lui mes compliments, etdis-lui que je lui donne encore trois ans. J’ai besoin de ce tempspour élever ma fortune à la hauteur de ton nom. Tu le vois, je suisgai, je ris aujourd’hui : voilà l’effet d’une espérance. Tristesseou gaieté, tout me vient de toi. L’espoir de parvenir me remettoujours au lendemain du jour où je t’ai vue pour la première fois,où ma vie s’est unie avec la tienne comme la terre à lalumière&|160;! Qual pianto que ces onze années, car nous voici auvingt-six décembre, anniversaire de mon arrivée dans ta villa dulac de Constance. Voici onze ans que je crie et que turayonnes&|160;!

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Non, chère, ne va pas à Milan, reste à Belgirate. Milanm’épouvante. Je n’aime ni ces affreuses habitudes milanaises decauser tous les soirs à la Scala avec une douzaine de personnesparmi lesquelles il est difficile qu’on ne te dise pas quelquedouceur. Pour moi la solitude est comme ce morceau d’ambre au seinduquel un insecte vit éternellement dans son immuable beauté. L’âmeet le corps d’une femme restent ainsi purs et dans la forme de leurjeunesse. Est-ce ces tedeschi que tu regrettes&|160;?

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Ta statue ne se finira donc point&|160;? Je voudrais t’avoir enmarbre, en peinture, en miniature, de toutes les façons, pourtromper mon impatience. J’attends toujours la Vue de Belgirate aumidi et celle de la galerie, voilà les seules qui me manquent. Jesuis tellement occupé que je ne puis aujourd’hui te rien dire qu’unrien, mais ce rien est tout. N’est-ce pas d’un rien que Dieu a faitle monde&|160;? Ce rien, c’est un mot, le mot de Dieu : Jet’aime&|160;!

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Ah&|160;! je reçois ton journal&|160;! Merci de tonexactitude&|160;! tu as donc éprouvé bien du plaisir à voir lesdétails de notre première connaissance ainsi traduits&|160;?…Hélas&|160;! tout en les voilant, j’avais grand’peur de t’offenser.Nous n’avions point de Nouvelles, et une Revue sans Nouvelles,c’est une belle sans cheveux. Peu trouveur de ma nature et audésespoir, j’ai pris la seule poésie qui fût dans mon âme, la seuleaventure qui fût dans mes souvenirs, je l’ai mise au ton où ellepouvait être dite, et je n’ai pas cessé de penser à toi tout enécrivant le seul morceau littéraire qui sortira de mon cœur, je nepuis pas dire de ma plume. La transformation du farouche Sormano enGina ne t’a-t-elle pas fait rire&|160;?

Tu me demandes comme va la santé&|160;? mais bien mieux qu’àParis. Quoique je travaille énormément, la tranquillité des milieuxa de l’influence sur l’âme. Ce qui fatigue et vieillit, chère ange,c’est ces angoisses de vanité trompée, ces irritations perpétuellesde la vie parisienne, ces luttes d’ambitions rivales. Le calme estbasalmique. Si tu savais quel plaisir me fait ta lettre, cettebonne longue lettre où tu me dis si bien les moindres accidents deta vie. Non&|160;! vous ne saurez jamais, vous autres femmes, àquel point un véritable amant est intéressé par ces riens.L’échantillon de ta nouvelle robe m’a fait un énorme plaisir àvoir&|160;! Est-ce donc une chose indifférente que de savoir tamise&|160;? Si ton front sublime se raye&|160;? Si nos auteurs tedistrayent&|160;? Si les chants de Victor Hugo t’exaltent&|160;? Jelis les livres que tu lis. Il n’y a pas jusqu’à ta promenade sur lelac qui ne m’ait attendri. Ta lettre est belle, suave comme tonâme&|160;! O fleur céleste et constamment adorée&|160;! aurais-jepu vivre sans ces chères lettres qui depuis onze ans m’ont soutenudans ma voie difficile&|160;! comme une clarté, comme un parfum,comme un chant régulier, comme une nourriture divine, comme tout cequi console et charme la vie&|160;! Ne manque pas&|160;! Si tusavais quelle est mon angoisse la veille du jour où je les reçois,et ce qu’un retard d’un jour me cause de douleur&|160;! Est-ellemalade&|160;? est-ce lui&|160;? Je suis entre l’enfer et leparadis, je deviens fou&|160;! Cara diva, cultive toujours lamusique, exerce ta voix, étudie. Je suis ravi de cette conformitéde travaux et d’heures qui fait que, séparés par les Alpes, nousvivons exactement de la même manière. Cette pensée me charme et medonne bien du courage. Quand j’ai plaidé pour la première fois, jene t’ai pas encore dit cela, je me suis figuré que tu m’écoutais,et j’ai senti tout à coup en moi ce mouvement d’inspiration qui metle poète au-dessus de l’humanité. Si je vais à la Chambre,oh&|160;! tu viendras à Paris pour assister à mon début.

30 au soir.

Mon Dieu&|160;! combien je t’aime. Hélas&|160;! j’ai mis trop dechoses dans mon amour et dans mes espérances. Un hasard qui feraitchavirer cette barque trop chargée emporterait ma vie&|160;! Voicitrois ans que je ne t’ai vue, et à l’idée d’aller à Belgirate, moncœur bat si fort que je suis obligé de m’arrêter… Te voir, entendrecette voix enfantine et caressante&|160;! embrasser par les yeux ceteint d’ivoire si éclatant aux lumières, et sous lequel on devineta noble pensée&|160;! admirer tes doigts jouant avec les touches,recevoir toute ton âme dans un regard et ton cœur dans l’accentd’un : Oimé&|160;! ou d’un : Alberto&|160;! nous promener devanttes orangers en fleur, vivre quelques mois au sein de ce sublimepaysage… Voilà la vie. Oh&|160;! quelle niaiserie que de couriraprès le pouvoir, un nom, la fortune&|160;! Mais tout est àBelgirate : là est la poésie, là est la gloire&|160;! J’aurais dûme faire ton intendant, ou, comme ce cher tyran que nous ne pouvonshaïr me le proposait, y vivre en cavalier servant, ce que notreardente passion ne nous a pas permis d’accepter. Est-ce un Italienque le duc&|160;? m’est avis que c’est le père Eternel&|160;!Adieu, mon ange, tu me pardonneras mes prochaines tristesses enfaveur de cette gaieté tombée comme un rayon du flambeau del’Espérance, qui jusqu’alors me paraissait un feu follet.  »

– Comme il aime&|160;! s’écria Philomène en laissant tombercette lettre qui lui sembla lourde à tenir. Après onze ans écrireainsi&|160;?

– Mariette, dit Philomène à la femme de chambre le lendemainmatin, allez jeter cette lettre à la poste, dites à Jérôme que jesais tout ce que je voulais savoir et qu’il serve fidèlementmonsieur Albert. Nous nous confesserons de ces péchés sans dire àqui les lettres appartenaient, ni où elles allaient. J’ai eu tort,c’est moi qui suis la seule coupable.

– Mademoiselle a pleuré, dit Mariette.

– Oui, je ne voudrais pas que ma mère s’en aperçût, donnez-moide l’eau bien froide.

Philomène, au milieu des orages de sa passion, écoutait souventla voix de sa conscience. Touchée par cette admirable fidélité dedeux cœurs, elle venait de faire ses prières, et s’était ditqu’elle n’avait plus qu’à se résigner, à respecter le bonheur dedeux êtres dignes l’un de l’autre, soumis à leur sort, attendanttout de Dieu, sans se permettre d’actions ni de souhaits criminels.Elle se sentit meilleure, elle éprouva quelque satisfactionintérieure après avoir pris cette résolution inspirée par ladroiture naturelle au jeune âge. Elle y fut encouragée par uneréflexion de jeune fille : elle s’immolait pour lui&|160;!

– Elle ne sait pas aimer, pensait-elle. Ah&|160;! si c’étaitmoi, je sacrifierais tout à un homme qui m’aimerait ainsi. Etreaimée&|160;?….. quand et par qui le serai-je, moi&|160;! Ce petitmonsieur de Soulas n’aime que ma fortune&|160;; si j’étais pauvre,il ne ferait seulement pas attention à moi.

– Philomène, ma petite, à quoi penses-tu donc, tu vas au delà dela raie, dit la baronne à sa fille qui faisait des pantoufles entapisserie pour le baron.

Philomène passa tout l’hiver de 1834 à 1835 en mouvementssecrets tumultueux&|160;; mais au printemps, au mois d’avril,époque à laquelle elle atteignit à ses dix-huit ans, elle se disaitparfois qu’il serait bien de l’emporter sur une duchessed’Argaiolo. Dans le silence et la solitude, la perspective de cettelutte avait rallumé sa passion et ses mauvaises pensées. Elledéveloppait par avance sa témérité romanesque en faisant plans surplans. Quoique de tels caractères soient exceptionnels, il existemalheureusement beaucoup trop de Philomènes, et cette histoirecontient une leçon qui doit leur servir d’exemple. Pendant cethiver, Albert de Savarus avait sourdement fait un progrès immensedans Besançon. Sûr de son succès, il attendait avec impatience ladissolution de la Chambre. Il avait conquis parmi les hommes dujuste-milieu, l’un des faiseurs de Besançon, un riche entrepreneurqui disposait d’une grande influence.

Les Romains se sont partout donné des peines énormes, ils ontdépensé des sommes immenses pour avoir d’excellentes eaux àdiscrétion dans toutes les villes de leur empire. A Besançon, ilsbuvaient les eaux d’Arcier, montagne située à une assez grandedistance de Besançon. Besançon est une ville assise dansl’intérieur d’un fer à cheval décrit par le Doubs. Ainsi rétablirl’aqueduc des Romains pour boire l’eau que buvaient les Romainsdans une ville arrosée par le Doubs, est une de ces niaiseries quine prennent que dans une province où règne la gravité la plusexemplaire. Si cette fantaisie se logeait au cœur des Bisontins,elle devait obliger à faire de grandes dépenses, et ces dépensesallaient profiter à l’homme influent, Albert Savaron de Savarusdécida que le Doubs n’était bon qu’à couler sous des pontssuspendus, et qu’il n’y avait de potable que l’eau d’Arcier. Desarticles parurent dans la Revue de l’Est qui ne furent quel’expression des idées du commerce bisontin. Les Nobles comme lesBourgeois, le Juste-milieu comme les Légitimistes, le Gouvernementcomme l’opposition, enfin tout le monde se trouva d’accord pourvouloir boire l’eau des Romains et jouir d’un pont suspendu. Laquestion des eaux d’Arcier fut à l’ordre du jour dans Besançon. ABesançon, comme pour les deux chemins de fer de Versailles, commepour des abus subsistants, il y eut des intérêts cachés quidonnèrent une vitalité puissante à cette idée. Les gensraisonnables, en petit nombre d’ailleurs, qui s’opposaient à ceprojet, furent traités de ganaches. On ne s’occupait que des deuxplans de l’avocat Savaron. Après dix-huit mois de travauxsouterrains, cet ambitieux était donc arrivé, dans la ville la plusimmobile de France et la plus réfractaire à l’étranger, à la remuerprofondément, à y faire, selon une expression vulgaire, la pluie etle beau temps, à y exercer une influence positive sans être sortide chez lui. Il avait résolu le singulier problème d’être puissantquelque part sans popularité. Pendant cet hiver il gagna septprocès pour des ecclésiastiques de Besançon. Aussi par momentsrespirait-il par avance l’air de la Chambre. Son cœur se gonflait àla pensée de son futur triomphe. Cet immense désir, qui lui faisaitmettre en scène tant d’intérêts, inventer tant de ressorts,absorbait les dernières forces de son âme démesurément tendue. Onvantait son désintéressement, il acceptait sans observations leshonoraires de ses clients. Mais ce désintéressement était del’usure morale, il attendait un prix pour lui plus considérable quetout l’or du monde. Il avait acheté, soi-disant pour rendre serviceà un négociant embarrassé dans ses affaires, au mois d’octobre1834, et avec les fonds de Léopold Hannequin, une maison qui luidonnait le cens d’éligibilité. Ce placement avantageux n’eut pasl’air d’avoir été cherché ni désiré.

– Vous êtes un homme bien réellement remarquable, dit à Savarusl’abbé de Grancey, qui naturellement observait et devinaitl’avocat. Le vicaire-général était venu lui présenter un chanoinequi réclamait les conseils de l’avocat. – Vous êtes, lui dit-il, unprêtre qui n’est pas dans son chemin. Un mot qui frappaSavarus.

De son côté, Philomène avait décidé dans sa forte tête de frêlejeune fille d’amener monsieur de Savarus dans le salon et del’introduire dans la société de l’hôtel de Rupt. Elle bornaitencore ses désirs à voir Albert et à l’entendre. Elle avaittransigé pour ainsi dire, et les transactions ne sont souvent quedes trêves.

Les Rouxey, terre patrimoniale des Watteville, valait dix millefrancs de rentes, net&|160;; mais, en d’autres mains, elle eûtrapporté bien davantage. L’insouciance du baron, dont la femmedevait avoir et eut quarante mille francs de revenu, laissait lesRouxey sous le gouvernement d’une espèce de maître Jacques, unvieux domestique de la maison Watteville, appelé Modinier.Néanmoins, quand le baron et la baronne éprouvaient le désird’aller à la campagne, ils allaient aux Rouxey, dont la situationest très-pittoresque. Le château, le parc, tout a d’ailleurs étécréé par le fameux Watteville, dont la vieillesse active sepassionna pour ce lieu magnifique.

Entre deux petites Alpes, deux pitons dont le sommet est nu, etqui s’appellent le grand et le petit Rouxey, au milieu d’une gorgepar où les eaux de ces montagnes terminées par la Dent de Vilard,tombent et vont se joindre aux délicieuses sources du Doubs,Watteville imagina de construire un barrage énorme, en y laissantdeux déversoirs pour le trop plein des eaux. En amont de sonbarrage, il obtint un charmant lac, et en aval deux cascades, deuxravissantes rivières avec lesquelles il arrosa la sèche et incultevallée que dévastait jadis le torrent des Rouxey. Ce lac, cettevallée, ses deux montagnes, il les enferma par une enceinte, et sebâtit une chartreuse sur le barrage auquel il donna trois arpentsde largeur, en y faisant apporter toutes les terres qu’il fallutenlever pour creuser le double lit de ses rivières factices et lescanaux d’irrigation. Quand le baron de Watteville se procura le lacau-dessus de son barrage, il était propriétaire des deux Rouxey,mais non de la vallée supérieure qu’il inondait ainsi, par laquelleon passait en tout temps, et qui se termine en fer à cheval au piedde la Dent de Vilard. Mais ce sauvage vieillard imprimait une sigrande terreur que, pendant toute sa vie, il n’y eut aucuneréclamation de la part des habitants des Riceys, petit villagesitué sur le revers de la Dent de Vilard. Quand le baron mourut, ilavait réuni les pentes des deux Rouxey au pied de la Dent de Vilardpar une forte muraille, afin de ne pas inonder les deux vallées quidébouchaient dans la gorge des Rouxey à droite et à gauche du picde Vilard. Il mourut ayant conquis ainsi la Dent de Vilard. Seshéritiers se firent les protecteurs du village des Riceys etmaintinrent ainsi l’usurpation. Le vieux meurtrier, le vieuxrenégat, le vieil abbé Watteville avait fini sa carrière enplantant des arbres, en construisant une superbe route, prise surle flanc d’un des deux Rouxey, et qui rejoignait le grand chemin.De ce parc, de cette habitation dépendaient des domaines fort malcultivés, des chalets dans les deux montagnes et des boisinexploités. C’était sauvage et solitaire, sous la garde de lanature, abandonné au hasard de la végétation, mais pleind’accidents sublimes. Vous pouvez vous figurer maintenant lesRouxey.

Il est fort inutile d’embarrasser cette histoire en racontantles prodigieux efforts et les ruses empreintes de génie parlesquels Philomène arriva, sans le laisser soupçonner, à son but.Qu’il suffise de dire qu’elle obéissait à sa mère en quittantBesançon au mois de mai 1835, dans une vieille berline attelée dedeux bons gros chevaux loués, et allant avec son père auxRouxey.

L’amour explique tout aux jeunes filles. Quand en se levant lelendemain de son arrivée aux Rouxey, Philomène aperçut de lafenêtre de sa chambre la belle nappe d’eau sur laquelle s’élevaientde ces vapeurs exhalées comme des fumées et qui s’engageaient dansles sapins et dans les mélèzes, en rampant le long des deux picspour en gagner les sommets, elle laissa échapper un crid’admiration.

– Ils se sont aimés devant des lacs&|160;! Elle est sur unlac&|160;! Décidément un lac est plein d’amour.

Un lac alimenté par des neiges a des couleurs d’opale et unetransparence qui eu fait un vaste diamant&|160;; mais quand il estserré comme celui des Rouxey entre deux blocs de granit vêtus desapins, qu’il y règne un silence de savane ou de steppe, il arracheà tout le monde le cri que venait de jeter Philomène.

– On doit cela, lui dit son père, au fameuxWatteville&|160;!

– Ma foi, dit la jeune fille, il a voulu se faire pardonner sesfautes. Montons dans la barque et allons jusqu’au bout, dit-elle,nous gagnerons de l’appétit pour le déjeuner.

Le baron manda deux jeunes jardiniers qui savaient ramer, etprit avec lui son premier ministre Modinier. Le lac avait sixarpents de largeur, quelquefois dix ou douze, et quatre centsarpents de long. Philomène eut bientôt atteint le fond qui setermine par la Dent de Vilard, la Jung-Frau de cette petiteSuisse.

– Nous y voila, monsieur le baron, dit Modinier en faisant signeaux deux jardiniers d’attacher la barque, voulez-vous venirvoir…

– Voir quoi&|160;? demanda Philomène.

– Oh&|160;! rien, dit le baron. Mais tu es une fille discrète,nous avons des secrets ensemble, je puis te dire ce qui mechiffonne l’esprit : il s’est ému depuis 1830 des difficultés entrela commune des Riceys et moi, précisément à cause de la Dent deVilard, et je voudrais les accommoder sans que ta mère le sache,car elle est entière, elle est capable de jeter feu et flammes,surtout en apprenant que le maire des Riceys, un républicain, ainventé cette contestation pour courtiser son peuple.

Philomène eut le courage de déguiser sa joie, afin de mieux agirsur son père.

– Quelle contestation&|160;? fit-elle.

– Mademoiselle, les gens des Riceys, dit Modinier, ont depuislong-temps droit de pâture et d’affouage dans leur côté de la Dentde Vilard. Or, monsieur Chantonnit, leur maire depuis 1830, prétendque la Dent tout entière appartient à sa commune, et soutient qu’ily a cent et quelques années on passait sur nos terres…. Vouscomprenez qu’alors nous ne serions plus chez nous. Puis ce sauvageen viendrait à dire, ce que disent les anciens des Riceys, que leterrain du lac a été pris par l’abbé de Watteville. C’est la mortdes Rouxey, quoi&|160;!

– Hélas&|160;! mon enfant, entre nous c’est vrai, dit naïvementmonsieur de Watteville. Cette terre est une usurpation consacréepar le temps. Aussi pour n’être jamais tourmenté, je voudraisproposer de définir à l’amiable mes limites de ce côté de la Dentde Vilard, et j’y bâtirais un mur.

– Si vous cédez devant la république, elle vous dévorera.C’était à vous de menacer les Riceys.

– C’est ce que je disais hier au soir à monsieur, réponditModinier. Mais pour abonder dans ce sens, je lui proposais de venirvoir s’il n’y avait pas, de ce côté de la Dent ou de l’autre, à unehauteur quelconque, des traces de clôture.

Depuis cent ans, de part et d’autre on exploitait la Dent deVilard, cette espèce de mur mitoyen entre la commune des Riceys etles Rouxey, qui ne rapportait pas grand’chose, sans en venir à desmoyens extrêmes. L’objet en litige étant couvert de neige six moisde l’année, était de nature à refroidir la question. Aussifallut-il l’ardeur soufflée par la révolution de 1830 auxdéfenseurs du peuple, pour réveiller cette affaire par laquellemonsieur Chantonnit, maire des Riceys, voulait dramatiser sonexistence sur la tranquille frontière de Suisse et immortaliser sonadministration. Chantonnit, comme son nom l’indique, étaitoriginaire de Neufchâtel.

– Mon cher père, dit Philomène en rentrant dans la barque,j’approuve Modinier. Si vous voulez obtenir la mitoyenneté de laDent de Vilard, il est nécessaire d’agir avec vigueur, et d’obtenirun jugement qui vous mette à l’abri des entreprises de ceChantonnit. Pourquoi donc auriez-vous peur&|160;? Prenez pouravocat le fameux Savaron, prenez-le promptement pour que Chantonnitne le charge pas des intérêts de sa commune. Celui qui a gagné lacause du Chapitre contre la Ville, gagnera bien celle desWatteville contre les Riceys&|160;! D’ailleurs, dit-elle, lesRouxey seront un jour à moi (le plus tard possible, je l’espère),eh&|160;! bien, ne me laissez pas de procès. J’aime cette terre, etje l’habiterai souvent, je l’augmenterai tant que je pourrai. Surces rives, dit-elle en montrant les bases des deux Rouxey, jedécouperai des corbeilles, j’en ferai des jardins anglaisravissants…. Allons à Besançon, et ne revenons ici qu’avec l’abbéde Grancey, monsieur Savaron et ma mère si elle le veut. C’estalors que vous pourrez prendre un parti&|160;; mais à votre placeje l’aurais déjà pris. Vous vous nommez Watteville, et vous avezpeur d’une lutte&|160;! Si vous perdez le procès…. tenez, je nevous dirai pas un mot de reproche.

– Oh&|160;! si tu le prends ainsi, dit le baron, je le veuxbien, je verrai l’avocat.

– D’ailleurs, un procès, mais c’est très-amusant. Il jette unintérêt dans la vie, l’on va, l’on vient, l’on se démène.N’aurez-vous pas mille démarches à faire pour arriver aux juges…Nous n’avons pas vu l’abbé de Grancey pendant plus de vingt jours,tant il était occupé&|160;!

– Mais il s’agissait de toute l’existence du Chapitre, ditmonsieur de Watteville. Puis, l’amour-propre, la conscience del’archevêque, tout ce qui fait vivre les prêtres y étaitengagé&|160;! Ce Savaron ne sait pas ce qu’il a fait pour leChapitre&|160;! il l’a sauvé.

– Ecoutez-moi, lui dit-elle à l’oreille, si vous avez monsieurSavaron pour vous, vous aurez gagné, n’est-ce pas&|160;? Eh&|160;!bien, laissez-moi vous donner un conseil : vous ne pouvez avoirmonsieur Savaron pour vous que par monsieur de Grancey. Si vousm’en croyez, parlons ensemble à ce cher abbé, sans que ma mère soitde la conférence, car je sais un moyen de le décider à nous amenerl’avocat Savaron.

– Il sera bien difficile de n’en pas parler à ta mère&|160;?

– L’abbé de Grancey s’en chargera plus tard&|160;; maisdécidez-vous à promettre votre voix à l’avocat Savaron auxprochaines élections, et vous verrez&|160;!

– Aller aux élections&|160;! prêter serment&|160;! s’écria lebaron de Watteville.

– Bah&|160;! dit-elle.

– Et que dira ta mère&|160;?

– Elle vous ordonnera peut-être d’y aller, répondit Philomènequi savait par la lettre d’Albert à Léopold les engagements duvicaire-général.

Quatre jours après, l’abbé de Grancey se glissait un matin detrès-bonne heure chez Albert de Savarus, après l’avoir prévenu laveille de sa visite. Le vieux prêtre venait conquérir le grandavocat à la maison Watteville, démarche qui révèle le tact et lafinesse que Philomène avait souterrainement déployés.

– Que puis-je pour vous, monsieur le vicaire-général&|160;? ditSavarus.

L’abbé, qui dégoisa l’affaire avec une admirable bonhomie, futécouté froidement par Albert.

– Monsieur l’abbé, répondit-il, il m’est impossible de mecharger des intérêts de la maison Watteville, et vous allezcomprendre pourquoi. Mon rôle ici consiste à garder la plus exacteneutralité. Je ne veux pas prendre couleur, et dois rester uneénigme jusqu’à la veille de mon élection. Or, plaider pour lesWatteville, ce ne serait rien à Paris&|160;; mais ici&|160;?…. Icioù tout se commente, je serais pour tout le monde l’homme de votrefaubourg Saint-Germain.

– Eh&|160;! croyez-vous, dit l’abbé, que vous pourrez êtreinconnu, quand, au jour des élections, les candidatss’attaqueront&|160;? Mais alors on saura que vous vous nommezSavaron de Savarus, que vous avez été maître des requêtes, que vousêtes un homme de la Restauration&|160;!

– Au jour des élections, dit Savarus, je serai tout ce qu’ilfaudra que je sois. Je compte parler dans les réunionspréparatoires…..

– Si monsieur de Watteville et son parti vous appuyait, vousauriez cent voix compactes et un peu plus sûres que celles surlesquelles vous comptez. On peut toujours semer la division entreles Intérêts, on ne sépare point les Convictions.

– Eh&|160;! diable, reprit Savarus, je vous aime et puis fairebeaucoup pour vous, mon père&|160;! Peut-être y a-t-il desaccommodements avec le diable. Quel que soit le procès de monsieurde Watteville, on peut, en prenant Girardet et le guidant, traînerla procédure jusqu’après les élections. Je ne me chargerai deplaider que le lendemain de mon élection.

– Faites une chose, dit l’abbé, venez à l’hôtel de Rupt, il s’ytrouve une petite personne de dix-huit ans qui doit avoir un jourcent mille livres de rentes, et vous paraîtrez lui faire lacour…

– Ah&|160;! cette jeune fille que je vois souvent sur cekiosque…

– Oui, mademoiselle Philomène, reprit l’abbé de Grancey. Vousêtes ambitieux. Si vous lui plaisiez, vous seriez tout ce qu’unambitieux veut être : ministre. On est toujours ministre, quand àune fortune de cent mille livres de rentes on joint vos étonnantescapacités.

– Monsieur l’abbé, dit vivement Albert, mademoiselle deWatteville aurait encore trois fois plus de fortune et m’adorerait,qu’il me serait impossible de l’épouser…

– Vous seriez marié&|160;? fit l’abbé de Grancey.

– Non pas à l’église, non pas à la mairie, dit Savarus, maismoralement.

– C’est pire quand on y tient autant que vous paraissez y tenir,répondit l’abbé. Tout ce qui n’est pas fait, peut se défaire.N’asseyez pas plus votre fortune et vos plans sur un vouloir defemme, qu’un homme sage ne compte sur les souliers d’un mort pourse mettre en route.

– Laissons mademoiselle de Watteville, dit gravement Albert, etconvenons de nos faits. A cause de vous, que j’aime et respecte, jeplaiderai, mais après les élections, pour monsieur de Watteville.Jusque-là, son affaire sera conduite par Girardet d’après mes avis.Voilà tout ce que je puis faire.

– Mais il y a des questions qui ne peuvent se décider qued’après une inspection des localités, dit le vicaire-général.

– Girardet ira, répondit Savarus. Je ne veux pas me permettre,au milieu d’une ville que je connais très-bien, une démarche denature à compromettre les immenses intérêts que cache monélection.

L’abbé de Grancey quitta Savarus en lui lançant un regard finpar lequel il semblait se rire de la politique compacte du jeuneathlète, tout en admirant sa résolution.

– Ah&|160;! j’aurai jeté mon père dans un procès&|160;!Ah&|160;! j’aurai tant fait pour l’introduire ici&|160;! se disaitPhilomène du haut du kiosque en regardant l’avocat dans soncabinet, le lendemain de la conférence entre Albert et l’abbé deGrancey, dont le résultat lui fut dit par son père. J’aurai commisdes péchés mortels, et tu ne viendrais pas dans le salon de l’hôtelde Rupt, et je n’entendrais pas ta voix si riche&|160;? Tu mets desconditions à ton concours quand les Watteville et les Rupt ledemandent&|160;!… Eh&|160;! bien, Dieu le sait, je me contentais deces petits bonheurs : te voir, t’entendre, aller aux Rouxey avectoi pour me les faire consacrer par ta présence. Je ne voulais pasdavantage… Mais maintenant je serai ta femme&|160;!… Oui, oui,regarde ses portraits, examine ses salons, sa chambre, les quatrefaces de sa villa, les points de vue de ses jardins. Tu attends sastatue&|160;! je la rendrai de marbre elle-même pour toi&|160;!…Cette femme n’aime pas d’ailleurs. Les arts, les sciences, leslettres, le chant, la musique, lui ont pris la moitié de ses senset de son intelligence. Elle est vieille d’ailleurs, elle a plus detrente ans, et mon Albert serait malheureux&|160;!

– Qu’avez-vous donc à rester là, Philomène&|160;? lui dit samère en venant troubler les réflexions de sa fille. Monsieur deSoulas est au salon, et il remarquait votre attitude qui, certes,annonçait plus de pensées qu’on ne doit en avoir à votre âge.

– Monsieur de Soulas est ennemi de la pensée&|160;?demanda-t-elle.

– Vous pensiez donc&|160;? dit madame de Watteville.

– Mais oui, maman.

– Eh&|160;! bien, non, vous ne pensiez pas. Vous regardiez lesfenêtres de cet avocat&|160;; occupation qui n’est ni convenable nidécente, et que monsieur de Soulas moins qu’un autre devaitremarquer.

– Eh&|160;! pourquoi&|160;? dit Philomène.

– Mais, dit la baronne, il est temps que vous sachiez nosintentions : Amédée vous trouve bien, et vous ne serez pasmalheureuse d’être comtesse de Soulas.

Pâle comme un lis, Philomène ne répondit rien à sa mère, tant laviolence de ses sentiments contrariés la rendit stupide. Mais enprésence de cet homme qu’elle haïssait profondément depuisl’instant, elle trouva je ne sais quel sourire que trouvent lesdanseuses pour le public. Enfin elle put rire, elle eut la force decacher sa fureur qui se calma, car elle résolut d’employer à sesdesseins ce gros et niais jeune homme.

– Monsieur Amédée, lui dit-elle pendant un moment où la baronneétait en avant d’eux dans le jardin en affectant de laisser lesjeunes gens seuls, vous ignoriez donc que monsieur Albert Savaronde Savarus est légitimiste.

– Légitimiste&|160;?

– Avant 1830, il était maître des requêtes au conseil d’état,attaché à la présidence du conseil des ministres, bien vu duDauphin et de la Dauphine. Il eût été bien à vous de ne pas dire dumal de lui&|160;; mais il serait encore mieux d’aller aux Electionscette année, de le porter et d’empêcher ce pauvre monsieur deChavoncourt de représenter la ville de Besançon.

– Quel intérêt subit prenez-vous donc à ce Savaron&|160;?

– Monsieur Albert de Savarus, fils naturel du comte de Savarus(oh&|160;! gardez-moi bien le secret sur cette indiscrétion), s’ilest nommé député, sera notre avocat dans l’affaire des Rouxey. LesRouxey, m’a dit mon père, seront ma propriété, j’y veux demeurer,c’est ravissant&|160;! Je serais au désespoir de voir cettemagnifique création du grand Watteville détruite…

– Diantre&|160;! se dit Amédée en sortant de l’hôtel de Rupt,cette fille n’est pas sotte.

Monsieur de Chavoncourt est un royaliste qui appartient auxfameux Deux-Cent-Vingt-et-Un. Aussi, dès le lendemain de larévolution de Juillet, prêcha-t-il la salutaire doctrine de laprestation du serment et de la lutte avec l’Ordre de choses àl’instar des torys contre les whigs en Angleterre. Cette doctrinene fut pas accueillie par les Légitimistes qui, dans la défaite,eurent l’esprit de se diviser d’opinions et de s’en tenir à laforce d’inertie et à la Providence. En butte à la défiance de sonparti, monsieur de Chavoncourt parut aux gens du Juste-Milieu leplus excellent choix à faire&|160;; ils préférèrent le triomphe deses opinions modérées à l’ovation d’un républicain qui réunissaitles voix des exaltés et des patriotes. Monsieur de Chavoncourt,homme très-estimé dans Besançon, représentait une vieille familleparlementaire&|160;; sa fortune, environ quinze mille francs derente, ne choquait personne, d’autant plus qu’il avait un fils ettrois filles. Quinze mille francs de rente ne sont rien avec depareilles charges. Or, lorsqu’en de semblables circonstances, unpère de famille reste incorruptible, il est difficile que desélecteurs ne l’estiment pas. Les électeurs se passionnent pour lebeau idéal de la vertu parlementaire, tout autant qu’un parterrepour la peinture de sentiments généreux qu’il pratique très-peu.Madame de Chavoncourt, alors âgée de quarante ans, était une desbelles femmes de Besançon. Pendant les sessions, elle vivaitpetitement dans un de ses domaines, afin de retrouver par seséconomies les dépenses que faisait à Paris monsieur de Chavoncourt.En hiver, elle recevait honorablement un jour par semaine, lemardi&|160;; mais en entendant très-bien son métier de maîtresse demaison. Le jeune Chavoncourt, âgé de vingt-deux ans, et un autrejeune gentilhomme, nommé monsieur de Vauchelles, pas plus richequ’Amédée, et de plus son camarade de collége, étaientexcessivement liés. Ils se promenaient ensemble à Granvelle, ilsfaisaient quelques parties de chasse ensemble&|160;; ils étaient siconnus pour être inséparables qu’on les invitait à la campagneensemble. Philomène, également liée avec les petites Chavoncourt,savait que ces trois jeunes gens n’avaient point de secrets les unspour les autres. Elle se dit que si monsieur de Soulas commettaitune indiscrétion, ce serait avec ses deux amis intimes. Or,monsieur de Vauchelles avait son plan fait pour son mariage commeAmédée pour le sien : il voulait épouser Victoire, l’aînée despetites Chavoncourt, à laquelle une vieille tante devait assurer undomaine de sept mille francs de rente et cent mille francs d’argentau contrat. Victoire était la filleule et la prédilection de cettetante. Evidemment alors le jeune Chavoncourt et Vauchellesavertiraient monsieur de Chavoncourt du péril que les prétentionsd’Albert allaient lui faire courir. Mais ce ne fut pas assez pourPhilomène, elle écrivit de la main gauche au préfet du départementune lettre anonyme signée un ami de Louis-Philippe, où elle leprévenait de la candidature tenue secrète de monsieur Albert deSavarus, en lui faisant apercevoir le dangereux concours qu’unorateur royaliste prêterait à Berryer, et lui dévoilant laprofondeur de la conduite tenue par l’avocat depuis deux ans àBesançon. Le préfet était un homme habile, ennemi personnel duparti royaliste, et dévoué par conviction au gouvernement dejuillet, enfin un de ces hommes qui font dire, rue de Grenelle, auMinistère de l’Intérieur : – Nous avons un bon préfet à Besançon.Ce préfet lut la lettre, et, selon la recommandation, il labrûla.

Philomène voulait faire manquer l’élection d’Albert pour leconserver pendant cinq autres années à Besançon.

Les Elections furent alors une lutte entre les partis, et pouren triompher, le Ministère choisit son terrain en choisissant lemoment de la lutte. Ainsi les Elections ne devaient avoir lieu qu’àtrois mois de là. Quand un homme attend toute sa vie d’uneélection, le temps qui s’écoule entre l’ordonnance de convocationdes colléges électoraux et le jour fixé pour leurs opérations, estun temps pendant lequel la vie ordinaire est suspendue. AussiPhilomène comprit-elle combien de latitude lui laissaient pendantces trois mois les préoccupations d’Albert. Elle obtint deMariette, à qui, comme elle l’avoua plus tard, elle promit de laprendre ainsi que Jérôme à son service, de lui remettre les lettresqu’Albert enverrait en Italie et les lettres qui viendraient pourlui de ce pays. Et, tout en machinant ses plans, cette étonnantefille faisait des pantoufles à son père de l’air le plus naïf dumonde. Elle redoubla même de candeur et d’innocence en comprenant àquoi pouvait servir son air d’innocence et de candeur.

– Philomène devient charmante, disait la baronne deWatteville.

Deux mois avant les élections, une réunion eut lieu chezmonsieur Boucher le père, composée de l’entrepreneur qui comptaitsur les travaux du pont et des eaux d’Arcier, du beau-père demonsieur Boucher, de monsieur Granet, cet homme influent à quiSavarus avait rendu service et qui devait le proposer commecandidat, de l’avoué Girardet, de l’imprimeur de la Revue de l’Estet du président du tribunal de commerce. Enfin cette réunion comptavingt-sept de ces personnes appelées dans les provinces les grosbonnets. Chacune d’elles représentait en moyenne six voix&|160;;mais en les recensant, elles furent portées à dix, car on commencetoujours par s’exagérer à soi-même son influence. Parmi cesvingt-sept personnes, le préfet en avait une à lui, quelquefaux-frère qui secrètement attendait une faveur du Ministère pourles siens ou pour lui-même. Dans cette première réunion, on convintde choisir l’avocat Savaron pour candidat, avec un enthousiasme quepersonne n’aurait pu espérer à Besançon. En attendant chez luiqu’Alfred Boucher vint le chercher, Albert causait avec l’abbé deGrancey qui s’intéressait à cette immense ambition. Albert avaitreconnu l’énorme capacité politique du prêtre, et le prêtre ému parles prières de ce jeune homme, avait bien voulu lui servir de guideet de conseil dans cette lutte suprême. Le Chapitre n’aimait pasmonsieur de Chavoncourt&|160;; car le beau-frère de sa femme,président du tribunal, avait fait perdre le fameux procès enpremière instance.

– Vous êtes trahi, mon cher enfant, lui disait le fin etrespectable abbé de cette voix douce et calme que se font les vieuxprêtres.

– Trahi&|160;!… s’écria l’amoureux atteint au cœur.

– Et par qui, je n’en sais rien, répliqua le prêtre. LaPréfecture est au fait de vos plans et lit dans votre jeu. Je nepuis vous donner en ce moment aucun conseil. De semblables affairesveulent être étudiées. Quant à ce soir, dans cette réunion, allezau-devant des coups qu’on va vous porter. Dites toute votre vieantérieure, vous atténuerez ainsi l’effet que cette découverteproduirait sur les Bisontins.

– Oh&|160;! je m’y suis attendu, dit Savarus d’une voixaltérée.

– Vous n’avez pas voulu profiter de mon conseil, vous avez eul’occasion de vous produire à l’hôtel de Rupt, vous ne savez pas ceque vous y auriez gagné…

– Quoi&|160;?

– L’unanimité des royalistes, un accord momentané pour aller auxElections… Enfin, plus de cent voix&|160;! En y joignant ce quenous appelons entre nous les voix ecclésiastiques, vous n’étiez pasencore nommé&|160;; mais vous étiez maître de l’élection par leballottage. Dans ce cas, on parlemente, on arrive…

En entrant, Alfred Boucher, qui plein d’enthousiasme annonça levœu de la réunion préparatoire, trouva le vicaire-général etl’avocat froids, calmes et graves.

– Adieu, monsieur l’abbé, dit Albert, nous causerons plus à fondde votre affaire après les Elections.

Et l’avocat prit le bras d’Alfred, après avoir serrésignificativement la main de monsieur de Grancey. Le prêtre regardacet ambitieux, dont alors le visage eut cet air sublime que doiventavoir les généraux en entendant le premier coup de canon de labataille. Il leva les yeux au ciel et sortit en se disant : – Quelbeau prêtre il ferait&|160;!

L’éloquence n’est pas au Barreau. Rarement l’avocat y déploieles forces réelles de l’âme, autrement il y périrait en quelquesannées. L’éloquence est rarement dans la Chaire aujourd’hui&|160;;mais elle est dans certaines séances de la Chambre des Députés oùl’ambitieux joue le tout pour le tout, où piqué de mille flèches iléclate à un moment donné. Mais elle est encore bien certainementchez certains êtres privilégiés dans le quart d’heure fatal oùleurs prétentions vont échouer ou réussir, et où ils sont forcés deparler. Aussi dans cette réunion, Albert Savarus, en sentant lanécessité de se faire des séides, développa-t-il toutes lesfacultés de son âme et les ressources de son esprit. Il entra biendans le salon, sans gaucherie ni arrogance, sans faiblesse, sanslâcheté, gravement, et se vit sans surprise au milieu de trente etquelques personnes. Déjà le bruit de la réunion et sa décisionavaient amené quelques moutons dociles à la clochette. Avantd’écouter monsieur Boucher, qui voulait lui lâcher un speech àpropos de la résolution du Comité-Boucher, Albert réclama lesilence en faisant un signe et serrant la main à monsieur Boucher,comme pour le prévenir d’un danger subitement advenu.

– Mon jeune ami, Alfred Boucher vient de m’annoncer l’honneurqui m’est fait. Mais avant que cette décision devienne définitive,dit l’avocat, je crois devoir vous expliquer quel est votrecandidat, afin de vous laisser libres encore de reprendre vosparoles si mes déclarations troublaient vos consciences.

Cet exorde eut pour effet de faire régner un profond silence.Quelques hommes trouvèrent ce mouvement fort noble.

Albert expliqua sa vie antérieure en disant son vrai nom, sesœuvres sous la Restauration, en se faisant un homme nouveau depuisson arrivée à Besançon, en prenant des engagements pour l’avenir.Cette improvisation tint, dit-on, tous les auditeurs haletants. Ceshommes à intérêts si divers furent subjugués par l’admirableéloquence sortie bouillante du cœur et de l’âme de cet ambitieux.L’admiration empêcha toute réflexion. On ne comprit qu’une seulechose, la chose qu’Albert voulait jeter dans ces têtes.

Ne valait-il pas mieux pour une ville avoir un de ces hommesdestinés à gouverner la société tout entière, qu’une machine àvoter&|160;? Un homme d’état apporte tout un pouvoir, le députémédiocre mais incorruptible n’est qu’une conscience. Quelle gloirepour la Provence d’avoir deviné Mirabeau, d’avoir envoyé depuis1830 le seul homme d’Etat qu’ait produit la révolution deJuillet&|160;!

Soumis à la pression de cette éloquence, tous les auditeurs lacrurent de force à devenir un magnifique instrument politique dansleur représentant. Ils virent tous Savarus le ministre dans AlbertSavaron. En devinant les secrets calculs de ses auditeurs, l’habilecandidat leur fit entendre qu’ils acquéraient, eux les premiers, ledroit de se servir de son influence.

Cette profession de foi, cette déclaration d’ambitieux, ce récitde sa vie et de son caractère fut, au dire du seul homme capable dejuger Savarus et qui depuis est devenu l’une des capacités deBesançon, un chef-d’œuvre d’adresse, de sentiment, de chaleur,d’intérêt et de séduction. Ce tourbillon enveloppa les électeurs.Jamais homme n’eut un pareil triomphe. Mais malheureusement laParole, espèce d’arme à bout portant, n’a qu’un effet immédiat. LaRéflexion tue la Parole quand la Parole n’a pas triomphé de laRéflexion. Si l’on eût voté, certes le nom d’Albert sortait del’urne&|160;! A l’instant même, il était vainqueur. Mais il luifallait vaincre ainsi tous les jours pendant deux mois. Albertsortit palpitant. Applaudi par des Bisontins, il avait obtenu legrand résultat. de tuer par avance les méchants propos auxquelsdonneraient lieu ses antécédents. Le commerce de Besançon fit del’avocat Savaron de Savarus son candidat. L’enthousiasme d’AlfredBoucher, contagieux d’abord, devait à la longue devenirmaladroit.

Le préfet, épouvanté de ce succès, se mit à compter le nombredes voix ministérielles, et sut se ménager une entrevue secrèteavec monsieur de Chavoncourt, afin de se coaliser dans l’intérêtcommun. Chaque jour, et sans qu’Albert pût savoir comment, les voixdu Comité-Boucher diminuèrent. Un mois avant les Elections, Albertse voyait à peine soixante voix. Rien ne résistait au lent travailde la Préfecture. Trois ou quatre hommes habiles disaient auxclients de Savarus : « Le député plaidera-t-il et gagnera-t-il vosaffaires&|160;? vous donnera-t-il ses conseils, fera-t-il vostraités, vos transactions&|160;? Vous l’aurez pour esclave encorepour cinq ans, si au lieu de l’envoyer à la chambre, vous luidonnez seulement l’espérance d’y aller dans cinq ans. » Ce calculfut d’autant plus nuisible à Savarus, que déjà quelques femmes denégociants l’avaient fait. Les intéressés à l’affaire du pont etceux des eaux d’Arcier ne résistèrent pas à une conférence avec unadroit ministériel, qui leur prouva que la protection pour euxétait à la Préfecture et non pas chez un ambitieux. Chaque jour futune défaite pour Albert, quoique chaque jour fût une batailledirigée par lui, mais jouée par ses lieutenants, une bataille demots, de discours, de démarches. Il n’osait aller chez levicaire-général, et le vicaire-général ne se montrait pas. Albertse levait et se couchait avec la fièvre et le cerveau tout enfeu.

Enfin arriva le jour de la première lune, ce qu’on appelle uneréunion préparatoire, où les voix se comptent, où les candidatsjugent leurs chances, et où les gens habiles peuvent prévoir lachute ou le succès. C’est une scène de hustings honnête, sanspopulace, mais terrible : les émotions, pour ne pas avoird’expression physique comme en Angleterre, n’en sont pas moinsprofondes. Les Anglais font les choses à coups de poings, en Franceelles se font à coups de phrases. Nos voisins ont une bataille, lesFrançais jouent leur sort par de froides combinaisons élaboréesavec calme. Cet acte politique se passe à l’inverse du caractèredes deux nations. Le parti radical eut son candidat, monsieur deChavoncourt se présenta, puis vint Albert qui fut accusé par lesradicaux et par le Comité-Chavoncourt d’être un homme de la Droitesans transaction, un double de Berryer. Le Ministère avait soncandidat, un homme sacrifié qui servait à masser les votesministériels purs. Les voix ainsi divisées n’arrivèrent à aucunrésultat. Le candidat républicain eut vingt voix, le Ministère enréunit cinquante, Albert en compta soixante-dix, monsieur deChavoncourt en obtint soixante-sept. Mais la perfide Préfectureavait fait voter pour Albert trente de ses voix les plus dévouées,afin d’abuser sou antagoniste. Les voix de monsieur de Chavoncourtréunies aux quatre-vingts voix réelles de la préfecture, devenaientmaîtresses de l’élection pour peu que le préfet sût détacherquelques voix du parti radical. Cent soixante voix manquaient, lesvoix de monsieur de Grancey, et les voix légitimistes. Une réunionpréparatoire est aux Elections ce qu’est au Théâtre une répétitiongénérale, ce qu’il y a de plus trompeur au monde. Albert Savarusrevint chez lui, faisant bonne contenance, mais mourant. Il avaiteu l’esprit, le génie, ou le bonheur de conquérir dans ces quinzederniers jours deux hommes dévoués, le beau-père de Girardet et unvieux négociant très-fin chez qui l’envoya monsieur de Grancey. Cesdeux braves gens devenus ses espions, semblaient être les plusardents ennemis de Savarus dans les camps opposés. Sur la fin de laséance préparatoire, ils apprirent à Savarus par l’intermédiaire demonsieur Boucher que trente voix inconnues faisaient contre lui,dans son parti, le métier qu’ils faisaient pour son compte chez lesautres&|160;? Un criminel qui marche au supplice ne souffre pas cequ’Albert souffrit en revenant chez lui de la salle où son sorts’était joué. L’amoureux au désespoir ne voulut être accompagné depersonne. Il marcha seul par les rues, entre onze heures etminuit.

A une heure du matin, Albert, que depuis trois jours le sommeilne visitait plus, était assis dans sa bibliothèque, sur un fauteuilà la Voltaire, la tête pâle comme s’il allait expirer, les mainspendantes, dans une pose d’abandon digne de la Magdeleine. Deslarmes roulaient entre ses longs cils, de ces larmes qui mouillentles yeux et qui ne roulent pas sur les joues : la pensée les boit,le feu de l’âme les dévore&|160;! Seul, il pouvait pleurer. Ilaperçut alors sous le kiosque une forme blanche qui lui rappelaFrancesca.

– Et voici trois mois que je n’ai reçu de lettre d’elle&|160;!Que devient-elle&|160;? je suis resté deux mois sans lui rienécrire, mais je l’ai prévenue. Est-elle malade&|160;? O monamour&|160;! ô ma vie&|160;! sauras-tu jamais ce que j’aisouffert&|160;? Quelle fatale organisation est la mienne&|160;!Ai-je un anévrisme&|160;? se demanda-t-il en sentant son cœur quibattait si violemment que les pulsations retentissaient dans lesilence comme si de légers grains de sable eussent frappé sur unegrosse caisse.

En ce moment trois coups discrets retentirent à la ported’Albert, il alla promptement ouvrir, et faillit se trouver mal dejoie en voyant au vicaire-général un air gai, l’air du triomphe. Ilsaisit l’abbé de Grancey, sans lui dire un mot, le tint dans sesbras, le serra, laissant aller sa tête sur l’épaule de cevieillard. Et il redevint enfant, il pleura comme il avait pleuréquand il sut que Francesca Soderini était mariée. Il ne laissa voirsa faiblesse qu’à ce prêtre sur le visage de qui brillaient leslueurs d’une espérance. Le prêtre avait été sublime, et aussi finque sublime.

– Pardon, cher abbé, mais vous êtes venu dans un de ces momentssuprêmes où l’homme disparaît, car ne me croyez pas un ambitieuxvulgaire.

– Oui, je le sais, reprit l’abbé, vous avez écrit l’AMBITIEUXPAR AMOUR&|160;! Hé&|160;! mon enfant, c’est un désespoir d’amourqui m’a fait prêtre en 1786, à vingt-deux ans. En 1788, j’étaiscuré. Je sais la vie. J’ai déjà refusé trois évêchés, je veuxmourir à Besançon.

– Venez la voir&|160;? s’écria Savarus en prenant la bougie etmenant l’abbé dans le cabinet magnifique où se trouvait le portraitde la duchesse d’Argaiolo qu’il éclaira.

– C’est une de ces femmes qui sont faites pour régner&|160;! ditle vicaire en comprenant ce qu’Albert lui témoignait d’affectionpar cette muette confidence. Mais il y a bien de la fierté sur cefront, il est implacable, elle ne pardonnerait pas uneinjure&|160;! C’est un archange Michel, l’ange des exécutions,l’ange inflexible… Tout ou rien&|160;! est la devise de cescaractères angéliques. Il y a je ne sais quoi de divinement sauvagedans cette tête&|160;!…

– Vous l’avez bien devinée, s’écria Savarus. Mais, mon cherabbé, voici plus de douze ans qu’elle règne sur ma vie, et je n’aipas une pensée à me reprocher…..

– Ah&|160;! si vous en aviez autant fait pour Dieu&|160;?… ditnaïvement l’abbé. Parlons de vos affaires.. Voici dix jours que jetravaille pour vous. Si vous êtes un vrai politique, vous suivrezmes conseils cette fois-ci. Vous n’en seriez pas où vous en êtes,si vous étiez allé quand je vous le disais à l’hôtel de Rupt&|160;;mais vous irez demain, je vous y présente le soir. La terre desRouxey est menacée, il faut plaider dans deux jours… L’Election nese fera pas avant trois jours. On aura soin de ne pas avoir fini deconstituer le bureau le premier jour&|160;; nous aurons plusieursscrutins, et vous arriverez par un ballottage…

– Et comment&|160;?…

– En gagnant le procès des Rouxey, vous aurez quatre-vingt voixlégitimistes, ajoutez-les aux trente voix dont je dispose, nousarrivons à cent dix. Or, comme il vous en restera vingt duComité-Boucher, vous en posséderez en tout cent trente.

– Hé&|160;! bien, dit Albert, il en faut soixante-quinze deplus…..

– Oui, dit le prêtre, car tout le reste est au Ministère. Mais,mon enfant, vous avez à vous deux cent voix, et la Préfecture n’ena que cent quatre-vingts.

– J’ai deux cents voix&|160;?… dit Albert qui demeura stupided’étonnement après s’être dressé sur ses pieds comme poussé par unressort.

– Vous avez les voix de monsieur de Chavoncourt, repritl’abbé.

– Et comment&|160;? dit Albert.

– Vous épousez mademoiselle Sidonie de Chavoncourt.

– Jamais&|160;!

– Vous épousez mademoiselle Sidonie de Chavoncourt, répétafroidement le prêtre.

– Mais voyez&|160;? elle est implacable, dit Albert en montrantFrancesca.

– Vous épousez mademoiselle Chavoncourt, répéta froidement leprêtre pour la troisième fois.

Cette fois Albert comprit. Le vicaire-général ne voulait pastremper dans le plan qui souriait enfin à ce politique audésespoir. Une parole de plus eût compromis la dignité, l’honnêtetédu prêtre.

– Vous trouverez demain à l’hôtel de Rupt madame de Chavoncourtet sa seconde fille, vous la remercierez de ce qu’elle doit fairepour vous, vous lui direz que votre reconnaissance est sansbornes&|160;; enfin vous lui appartenez corps et âme, votre avenirest désormais celui de sa famille, vous êtes désintéressé, vousavez une si grande confiance en vous que vous regardez unenomination de député comme une dot suffisante. Vous aurez un combatavec madame de Chavoncourt, elle voudra votre parole. Cette soirée,mon fils, est tout votre avenir. Mais, sachez-le, je ne suis pourrien là-dedans. Moi, je ne suis coupable que des voieslégitimistes, je vous ai conquis madame de Watteville, et c’esttoute l’aristocratie de Besançon. Amédée de Soulas et Vauchelles,qui voteront pour vous, ont entraîné la jeunesse, madame deWatteville vous aura les vieillards. Quant à mes voix, elles sontinfaillibles.

– Qui donc a tourné madame de Chavoncourt&|160;? demandaSavarus.

– Ne me questionnez pas, répondit l’abbé. Monsieur deChavoncourt, qui a trois filles à marier, est incapable d’augmentersa fortune. Si Vauchelles épouse la première sans dot, à cause dela vieille tante qui finance au contrat, que faire des deuxautres&|160;? Sidonie a seize ans, et vous avez des trésors dansvotre ambition. Quelqu’un a dit à madame de Chavoncourt qu’ilvalait mieux marier sa fille que d’envoyer son mari manger del’argent à Paris. Ce quelqu’un mène madame de Chavoncourt, etmadame de Chavoncourt mène son mari.

– Assez, cher abbé&|160;! Je comprends, Une fois nommé député,j’ai la fortune de quelqu’un à faire, et en la faisant splendide jeserai dégagé de ma parole. Vous avez en moi un fils, un homme quivous devra son bonheur. Mon Dieu&|160;! qu’ai-je fait pour mériterune si véritable amitié&|160;?

– Vous avez fait triompher le Chapitre, dit en souriant levicaire-général. Maintenant gardez le secret du tombeau sur toutceci&|160;? Nous ne sommes rien, nous ne faisons rien. Si l’on noussavait nous mêlant d’élections, nous serions mangés tout crus parles puritains de la Gauche qui font pis, et blâmés par quelques-unsdes nôtres. Madame de Chavoncourt ne se doute pas de maparticipation dans tout ceci. Je ne me suis fié qu’à madame deWatteville sur qui nous pouvons compter comme sur nous-mêmes.

– Je vous amènerai la duchesse pour que vous nousbénissiez&|160;! s’écria l’ambitieux.

Après avoir reconduit le vieux prêtre, Albert se coucha dans leslanges du pouvoir.

A neuf heures du soir, le lendemain, comme chacun peut sel’imaginer, les salons de madame la baronne de Watteville étaientremplis par l’aristocratie bisontine convoquée extraordinairement.On y discutait l’exception d’aller aux Elections pour faire plaisirà la fille des de Rupt. On savait que l’ancien maître des requêtes,le secrétaire d’un des plus fidèles ministres de la branche aînée,allait être introduit. Madame de Chavoncourt était venue avec saseconde fille Sidonie, mise divinement bien, tandis que l’aînée,sûre de son prétendu, n’avait recours à aucun artifice de toilette.Ces petites choses s’observent en province. L’abbé de Granceymontrait sa belle tête fine, de groupe en groupe, écoutant, n’ayantl’air de se mêler de rien, mais disant de ces mots incisifs quirésument les questions et les commandent.

– Si la branche aînée revenait, disait-il à un ancien hommed’Etat septuagénaire, quels politiques trouverait-elle&|160;? –Seul sur son banc, Berryer ne sait que devenir&|160;; s’il avaitsoixante voix, il entraverait le gouvernement dans bien desoccasions et renverserait des ministères&|160;! – On va nommer leduc de Fitz-James à Toulouse. – Vous ferez gagner à monsieur deWatteville son procès&|160;! – Si vous votez pour monsieur deSavarus, les républicains voteront avec vous plutôt que de voteravec les juste-milieu&|160;! Etc., etc.

A neuf heures, Albert n’était pas encore venu. Madame deWatteville voulut voir une impertinence dans un pareil retard.

– Chère baronne, dit madame de Chavoncourt, ne faisons pasdépendre d’une vétille de si sérieuses affaires. Quelque bottevernie qui tarde à sécher…. une consultation retiennent peut-êtremonsieur de Savarus.

Philomène regarda madame de Chavoncourt de travers.

– Elle est bien bonne pour monsieur de Savarus, dit Philomènetout bas à sa mère.

– Mais, reprit la baronne en souriant, il s’agit d’un mariageentre Sidonie et monsieur de Savarus. Philomène alla brusquementvers une croisée qui donnait sur le jardin. A dix heures monsieurde Savarus n’avait pas encore paru. L’orage qui grondait éclata.Quelques nobles se mirent à jouer, trouvant la chose intolérable.L’abbé de Grancey, qui ne savait que penser, alla vers la fenêtreoù Philomène s’était cachée et dit tout haut, tant il étaitstupéfait : – Il doit être mort&|160;! Le vicaire-général sortitdans le jardin suivi de monsieur de Watteville, de Philomène, ettous trois ils montèrent sur le kiosque. Tout était fermé chezAlbert, aucune lumière ne s’apercevait.

– Jérôme&|160;! cria Philomène en voyant le domestique dans lacour. L’abbé de Grancey regarda – Où donc est votre maître&|160;?dit Philomène au domestique venu au pied du mur.

– Parti, en poste&|160;! mademoiselle.

– Il est perdu, s’écria l’abbé de Grancey, ou heureux&|160;!

La joie du triomphe ne fut pas si bien étouffée sur la figure dePhilomène qu’elle ne fût devinée par le vicaire-général qui feignitde ne s’apercevoir de rien.

– Qu’est-ce que Philomène a pu faire en ceci, se demandait leprêtre.

Tous trois, ils rentrèrent dans les salons où monsieur deWatteville annonça l’étrange, la singulière, l’ébouriffantenouvelle du départ de l’avocat Albert Savaron de Savarus en poste,sans qu’on sût les motifs de cette disparition. A onze heures etdemie, il ne restait plus que quinze personnes, parmi lesquelles setrouvait madame de Chavoncourt et l’abbé de Godenars, autrevicaire-général, homme d’environ quarante ans qui voulait êtreévêque, les deux demoiselles de Chavoncourt et monsieur deVauchelles, l’abbé de Grancey, Philomène, Amédée de Soulas et unancien magistrat démissionnaire, l’un des plus influentspersonnages de la haute société de Besançon qui tenait beaucoup àl’élection d’Albert Savarus. L’abbé de Grancey se mit à côté de labaronne de manière à regarder Philomène dont la figure,ordinairement pâle, offrait alors une coloration fiévreuse.

– Que peut-il être arrivé à monsieur de Savarus&|160;? ditmadame de Chavoncourt.

En ce moment un domestique en livrée apporta sur un platd’argent une lettre à l’abbé de Grancey.

– Lisez, dit la baronne.

Le vicaire-général lut la lettre, et vit Philomène devenirsoudain blanche comme son fichu.

– Elle reconnaît l’écriture, se dit-il après avoir jeté sur lajeune fille un regard par-dessus ses lunettes. Il plia la lettre etla mit froidement dans sa poche sans dire un mot. En trois minutesil reçut de Philomène trois regards qui lui suffirent à toutdeviner. – Elle aime Albert Savarus&|160;! pensa levicaire-général. Il se leva, Philomène reçut une commotion&|160;;il salua, fit quelques pas vers la porte, et, dans le second salon,il fut rejoint par Philomène qui lui dit :

– Monsieur de Grancey, c’est de lui&|160;! d’Albert&|160;!

– Comment pouvez-vous assez connaître son écriture pour ladistinguer de si loin&|160;?

Cette fille, prise dans les lacs de son impatience et de sacolère, dit un mot que l’abbé trouva sublime.

– Parce que je l’aime&|160;! Qu’y a-t-il&|160;? dit-elle aprèsune pause.

– Il renonce à son élection, répondit l’abbé.

Philomène se mit un doigt sur les lèvres.

– Je demande le secret comme pour une confession, dit-elle,avant de rentrer au salon. S’il n’y a plus d’élection, il n’y auraplus de mariage avec Sidonie&|160;!

Le lendemain matin, Philomène, en allant à la messe, apprit parMariette une partie des circonstances qui motivaient la disparitiond’Albert au moment le plus critique de sa vie.

– Mademoiselle, il est arrivé de Paris dans la matinée à l’HôtelNational un vieux monsieur qui avait sa voiture, une belle voitureà quatre chevaux, un courrier en avant et un domestique. Enfin,Jérôme, qui a vu la voiture au départ, prétend que ce ne peut êtrequ’un prince ou qu’un milord.

– Y avait-il sur la voiture une couronne fermée&|160;? ditPhilomène.

– Je ne sais pas, dit Mariette. Sur le coup de deux heures, ilest venu chez monsieur Savarus en lui faisant remettre sa carte. Enla voyant, monsieur, dit Jérôme, est devenu blanc comme un linge etil a dit de faire entrer. Comme il a fermé lui-même sa porte àclef, il est impossible de savoir ce que ce vieux monsieur etl’avocat se sont dit&|160;; mais ils sont restés environ une heureensemble&|160;; après quoi le vieux monsieur, accompagné del’avocat, a fait monter son domestique. Jérôme a vu sortir cedomestique avec un immense paquet long de quatre pieds qui avaitl’air d’une grosse toile à canevas. Le vieux monsieur tenait à lamain un gros paquet de papiers. L’avocat, plus pâle que s’il allaitmourir, lui qui est si fier, si digne, était dans un état à fairepitié…. Mais il agissait si respectueusement avec le vieux monsieurqu’il n’aurait pas eu plus d’égards pour le roi. Jérôme et monsieurAlbert Savaron ont accompagné ce vieillard jusqu’à sa voiture, quise trouvait tout attelée de quatre chevaux. Le courrier est partisur le coup de trois heures. Monsieur est allé droit à laPréfecture, et de là chez monsieur Gentillet qui lui a vendu lavieille calèche de voyage de feu madame Saint-Vier, puis il acommandé des chevaux à la poste pour six heures. Il est rentré chezlui pour faire ses paquets&|160;; sans doute il a écrit plusieursbillets&|160;; enfin il a mis ordre à ses affaires avec monsieurGirardet qui est venu et qui est resté jusqu’à sept heures. Jérômea porté un mot chez monsieur Boucher où monsieur était attendu àdîner. Pour lors, à sept heures et demie, l’avocat est parti,laissant trois mois de gages à Jérôme et lui disant de chercher uneplace. Il a laissé ses clefs à monsieur Girardet qu’il a reconduitchez lui, et chez qui, dit Jérôme, il a pris une soupe, carmonsieur Girardet n’avait pas encore dîné à sept heures et demie.Quand monsieur Savaron est remonté dans sa voiture, il était commeun mort. Jérôme, qui naturellement a salué son maître, l’a entendudisant au postillon : Route de Genève.

– Jérôme a-t-il demandé le nom de l’étranger à l’HôtelNational&|160;?

– Comme le vieux monsieur ne faisait que passer, on ne le lui apas demandé. Le domestique, par ordre sans doute, avait l’air de nepas parler français.

– Et la lettre qu’a reçue si tard l’abbé de Grancey&|160;? ditPhilomène.

– C’est sans doute monsieur Girardet qui devait la luiremettre&|160;; mais Jérôme dit que ce pauvre monsieur Girardet,qui aime l’avocat Savaron, était tout aussi saisi que lui. Celuiqui est venu avec mystère s’en va, dit mademoiselle Galard, avecmystère.

Philomène eut à partir de ce récit un air penseur et absorbé quifut visible pour tout le monde. Il est inutile de parler du bruitque fit dans Besançon la disparition de l’avocat Savaron. On sutque le préfet s’était prêté de la meilleure grâce du monde à luiexpédier à l’instant un passeport pour l’étranger, car il setrouvait ainsi débarrassé de son seul adversaire. Le lendemain,monsieur de Chavoncourt fut nommé d’emblée à une majorité de centquarante voix.

– Jean s’en alla comme il était venu, dit un électeur enapprenant la fuite d’Albert Savaron.

Cet événement vint à l’appui des préjugés qui existent àBesançon contre les étrangers et qui, deux ans auparavant,s’étaient corroborés à propos de l’affaire du journal républicain.Puis dix jours après, il n’était plus question d’Albert de Savarus.Trois personnes seulement, l’avoué Girardet, le vicaire-général etPhilomène étaient gravement affectés par cette disparition.Girardet savait que l’étranger aux cheveux blancs était le princeSoderini, car il avait vu la carte, il le dit auvicaire-général&|160;; mais Philomène beaucoup plus instruitequ’eux, connaissait depuis environ trois mois la nouvelle de lamort du duc d’Argaiolo.

Au mois d’avril 1836, personne n’avait eu de nouvelles nientendu parler de monsieur Albert de Savarus. Jérôme et Marietteallaient se marier&|160;; mais la baronne avait ditconfidentiellement à sa femme de chambre d’attendre le mariage dePhilomène, et que les deux noces se feraient ensemble.

– Il est temps de marier Philomène, dit un jour la baronne àmonsieur de Watteville, elle a dix-neuf ans, et depuis quelquesmois elle change à faire peur…

– Je ne sais pas ce qu’elle a, dit le baron.

– Quand les pères ne savent pas ce qu’ont leurs filles, lesmères le devinent, dit la baronne, il faut la marier.

– Je le veux bien, dit le baron, et pour mon compte je lui donneles Rouxey, maintenant que le tribunal nous a mis d’accord avec lacommune des Riceys en fixant mes limites à trois cents mètres àpartir de la base de la Dent de Vilard. On y creuse un fossé pourrecevoir toutes les eaux et les diriger dans le lac. La Commune n’apas appelé, le jugement est définitif.

– Vous n’avez pas encore deviné, dit la baronne, que ce jugementme coûte trente mille francs donnés à Chantonnit. Ce paysan nevoulait pas autre chose, il a l’air d’avoir gain de cause pour sacommune, et il nous a vendu la paix. Si vous donnez les Rouxey,vous n’aurez plus rien, dit la baronne.

– Je n’ai pas besoin de grand’chose, dit le baron, je m’envais…

– Vous mangez comme un ogre.

– Précisément : j’ai beau manger, je me sens les jambes de plusen plus faibles….

– C’est de tourner, dit la baronne.

– Je ne sais pas, dit le baron.

– Nous marierons Philomène à monsieur de Soulas&|160;; si vouslui donnez les Rouxey, réservez-vous-en la jouissance&|160;; moi jeleur donnerai vingt-quatre mille francs de rente sur legrand-livre. Nos enfants demeureront ici, je ne les vois pas bienmalheureux….

– Non, je leur donne les Rouxey tout à fait. Philomène aime lesRouxey.

– Vous êtes singulier avec votre fille&|160;! vous ne medemandez pas à moi si j’aime les Rouxey&|160;?

Philomène, appelée incontinent, apprit qu’elle épouseraitmonsieur Amédée de Soulas dans les premiers jours du mois demai.

– Je vous remercie ma mère, et vous mon père, d’avoir pensé àmon établissement, mais je ne veux pas me marier, je suistrès-heureuse d’être avec vous….

– Des phrases&|160;! dit la baronne. Vous n’aimez pas monsieurle comte de Soulas, voilà tout.

– Si vous voulez savoir la vérité, je n’épouserai jamaismonsieur de Soulas….

– Oh&|160;! le jamais d’une fille de dix-neuf ans&|160;!… repritla baronne en souriant avec amertume.

– Le jamais de mademoiselle de Watteville, reprit Philomène avecun accent prononcé. Mon père n’a pas, je pense, l’intention de memarier sans mon consentement&|160;?

– Oh&|160;! ma foi, non, dit le pauvre baron en regardant safille avec tendresse.

– Eh&|160;! bien, répliqua séchement la baronne en contenant unefureur de dévote surprise de se voir bravée à l’improviste,chargez-vous, monsieur de Watteville, d’établir vous-même votrefille&|160;! Songez-y bien, Philomène : si vous ne vous mariez pasà mon gré, vous n’aurez rien de moi pour votre établissement.

La querelle ainsi commencée entre madame de Watteville et lebaron qui appuyait sa fille, alla si loin que Philomène et son pèrefurent obligés de passer la belle saison aux Rouxey&|160;;l’habitation de l’hôtel de Rupt leur était devenue insupportable.On apprit alors dans Besançon que mademoiselle de Watteville avaitpositivement refusé monsieur le comte de Soulas. Après leurmariage, Jérôme et Mariette étaient venus aux Rouxey pour succéderun jour à Modinier. Le baron répara, restaura la Chartreuse au goûtde sa fille. En apprenant que cette réparation coûtait environsoixante mille francs, que Philomène et son père faisaientconstruire une serre, la baronne reconnut quelque levain de malicedans sa fille. Le baron acheta plusieurs enclaves et un petitdomaine d’une valeur de trente mille francs. On dit à madame deWatteville que loin d’elle Philomène se montrait unemaîtresse-fille, elle étudiait les moyens de faire valoir lesRouxey, s’était donné une amazone et montait à cheval&|160;; sonpère, qu’elle rendait heureux, qui ne se plaignait plus de sasanté, qui devenait gras, l’accompagnait dans ses excursions. Auxapproches de la fête de la baronne, qui se nommait Louise, levicaire-général vint alors aux Rouxey, sans doute envoyé par madamede Watteville et par monsieur de Soulas pour négocier la paix entrela mère et la fille.

– Cette petite Philomène a de la tête, disait-on dansBesançon.

Après avoir noblement payé les quatre-vingt-dix mille francsdépensés aux Rouxey, la baronne faisait passer à son mari millefrancs par mois environ pour y vivre : elle ne voulait pas sedonner des torts. Le père et la fille ne demandèrent pas mieux quede retourner, le quinze août, à Besançon, pour y rester jusqu’à lafin du mois. Quand le vicaire-général, après le dîner, pritPhilomène à part pour entamer la question du mariage en lui faisantcomprendre qu’il ne fallait plus compter sur Albert de qui, depuisun an, on n’avait aucune nouvelle, il fut arrêté net par un gestede Philomène. Cette bizarre fille saisit monsieur de Grancey par lebras et l’amena sur un banc, sous un massif de rhododendron, d’oùse découvrait le lac.

– Ecoutez, cher abbé, vous que j’aime autant que mon père, carvous avez de l’affection pour mon Albert, il faut enfin vousl’avouer, j’ai commis des crimes pour être sa femme, et il doitêtre mon mari… Tenez, lisez&|160;?

Elle lui tendit un numéro de gazette qu’elle avait dans la pochede son tablier, en lui indiquant l’article suivant sous la rubriquede Florence, au 25 mai.

« Le mariage de monsieur le duc de Rhétoré, fils aîné demonsieur le duc de Chaulieu, ancien ambassadeur, avec madame laduchesse d’Argaiolo, née princesse Soderini, s’est célébré avecbeaucoup d’éclat. Des fêtes nombreuses, données à l’occasion de cemariage, animent en ce moment la ville de Florence. La fortune demadame la duchesse d’Argaiolo est une des plus considérables del’Italie, car le feu duc l’avait instituée sa légataireuniverselle. »

– Celle qu’il aimait est mariée, dit-elle, je les aiséparés&|160;!

– Vous, et comment&|160;? dit l’abbé.

Philomène allait répondre, lorsqu’un grand cri jeté par deuxjardiniers, et précédé du bruit d’un corps tombant à l’eau,l’interrompit, elle se leva, courut en criant : – Oh&|160;! monpère… Elle ne voyait plus le baron.

En voulant prendre un fragment de granit où il crut apercevoirl’empreinte d’un coquillage, fait qui eût souffleté quelque systèmede géologie, monsieur de Watteville s’était avancé sur le talus,avait perdu l’équilibre et roulé dans le lac dont la plus grandeprofondeur se trouve naturellement au pied de la chaussée. Lesjardiniers eurent une peine infinie à faire prendre au baron uneperche en fouillant à l’endroit où bouillonnait l’eau&|160;; maisenfin ils le ramenèrent couvert de vase où il était entrétrès-avant et où il enfonçait davantage en se débattant. Monsieurde Watteville avait beaucoup dîné, sa digestion était commencée,elle fut interrompue. Quand il eut été déshabillé, nettoyé, mis aulit, il fut dans un état si visiblement dangereux, que deuxdomestiques montèrent à cheval, l’un pour Besançon, l’autre pouraller chercher au plus près un médecin et un chirurgien.

Quand madame de Watteville arriva huit heures après l’événementavec les premiers chirurgien et médecin de Besançon, ils trouvèrentmonsieur de Watteville dans un état désespéré, malgré les soinsintelligents du médecin des Riceys. La peur déterminait uneinfiltration séreuse au cerveau, la digestion arrêtée achevait detuer le pauvre baron.

Cette mort, qui n’aurait pas eu lieu si, disait madame deWatteville, son mari était resté à Besançon, fut attribuée par elleà la résistance de sa fille qu’elle prit en aversion en se livrantà une douleur et à des regrets évidemment exagérés. Elle appela lebaron son cher agneau&|160;! Le dernier Watteville fut enterré dansun îlot du lac des Rouxey, où la baronne fit élever un petitmonument gothique en marbre blanc, pareil à celui dit d’Héloïse auPère-Lachaise.

Un mois après cet événement, la baronne et sa fille vivaient àl’hôtel de Rupt dans un sauvage silence. Philomène était en proie àune douleur sérieuse, qui ne s’épanchait point au dehors : elles’accusait de la mort de son père et soupçonnait un autre malheur,encore plus grand à ses yeux, et bien certainement sonouvrage&|160;; car, ni l’avoué Girardet, ni l’abbé de Granceyn’obtenaient de lumières sur le sort d’Albert. Ce silence étaiteffrayant. Dans un paroxisme de repentir, elle éprouva le besoin derévéler au vicaire-général les affreuses combinaisons parlesquelles elle avait séparé Francesca d’Albert. Ce fut quelquechose de simple et de formidable. Mademoiselle de Watteville avaitsupprimé les lettres d’Albert à la duchesse, et celle par laquelleFrancesca annonçait à son amant la maladie de son mari en leprévenant qu’elle ne pourrait plus lui répondre pendant le tempsqu’elle se consacrerait, comme elle le devait, au moribond. Ainsipendant les préoccupations d’Albert relativement aux élections, laduchesse ne lui avait écrit que deux lettres, celle où elle luiapprenait le danger du duc d’Argaiolo, celle où elle lui disaitqu’elle était veuve, deux nobles et sublimes lettres que Philomènegarda. Apres avoir travaillé pendant plusieurs nuits, Philomèneétait parvenue à imiter parfaitement l’écriture d’Albert. Auxvéritables lettres de cet amant fidèle, elle avait substitué troislettres dont les brouillons communiqués au vieux prêtre le firentfrémir, tant le génie du mal y apparaissait dans toute saperfection. Philomène, tenant la plume pour Albert, y préparait laduchesse au changement du français faussement infidèle. Philomèneavait répondu à la nouvelle de la mort du duc d’Argaiolo par lanouvelle du prochain mariage d’Albert avec elle-même, Philomène.Les deux lettres avaient dû se croiser et s’étaient croisées.L’esprit infernal avec lequel les lettres furent écrites, surprittellement le vicaire-général qu’il les relut. A la dernière,Francesca, blessée au cœur par une fille qui voulait tuer l’amourchez sa rivale, avait répondu par ces simples mots : « Vous êteslibre, adieu. »

– Les crimes purement moraux et qui ne laissent aucune prise àla justice humaine, sont les plus infâmes, les plus odieux, ditsévèrement l’abbé de Grancey. Dieu les punit souvent ici-bas : làgît la raison des épouvantables malheurs qui nous paraissentinexplicables. De tous les crimes secrets ensevelis dans lesmystères de la vie privée, un des plus déshonorants est celui debriser la cachet d’une lettre ou de la lire subrepticement. Toutepersonne, quelle qu’elle soit, poussée par quelque raison que cesoit, qui se permet cet acte, a fait une tache ineffaçable à saprobité. Sentez-vous tout ce qu’il y a de touchant, de divin dansl’histoire de ce jeune page, faussement accusé, qui porte unelettre où se trouve l’ordre de le tuer, qui se met en route sansune mauvaise pensée, que la Providence prend alors sous saprotection et qu’elle sauve, miraculeusement, disons-nous&|160;!…Savez-vous en quoi consiste le miracle&|160;? les vertus ont uneauréole aussi puissante que celle de l’Enfance innocente. Je vousdis ces choses sans vouloir vous admonester, dit le vieux prêtre àPhilomène avec une profonde tristesse. Hélas&|160;! je ne suis pasici le grand-pénitencier, vous n’êtes pas agenouillée aux pieds deDieu, je suis un ami terrifié par l’appréhension de vos châtiments.Qu’est-il devenu, ce pauvre Albert&|160;? ne s’est-il pas donné lamort&|160;? Il cachait une violence inouïe sous son calme affecté.Je comprends que le vieux prince Soderini, père de madame laduchesse d’Argaiolo, est venu redemander les lettres et lesportraits de sa fille. Voilà le coup de foudre tombé sur la têted’Albert qui aura sans doute essayé d’aller se justifier… Maiscomment, en quatorze mois, n’a-t-il pas donné de sesnouvelles&|160;?

– Oh&|160;! si je l’épouse, il sera si heureux..

– Heureux&|160;?… il ne vous aime pas. Vous n’aurez d’ailleurspas une si grande fortune à lui apporter. Votre mère a la plusprofonde aversion pour vous, vous lui avez fait une sauvage réponsequi l’a blessée et qui vous ruinera.

– Quoi&|160;! dit Philomène.

– Quand elle vous a dit hier que l’obéissance était le seulmoyen de réparer vos fautes, et qu’elle vous a rappelé la nécessitéde vous marier en vous parlant d’Amédée. – Si vous l’aimez tant,épousez-le, ma mère&|160;! Lui avez-vous, oui ou non, jeté cettephrase à la tête.

– Oui, dit Philomène.

– Eh&|160;! bien, je la connais, reprit monsieur de Grancey,dans quelques mois elle sera comtesse de Soulas&|160;! Elle aura,certes, des enfants, elle donnera quarante mille francs de rentes àmonsieur de Soulas&|160;; en outre, elle lui fera des avantages, etréduira votre part dans ses biens-fonds autant qu’elle pourra. Vousserez pauvre pendant toute sa vie, et elle n’a que trente-huitans&|160;! Vous aurez pour tout bien la terre des Rouxey et le peude droits que vous laissera la liquidation de la succession devotre père, si toutefois votre mère consent à se départir de sesdroits sur les Rouxey&|160;! Sous le rapport des intérêtsmatériels, vous avez déjà bien mal arrangé votre vie&|160;; sous lerapport des sentiments, je la crois bouleversée… Au lieu d’êtrevenue à votre mère…

Philomène fit un sauvage mouvement de tête.

– A votre mère, reprit le vicaire-général, et à la Religion quivous auraient, au premier mouvement de votre cœur, éclairée,conseillée, guidée&|160;; vous avez voulu vous conduire seule,ignorant la vie et n’écoutant que la passion&|160;!

Ces paroles si sages épouvantèrent Philomène.

– Et que dois-je faire&|160;? dit-elle après une pause.

– Pour réparer vos fautes, il faudrait en connaître l’étendue,demanda l’abbé.

– Eh&|160;! bien, je vais écrire au seul homme qui puisse avoirdes renseignements sur le sort d’Albert, à monsieur LéopoldHannequin, notaire à Paris, son ami d’enfance.

– N’écrivez plus que pour rendre hommage à la vérité, réponditle vicaire-général. Confiez-moi les véritables lettres et lesfausses, faites-moi vos aveux bien en détail, comme au directeur devotre conscience, en me demandant les moyens d’expier vos fautes etvous en rapportant à moi. Je verrai…. Car, avant tout, rendez à cemalheureux son innocence devant l’être dont il a fait son dieu surcette terre. Même après avoir perdu le bonheur, Albert doit tenir àsa justification.

Philomène promit à l’abbé de Grancey de lui obéir en espérantque ses démarches auraient peut-être pour résultat de lui ramenerAlbert.

Peu de temps après la confidence de Philomène, un clerc demonsieur Léopold Hannequin vint à Besançon muni d’une procurationgénérale d’Albert, et se présenta tout d’abord chez monsieurGirardet pour le prier de vendre la maison appartenant à monsieurSavaron. L’avoué se chargea de cette affaire par amitié pourl’avocat. Ce clerc vendit le mobilier, et avec le produit put payerce que devait Albert à Girardet qui lors de l’inexplicable départlui avait remis cinq mille francs, en se chargeant d’ailleurs deses recouvrements. Quand Girardet demanda ce qu’était devenu cenoble et beau lutteur auquel il s’était intéressé, le clercrépondit que son patron seul le savait, et que le notaire avaitparu très-affligé des choses contenues dans la dernière lettreécrite par monsieur Albert de Savarus.

En apprenant cette nouvelle, le vicaire-général écrivit àLéopold. Voici la réponse du digne notaire.

 » A MONSIEUR L’ABBE DE GRANCEY,

vicaire-général du diocèse de Besançon.

Paris.

Hélas&|160;! monsieur, il n’est au pouvoir de personne de rendreAlbert à la vie du monde : il y a renoncé. Il est novice à laGrande-Chartreuse, près Grenoble. Vous savez encore mieux que moi,qui viens de l’apprendre, que tout meurt sur le seuil de cecloître. En prévoyant ma visite, Albert a mis le Général desChartreux entre tous nos efforts et lui. Je connais assez ce noblecœur pour savoir qu’il est victime d’une trame odieuse et pour nousinvisible&|160;; mais tout est consommé. Madame la duchessed’Argaiolo, maintenant duchesse de Rhétoré, me semble avoir pousséla cruauté bien loin. A Pelgirate, où elle n’était plus quandAlbert y courut, elle avait laissé des ordres pour lui faire croirequ’elle habitait Londres. De Londres, Albert alla chercher samaîtresse à Naples et de Naples à Rome, où elle s’engageait avec leduc de Rhétoré. Quand Albert put rencontrer madame d’Argaiolo, cefut à Florence, au moment où elle célébrait son mariage. Notrepauvre ami s’est évanoui dans l’église, et n’a jamais pu, même ense trouvant en danger de mort, obtenir une explication de cettefemme, qui devait avoir je ne sais quoi dans le cœur. Albert avoyagé pendant sept mois à la recherche d’une sauvage créature quise faisait un jeu de lui échapper : il ne savait où ni comment lasaisir. J’ai vu notre pauvre ami à son passage à Paris&|160;; et sivous l’aviez vu comme moi, vous vous seriez aperçu qu’il ne luifallait pas dire un mot au sujet de la duchesse, à moins de vouloirprovoquer une crise où sa raison eût couru des risques. S’il avaitconnu son crime, il aurait pu trouver des moyens dejustification&|160;; mais, faussement accusé de s’être marié&|160;!que faire&|160;? Albert est mort, et bien mort pour le monde. Il avoulu le repos, espérons que le profond silence et la prière, danslesquels il s’est jeté, feront son bonheur sous une autre forme. Sivous l’avez connu, monsieur, vous devez bien le plaindre etplaindre aussi ses amis&|160;! Agréez, etc.  »

Aussitôt cette lettre reçue, le bon vicaire-général écrivit auGénéral des Chartreux, et voici quelle fut la réponse d’AlbertSavarus.

LE FRERE ALBERT A MONSIEUR L’ABBE DE GRANCEY,

vicaire-général du diocèse de Besançon.

De la Grande-Chartreuse.

 » J’ai reconnu, cher et bien-aimé vicaire-général, votre âmetendre et votre cœur encore jeune dans tout ce que vient de mecommuniquer le Révérend Père Général de notre ordre. Vous avezdeviné le seul vœu qui restât dans le dernier repli de mon cœurrelativement aux choses du monde : faire rendre justice à messentiments par celle qui m’a si maltraité&|160;! Mais, en melaissant la liberté d’user de votre offre, le Général a voulusavoir si ma vocation était sûre&|160;; il a eu l’insigne bonté deme dire sa pensée en me voyant décidé à demeurer dans un absolusilence à cet égard. Si j’avais cédé à la tentation de réhabiliterl’homme du monde, le religieux était rejeté de ce Monastère. LaGrâce a certainement agi&|160;; car pour avoir été court, le combatn’en a pas été moins vif ni moins cruel. N’est-ce pas vous direassez que je ne saurais rentrer dans le monde&|160;? Aussi lepardon que vous me demandez pour l’auteur de tant de maux est-ilbien entier et sans une pensée de dépit : je prierai Dieu qu’ilveuille lui pardonner comme je lui pardonne, de même que je leprierai d’accorder une vie heureuse à madame de Rhétoré.

Eh&|160;! que ce soit la Mort ou la main opiniâtre d’une jeunefille acharnée à se faire aimer, que ce soit un de ces coupsattribués au hasard, ne faut-il pas toujours obéir à Dieu&|160;? Lemalheur fait dans certaines âmes un vaste désert où retentit lavoix de Dieu. J’ai trop tard connu les rapports entre cette vie etcelle qui nous attend, car tout est usé chez moi. Je n’aurais puservir dans les rangs de l’Eglise militante, je me jette pour lereste d’une vie presque éteinte au pied du sanctuaire. Voici ladernière fois que j’écris. Il a fallu que ce fût vous, qui m’aimiezet que j’aimais tant, pour me faire rompre la loi d’oubli que je mesuis imposée en entrant dans la métropole de Saint-Bruno. Vousserez aussi, vous, particulièrement dans les prières de

« Frère ALBERT. »

Novembre 1836.

– Peut-être tout est-il pour le mieux, se dit l’abbé deGrancey.

Quand il eut communiqué cette lettre à Philomène, qui baisa parun mouvement pieux le passage qui contenait sa grâce, il lui dit :– Eh&|160;! bien, maintenant qu’il est perdu pour vous, nevoulez-vous pas vous réconcilier avec votre mère en épousant lecomte de Soulas&|160;?

– Il faudrait qu’Albert me l’ordonnât, dit-elle.

– Vous voyez qu’il est impossible de le consulter. Le Général nele permettrait pas.

– Si j’allais le voir&|160;?

– On ne voit point les Chartreux. Et d’ailleurs, aucune femme,excepté la reine de France, ne peut entrer à la Chartreuse, ditl’abbé. Ainsi rien ne vous dispense plus d’épouser le jeunemonsieur de Soulas.

– Je ne veux pas faire le malheur de ma mère, réponditPhilomène.

– Satan&|160;! s’écria le vicaire-général.

Vers la fin de cet hiver, l’excellent abbé de Grancey mourut. Iln’y eut plus entre madame de Watteville et sa fille cet ami quis’interposait entre ces deux caractères de fer. L’événement prévupar le vicaire-général eut lieu. Au mois d’août 1837, madame deWatteville épousa monsieur de Soulas à Paris, où elle alla par leconseil de Philomène, qui se montra charmante et bonne pour samère. Du moins madame de Watteville crut à l’amitié de safille&|160;; mais Philomène voulait tout bonnement voir Paris pourse donner le plaisir d’une atroce vengeance : elle ne pensait qu’àvenger Savarus en martyrisant sa rivale.

On avait émancipé mademoiselle de Watteville, qui d’ailleursatteignait bientôt à l’âge de vingt-un ans. Sa mère, pour terminerses comptes avec elle, lui avait abandonné ses droits sur lesRouxey, et la fille avait donné décharge à sa mère à raison de lasuccession du baron de Watteville. Philomène avait encouragé samère à épouser le comte de Soulas et à l’avantager.

– Ayons chacune notre liberté, lui dit-elle.

Madame de Soulas, inquiète des intentions de sa fille, futsurprise de cette noblesse de procédés, elle fit présent àPhilomène de six mille francs de rente sur le grand-livre paracquit de conscience. Comme madame la comtesse de Soulas avaitquarante-huit mille francs de revenus en terres, et qu’elle étaitincapable de les aliéner dans le but de diminuer la part dePhilomène, mademoiselle de Watteville était encore un parti dedix-huit cent mille francs : les Rouxey pouvaient produire, avecquelques améliorations, vingt mille francs de rente, outre lesavantages de l’habitation, ses redevances et ses réserves. AussiPhilomène et sa mère, qui prirent bientôt le ton et les modes deParis, furent-elles facilement introduites dans le grand monde. Laclef d’or, ces mots : dix-huit cent mille francs&|160;!… brodés surle corsage de Philomène, servirent beaucoup plus la comtesse deSoulas que ses prétentions à la de Rupt, ses fiertés mal placées,et même que ses parentés tirées d’un peu loin.

Vers le mois de février 1838, Philomène, à qui bien des jeunesgens faisaient une cour assidue, réalisa le projet qui l’amenait àParis. Elle voulait rencontrer la duchesse de Rhétoré, voir cettemerveilleuse femme et la plonger dans d’éternels remords. AussiPhilomène était-elle d’une recherche et d’une coquetterieétourdissantes afin de se trouver avec la duchesse sur un piedd’égalité. La première rencontre eut lien dans le bal annuellementdonné pour les pensionnaires de l’ancienne Liste civile, depuis1830.

Un jeune homme, poussé par Philomène, dit à la duchesse en lalui montrant : – Voilà l’une des jeunes personnes les plusremarquables, une forte tête&|160;! Elle a fait jeter dans uncloître, à la Grande Chartreuse, un homme d’une grande portée,Albert de Savarus dont l’existence a été brisée par elle. C’estmademoiselle de Watteville, la fameuse héritière de Besançon…

La duchesse pâlit, Philomène échangea vivement avec elle un deces regards qui, de femme à femme, sont plus mortels que les coupsde pistolet d’un duel. Francesca Soderini, qui soupçonnal’innocence d’Albert, sortit aussitôt du bal, en quittantbrusquement son interlocuteur incapable de deviner la terribleblessure qu’il venait de faire à la belle duchesse de Rhétoré.

« Si vous voulez en savoir davantage sur Albert, venez au bal del’Opéra mardi prochain, en tenant à la main un souci. »

Ce billet anonyme, envoyé par Philomène à la duchesse, amena lamalheureuse Italienne au bal où Philomène lui remit en main toutesles lettres d’Albert, celle écrite par le vicaire-général à LéopoldHannequin ainsi que la réponse du notaire, et même celle où elleavait fait ses aveux à monsieur de Grancey.

– Je ne veux pas être seule à souffrir, car nous avons été toutaussi cruelles l’une que l’autre&|160;! dit-elle à sa rivale.

Après avoir savouré la stupéfaction qui se peignit sur le beauvisage de la duchesse, Philomène se sauva, ne reparut plus dans lemonde, et revint avec sa mère à Besançon.

Mademoiselle de Watteville, qui vécut seule dans sa terre desRouxey, montant à cheval, chassant, refusant ses deux ou troispartis par an, venant quatre ou cinq fois par hiver à Besançon,occupée à faire valoir sa terre, passa pour une personneextrêmement originale. Elle est une des célébrités de l’Est.

Madame de Soulas a deux enfants, un garçon et une fille, elle arajeuni&|160;; mais le jeune monsieur de Soulas a considérablementvieilli.

– Ma fortune me coûte cher, disait-il au jeune Chavoncourt. Pourbien connaître une dévote, il faut malheureusementl’épouser&|160;!

Mademoiselle de Watteville se conduit en fille vraimentextraordinaire. On disait d’elle : – Elle a des lubies&|160;! Elleva tous les ans voir les murailles de la Grande-Chartreuse.Peut-être voulait-elle imiter son grand-oncle en franchissantl’enceinte de ce couvent pour y chercher son mari, comme Wattevillefranchit les murs de son monastère pour recouvrer la liberté.

En 1841, elle quitta Besançon dans l’intention, disait-on, de semarier&|160;; mais, on ne sait pas encore la véritable cause de cevoyage d’où elle est revenue dans un état qui lui interdit dejamais reparaître dans le monde. Par un de ces hasards auxquels levieil abbé de Grancey avait fait allusion, elle se trouva sur laLoire dans le bateau à vapeur dont la chaudière fit explosion.Mademoiselle de Watteville fut si cruellement maltraitée qu’elle aperdu le bras et la jambe gauche&|160;; son visage ported’affreuses cicatrices qui la privent de sa beauté&|160;; sa santésoumise à des troubles horribles lui laisse peu de jours sanssouffrance. Enfin, elle ne sort plus aujourd’hui de la Chartreusedes Rouxey où elle mène une vie entièrement vouée à des pratiquesreligieuses.

Paris, mai 1842.

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