Albertine Disparue

Albertine Disparue

de Marcel Proust

Chapitre 1Le chagrin et l’oubli

Mademoiselle Albertine est partie ! Comme la souffrance va plus loin en psychologie que la psychologie ! Il y a un instant, en train de m’analyser, j’avais cru que cette séparation sans s’être revus était justement ce que je désirais, et comparant la médiocrité des plaisirs que me donnait Albertine à la richesse des désirs qu’elle me privait de réaliser, je m’étais trouvé subtil, j’avais conclu que je ne voulais plus la voir, que je ne l’aimais plus. Mais ces mots : « Mademoiselle Albertine est partie » venaient de produire dans mon cœur une souffrance telle que je ne pourrais pas y résister plus longtemps. Ainsi ce que j’avais cru n’être rien pour moi, c’était tout simplement toute ma vie. Comme on s’ignore&|160;! Il fallait faire cesser immédiatement ma souffrance. Tendre pour moi-même comme ma mère pour ma grand’mère mourante, je me disais, avec cette même bonne volonté qu’on a de ne pas laisser souffrir ce qu’on aime :« Aie une seconde de patience, on va te trouver un remède,sois tranquille, on ne va pas te laisser souffrir comme cela » Ce fut dans cet ordre d’idées que mon instinct de conservation chercha pour les mettre sur ma blessure ouverte les premiers calmants : « Tout cela n’a aucune importance parce que je vais la faire revenir tout de suite. Je vais examiner les moyens, mais de toute façon elle sera ici ce soir. Par conséquent inutile de se tracasser.&|160;» «&|160;Tout cela n’a aucune importance&|160;», je ne m’étais pas contenté de me le dire,j’avais tâché d’en donner l’impression à Françoise en ne laissant pas paraître devant elle ma souffrance, parce que, même au momentoù je l’éprouvais avec une telle violence, mon amour n’oubliait pas qu’il lui importait de sembler un amour heureux, un amour partagé,surtout aux yeux de Françoise qui, n’aimant pas Albertine, avait toujours douté de sa sincérité. Oui, tout à l’heure, avantl’arrivée de Françoise, j’avais cru que je n’aimais plus Albertine,j’avais cru ne rien laisser de côté&|160;; en exact analyste,j’avais cru bien connaître le fond de mon cœur. Mais notreintelligence, si grande soit-elle, ne peut apercevoir les élémentsqui le composent et qui restent insoupçonnés tant que, de l’étatvolatil où ils subsistent la plupart du temps, un phénomène capablede les isoler ne leur a pas fait subir un commencement desolidification. Je m’étais trompé en croyant voir clair dans moncœur. Mais cette connaissance que ne m’avaient pas donnée les plusfines perceptions de l’esprit venait de m’être apportée, dure,éclatante, étrange, comme un sel cristallisé par la brusqueréaction de la douleur. J’avais une telle habitude d’avoirAlbertine auprès de moi, et je voyais soudain un nouveau visage del’Habitude. Jusqu’ici je l’avais considérée surtout comme unpouvoir annihilateur qui supprime l’originalité et jusqu’à laconscience des perceptions&|160;; maintenant je la voyais comme unedivinité redoutable, si rivée à nous, son visage insignifiant siincrusté dans notre cœur que si elle se détache, ou si elle sedétourne de nous, cette déité que nous ne distinguions presque pasnous inflige des souffrances plus terribles qu’aucune et qu’alorselle est aussi cruelle que la mort.

Le plus pressé était de lire la lettre d’Albertine puisque jevoulais aviser aux moyens de la faire revenir. Je les sentais en mapossession, parce que, comme l’avenir est ce qui n’existe que dansnotre pensée, il nous semble encore modifiable par l’interventionin extremis de notre volonté. Mais, en même temps, je merappelais que j’avais vu agir sur lui d’autres forces que la mienneet contre lesquelles, plus de temps m’eût-il été donné, je n’auraisrien pu. À quoi sert que l’heure n’ait pas sonné encore si nous nepouvons rien sur ce qui s’y produira&|160;? Quand Albertine était àla maison, j’étais bien décidé à garder l’initiative de notreséparation. Et puis elle était partie. J’ouvris la lettred’Albertine. Elle était ainsi conçue&|160;:

&|160;

«&|160;Mon ami,

»&|160;Pardonnez-moi de ne pas avoir osé vous dire de vive voixles quelques mots qui vont suivre, mais je suis si lâche, j’aitoujours eu si peur devant vous, que, même en me forçant, je n’aipas eu le courage de le faire. Voici ce que j’aurais dû vous dire.Entre nous, la vie est devenue impossible, vous avez d’ailleurs vupar votre algarade de l’autre soir qu’il y avait quelque chose dechangé dans nos rapports. Ce qui a pu s’arranger cette nuit-làdeviendrait irréparable dans quelques jours. Il vaut donc mieux,puisque nous avons eu la chance de nous réconcilier, nous quitterbons amis. C’est pourquoi, mon chéri, je vous envoie ce mot, et jevous prie d’être assez bon pour me pardonner si je vous fais un peude chagrin, en pensant à l’immense que j’aurai. Mon cher grand, jene veux pas devenir votre ennemie, il me sera déjà assez dur devous devenir peu à peu, et bien vite, indifférente&|160;; aussi madécision étant irrévocable, avant de vous faire remettre cettelettre par Françoise, je lui aurai demandé mes malles. Adieu, jevous laisse le meilleur de moi-même.

»&|160;Albertine.

«&|160;Tout cela ne signifie rien, me dis-je, c’est mêmemeilleur que je ne pensais, car comme elle ne pense rien de toutcela, elle ne l’a évidemment écrit que pour frapper un grand coup,afin que je prenne peur et ne sois plus insupportable avec elle. Ilfaut aviser au plus pressé&|160;: qu’Albertine soit rentrée cesoir. Il est triste de penser que les Bontemps sont des gens véreuxqui se servent de leur nièce pour m’extorquer de l’argent. Maisqu’importe&|160;? Dussé-je, pour qu’Albertine soit ici ce soir,donner la moitié de ma fortune à Mme Bontemps, il nousrestera assez, à Albertine et à moi, pour vivreagréablement.&|160;» Et en même temps, je calculais si j’avais letemps d’aller ce matin commander le yacht et la Rolls Royce qu’elledésirait, ne songeant même plus, toute hésitation ayant disparu,que j’avais pu trouver peu sage de les lui donner. «&|160;Même sil’adhésion de Mme Bontemps ne suffit pas, si Albertinene veut pas obéir à sa tante et pose comme condition de son retourqu’elle aura désormais sa pleine indépendance, eh bien&|160;!quelque chagrin que cela me fasse, je la lui laisserai&|160;; ellesortira seule, comme elle voudra. Il faut savoir consentir dessacrifices, si douloureux qu’ils soient, pour la chose à laquelleon tient le plus et qui, malgré ce que je croyais ce matin d’aprèsmes raisonnements exacts et absurdes, est qu’Albertine viveici.&|160;» Puis-je dire, du reste, que lui laisser cette libertém’eût été tout à fait douloureux&|160;? Je mentirais. Souvent déjàj’avais senti que la souffrance de la laisser libre de faire le malloin de moi était peut-être moindre encore que ce genre detristesse qu’il m’arrivait d’éprouver à la sentir s’ennuyer, avecmoi, chez moi. Sans doute, au moment même où elle m’eût demandé àpartir quelque part, la laisser faire, avec l’idée qu’il y avaitdes orgies organisées, m’eût été atroce. Mais lui dire&|160;:prenez notre bateau, ou le train, partez pour un mois, dans telpays que je ne connais pas, où je ne saurai rien de ce que vousferez, cela m’avait souvent plu par l’idée que par comparaison,loin de moi, elle me préférerait, et serait heureuse au retour.«&|160;Ce retour, elle-même le désire sûrement&|160;; elle n’exigenullement cette liberté à laquelle d’ailleurs, en lui offrantchaque jour des plaisirs nouveaux, j’arriverais aisément à obtenir,jour par jour, quelque limitation. Non, ce qu’Albertine a voulu,c’est que je ne sois plus insupportable avec elle, et surtout –comme autrefois Odette avec Swann – que je me décide à l’épouser.Une fois épousée, son indépendance, elle n’y tiendra pas&|160;;nous resterons tous les deux ici, si heureux.&|160;» Sans doutec’était renoncer à Venise. Mais que les villes les plus désiréescomme Venise (à plus forte raison les maîtresses de maison les plusagréables, comme la duchesse de Guermantes, les distractions commele théâtre) deviennent pâles, indifférentes, mortes, quand noussommes liés à un autre cœur par un lien si douloureux qu’il nousempêche de nous éloigner. «&|160;Albertine a, d’ailleurs,parfaitement raison dans cette question de mariage. Maman elle-mêmetrouvait tous ces retards ridicules. L’épouser, c’est ce quej’aurais dû faire depuis longtemps, c’est ce qu’il faudra que jefasse, c’est cela qui lui a fait écrire sa lettre dont elle nepense pas un mot&|160;; c’est seulement pour faire réussir celaqu’elle a renoncé pour quelques heures à ce qu’elle doit désirerautant que je désire qu’elle le fasse&|160;: revenir ici. Oui,c’est cela qu’elle a voulu, c’est cela l’intention de sonacte&|160;», me disait ma raison compatissante&|160;; mais jesentais qu’en me le disant ma raison se plaçait toujours dans lamême hypothèse qu’elle avait adoptée depuis le début. Or je sentaisbien que c’était l’autre hypothèse qui n’avait jamais cessé d’êtrevérifiée. Sans doute cette deuxième hypothèse n’aurait jamais étéassez hardie pour formuler expressément qu’Albertine eût pu êtreliée avec Mlle Vinteuil et son amie. Et pourtant, quandj’avais été submergé par l’envahissement de cette nouvelleterrible, au moment où nous entrions en gare d’Incarville, c’étaitla seconde hypothèse qui s’était déjà trouvée vérifiée. Celle-cin’avait ensuite jamais conçu qu’Albertine pût me quitterd’elle-même, de cette façon, sans me prévenir et me donner le tempsde l’en empêcher. Mais tout de même, si après le nouveau bondimmense que la vie venait de me faire faire, la réalité quis’imposait à moi m’était aussi nouvelle que celle en face de quoinous mettent la découverte d’un physicien, les enquêtes d’un juged’instruction ou les trouvailles d’un historien sur les dessousd’un crime ou d’une révolution, cette réalité en dépassant leschétives prévisions de ma deuxième hypothèse pourtant lesaccomplissait. Cette deuxième hypothèse n’était pas celle del’intelligence, et la peur panique que j’avais eue le soir oùAlbertine ne m’avait pas embrassé, la nuit où j’avais entendu lebruit de la fenêtre, cette peur n’était pas raisonnée. Mais – et lasuite le montrera davantage, comme bien des épisodes ont pu déjàl’indiquer – de ce que l’intelligence n’est pas l’instrument leplus subtil, le plus puissant, le plus approprié pour saisir levrai, ce n’est qu’une raison de plus pour commencer parl’intelligence et non par un intuitivisme de l’inconscient, par unefoi aux pressentiments toute faite. C’est la vie qui peu à peu, caspar cas, nous permet de remarquer que ce qui est le plus importantpour notre cœur, ou pour notre esprit, ne nous est pas appris parle raisonnement mais par des puissances autres. Et alors, c’estl’intelligence elle-même qui, se rendant compte de leursupériorité, abdique par raisonnement devant elles et accepte dedevenir leur collaboratrice et leur servante. C’est la foiexpérimentale. Le malheur imprévu avec lequel je me trouvais auxprises, il me semblait l’avoir lui aussi (comme l’amitiéd’Albertine avec deux Lesbiennes) déjà connu pour l’avoir lu danstant de signes où (malgré les affirmations contraires de ma raison,s’appuyant sur les dires d’Albertine elle-même) j’avais discerné lalassitude, l’horreur qu’elle avait de vivre ainsi en esclave,signes tracés comme avec de l’encre invisible à l’envers desprunelles tristes et soumises d’Albertine, sur ses jouesbrusquement enflammées par une inexplicable rougeur, dans le bruitde la fenêtre qui s’était brusquement ouverte. Sans doute jen’avais pas osé les interpréter jusqu’au bout et formerexpressément l’idée de son départ subit. Je n’avais pensé, d’uneâme équilibrée par la présence d’Albertine, qu’à un départ arrangépar moi à une date indéterminée, c’est-à-dire situé dans un tempsinexistant&|160;; par conséquent j’avais eu seulement l’illusion depenser à un départ, comme les gens se figurent qu’ils ne craignentpas la mort quand ils y pensent alors qu’ils sont bien portants, etne font en réalité qu’introduire une idée purement négative au seind’une bonne santé que l’approche de la mort précisément altérerait.D’ailleurs l’idée du départ d’Albertine voulu par elle-même eût pume venir mille fois à l’esprit, le plus clairement, le plusnettement du monde, que je n’aurais pas soupçonné davantage ce queserait relativement à moi, c’est-à-dire en réalité, ce départ,quelle chose originale, atroce, inconnue, quel mal entièrementnouveau. À ce départ, si je l’eusse prévu, j’aurais pu songer sanstrêve pendant des années, sans que, mises bout à bout, toutes cespensées eussent eu le plus faible rapport, non seulementd’intensité mais de ressemblance, avec l’inimaginable enfer dontFrançoise m’avait levé le voile en me disant&|160;:«&|160;Mademoiselle Albertine est partie.&|160;» Pour sereprésenter une situation inconnue l’imagination emprunte deséléments connus et à cause de cela ne se la représente pas. Mais lasensibilité, même la plus physique, reçoit, comme le sillon de lafoudre, la signature originale et longtemps indélébile del’événement nouveau. Et j’osais à peine me dire que, si j’avaisprévu ce départ, j’aurais peut-être été incapable de me lereprésenter dans son horreur, et même, Albertine me l’annonçant,moi la menaçant, la suppliant, de l’empêcher&|160;! Que le désir deVenise était loin de moi maintenant&|160;! Comme autrefois àCombray celui de connaître Madame de Guermantes, quand venaitl’heure où je ne tenais plus qu’à une seule chose, avoir maman dansma chambre. Et c’était bien, en effet, toutes les inquiétudeséprouvées depuis mon enfance, qui, à l’appel de l’angoissenouvelle, avaient accouru la renforcer, s’amalgamer à elle en unemasse homogène qui m’étouffait. Certes, ce coup physique au cœurque donne une telle séparation et qui, par cette terrible puissanced’enregistrement qu’a le corps, fait de la douleur quelque chose decontemporain à toutes les époques de notre vie où nous avonssouffert, certes, ce coup au cœur sur lequel spécule peut-être unpeu – tant on se soucie peu de la douleur des autres – la femme quidésire donner au regret son maximum d’intensité, soit que,n’esquissant qu’un faux départ, elle veuille seulement demander desconditions meilleures, soit que, partant pour toujours – pourtoujours&|160;! – elle désire frapper, ou pour se venger, ou pourcontinuer d’être aimée, ou dans l’intérêt de la qualité du souvenirqu’elle laissera, briser violemment ce réseau de lassitudes,d’indifférences, qu’elle avait senti se tisser, – certes, ce coupau cœur, on s’était promis de l’éviter, on s’était dit qu’on sequitterait bien. Mais il est vraiment rare qu’on se quitte bien,car, si on était bien, on ne se quitterait pas&|160;! Et puis lafemme avec qui on se montre le plus indifférent sent tout de mêmeobscurément qu’en se fatiguant d’elle, en vertu d’une mêmehabitude, on s’est attaché de plus en plus à elle, et elle songeque l’un des éléments essentiels pour se quitter bien est de partiren prévenant l’autre. Or elle a peur en prévenant d’empêcher. Toutefemme sent que, si son pouvoir sur un homme est grand, le seulmoyen de s’en aller, c’est de fuir. Fugitive parce que reine, c’estainsi. Certes, il y a un intervalle inouï entre cette lassitudequ’elle inspirait il y a un instant et, parce qu’elle est partie,ce furieux besoin de la ravoir. Mais à cela, en dehors de cellesdonnées au cours de cet ouvrage et d’autres qui le seront plusloin, il y a des raisons. D’abord le départ a lieu souvent dans lemoment où l’indifférence – réelle ou crue – est la plus grande, aupoint extrême de l’oscillation du pendule. La femme se dit&|160;:«&|160;Non, cela ne peut plus durer ainsi&|160;», justement parceque l’homme ne parle que de la quitter, ou y pense&|160;; et c’estelle qui quitte. Alors, le pendule revenant à son autre pointextrême, l’intervalle est le plus grand. En une seconde il revientà ce point&|160;; encore une fois, en dehors de toutes les raisonsdonnées, c’est si naturel&|160;! Le cœur bat&|160;; et d’ailleursla femme qui est partie n’est plus la même que celle qui était là.Sa vie auprès de nous, trop connue, voit tout d’un coup s’ajouter àelle les vies auxquelles elle va inévitablement se mêler, et c’estpeut-être pour se mêler à elles qu’elle nous a quittés. De sorteque cette richesse nouvelle de la vie de la femme en alléerétroagit sur la femme qui était auprès de nous et peut-êtrepréméditait son départ. À la série des faits psychologiques quenous pouvons déduire et qui font partie de sa vie avec nous, denotre lassitude trop marquée pour elle, de notre jalousie aussi (etqui fait que les hommes qui ont été quittés par plusieurs femmesl’ont été presque toujours de la même manière à cause de leurcaractère et de réactions toujours identiques qu’on peutcalculer&|160;; chacun a sa manière propre d’être trahi, comme il asa manière de s’enrhumer), à cette série pas trop mystérieuse pournous correspondait sans doute une série de faits que nous avonsignorés. Elle devait depuis quelque temps entretenir des relationsécrites, ou verbales, ou par messagers, avec tel homme, ou tellefemme, attendre tel signe que nous avons peut-être donné nous-mêmessans le savoir en disant&|160;: «&|160;M. X. est venu hier pour mevoir&|160;», si elle avait convenu avec M. X. que la veille du jouroù elle devrait rejoindre M. X., celui-ci viendrait me voir. Qued’hypothèses possibles&|160;! Possibles seulement. Je construisaissi bien la vérité, mais dans le possible seulement, qu’ayant unjour ouvert, et par erreur, une lettre adressée à ma maîtresse,cette lettre écrite en style convenu et qui disait&|160;:«&|160;Attends toujours signe pour aller chez le marquis deSaint-Loup, prévenez demain par coup de téléphone&|160;», jereconstituai une sorte de fuite projetée&|160;; le nom du marquisde Saint-Loup n’était là que pour signifier autre chose, car mamaîtresse ne connaissait pas suffisamment Saint-Loup, mais m’avaitentendu parler de lui, et, d’ailleurs, la signature était uneespèce de surnom, sans aucune forme de langage. Or la lettren’était pas adressée à ma maîtresse, mais à une personne de lamaison qui portait un nom différent et qu’on avait mal lu. Lalettre n’était pas en signes convenus mais en mauvais françaisparce qu’elle était d’une Américaine, effectivement amie deSaint-Loup comme celui-ci me l’apprit. Et la façon étrange dontcette Américaine formait certaines lettres avait donné l’aspectd’un surnom à un nom parfaitement réel mais étranger. Je m’étaisdonc ce jour-là trompé du tout au tout dans mes soupçons. Maisl’armature intellectuelle qui chez moi avait relié ces faits, tousfaux, était elle-même la forme si juste, si inflexible de la véritéque quand trois mois plus tard ma maîtresse, qui alors songeait àpasser toute sa vie avec moi, m’avait quitté, ç’avait été d’unefaçon absolument identique à celle que j’avais imaginée la premièrefois. Une lettre vint ayant les mêmes particularités que j’avaisfaussement attribuées à la première lettre, mais cette fois-ciayant bien le sens d’un signal.

Ce malheur était le plus grand de toute ma vie. Et malgré tout,la souffrance qu’il me causait était peut-être dépassée encore parla curiosité de connaître les causes de ce malheur qu’Albertineavait désiré, retrouvé. Mais les sources des grands événements sontcomme celles des fleuves, nous avons beau parcourir la surface dela terre, nous ne les retrouvons pas. Albertine avait-elle ainsiprémédité depuis longtemps sa fuite&|160;? j’ai dit (et alors celam’avait paru seulement du maniérisme et de la mauvaise humeur, ceque Françoise appelait faire la «&|160;tête&|160;») que, du jour oùelle avait cessé de m’embrasser, elle avait eu un air de porter lediable en terre, toute droite, figée, avec une voix triste dans lesplus simples choses, lente en ses mouvements, ne souriant plusjamais. Je ne peux pas dire qu’aucun fait prouvât aucune connivenceavec le dehors. Françoise me raconta bien ensuite qu’étant entréel’avant-veille du départ dans sa chambre elle n’y avait trouvépersonne, les rideaux fermés, mais sentant à l’odeur de l’air et aubruit que la fenêtre était ouverte. Et, en effet, elle avait trouvéAlbertine sur le balcon. Mais on ne voit pas avec qui elle eût pu,de là, correspondre, et, d’ailleurs, les rideaux fermés sur lafenêtre ouverte s’expliquaient sans doute parce qu’elle savait queje craignais les courants d’air et que, même si les rideaux m’enprotégeaient peu, ils eussent empêché Françoise de voir du couloirque les volets étaient ouverts aussi tôt. Non, je ne vois riensinon un petit fait qui prouve seulement que la veille elle savaitqu’elle allait partir. La veille, en effet, elle prit dans machambre sans que je m’en aperçusse une grande quantité de papier etde toile d’emballage qui s’y trouvait, et à l’aide desquels elleemballa ses innombrables peignoirs et sauts de lit toute la nuitafin de partir le matin&|160;; c’est le seul fait, ce fut tout. Jene peux pas attacher d’importance à ce qu’elle me rendit presque deforce ce soir-là mille francs qu’elle me devait, cela n’a rien despécial, car elle était d’un scrupule extrême dans les chosesd’argent. Oui, elle prit les papiers d’emballage la veille, mais cen’était pas de la veille seulement qu’elle savait qu’ellepartirait&|160;! Car ce n’est pas le chagrin qui la fit partir,mais la résolution prise de partir, de renoncer à la vie qu’elleavait rêvée qui lui donna cet air chagrin. Chagrin, presquesolennellement froid avec moi, sauf le dernier soir, où, après êtrerestée chez moi plus tard qu’elle ne voulait, dit-elle – remarquequi m’étonnait venant d’elle qui voulait toujours prolonger, – elleme dit de la porte&|160;: «&|160;Adieu, petit, adieu, petit.&|160;»Mais je n’y pris pas garde au moment. Françoise m’a dit que lelendemain matin, quand elle lui dit qu’elle partait (mais, dureste, c’est explicable aussi par la fatigue, car elle ne s’étaitpas déshabillée et avait passé toute la nuit à emballer, sauf lesaffaires qu’elle avait à demander à Françoise et qui n’étaient pasdans sa chambre et son cabinet de toilette), elle était encoretellement triste, tellement plus droite, tellement plus figée queles jours précédents que Françoise crut quand elle lui dit&|160;:«&|160;Adieu, Françoise&|160;» qu’elle allait tomber. Quand onapprend ces choses-là, on comprend que la femme qui vous plaisaittellement moins maintenant que toutes celles qu’on rencontre sifacilement dans les plus simples promenades, à qui on en voulait deles sacrifier pour elle, soit au contraire celle qu’on préféreraitmille fois. Car la question ne se pose plus entre un certainplaisir – devenu par l’usage, et peut-être par la médiocrité del’objet, presque nul – et d’autres plaisirs, ceux-là tentants,ravissants, mais entre ces plaisirs-là et quelque chose de bienplus fort qu’eux, la pitié pour la douleur.

En me promettant à moi-même qu’Albertine serait ici ce soir,j’avais couru au plus pressé et pansé d’une croyance nouvellel’arrachement de celle avec laquelle j’avais vécu jusqu’ici. Maissi rapidement qu’eût agi mon instinct de conservation, j’étais,quand Françoise m’avait parlé, resté une seconde sans secours, etj’avais beau savoir maintenant qu’Albertine serait là ce soir, ladouleur que j’avais ressentie pendant l’instant où je ne m’étaispas encore appris à moi-même ce retour (l’instant qui avait suiviles mots&|160;: «&|160;Mademoiselle Albertine a demandé ses malles,Mademoiselle Albertine est partie&|160;»), cette douleur renaissaitd’elle-même en moi pareille à ce qu’elle avait été, c’est-à-direcomme si j’avais ignoré encore le prochain retour d’Albertine.D’ailleurs il fallait qu’elle revînt, mais d’elle-même. Dans toutesles hypothèses, avoir l’air de faire faire une démarche, de laprier de revenir irait à l’encontre du but. Certes je n’avais plusla force de renoncer à elle comme je l’avais eue pour Gilberte.Plus même que revoir Albertine, ce que je voulais c’était mettrefin à l’angoisse physique que mon cœur plus mal portant que jadisne pouvait plus tolérer. Puis à force de m’habituer à ne pasvouloir, qu’il s’agît de travail ou d’autre chose, j’étais devenuplus lâche. Mais surtout cette angoisse était incomparablement plusforte pour bien des raisons dont la plus importante n’étaitpeut-être pas que je n’avais jamais goûté de plaisir sensuel avecMme de Guermantes et avec Gilberte, mais que, ne lesvoyant pas chaque jour, à toute heure, n’en ayant pas lapossibilité et par conséquent pas le besoin, il y avait en moins,dans mon amour pour elles, la force immense de l’Habitude.Peut-être, maintenant que mon cœur, incapable de vouloir et desupporter de son plein gré la souffrance, ne trouvait qu’une seulesolution possible, le retour à tout prix d’Albertine, peut-être lasolution opposée (le renoncement volontaire, la résignationprogressive) m’eût-elle paru une solution de roman, invraisemblabledans la vie, si je n’avais moi-même autrefois opté pour celle-làquand il s’était agi de Gilberte. Je savais donc que cette autresolution pouvait être acceptée aussi, et par un seul homme, carj’étais resté à peu près le même. Seulement le temps avait joué sonrôle, le temps qui m’avait vieilli, le temps aussi qui avait misAlbertine perpétuellement auprès de moi quand nous menions notrevie commune. Mais du moins, sans renoncer à elle, ce qui me restaitde ce que j’avais éprouvé pour Gilberte, c’était la fierté de nepas vouloir être à Albertine un jouet dégoûtant en lui faisantdemander de revenir, je voulais qu’elle revînt sans que j’eussel’air d’y tenir. Je me levai pour ne pas perdre de temps, mais lasouffrance m’arrêta&|160;: c’était la première fois que je melevais depuis qu’Albertine était partie. Pourtant il fallait vitem’habiller afin d’aller m’informer chez son concierge.

La souffrance, prolongement d’un choc moral imposé, aspire àchanger de forme&|160;; on espère la volatiliser en faisant desprojets, en demandant des renseignements&|160;; on veut qu’ellepasse par ses innombrables métamorphoses, cela demande moins decourage que de garder sa souffrance franche&|160;; ce lit paraît siétroit, si dur, si froid où l’on se couche avec sa douleur. Je meremis donc sur mes jambes&|160;; je n’avançais dans la chambrequ’avec une prudence infinie, je me plaçais de façon à ne pasapercevoir la chaise d’Albertine, le pianola sur les pédales duquelelle appuyait ses mules d’or, un seul des objets dont elle avaitusé et qui tous, dans le langage particulier que leur avaientenseigné mes souvenirs, semblaient vouloir me donner unetraduction, une version différente, m’annoncer une seconde fois lanouvelle de son départ. Mais sans les regarder, je les voyais, mesforces m’abandonnèrent, je tombai assis dans un de ces fauteuils desatin bleu dont, une heure plus tôt, dans le clair-obscur de lachambre anesthésiée par un rayon de jour, le glacis m’avait faitfaire des rêves passionnément caressés alors, si loin de moimaintenant. Hélas&|160;! je ne m’y étais jamais assis, avant cetteminute, que quand Albertine était encore là. Aussi je ne pus yrester, je me levai&|160;; et ainsi à chaque instant il y avaitquelqu’un des innombrables et humbles «&|160;moi&|160;» qui nouscomposent qui était ignorant encore du départ d’Albertine et à quiil fallait le notifier&|160;; il fallait – ce qui était plus cruelque s’ils avaient été des étrangers et n’avaient pas emprunté masensibilité pour souffrir – annoncer le malheur qui venaitd’arriver à tous ces êtres, à tous ces «&|160;moi&|160;» qui ne lesavaient pas encore&|160;; il fallait que chacun d’eux à son tourentendît pour la première fois ces mots&|160;: «&|160;Albertine ademandé ses malles&|160;» – ces malles en forme de cercueil quej’avais vu charger à Balbec à côté de celles de ma mère, –«&|160;Albertine est partie&|160;». À chacun j’avais à apprendremon chagrin, le chagrin qui n’est nullement une conclusionpessimiste librement tirée d’un ensemble de circonstances funestes,mais la reviviscence intermittente et involontaire d’une impressionspécifique, venue du dehors, et que nous n’avons pas choisie. Il yavait quelques-uns de ces «&|160;moi&|160;» que je n’avais pasrevus depuis assez longtemps. Par exemple (je n’avais pas songé quec’était le jour du coiffeur), le «&|160;moi&|160;» que j’étaisquand je me faisais couper les cheveux. J’avais oublié ce«&|160;moi&|160;» – là, son arrivée fit éclater mes sanglots, commeà un enterrement, celle d’un vieux serviteur retraité qui a connucelle qui vient de mourir. Puis je me rappelai tout d’un coup quedepuis huit jours j’avais par moments été pris de peurs paniquesque je ne m’étais pas avouées. À ces moments-là je discutaispourtant en me disant&|160;: «&|160;Inutile, n’est-ce pas,d’envisager l’hypothèse où elle partirait brusquement. C’estabsurde. Si je la confiais à un homme sensé et intelligent (et jel’aurais fait pour me tranquilliser si la jalousie ne m’eût empêchéde faire des confidences), il me dirait sûrement&|160;: «&|160;Maisvous êtes fou. C’est impossible.&|160;» Et, en effet, ces derniersjours nous n’avions pas eu une seule querelle. On part pour unmotif. On le dit. On vous donne le droit de répondre. On ne partpas comme cela. Non, c’est un enfantillage. C’est la seulehypothèse absurde.&|160;» Et pourtant, tous les jours, en laretrouvant là le matin quand je sonnais, j’avais poussé un immensesoupir de soulagement. Et quand Françoise m’avait remis la lettred’Albertine, j’avais tout de suite été sûr qu’il s’agissait de lachose qui ne pouvait pas être, de ce départ en quelque sorte perçuplusieurs jours d’avance, malgré les raisons logiques d’êtrerassuré. Je me l’étais dit presque avec une satisfaction deperspicacité dans mon désespoir, comme un assassin qui sait nepouvoir être découvert, mais qui a peur et qui tout d’un coup voitle nom de sa victime écrit en tête d’un dossier chez le juged’instruction qui l’a fait mander. Tout mon espoir étaitqu’Albertine fût partie en Touraine, chez sa tante où, en somme,elle était assez surveillée et ne pourrait faire grand’chosejusqu’à ce que je l’en ramenasse. Ma pire crainte avait été qu’ellefût restée à Paris, partie à Amsterdam ou pour Montjouvain,c’est-à-dire qu’elle se fût échappée pour se consacrer à quelqueintrigue dont les préliminaires m’avaient échappé. Mais, enréalité, en me disant Paris, Amsterdam, Montjouvain, c’est-à-direplusieurs lieux, je pensais à des lieux qui n’étaient quepossibles. Aussi, quand la concierge d’Albertine répondit qu’elleétait partie en Touraine, cette résidence que je croyais désirer mesembla la plus affreuse de toutes, parce que celle-là était réelleet que pour la première fois, torturé par la certitude du présentet l’incertitude de l’avenir, je me représentais Albertinecommençant une vie qu’elle avait voulue séparée de moi, peut-êtrepour longtemps, peut-être pour toujours, et où elle réaliserait cetinconnu qui autrefois m’avait si souvent troublé, alors quepourtant j’avais le bonheur de posséder, de caresser ce qui enétait le dehors, ce doux visage impénétrable et capté. C’était cetinconnu qui faisait le fond de mon amour. Devant la ported’Albertine, je trouvai une petite file pauvre qui me regardaitavec de grands yeux et qui avait l’air si bon que je lui demandaisi elle ne voulait pas venir chez moi, comme j’eusse fait d’unchien au regard fidèle. Elle en eut l’air content. À la maison, jela berçai quelque temps sur mes genoux, mais bientôt sa présence,en me faisant trop sentir l’absence d’Albertine, me futinsupportable. Et je la priai de s’en aller, après lui avoir remisun billet de cinq cents francs. Et pourtant, bientôt après, lapensée d’avoir quelque autre petite fille près de moi, de ne jamaisêtre seul, sans le secours d’une présence innocente, fut le seulrêve qui me permît de supporter l’idée que peut-être Albertineresterait quelque temps sans revenir. Pour Albertine elle-même,elle n’existait guère en moi que sous la forme de son nom, qui,sauf quelques rares répits au réveil, venait s’inscrire dans moncerveau et ne cessait plus de le faire. Si j’avais pensé tout haut,je l’aurais répété sans cesse et mon verbiage eût été aussimonotone, aussi limité que si j’eusse été changé en oiseau, en unoiseau pareil à celui de la fable dont le chant redisait sans finle nom de celle qu’homme, il avait aimée. On se le dit et, comme onle tait, il semble qu’on l’écrive en soi, qu’il laisse sa tracedans le cerveau et que celui-ci doive finir par être, comme un muroù quelqu’un s’est amusé à crayonner, entièrement recouvert par lenom, mille fois récrit, de celle qu’on aime. On le récrit tout letemps dans sa pensée tant qu’on est heureux, plus encore quand onest malheureux. Et de redire ce nom, qui ne nous donne rien de plusque ce qu’on sait déjà, on éprouve le besoin sans cesse renaissant,mais à la longue, une fatigue. Au plaisir charnel je ne pensaismême pas en ce moment&|160;; je ne voyais même pas devant ma penséel’image de cette Albertine, cause pourtant d’un tel bouleversementdans mon être, je n’apercevais pas son corps, et si j’avais vouluisoler l’idée qui était liée – car il y en a bien toujoursquelqu’une – à ma souffrance, ç’aurait été alternativement, d’unepart le doute sur les dispositions dans lesquelles elle étaitpartie, avec ou sans esprit de retour, d’autre part les moyens dela ramener. Peut-être y a-t-il un symbole et une vérité dans laplace infime tenue dans notre anxiété par celle à qui nous larapportons. C’est qu’en effet sa personne même y est pour peu dechose&|160;; pour presque tout le processus d’émotions, d’angoissesque tels hasards nous ont fait jadis éprouver à propos d’elle etque l’habitude a attachées à elle. Ce qui le prouve bien c’est,plus encore que l’ennui qu’on éprouve dans le bonheur, combien voirou ne pas voir cette même personne, être estimé ou non d’elle,l’avoir ou non à notre disposition, nous paraîtra quelque chosed’indifférent quand nous n’aurons plus à nous poser le problème (sioiseux que nous ne nous le poserons même plus) que relativement àla personne elle-même – le processus d’émotions et d’angoissesétant oublié, au moins en tant que se rattachant à elle, car il apu se développer à nouveau mais transféré à une autre. Avant cela,quand il était encore attaché à elle, nous croyions que notrebonheur dépendait de sa personne&|160;: il dépendait seulement dela terminaison de notre anxiété. Notre inconscient était donc plusclairvoyant que nous-même à ce moment-là en faisant si petite lafigure de la femme aimée, figure que nous avions même peut-êtreoubliée, que nous pouvions connaître mal et croire médiocre, dansl’effroyable drame où de la retrouver pour ne plus l’attendrepourrait dépendre jusqu’à notre vie elle-même. Proportionsminuscules de la figure de la femme, effet logique et nécessaire dela façon dont l’amour se développe, claire allégorie de la naturesubjective de cet amour.

L’esprit dans lequel Albertine était partie était semblable sansdoute à celui des peuples qui font préparer par une démonstrationde leur armée l’œuvre de leur diplomatie. Elle n’avait dû partirque pour obtenir de moi de meilleures conditions, plus de liberté,de luxe. Dans ce cas celui qui l’eût emporté de nous deux, c’eûtété moi, si j’eusse eu la force d’attendre, d’attendre le momentoù, voyant qu’elle n’obtenait rien, elle fût revenue d’elle-même.Mais si aux cartes, à la guerre, où il importe seulement de gagner,on peut résister au bluff, les conditions ne sont point les mêmesque font l’amour et la jalousie, sans parler de la souffrance. Sipour attendre, pour «&|160;durer&|160;», je laissais Albertinerester loin de moi plusieurs jours, plusieurs semaines peut-être,je ruinais ce qui avait été mon but pendant plus d’une année&|160;:ne pas la laisser libre une heure. Toutes mes précautions setrouvaient devenues inutiles si je lui laissais le temps, lafacilité de me tromper tant qu’elle voudrait, et si à la fin ellese rendait je ne pourrais plus oublier le temps où elle aurait étéseule, et, même l’emportant à la fin, tout de même dans le passé,c’est-à-dire irréparablement, je serais le vaincu.

Quant aux moyens de ramener Albertine, ils avaient d’autant plusde chance de réussir que l’hypothèse où elle ne serait partie quedans l’espoir d’être rappelée avec de meilleures conditionsparaîtrait plus plausible. Et sans doute pour les gens qui necroyaient pas à la sincérité d’Albertine, certainement pourFrançoise par exemple, cette hypothèse l’était. Mais pour maraison, à qui la seule explication de certaines mauvaises humeurs,de certaines attitudes avait paru, avant que je sache rien, leprojet formé par elle d’un départ définitif, il était difficile decroire que, maintenant que ce départ s’était produit, il n’étaitqu’une simulation. Je dis pour ma raison, non pour moi. L’hypothèsede la simulation me devenait d’autant plus nécessaire qu’elle étaitplus improbable et gagnait en force ce qu’elle perdait envraisemblance. Quand on se voit au bord de l’abîme et qu’il sembleque Dieu vous ait abandonné, on n’hésite plus à attendre de lui unmiracle.

Je reconnais que dans tout cela je fus le plus apathique quoiquele plus douloureux des policiers. Mais la fuite d’Albertine nem’avait pas rendu les qualités que l’habitude de la fairesurveiller par d’autres m’avait enlevées. Je ne pensais qu’à unechose&|160;: charger un autre de cette recherche. Cet autre futSaint-Loup, qui consentit. L’anxiété de tant de jours remise à unautre me donna de la joie et je me trémoussai, sûr du succès, lesmains redevenues brusquement sèches comme autrefois et n’ayant pluscette sueur dont Françoise m’avait mouillé en me disant&|160;:«&|160;Mademoiselle Albertine est partie.&|160;»

On se souvient que quand je résolus de vivre avec Albertine etmême de l’épouser, c’était pour la garder, savoir ce qu’ellefaisait, l’empêcher de reprendre ses habitudes avec MlleVinteuil. Ç’avait été, dans le déchirement atroce de sa révélationà Balbec, quand elle m’avait dit comme une chose toute naturelle etque je réussis, bien que ce fût le plus grand chagrin que j’eusseencore éprouvé dans ma vie, à sembler trouver toute naturelle, lachose que dans mes pires suppositions je n’aurais jamais été assezaudacieux pour imaginer. (C’est étonnant comme la jalousie, quipasse son temps à faire des petites suppositions dans le faux, apeu d’imagination quand il s’agit de découvrir le vrai.) Or cetamour né surtout d’un besoin d’empêcher Albertine de faire le mal,cet amour avait gardé dans la suite la trace de son origine. Êtreavec elle m’importait peu pour peu que je pusse empêcher«&|160;l’être de fuite&|160;» d’aller ici ou là. Pour l’en empêcherje m’en étais remis aux yeux, à la compagnie de ceux qui allaientavec elle et pour peu qu’ils me fissent le soir un bon petitrapport bien rassurant mes inquiétudes s’évanouissaient en bonnehumeur.

M’étant donné à moi-même l’affirmation que, quoi que je dussefaire, Albertine serait de retour à la maison le soir même, j’avaissuspendu la douleur que Françoise m’avait causée en me disantqu’Albertine était partie (parce qu’alors mon être pris de courtavait cru un instant que ce départ était définitif). Mais après uneinterruption, quand d’un élan de sa vie indépendante la souffranceinitiale revenait spontanément en moi, elle était toujours aussiatroce parce que antérieure à la promesse consolatrice que jem’étais faite de ramener le soir même Albertine. Cette phrase quil’eût calmée, ma souffrance l’ignorait. Pour mettre en œuvre lesmoyens d’amener ce retour, une fois encore, non pas qu’une telleattitude m’eût jamais très bien réussi, mais parce que je l’avaistoujours prise depuis que j’aimais Albertine, j’étais condamné àfaire comme si je ne l’aimais pas, ne souffrais pas de son départ,j’étais condamné à continuer de lui mentir. Je pourrais êtred’autant plus énergique dans les moyens de la faire revenir quepersonnellement j’aurais l’air d’avoir renoncé à elle. Je meproposais d’écrire à Albertine une lettre d’adieux où jeconsidérerais son départ comme définitif, tandis que j’enverraisSaint-Loup exercer sur Mme Bontemps, et comme à moninsu, la pression la plus brutale pour qu’Albertine revînt au plusvite. Sans doute j’avais expérimenté avec Gilberte le danger deslettres d’une indifférence qui, feinte d’abord, finit par devenirvraie. Et cette expérience aurait dû m’empêcher d’écrire àAlbertine des lettres du même caractère que celles que j’avaisécrites à Gilberte. Mais ce qu’on appelle expérience n’est que larévélation à nos propres yeux d’un trait de notre caractère quinaturellement reparaît, et reparaît d’autant plus fortement quenous l’avons déjà mis en lumière pour nous-même une fois, de sorteque le mouvement spontané qui nous avait guidé la première fois setrouve renforcé par toutes les suggestions du souvenir. Le plagiathumain auquel il est le plus difficile d’échapper, pour lesindividus (et même pour les peuples qui persévèrent dans leursfautes et vont les aggravant), c’est le plagiat de soi-même.

Saint-Loup que je savais à Paris avait été mandé par moi àl’instant même&|160;; il accourut rapide et efficace comme il étaitjadis à Doncières et consentit à partir aussitôt pour la Touraine.Je lui soumis la combinaison suivante. Il devait descendre àChâtellerault, se faire indiquer la maison de MmeBontemps, attendre qu’Albertine fût sortie, car elle aurait pu lereconnaître. «&|160;Mais la jeune fille dont tu parles me connaîtdonc&|160;?&|160;» me dit-il. Je lui dis que je ne le croyais pas.Le projet de cette démarche me remplit d’une joie infinie. Elleétait pourtant en contradiction absolue avec ce que je m’étaispromis au début&|160;: m’arranger à ne pas avoir l’air de fairechercher Albertine&|160;; et cela en aurait l’air inévitablement,mais elle avait sur «&|160;ce qu’il aurait fallu&|160;» l’avantageinestimable qu’elle me permettait de me dire que quelqu’un envoyépar moi allait voir Albertine, sans doute la ramener. Et si j’avaissu voir clair dans mon cœur au début, c’est cette solution, cachéedans l’ombre et que je trouvais déplorable, que j’aurais pu prévoirqui prendrait le pas sur les solutions de patience et que j’étaisdécidé à vouloir, par manque de volonté. Comme Saint-Loup avaitdéjà l’air un peu surpris qu’une jeune fille eût habité chez moitout un hiver sans que je lui en eusse rien dit, comme d’autre partil m’avait souvent reparlé de la jeune fille de Balbec et que je nelui avais jamais répondu&|160;: «&|160;Mais elle habite ici&|160;»,il eût pu être froissé de mon manque de confiance. Il est vrai quepeut-être Mme Bontemps lui parlerait de Balbec. Maisj’étais trop impatient de son départ, de son arrivée, pour vouloir,pour pouvoir penser aux conséquences possibles de ce voyage. Quantà ce qu’il reconnût Albertine (qu’il avait d’ailleurssystématiquement évité de regarder quand il l’avait rencontrée àDoncières), elle avait, au dire de tous, tellement changé et grossique ce n’était guère probable. Il me demanda si je n’avais pas unportrait d’Albertine. Je répondis d’abord que non, pour qu’il n’eûtpas, d’après ma photographie, faite à peu près du temps de Balbec,le loisir de reconnaître Albertine, que pourtant il n’avaitqu’entrevue dans le wagon. Mais je réfléchis que sur la dernièreelle serait déjà aussi différente de l’Albertine de Balbec quel’était maintenant l’Albertine vivante, et qu’il ne lareconnaîtrait pas plus sur la photographie que dans la réalité.Pendant que je la lui cherchais, il me passait doucement la mainsur le front, en manière de me consoler. J’étais ému de la peineque la douleur qu’il devinait en moi lui causait. D’abord il avaitbeau s’être séparé de Rachel, ce qu’il avait éprouvé alors n’étaitpas encore si lointain qu’il n’eût une sympathie, une pitiéparticulière pour ce genre de souffrances, comme on se sent plusvoisin de quelqu’un qui a la même maladie que vous. Puis il avaittant d’affection pour moi que la pensée de mes souffrances luiétait insupportable. Aussi en concevait-il pour celle qui me lescausait un mélange de rancune et d’admiration. Il se figurait quej’étais un être si supérieur qu’il pensait que, pour que je fussesoumis à une autre créature, il fallait que celle-là fût tout àfait extraordinaire. Je pensais bien qu’il trouverait laphotographie d’Albertine jolie, mais comme, tout de même, je nem’imaginais pas qu’elle produirait sur lui l’impression d’Hélènesur les vieillards troyens, tout en cherchant je disaismodestement&|160;: «&|160;Oh&|160;! tu sais, ne te fais pasd’idées, d’abord la photo est mauvaise, et puis elle n’est pasétonnante, ce n’est pas une beauté, elle est surtout bien gentille.– Oh&|160;! si, elle doit être merveilleuse&|160;», dit-il avec unenthousiasme naïf et sincère en cherchant à se représenter l’êtrequi pouvait me jeter dans un désespoir et une agitation pareils.«&|160;Je lui en veux de te faire mal, mais aussi c’était bien àsupposer qu’un être artiste jusqu’au bout des ongles comme toi, toiqui aimes en tout la beauté et d’un tel amour, tu étais prédestinéà souffrir plus qu’un autre quand tu la rencontrerais dans unefemme.&|160;» Enfin je venais de trouver la photographie.«&|160;Elle est sûrement merveilleuse&|160;», continuait à direRobert, qui n’avait pas vu que je lui tendais la photographie.Soudain il l’aperçut, il la tint un instant dans ses mains. Safigure exprimait une stupéfaction qui allait jusqu’à la stupidité.«&|160;C’est ça la jeune fille que tu aimes&|160;?&|160;» finit-ilpar me dire d’un ton où l’étonnement était maté par la crainte deme fâcher. Il ne fit aucune observation, il avait pris l’airraisonnable, prudent, forcément un peu dédaigneux qu’on a devant unmalade – eût-il été jusque-là un homme remarquable et votre ami –mais qui n’est plus rien de tout cela car, frappé de foliefurieuse, il vous parle d’un être céleste qui lui est apparu etcontinue à le voir à l’endroit où vous, homme sain, vousn’apercevez qu’un édredon. Je compris tout de suite l’étonnement deRobert, et que c’était celui où m’avait jeté la vue de samaîtresse, avec la seule différence que j’avais trouvé en elle unefemme que je connaissais déjà, tandis que lui croyait n’avoirjamais vu Albertine. Mais sans doute la différence entre ce quenous voyions l’un et l’autre d’une même personne était aussigrande. Le temps était loin où j’avais bien petitement commencé àBalbec par ajouter aux sensations visuelles quand je regardaisAlbertine, des sensations de saveur, d’odeur, de toucher. Depuis,des sensations plus profondes, plus douces, plus indéfinissabless’y étaient ajoutées, puis des sensations douloureuses. BrefAlbertine n’était, comme une pierre autour de laquelle il a neigé,que le centre générateur d’une immense construction qui passait parle plan de mon cœur. Robert, pour qui était invisible toute cettestratification de sensations, ne saisissait qu’un résidu qu’ellem’empêchait au contraire d’apercevoir. Ce qui avait décontenancéRobert quand il avait aperçu la photographie d’Albertine était nonle saisissement des vieillards troyens voyant passer Hélène etdisant&|160;: «&|160;Notre mal ne vaut pas un seul de sesregards&|160;», mais celui exactement inverse et qui faitdire&|160;: «&|160;Comment, c’est pour ça qu’il a pu se faire tantde bile, tant de chagrin, faire tant de folies&|160;!&|160;» Ilfaut bien avouer que ce genre de réaction à la vue de la personnequi a causé les souffrances, bouleversé la vie, quelquefois amenéla mort de quelqu’un que nous aimons, est infiniment plus fréquentque celui des vieillards troyens et, pour tout dire, habituel. Cen’est pas seulement parce que l’amour est individuel, ni parce que,quand nous ne le ressentons pas, le trouver évitable et philosophersur la folie des autres nous est naturel. Non, c’est que, quand ilest arrivé au degré où il cause de tels maux, la construction dessensations interposées entre le visage de la femme et les yeux del’amant – l’énorme œuf douloureux qui l’engaine et le dissimuleautant qu’une couche de neige une fontaine – est déjà poussée assezloin pour que le point où s’arrêtent les regards de l’amant, pointoù il rencontre son plaisir et ses souffrances, soit aussi loin dupoint où les autres le voient qu’est loin le soleil véritable del’endroit où sa lumière condensée nous le fait apercevoir dans leciel. Et de plus, pendant ce temps, sous la chrysalide de douleurset de tendresses qui rend invisibles à l’amant les piresmétamorphoses de l’être aimé, le visage a eu le temps de vieilliret de changer. De sorte que si le visage que l’amant a vu lapremière fois est fort loin de celui qu’il voit depuis qu’il aimeet souffre, il est, en sens inverse, tout aussi loin de celui quepeut voir maintenant le spectateur indifférent. (Qu’aurait-ce étési, au lieu de la photographie de celle qui était une jeune fille,Robert avait vu la photographie d’une vieille maîtresse&|160;?) Etmême, nous n’avons pas besoin de voir pour la première fois cellequi a causé tant de ravages pour avoir cet étonnement. Souvent nousla connaissions comme mon grand-oncle connaissait Odette. Alors ladifférence d’optique s’étend non seulement à l’aspect physique,mais au caractère, à l’importance individuelle. Il y a beaucoup dechances pour que la femme qui fait souffrir celui qui l’aime aittoujours été bonne fille avec quelqu’un qui ne se souciait pasd’elle, comme Odette, si cruelle pour Swann, avait été laprévenante «&|160;dame en rose&|160;» de mon grand-oncle, ou bienque l’être dont chaque décision est supputée d’avance, avec autantde crainte que celle d’une Divinité, par celui qui l’aime,apparaisse comme une personne sans conséquence, trop heureuse defaire tout ce qu’on veut, aux yeux de celui qui ne l’aime pas,comme la maîtresse de Saint-Loup pour moi qui ne voyais en elle quecette «&|160;Rachel Quand du Seigneur&|160;» qu’on m’avait tant defois proposée. Je me rappelais, la première fois que je l’avais vueavec Saint-Loup, ma stupéfaction à la pensée qu’on pût être torturéde ne pas savoir ce qu’une telle femme avait fait, de ne pas savoirce qu’elle avait pu dire tout bas à quelqu’un, pourquoi elle avaiteu un désir de rupture. Or je sentais que tout ce passé, maisd’Albertine, vers lequel chaque fibre de mon cœur, de ma vie, sedirigeait avec une souffrance, vibratile et maladroite, devaitparaître tout aussi insignifiant à Saint-Loup qu’il me ledeviendrait peut-être un jour à moi-même. Je sentais que jepasserais peut-être peu à peu, touchant l’insignifiance ou lagravité du passé d’Albertine, de l’état d’esprit que j’avais en cemoment à celui qu’avait Saint-Loup, car je ne me faisais pasd’illusions sur ce que Saint-Loup pouvait penser, sur ce que toutautre que l’amant peut penser. Et je n’en souffrais pas trop.Laissons les jolies femmes aux hommes sans imagination. Je merappelais cette tragique explication de tant de nous qu’est unportrait génial et pas ressemblant comme celui d’Odette par Elstiret qui est moins le portrait d’une amante que du déformant amour.Il n’y manquait – ce que tant de portraits ont – que d’être à lafois d’un grand peintre et d’un amant (et encore disait-onqu’Elstir l’avait été d’Odette). Cette dissemblance, toute la vied’un amant – d’un amant dont personne ne comprend les folies –toute la vie d’un Swann la prouve. Mais que l’amant se double d’unpeintre comme Elstir et alors le mot de l’énigme est proféré, vousavez enfin sous les yeux ces lèvres que le vulgaire n’a jamaisaperçues dans cette femme, ce nez que personne ne lui a connu,cette allure insoupçonnée. Le portrait dit&|160;: «&|160;Ce quej’ai aimé, ce qui m’a fait souffrir, ce que j’ai sans cesse vu,c’est ceci.&|160;» Par une gymnastique inverse, moi qui avaisessayé par la pensée d’ajouter à Rachel tout ce que Saint-Loup luiavait ajouté de lui-même, j’essayais d’ôter mon apport cardiaque etmental dans la composition d’Albertine et de me la représentertelle qu’elle devait apparaître à Saint-Loup, comme à moi Rachel.Ces différences-là, quand même nous les verrions nous-même, quelleimportance y ajouterions-nous&|160;? Quand autrefois à BalbecAlbertine m’attendait sous les arcades d’Incarville et sautait dansma voiture, non seulement elle n’avait pas encore«&|160;épaissi&|160;», mais à la suite d’excès d’exercice elleavait trop fondu&|160;; maigre, enlaidie par un vilain chapeau quine laissait dépasser qu’un petit bout de vilain nez et voir de côtédes joues blanches comme des vers blancs, je retrouvais bien peud’elle, assez cependant pour qu’au saut qu’elle faisait dans mavoiture je susse que c’était elle, qu’elle avait été exacte aurendez-vous et n’était pas allée ailleurs&|160;; et celasuffit&|160;; ce qu’on aime est trop dans le passé, consiste tropdans le temps perdu ensemble pour qu’on ait besoin de toute lafemme&|160;; on veut seulement être sûr que c’est elle, ne pas setromper sur l’identité, autrement importante que la beauté pourceux qui aiment&|160;; les joues peuvent se creuser, le corpss’amaigrir, même pour ceux qui ont été d’abord le plus orgueilleuxaux yeux des autres, de leur domination sur une beauté, ce petitbout de museau, ce signe où se résume la personnalité permanented’une femme, cet extrait algébrique, cette constance, cela suffitpour qu’un homme attendu dans le plus grand monde, et quil’aimerait, ne puisse disposer d’une seule de ses soirées parcequ’il passe son temps à peigner et à dépeigner, jusqu’à l’heure des’endormir, la femme qu’il aime, ou simplement à rester auprèsd’elle, pour être avec elle, ou pour qu’elle soit avec lui, ouseulement pour qu’elle ne soit pas avec d’autres.

«&|160;Tu es sûr, me dit Robert, que je peux offrir comme cela àcette femme trente mille francs pour le comité électoral de sonmari&|160;? Elle est malhonnête à ce point-là&|160;? Si tu ne tetrompes pas, trois mille francs suffiraient. – Non, je t’en prie,n’économise pas pour une chose qui me tient tant à cœur. Tu doisdire ceci, où il y a du reste une part de vérité&|160;: «&|160;Monami avait demandé ces trente mille francs à un parent pour lecomité de l’oncle de sa fiancée. C’est à cause de cette raison defiançailles qu’on les lui avait donnés. Et il m’avait prié de vousles porter pour qu’Albertine n’en sût rien. Et puis voiciqu’Albertine le quitte. Il ne sait plus que faire. Il est obligé derendre les trente mille francs s’il n’épouse pas Albertine. Et s’ill’épouse, il faudrait qu’au moins pour la forme elle revîntimmédiatement, parce que cela ferait trop mauvais effet si la fuguese prolongeait.&|160;» Tu crois que c’est inventé exprès&|160;? –Mais non&|160;», me répondit Saint-Loup par bonté, par discrétionet puis parce qu’il savait que les circonstances sont souvent plusbizarres qu’on ne croit. Après tout, il n’y avait aucuneimpossibilité à ce que dans cette histoire des trente mille francsil y eût, comme je le lui disais, une grande part de vérité.C’était possible, mais ce n’était pas vrai et cette part de véritéétait justement un mensonge. Mais nous nous mentions, Robert etmoi, comme dans tous les entretiens où un ami désire sincèrementaider son ami en proie à un désespoir d’amour. L’ami conseil,appui, consolateur, peut plaindre la détresse de l’autre, non laressentir, et meilleur il est pour lui, plus il ment. Et l’autrelui avoue ce qui est nécessaire pour être aidé, mais, justementpeut-être pour être aidé, cache bien des choses. Et l’heureux esttout de même celui qui prend de la peine, qui fait un voyage, quiremplit une mission, mais qui n’a pas de souffrance intérieure.J’étais en ce moment celui qu’avait été Robert à Doncières quand ils’était cru quitté par Rachel. «&|160;Enfin, comme tuvoudras&|160;; si j’ai une avanie, je l’accepte d’avance pour toi.Et puis cela a beau me paraître un peu drôle, ce marché si peuvoilé, je sais bien que dans notre monde il y a des duchesses, etmême des plus bigotes, qui feraient pour trente mille francs deschoses plus difficiles que de dire à leur nièce de ne pas rester enTouraine. Enfin je suis doublement content de te rendre service,puisqu’il faut cela pour que tu consentes à me voir. Si je memarie, ajouta-t-il, est-ce que nous ne nous verrons pas davantage,est-ce que tu ne feras pas un peu de ma maison la tienne&|160;?…&|160;» Il s’arrêta, ayant tout à coup pensé, supposai-je alors,que si moi aussi je me mariais Albertine ne pourrait pas être poursa femme une relation intime. Et je me rappelai ce que lesCambremer m’avaient dit de son mariage probable avec la fille duprince de Guermantes. L’indicateur consulté, il vit qu’il nepourrait partir que le soir. Françoise me demanda&|160;:«&|160;Faut-il ôter du cabinet de travail le lit de MlleAlbertine&|160;? – Au contraire, dis-je, il faut le faire.&|160;»J’espérais qu’elle reviendrait d’un jour à l’autre et je ne voulaismême pas que Françoise pût supposer qu’il y avait doute. Il fallaitque le départ d’Albertine eût l’air d’une chose convenue entrenous, qui n’impliquait nullement qu’elle m’aimât moins. MaisFrançoise me regarda avec un air sinon d’incrédulité, du moins dedoute. Elle aussi avait ses deux hypothèses. Ses narines sedilataient, elle flairait la brouille, elle devait la sentir depuislongtemps. Et si elle n’en était pas absolument sûre, c’estpeut-être seulement parce que, comme moi, elle se défiait de croireentièrement ce qui lui aurait fait trop de plaisir. Maintenant lepoids de l’affaire ne reposait plus sur mon esprit surmené mais surSaint-Loup. Une allégresse me soulevait parce que j’avais pris unedécision, parce que je me disais&|160;: «&|160;J’ai répondu du tacau tac, j’ai agi.&|160;» Saint-Loup devait être à peine dans letrain que je me croisai dans mon antichambre avec Bloch que jen’avais pas entendu sonner, de sorte que force me fut de lerecevoir un instant. Il m’avait dernièrement rencontré avecAlbertine (qu’il connaissait de Balbec) un jour où elle était demauvaise humeur. «&|160;J’ai dîné avec M. Bontemps, me dit-il, etcomme j’ai une certaine influence sur lui, je lui ai dit que jem’étais attristé que sa nièce ne fût pas plus gentille avec toi,qu’il fallait qu’il lui adressât des prières en ce sens.&|160;»J’étouffais de colère, ces prières et ces plaintes détruisaienttout l’effet de la démarche de Saint-Loup et me mettaientdirectement en cause auprès d’Albertine que j’avais l’aird’implorer. Pour comble de malheur Françoise restée dansl’antichambre entendit tout cela. Je fis tous les reprochespossibles à Bloch, lui disant que je ne l’avais nullement chargéd’une telle commission et que, du reste, le fait était faux. Blochà partir de ce moment-là ne cessa plus de sourire, moins, je crois,de joie que de gêne de m’avoir contrarié. Il s’étonnait en riant desoulever une telle colère. Peut-être le disait-il pour ôter à mesyeux de l’importance à son indiscrète démarche, peut-être parcequ’il était d’un caractère lâche et vivant gaiement etparesseusement dans les mensonges, comme les méduses à fleur d’eau,peut-être parce que, même eût-il été d’une autre race d’hommes, lesautres, ne pouvant se placer au même point de vue que nous, necomprennent pas l’importance du mal que les paroles dites au hasardpeuvent nous faire. Je venais de le mettre à la porte, ne trouvantaucun remède à apporter à ce qu’il avait fait, quand on sonna denouveau et Françoise me remit une convocation chez le chef de laSûreté. Les parents de la petite fille que j’avais amenée une heurechez moi avaient voulu déposer contre moi une plainte endétournement de mineure. Il y a des moments de la vie où une sortede beauté naît de la multiplicité des ennuis qui nous assaillent,entrecroisés comme des leitmotive wagnériens, de la notion aussi,émergente alors, que les événements ne sont pas situés dansl’ensemble des reflets peints dans le pauvre petit miroir que portedevant elle l’intelligence et qu’elle appelle l’avenir, qu’ils sonten dehors et surgissent aussi brusquement que quelqu’un qui vientconstater un flagrant délit. Déjà, laissé à lui-même, un événementse modifie, soit que l’échec nous l’amplifie ou que la satisfactionle réduise. Mais il est rarement seul. Les sentiments excités parchacun se contrarient, et c’est dans une certaine mesure, comme jel’éprouvai en allant chez le chef de la Sûreté, un révulsif aumoins momentané et assez agissant des tristesses sentimentales quela peur. Je trouvai à la Sûreté les parents qui m’insultèrent en medisant&|160;: «&|160;Nous ne mangeons pas de ce pain-là&|160;», merendirent les cinq cents francs que je ne voulais pas reprendre, etle chef de la Sûreté qui, se proposant comme inimitable exemple lafacilité des présidents d’assises à «&|160;reparties&|160;»,prélevait un mot de chaque phrase que je disais, mot qui luiservait à en faire une spirituelle et accablante réponse. De moninnocence dans le fait il ne fut même pas question, car c’est laseule hypothèse que personne ne voulut admettre un instant.Néanmoins les difficultés de l’inculpation firent que je m’en tiraiavec un savon extrêmement violent, tant que les parents furent là.Mais dès qu’ils furent partis, le chef de la Sûreté, qui aimait lespetites filles, changea de ton et me réprimanda comme uncompère&|160;: «&|160;Une autre fois, il faut être plus adroit.Dame, on ne fait pas des levages aussi brusquement que ça, ou çarate. D’ailleurs vous trouverez partout des petites filles mieuxque celle-là et pour bien moins cher. La somme était follementexagérée.&|160;» Je sentais tellement qu’il ne me comprendrait passi j’essayais de lui expliquer la vérité que je profitai sans motdire de la permission qu’il me donna de me retirer. Tous lespassants, jusqu’à ce que je fusse rentré, me parurent desinspecteurs chargés d’épier mes faits et gestes. Mais celeitmotiv-là, de même que celui de la colère contre Bloch,s’éteignirent pour ne plus laisser place qu’à celui du départd’Albertine. Or celui-là reprenait, mais sur un mode presque joyeuxdepuis que Saint-Loup était parti. Depuis qu’il s’était chargéd’aller voir Mme Bontemps, mes souffrances avaient étédispersées. Je croyais que c’était pour avoir agi, je le croyais debonne foi, car on ne sait jamais ce qui se cache dans notre âme. Aufond, ce qui me rendait heureux, ce n’était pas de m’être déchargéde mes indécisions sur Saint-Loup, comme je le croyais. Je ne metrompais pas du reste absolument&|160;; le spécifique pour guérirun événement malheureux (les trois quarts des événements le sont)c’est une décision&|160;; car elle a pour effet, par un brusquerenversement de nos pensées, d’interrompre le flux de celles quiviennent de l’événement passé et en prolongent la vibration, de lebriser par un flux inverse de pensées inverses, venu du dehors, del’avenir. Mais ces pensées nouvelles nous sont surtoutbienfaisantes (et c’était le cas pour celles qui m’assiégeaient ence moment) quand du fond de cet avenir c’est une espérance qu’ellesnous apportent. Ce qui au fond me rendait si heureux, c’était lacertitude secrète que, la mission de Saint-Loup ne pouvant échouer,Albertine ne pouvait manquer de revenir. Je le compris&|160;; carn’ayant pas reçu dès le premier jour de réponse de Saint-Loup, jerecommençai à souffrir. Ma décision, ma remise à lui de mes pleinspouvoirs, n’étaient donc pas la cause de ma joie qui sans cela eûtduré, mais le «&|160;la réussite est sûre&|160;» que j’avais penséquand je disais «&|160;Advienne que pourra&|160;». Et la pensée,éveillée par son retard, qu’en effet autre chose que la réussitepouvait advenir, m’était si odieuse que j’avais perdu ma gaîté.C’est en réalité notre prévision, notre espérance d’événementsheureux qui nous gonfle d’une joie que nous attribuons à d’autrescauses et qui cesse pour nous laisser retomber dans le chagrin sinous ne sommes plus si assurés que ce que nous désirons seréalisera. C’est toujours cette invisible croyance qui soutientl’édifice de notre monde sensitif, et privé de quoi il chancelle.Nous avons vu qu’elle faisait pour nous la valeur ou la nullité desêtres, l’ivresse ou l’ennui de les voir. Elle fait de même lapossibilité de supporter un chagrin qui nous semble médiocresimplement parce que nous sommes persuadés qu’il va y être mis fin,ou son brusque agrandissement jusqu’à ce qu’une présence vailleautant, parfois même plus que notre vie. Une chose, du reste,acheva de rendre ma douleur au cœur aussi aiguë qu’elle avait étéla première minute et qu’il faut bien avouer qu’elle n’était plus.Ce fut de relire une phrase de la lettre d’Albertine. Nous avonsbeau aimer les êtres, la souffrance de les perdre, quand dansl’isolement nous ne sommes plus qu’en face d’elle, à qui notreesprit donne dans une certaine mesure la forme qu’il veut, cettesouffrance est supportable et différente de celle moins humaine,moins nôtre, aussi imprévue et bizarre qu’un accident dans le mondemoral et dans la région du cœur, – qui a pour cause moinsdirectement les êtres eux-mêmes que la façon dont nous avons apprisque nous ne les verrions plus. Albertine, je pouvais penser à elleen pleurant doucement, en acceptant de ne pas plus la voir ce soirqu’hier&|160;; mais relire «&|160;ma décision estirrévocable&|160;», c’était autre chose, c’était comme prendre unmédicament dangereux, qui m’eût donné une crise cardiaque àlaquelle on peut ne pas survivre. Il y a dans les choses, dans lesévénements, dans les lettres de rupture, un péril particulier quiamplifie et dénature la douleur même que les êtres peuvent nouscauser. Mais cette souffrance dura peu. J’étais malgré tout si sûrdu succès, de l’habileté de Saint-Loup, le retour d’Albertine meparaissait une chose si certaine que je me demandais si j’avais euraison de le souhaiter. Pourtant je m’en réjouissais.Malheureusement pour moi qui croyais l’affaire de la Sûreté finie,Françoise vint m’annoncer qu’un inspecteur était venu s’informer sije n’avais pas l’habitude d’avoir des jeunes filles chez moi&|160;;que le concierge, croyant qu’on parlait d’Albertine, avait réponduque si, et que depuis ce moment la maison semblait surveillée. Dèslors il me serait à jamais impossible de faire venir une petitefille dans mes chagrins pour me consoler, sans risquer d’avoir lahonte devant elle qu’un inspecteur surgît et qu’elle me prît pourun malfaiteur. Et du même coup je compris combien on vit plus pourcertains rêves qu’on ne croit, car cette impossibilité de bercerjamais une petite fille me parut ôter à la vie toute valeur, maisde plus je compris combien il est compréhensible que les gensaisément refusent la fortune et risquent la mort, alors qu’on sefigure que l’intérêt et la peur de mourir mènent le monde. Car sij’avais pensé que même une petite fille inconnue pût avoir, parl’arrivée d’un homme de la police, une idée honteuse de moi,combien j’aurais mieux aimé me tuer. Il n’y avait même pas decomparaison possible entre les deux souffrances. Or dans la vie lesgens ne réfléchissent jamais que ceux à qui ils offrent del’argent, qu’ils menacent de mort, peuvent avoir une maîtresse, oumême simplement un camarade, à l’estime de qui ils tiennent, mêmesi ce n’est pas à la leur propre. Mais tout à coup, par uneconfusion dont je ne m’avisai pas (je ne songeai pas, en effet,qu’Albertine, étant majeure, pouvait habiter chez moi et même êtrema maîtresse), il me sembla que le détournement de mineures pouvaits’appliquer aussi à Albertine. Alors la vie me parut barrée de tousles côtés. Et en pensant que je n’avais pas vécu chastement avecelle, je trouvai, dans la punition qui m’était infligée pour avoirforcé une petite fille inconnue à accepter de l’argent, cetterelation qui existe presque toujours dans les châtiments humains etqui fait qu’il n’y a presque jamais ni condamnation juste, nierreur judiciaire, mais une espèce d’harmonie entre l’idée fausseque se fait le juge d’un acte innocent et les faits coupables qu’ila ignorés. Mais alors, en pensant que le retour d’Albertine pouvaitamener pour moi une condamnation infamante qui me dégraderait à sesyeux et peut-être lui ferait à elle-même un tort qu’elle ne mepardonnerait pas, je cessai de souhaiter ce retour, il m’épouvanta.J’aurais voulu lui télégraphier de ne pas revenir. Et aussitôt,noyant tout le reste, le désir passionné qu’elle revînt m’envahit.C’est qu’ayant envisagé un instant la possibilité de lui dire de nepas revenir et de vivre sans elle, tout d’un coup je me sentis aucontraire prêt à sacrifier tous les voyages, tous les plaisirs,tous les travaux, pour qu’Albertine revînt&|160;! Ah&|160;! combienmon amour pour Albertine, dont j’avais cru que je pourrais prévoirle destin d’après celui que j’avais eu pour Gilberte, s’étaitdéveloppé en parfait contraste avec ce dernier&|160;! Combienrester sans la voir m’était impossible&|160;! Et pour chaque acte,même le plus minime, mais qui baignait auparavant dans l’atmosphèreheureuse qu’était la présence d’Albertine, il me fallait chaquefois, à nouveaux frais, avec la même douleur, recommencerl’apprentissage de la séparation. Puis la concurrence des autresformes de la vie rejeta dans l’ombre cette nouvelle douleur, etpendant ces jours-là, qui furent les premiers du printemps, j’eusmême, en attendant que Saint-Loup pût voir Mme Bontemps,à imaginer Venise et de belles femmes inconnues, quelques momentsde calme agréable. Dès que je m’en aperçus, je sentis en moi uneterreur panique. Ce calme que je venais de goûter, c’était lapremière apparition de cette grande force intermittente, qui allaitlutter en moi contre la douleur, contre l’amour, et finirait par enavoir raison. Ce dont je venais d’avoir l’avant-goût et d’apprendrele présage, c’était pour un instant seulement ce qui plus tardserait chez moi un état permanent, une vie où je ne pourrais plussouffrir pour Albertine, où je ne l’aimerais plus. Et mon amour quivenait de reconnaître le seul ennemi par lequel il pût être vaincu,l’Oubli, se mit à frémir, comme un lion qui dans la cage où on l’aenfermé a aperçu tout d’un coup le serpent python qui ledévorera.

Je pensais tout le temps à Albertine, et jamais Françoise enentrant dans ma chambre ne me disait assez vite&|160;: «&|160;Iln’y a pas de lettres&|160;», pour abréger l’angoisse. Mais de tempsen temps je parvenais, en faisant passer tel ou tel courant d’idéesau travers de mon chagrin, à renouveler, à aérer un peul’atmosphère viciée de mon cœur&|160;; mais le soir, si jeparvenais à m’endormir, alors c’était comme si le souvenird’Albertine avait été le médicament qui m’avait procuré le sommeil,et dont l’influence, en cessant m’éveillerait. Je pensais tout letemps à Albertine en dormant. C’était un sommeil spécial à elle,qu’elle me donnait et où, du reste, je n’aurais plus été librecomme pendant la veille de penser à autre chose. Le sommeil, sonsouvenir, c’étaient les deux substances mêlées qu’on nous faitprendre à la fois pour dormir. Réveillé, du reste, ma souffranceallait en augmentant chaque jour au lieu de diminuer, non quel’oubli n’accomplît son œuvre, mais, là même, il favorisaitl’idéalisation de l’image regrettée et par là l’assimilation de masouffrance initiale à d’autres souffrances analogues qui larenforçaient. Encore cette image était-elle supportable. Mais sitout d’un coup je pensais à sa chambre, à sa chambre où le litrestait vide, à son piano, à son automobile, je perdais touteforce, je fermais les yeux, j’inclinais ma tête sur l’épaule commeceux qui vont défaillir. Le bruit des portes me faisait presqueaussi mal parce que ce n’était pas elle qui les ouvrait.

Quand il put y avoir un télégramme de Saint-Loup, je n’osai pasdemander&|160;: «&|160;Est-ce qu’il y a un télégramme&|160;?&|160;»Il en vint un enfin, mais qui ne faisait que tout reculer, medisant&|160;: «&|160;Ces dames sont parties pour troisjours.&|160;» Sans doute, si j’avais supporté les quatre joursqu’il y avait déjà depuis qu’elle était partie, c’était parce queje me disais&|160;: «&|160;Ce n’est qu’une affaire de temps, avantla fin de la semaine elle sera là.&|160;» Mais cette raisonn’empêchait pas que pour mon cœur, pour mon corps, l’acte àaccomplir était le même&|160;: vivre sans elle, rentrer chez moisans la trouver, passer devant la porte de sa chambre – l’ouvrir,je n’avais pas encore le courage – en sachant qu’elle n’y étaitpas, me coucher sans lui avoir dit bonsoir, voilà les choses quemon cœur avait dû accomplir dans leur terrible intégralité et toutde même que si je n’avais pas dû revoir Albertine. Or qu’il l’eûtaccompli déjà quatre fois prouvait qu’il était maintenant capablede continuer à l’accomplir. Et bientôt peut-être la raison quim’aidait à continuer ainsi à vivre – le prochain retour d’Albertine– je cesserais d’en avoir besoin (je pourrais me dire&|160;:«&|160;Elle ne reviendra jamais&|160;», et vivre tout de même commej’avais déjà fait pendant quatre jours) comme un blessé qui arepris l’habitude de la marche et peut se passer de ses béquilles.Sans doute le soir en rentrant je trouvais encore, m’ôtant larespiration, m’étouffant du vide de la solitude, les souvenirs,juxtaposés en une interminable série, de tous les soirs oùAlbertine m’attendait&|160;; mais déjà je trouvais ainsi lesouvenir de la veille, de l’avant-veille et des deux soirsprécédents, c’est-à-dire le souvenir des quatre soirs écoulésdepuis le départ d’Albertine, pendant lesquels j’étais resté sanselle, seul, où cependant j’avais vécu, quatre soirs déjà, faisantune bande de souvenirs bien mince à côté de l’autre, mais quechaque jour qui s’écoulerait allait peut-être étoffer. Je ne dirairien de la lettre de déclaration que je reçus à ce moment-là d’unenièce de Mme de Guermantes, qui passait pour la plusjolie jeune fille de Paris, ni de la démarche que fit auprès de moile duc de Guermantes de la part des parents résignés pour lebonheur de leur fille à l’inégalité du parti, à une semblablemésalliance. De tels incidents qui pourraient être sensibles àl’amour-propre sont trop douloureux quand on aime. On aurait ledésir et on n’aurait pas l’indélicatesse de les faire connaître àcelle qui porte sur nous un jugement moins favorable, qui ne seraitdu reste pas modifié si elle apprenait qu’on peut être l’objet d’untout différent. Ce que m’écrivait la nièce du duc n’eût puqu’impatienter Albertine. Comme depuis le moment où j’étais éveilléet où je reprenais mon chagrin à l’endroit où j’en étais restéavant de m’endormir, comme un livre un instant fermé et qui ne mequitterait plus jusqu’au soir, ce ne pouvait jamais être qu’à unepensée concernant Albertine que venait se raccorder pour moi toutesensation, qu’elle me vînt du dehors ou du dedans. Onsonnait&|160;: c’est une lettre d’elle, c’est elle-mêmepeut-être&|160;! Si je me sentais bien portant, pas tropmalheureux, je n’étais plus jaloux, je n’avais plus de griefscontre elle, j’aurais voulu vite la revoir, l’embrasser, passergaiement toute ma vie avec elle. Lui télégraphier&|160;:«&|160;Venez vite&|160;» me semblait devenu une chose toute simplecomme si mon humeur nouvelle avait changé non pas seulement mesdispositions, mais les choses hors de moi, les avait rendues plusfaciles. Si j’étais d’humeur sombre, toutes mes colères contre ellerenaissaient, je n’avais plus envie de l’embrasser, je sentaisl’impossibilité d’être jamais heureux par elle, je ne voulais plusque lui faire du mal et l’empêcher d’appartenir aux autres. Mais deces deux humeurs opposées le résultat était identique, il fallaitqu’elle revînt au plus tôt. Et pourtant, quelque joie que pût medonner au moment même ce retour, je sentais que bientôt les mêmesdifficultés se présenteraient et que la recherche du bonheur dansla satisfaction du désir moral était quelque chose d’aussi naïf quel’entreprise d’atteindre l’horizon en marchant devant soi. Plus ledésir avance, plus la possession véritable s’éloigne. De sorte quesi le bonheur, ou du moins l’absence de souffrances, peut êtretrouvé, ce n’est pas la satisfaction, mais la réductionprogressive, l’extinction finale du désir qu’il faut chercher. Oncherche à voir ce qu’on aime, on devrait chercher à ne pas le voir,l’oubli seul finit par amener l’extinction du désir. Et j’imagineque si un écrivain émettait des vérités de ce genre, il dédieraitle livre qui les contiendrait à une femme, dont il se plairaitainsi à se rapprocher, lui disant&|160;: ce livre est le tien. Etainsi, disant des vérités dans son livre, il mentirait dans sadédicace, car il ne tiendra à ce que le livre soit à cette femmeque comme à cette pierre qui vient d’elle et qui ne lui sera chèrequ’autant qu’il aimera la femme. Les liens entre un être et nousn’existent que dans notre pensée. La mémoire en s’affaiblissant lesrelâche, et malgré l’illusion dont nous voudrions être dupes, etdont par amour, par amitié, par politesse, par respect humain, pardevoir, nous dupons les autres, nous existons seuls. L’homme estl’être qui ne peut sortir de soi, qui ne connaît les autres qu’ensoi, et, en disant le contraire, ment. Et j’aurais eu si peur, sion avait été capable de le faire, qu’on m’ôtât ce besoin d’elle,cet amour d’elle, que je me persuadais qu’il était précieux pour mavie. Pouvoir entendre prononcer sans charme et sans souffrance lesnoms des stations par où le train passait pour aller en Tourainem’eût semblé une diminution de moi-même (simplement au fond parceque cela eût prouvé qu’Albertine me devenait indifférente)&|160;;il était bien, me disais-je, qu’en me demandant sans cesse cequ’elle pouvait faire, penser, vouloir, à chaque instant, si ellecomptait, si elle allait revenir, je tinsse ouverte cette porte decommunication que l’amour avait pratiquée en moi, et sentisse lavie d’une autre submerger par des écluses ouvertes le réservoir quin’aurait pas voulu redevenir stagnant.

Bientôt, le silence de Saint-Loup se prolongeant, une anxiétésecondaire – l’attente d’un nouveau télégramme, d’un téléphonage deSaint-Loup – masqua la première, l’inquiétude du résultat, savoirsi Albertine reviendrait. Épier chaque bruit dans l’attente dutélégramme me devenait si intolérable qu’il me semblait que, quelqu’il fût, l’arrivée de ce télégramme, qui était la seule chose àlaquelle je pensais maintenant, mettrait fin à mes souffrances.Mais quand j’eus reçu enfin un télégramme de Robert où il me disaitqu’il avait vu Mme Bontemps, mais, malgré toutes sesprécautions, avait été vu par Albertine, que cela avait fait toutmanquer, j’éclatai de fureur et de désespoir, car c’était là ce quej’avais voulu avant tout éviter. Connu d’Albertine, le voyage deSaint-Loup me donnait un air de tenir à elle qui ne pouvait quel’empêcher de revenir et dont l’horreur d’ailleurs était tout ceque j’avais gardé de la fierté que mon amour avait au temps deGilberte et qu’il avait perdue. Je maudissais Robert. Puis me disque si ce moyen avait échoué, j’en prendrais un autre. Puisquel’homme peut agir sur le monde extérieur, comment, en faisant jouerla ruse, l’intelligence, l’intérêt, l’affection, n’arriverais-jepas à supprimer cette chose atroce&|160;: l’absenced’Albertine&|160;? On croit que selon son désir on changera autourde soi les choses, on le croit parce que, hors de là, on ne voitaucune solution favorable. On ne pense pas à celle qui se produitle plus souvent et qui est favorable aussi&|160;: nous n’arrivonspas à changer les choses selon notre désir, mais peu à peu notredésir change. La situation que nous espérions changer parce qu’ellenous était insupportable nous devient indifférente. Nous n’avonspas pu surmonter l’obstacle, comme nous le voulions absolument,mais la vie nous l’a fait tourner, dépasser, et c’est à peine alorssi en nous retournant vers le lointain du passé nous pouvonsl’apercevoir, tant il est devenu imperceptible. J’entendis àl’étage au-dessus du nôtre des airs joués par une voisine.J’appliquais leurs paroles que je connaissais à Albertine et à moiet je fus rempli d’un sentiment si profond que je me mis à pleurer.C’était&|160;:

&|160;

Hélas, l’oiseau qui fuit ce qu’il croitl’esclavage,

D’un vol désespéré revient battre au vitrage

&|160;

et la mort de Manon&|160;:

&|160;

Manon, réponds-moi donc, seul amour de mon âme,

Je n’ai su qu’aujourd’hui la bonté de ton cœur.

&|160;

Puisque Manon revenait à Des Grieux, il me semblait que j’étaispour Albertine le seul amour de sa vie. Hélas, il est probable quesi elle avait entendu en ce moment le même air, ce n’eût pas étémoi qu’elle eût chéri sous le nom de Des Grieux, et si elle enavait eu seulement l’idée, mon souvenir l’eût empêchée des’attendrir en écoutant cette musique qui rentrait pourtant bien,quoique mieux écrite et plus fine, dans le genre de celle qu’elleaimait. Pour moi je n’eus pas le courage de m’abandonner à ladouceur, de penser qu’Albertine m’appelait «&|160;seul amour de monâme&|160;» et avait reconnu qu’elle s’était méprise sur ce qu’elle«&|160;avait cru l’esclavage&|160;». Je savais qu’on ne peut lireun roman sans donner à l’héroïne les traits de celle qu’on aime.Mais le dénouement a beau en être heureux, notre amour n’a pas faitun pas de plus et, quand nous avons fermé le livre, celle que nousaimons et qui est enfin venue à nous dans le roman ne nous aime pasdavantage dans la vie. Furieux, je télégraphiai à Saint-Loup derevenir au plus vite à Paris, pour éviter au moins l’apparence demettre une insistance aggravante dans une démarche que j’auraistant voulu cacher. Mais avant même qu’il fût revenu selon mesinstructions, c’est d’Albertine elle-même que je reçus cettelettre&|160;:

«&|160;Mon ami, vous avez envoyé votre ami Saint-Loup à matante, ce qui était insensé. Mon cher ami, si vous aviez besoin demoi pourquoi ne pas m’avoir écrit directement&|160;? J’aurais ététrop heureuse de revenir&|160;; ne recommencez plus ces démarchesabsurdes.&|160;» «&|160;J’aurais été trop heureuse derevenir&|160;!&|160;» Si elle disait cela, c’est donc qu’elleregrettait d’être partie, qu’elle ne cherchait qu’un prétexte pourrevenir. Donc je n’avais qu’à faire ce qu’elle me disait, à luiécrire que j’avais besoin d’elle, et elle reviendrait. J’allaisdonc la revoir, elle, l’Albertine de Balbec (car, depuis sondépart, elle l’était redevenue pour moi&|160;; comme un coquillageauquel on ne fait plus attention quand on l’a toujours sur sacommode, une fois qu’on s’en est séparé pour le donner, ou l’ayantperdu, et qu’on pense à lui, ce qu’on ne faisait plus, elle merappelait toute la beauté joyeuse des montagnes bleues de la mer).Et ce n’est pas seulement elle qui était devenue un êtred’imagination, c’est-à-dire désirable, mais la vie avec elle quiétait devenue une vie imaginaire, c’est-à-dire affranchie de toutesdifficultés, de sorte que je me disais&|160;: «&|160;Comme nousallons être heureux&|160;!&|160;» Mais du moment que j’avaisl’assurance de ce retour, il ne fallait pas avoir l’air de lehâter, mais au contraire effacer le mauvais effet de la démarche deSaint-Loup que je pourrais toujours plus tard désavouer en disantqu’il avait agi de lui-même, parce qu’il avait toujours étépartisan de ce mariage. Cependant, je relisais sa lettre et j’étaistout de même déçu du peu qu’il y a d’une personne dans une lettre.Sans doute les caractères tracés expriment notre pensée, ce quefont aussi nos traits&|160;: c’est toujours en présence d’unepensée que nous nous trouvons. Mais tout de même, dans la personne,la pensée ne nous apparaît qu’après s’être diffusée dans cettecorolle du visage épanouie comme un nymphéa. Cela la modifie toutde même beaucoup. Et c’est peut-être une des causes de nosperpétuelles déceptions en amour que ces perpétuelles déviationsqui font qu’à l’attente de l’être idéal que nous aimons, chaquerendez-vous nous apporte, en réponse, une personne de chair quitient déjà si peu de notre rêve. Et puis quand nous réclamonsquelque chose de cette personne, nous recevons d’elle une lettre oùmême de la personne il reste très peu, comme, dans les lettres del’algèbre, il ne reste plus la détermination des chiffres del’arithmétique, lesquels déjà ne contiennent plus les qualités desfruits ou des fleurs additionnés. Et pourtant, l’amour, l’êtreaimé, ses lettres, sont peut-être tout de même des traductions (siinsatisfaisant qu’il soit de passer de l’un à l’autre) de la mêmeréalité, puisque la lettre ne nous semble insuffisante qu’en lalisant, mais que nous suons mort et passion tant qu’elle n’arrivepas, et qu’elle suffit à calmer notre angoisse, sinon à remplir,avec ses petits signes noirs, notre désir qui sait qu’il n’y a làtout de même que l’équivalence d’une parole, d’un sourire, d’unbaiser, non ces choses mêmes.

J’écrivis à Albertine&|160;:

&|160;

«&|160;Mon amie, j’allais justement vous écrire, et je vousremercie de me dire que, si j’avais eu besoin de vous, vous seriezaccourue&|160;; c’est bien de votre part de comprendre d’une façonaussi élevée le dévouement à un ancien ami, et mon estime pour vousne peut qu’en être accrue. Mais non, je ne vous l’avais pas demandéet ne vous le demanderai pas&|160;; nous revoir, au moins d’icibien longtemps, ne vous serait peut-être pas pénible, jeune filleinsensible. À moi que vous avez cru parfois si indifférent, cela leserait beaucoup. La vie nous a séparés. Vous avez pris une décisionque je crois très sage et que vous avez prise au moment voulu, avecun pressentiment merveilleux, car vous êtes partie le jour où jevenais de recevoir l’assentiment de ma mère à demander votre main.Je vous l’aurais dit à mon réveil, quand j’ai eu sa lettre (en mêmetemps que la vôtre). Peut-être auriez-vous eu peur de me faire dela peine en partant là-dessus. Et nous aurions peut-être lié nosvies par ce qui aurait été pour nous, qui sait&|160;? le piremalheur. Si cela avait dû être, soyez bénie pour votre sagesse.Nous en perdrions tout le fruit en nous revoyant. Ce n’est pas quece ne serait pas pour moi une tentation. Mais je n’ai pas grandmérite à y résister. Vous savez l’être inconstant que je suis etcomme j’oublie vite. Vous me l’avez dit souvent, je suis surtout unhomme d’habitudes. Celles que je commence à prendre sans vous nesont pas encore bien fortes. Évidemment, en ce moment, celles quej’avais avec vous et que votre départ a troublées sont encore lesplus fortes. Elles ne le seront plus bien longtemps. Même, à causede cela, j’avais pensé à profiter de ces quelques derniers jours oùnous voir ne serait pas encore pour moi ce que ce sera dans unequinzaine, plus tôt peut-être (pardonnez-moi ma franchise)&|160;:un dérangement, – j’avais pensé à en profiter, avant l’oubli final,pour régler avec vous de petites questions matérielles où vousauriez pu, bonne et charmante amie, rendre service à celui quis’est cru cinq minutes votre fiancé. Comme je ne doutais pas del’approbation de ma mère, comme, d’autre part, je désirais que nousayons chacun toute cette liberté dont vous m’aviez trop gentimentet abondamment fait un sacrifice qui se pouvait admettre pour unevie en commun de quelques semaines, mais qui serait devenu aussiodieux à vous qu’à moi maintenant que nous devions passer toutenotre vie ensemble (cela me fait presque de la peine, en vousécrivant, de penser que cela a failli être, qu’il s’en est fallu dequelques secondes), j’avais pensé à organiser notre existence de lafaçon la plus indépendante possible, et pour commencer j’avaisvoulu que vous eussiez ce yacht où vous auriez pu voyager pendantque, trop souffrant, je vous eusse attendue au port (j’avais écrità Elstir pour lui demander conseil, comme vous aimez son goût), etpour la terre j’avais voulu que vous eussiez votre automobile àvous, rien qu’à vous, dans laquelle vous sortiriez, vous voyageriezà votre fantaisie. Le yacht était déjà presque prêt, il s’appelle,selon votre désir exprimé à Balbec, le Cygne. Et merappelant que vous préfériez à toutes les autres les voituresRolls, j’en avais commandé une. Or maintenant que nous ne nousverrons plus jamais, comme je n’espère pas vous faire accepter lebateau ni la voiture (pour moi ils ne pourraient servir à rien),j’avais pensé – comme je les avais commandés à un intermédiaire,mais en donnant votre nom – que vous pourriez peut-être en lesdécommandant, vous, m’éviter le yacht et cette voiture devenusinutiles. Mais pour cela, et pour bien d’autres choses, il auraitfallu causer. Or je trouve que tant que je suis susceptible de vousréaimer, ce qui ne durera plus longtemps, il serait fou, pour unbateau à voiles et une Rolls Royce, de nous voir et de jouer lebonheur de votre vie puisque vous estimez qu’il est de vivre loinde moi. Non, je préfère garder la Rolls et même le yacht. Et commeje ne me servirai pas d’eux et qu’ils ont chance de restertoujours, l’un au port, désarmé, l’autre à l’écurie, je feraigraver sur le… (mon Dieu, je n’ose pas mettre un nom de pièceinexact et commettre une hérésie qui vous choquerait) du yacht cesvers de Mallarmé que vous aimiez&|160;:

&|160;

Un cygne d’autrefois se souvient que c’est lui

Magnifique mais qui sans espoir se délivre

Pour n’avoir pas chanté la région où vivre

Quand du stérile hiver a resplendi l’ennui.

&|160;

»&|160;Vous vous rappelez – c’est le poème qui commencepar&|160;: Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui…Hélas, «&|160;aujourd’hui&|160;» n’est plus ni vierge, ni beau.Mais ceux qui comme moi savent qu’ils en feront bien vite un«&|160;demain&|160;» supportable ne sont guèresupportables. Quant à la Rolls, elle eût mérité plutôt cesautres vers du même poète que vous disiez ne pouvoircomprendre&|160;:

&|160;

Dis si je ne suis pas joyeux

Tonnerre et rubis aux moyeux

De voir en l’air que ce feu troue

Avec des royaumes épars

Comme mourir pourpre la roue

Du seul vespéral de mes chars.

&|160;

»&|160;Adieu pour toujours, ma petite Albertine, et merci encorede la bonne promenade que nous fîmes ensemble la veille de notreséparation. J’en garde un bien bon souvenir.&|160;»

«&|160;P.-S. – Je ne réponds pas à ce que vous me dites deprétendues propositions que Saint-Loup (que je ne crois d’ailleursnullement en Touraine) aurait faites à votre tante. C’est duSherlock Holmes. Quelle idée vous faites-vous demoi&|160;?&|160;»

&|160;

Sans doute, de même que j’avais dit autrefois à Albertine&|160;:«&|160;Je ne vous aime pas&|160;», pour qu’elle m’aimât&|160;;«&|160;J’oublie quand je ne vois pas les gens&|160;», pour qu’elleme vît très souvent&|160;; «&|160;J’ai décidé de vousquitter&|160;», pour prévenir toute idée de séparation, maintenantc’était parce que je voulais absolument qu’elle revînt dans leshuit jours que je lui disais&|160;: «&|160;Adieu pourtoujours&|160;»&|160;; c’est parce que je voulais la revoir que jelui disais&|160;: «&|160;Je trouverais dangereux de vousvoir&|160;»&|160;; c’est parce que vivre séparé d’elle me semblaitpire que la mort que je lui écrivais&|160;: «&|160;Vous avez euraison, nous serions malheureux ensemble.&|160;» Hélas, cettelettre feinte, en l’écrivant pour avoir l’air de ne pas tenir àelle et aussi pour la douceur de dire certaines choses qui nepouvaient émouvoir que moi et non elle, j’aurais dû d’abord prévoirqu’il était possible qu’elle eût pour effet une réponse négative,c’est-à-dire consacrant ce que je disais&|160;; qu’il était mêmeprobable que ce serait, car Albertine eût-elle été moinsintelligente qu’elle n’était, elle n’eût pas douté un instant quece que je disais était faux. Sans s’arrêter, en effet, auxintentions que j’énonçais dans cette lettre, le seul fait que jel’écrivisse, n’eût-il même pas succédé à la démarche de Saint-Loup,suffisait pour lui prouver que je désirais qu’elle revînt et pourlui conseiller de me laisser m’enferrer dans l’hameçon de plus enplus. Puis, après avoir prévu la possibilité d’une réponsenégative, j’aurais dû toujours prévoir que brusquement cetteréponse me rendrait dans sa plus extrême vivacité mon amour pourAlbertine. Et j’aurais dû, toujours avant d’envoyer ma lettre, medemander si, au cas où Albertine répondrait sur le même ton et nevoudrait pas revenir, je serais assez maître de ma douleur pour meforcer à rester silencieux, à ne pas lui télégraphier&|160;:«&|160;Revenez&|160;» ou à ne pas lui envoyer quelque autreémissaire, ce qui, après lui avoir écrit que nous ne nousreverrions pas, était lui montrer avec la dernière évidence que jene pouvais me passer d’elle, et aboutirait à ce qu’elle refusâtplus énergiquement encore, à ce que, ne pouvant plus supporter monangoisse, je partisse chez elle, qui sait&|160;? peut-être à ce queje n’y fusse pas reçu. Et sans doute c’eût été, après trois énormesmaladresses, la pire de toutes, après laquelle il n’y avait plusqu’à me tuer devant sa maison. Mais la manière désastreuse dont estconstruit l’univers psycho-pathologique veut que l’acte maladroit,l’acte qu’il faudrait avant tout éviter, soit justement l’actecalmant, l’acte qui, ouvrant pour nous, jusqu’à ce que nous ensachions le résultat, de nouvelles perspectives d’espérance, nousdébarrasse momentanément de la douleur intolérable que le refus afait naître en nous. De sorte que, quand la douleur est trop forte,nous nous précipitons dans la maladresse qui consiste à écrire, àfaire prier par quelqu’un, à aller voir, à prouver qu’on ne peut sepasser de celle qu’on aime. Mais je ne prévis rien de tout cela. Lerésultat de cette lettre me paraissait être au contraire de fairerevenir Albertine au plus vite. Aussi en pensant à ce résultat,avais-je eu une grande douceur à l’écrire. Mais en même temps jen’avais cessé en écrivant de pleurer&|160;; d’abord un peu de lamême manière que le jour où j’avais joué la fausse séparation,parce que, ces mots me représentant l’idée qu’ils m’exprimaientquoiqu’ils tendissent à un but contraire (prononcés mensongèrementpour ne pas, par fierté, avouer que j’aimais), ils portaient en euxleur tristesse, mais aussi parce que je sentais que cette idéeavait de la vérité.

Le résultat de cette lettre me paraissant certain, je regrettaide l’avoir envoyée. Car en me représentant le retour, en somme siaisé, d’Albertine, brusquement toutes les raisons qui rendaientnotre mariage une chose mauvaise pour moi revinrent avec toute leurforce. J’espérai qu’elle refuserait de revenir. J’étais en train decalculer que ma liberté, tout l’avenir de ma vie étaient suspendusà son refus&|160;; que j’avais fait une folie d’écrire&|160;; quej’aurais dû reprendre ma lettre hélas partie, quand Françoise en medonnant aussi le journal qu’elle venait de monter me la rapporta.Elle ne savait pas avec combien de timbres elle devaitl’affranchir. Mais aussitôt je changeai d’avis&|160;; je souhaitaisqu’Albertine ne revînt pas, mais je voulais que cette décision vîntd’elle pour mettre fin à mon anxiété, et je résolus de rendre lalettre à Françoise. J’ouvris le journal, il annonçait unereprésentation de la Berma. Alors je me souvins des deux façonsdifférentes dont j’avais écouté Phèdre, et ce futmaintenant d’une troisième que je pensai à la scène de ladéclaration. Il me semblait que ce que je m’étais si souvent récitéà moi-même, et que j’avais écouté au théâtre, c’était l’énoncé deslois que je devais expérimenter dans ma vie. Il y a dans notre âmedes choses auxquelles nous ne savons pas combien nous tenons. Oubien si nous vivons sans elles, c’est parce que nous remettons dejour en jour, par peur d’échouer, ou de souffrir, d’entrer en leurpossession. C’est ce qui m’était arrivé pour Gilberte quand j’avaiscru renoncer à elle. Qu’avant le moment où nous sommes tout à faitdétachés de ces choses – moment bien postérieur à celui où nousnous en croyons détachés – la jeune fille que nous aimons, parexemple, se fiance, nous sommes fous, nous ne pouvons plussupporter la vie qui nous paraissait si mélancoliquement calme. Oubien si la chose est en notre possession, nous croyons qu’elle nousest à charge, que nous nous en déferions volontiers. C’est ce quim’était arrivé pour Albertine. Mais que par un départ l’êtreindifférent nous soit retiré, et nous ne pouvons plus vivre. Orl’«&|160;argument&|160;» de Phèdre ne réunissait-il pasles deux cas&|160;? Hippolyte va partir. Phèdre qui jusque-là apris soin de s’offrir à son inimitié, par scrupule, dit-elle, ouplutôt lui fait dire le poète, parce qu’elle ne voit pas à quoielle arriverait et qu’elle ne se sent pas aimée, Phèdre n’y tientplus. Elle vient lui avouer son amour, et c’est la scène que jem’étais si souvent récitée&|160;: «&|160;On dit qu’un promptdépart vous éloigne de nous.&|160;» Sans doute cette raison dudépart d’Hippolyte est accessoire, peut-on penser, à côté de cellede la mort de Thésée. Et de même quand, quelques vers plus loin,Phèdre fait un instant semblant d’avoir été mal comprise&|160;:«&|160;Aurais-je perdu tout le soin de ma gloire&|160;»,on peut croire que c’est parce qu’Hippolyte a repoussé sadéclaration&|160;: «&|160;Madame, oubliez-vous que Thésée estmon père, et qu’il est votre époux&|160;?&|160;» Mais iln’aurait pas eu cette indignation, que, devant le bonheur atteint,Phèdre aurait pu avoir le même sentiment qu’il valait peu de chose.Mais dès qu’elle voit qu’il n’est pas atteint, qu’Hippolyte croitavoir mal compris et s’excuse, alors, comme moi voulant rendre àFrançoise ma lettre, elle veut que le refus vienne de lui, elleveut pousser jusqu’au bout sa chance&|160;: «&|160;Ah&|160;!cruel, tu m’as trop entendue.&|160;» Et il n’y a pas jusqu’auxduretés qu’on m’avait racontées de Swann envers Odette, ou de moi àl’égard d’Albertine, duretés qui substituèrent à l’amour antérieurun nouvel amour, fait de pitié, d’attendrissement, de besoind’effusion et qui ne faisait que varier le premier, qui ne setrouvent aussi dans cette scène&|160;: «&|160;Tu me haïssaisplus, je ne t’aimais pas moins. Tes malheurs te prêtaient encor denouveaux charmes.&|160;» La preuve que le «&|160;soin de sagloire&|160;» n’est pas ce à quoi tient le plus Phèdre, c’estqu’elle pardonnerait à Hippolyte et s’arracherait aux conseilsd’Oenone si elle n’apprenait à ce moment qu’Hippolyte aime Aricie.Tant la jalousie, qui en amour équivaut à la perte de tout bonheur,est plus sensible que la perte de la réputation. C’est alorsqu’elle laisse Oenone (qui n’est que le nom de la pire partied’elle-même) calomnier Hippolyte sans se charger «&|160;du soin dele défendre&|160;» et envoie ainsi celui qui ne veut pas d’elle àun destin dont les calamités ne la consolent d’ailleurs nullementelle-même, puisque sa mort volontaire suit de près la mortd’Hippolyte. C’est du moins ainsi, en réduisant la part de tous lesscrupules «&|160;jansénistes&|160;», comme eût dit Bergotte, queRacine a donnés à Phèdre pour la faire paraître moins coupable, quem’apparaissait cette scène, sorte de prophétie des épisodesamoureux de ma propre existence. Ces réflexions n’avaientd’ailleurs rien changé à ma détermination, et je rendis ma lettre àFrançoise pour qu’elle la mît enfin à la poste, afin de réaliserauprès d’Albertine cette tentative qui me paraissait indispensabledepuis que j’avais appris qu’elle ne s’était pas effectuée. Et sansdoute, nous avons tort de croire que l’accomplissement de notredésir soit peu de chose, puisque dès que nous croyons qu’il peut nepas se réaliser nous y tenons de nouveau, et ne trouvons qu’il nevalait pas la peine de le poursuivre que quand nous sommes biensûrs de ne le manquer pas. Et pourtant on a raison aussi. Car sicet accomplissement, si le bonheur ne paraissent petits que par lacertitude, cependant ils sont quelque chose d’instable d’où nepeuvent sortir que des chagrins. Et les chagrins seront d’autantplus forts que le désir aura été plus complètement accompli, plusimpossibles à supporter que le bonheur aura été, contre la loi denature, quelque temps prolongé, qu’il aura reçu la consécration del’habitude. Dans un autre sens aussi, les deux tendances, dansl’espèce celle qui me faisait tenir à ce que ma lettre partît, et,quand je la croyais partie, à la regretter, ont l’une et l’autre enelles leur vérité. Pour la première, il est trop compréhensible quenous courions après notre bonheur – ou notre malheur – et qu’enmême temps nous souhaitions de placer devant nous, par cette actionnouvelle qui va commencer à dérouler ses conséquences, une attentequi ne nous laisse pas dans le désespoir absolu, en un mot que nouscherchions à faire passer par d’autres formes que nous nousimaginons devoir nous être moins cruelles le mal dont noussouffrons. Mais l’autre tendance n’est pas moins importante, car,née de la croyance au succès de notre entreprise, elle est toutsimplement le commencement anticipé de la désillusion que nouséprouverions bientôt en présence de la satisfaction du désir, leregret d’avoir fixé pour nous, aux dépens des autres qui setrouvent exclues, cette forme du bonheur. J’avais donné la lettre àFrançoise en lui demandant d’aller vite la mettre à la poste. Dèsque ma lettre fut partie je conçus de nouveau le retour d’Albertinecomme imminent. Il ne laissait pas de mettre dans ma pensée degracieuses images qui neutralisaient bien un peu par leur douceurles dangers que je voyais à ce retour. La douceur, perdue depuis silongtemps, de l’avoir auprès de moi m’enivrait.

Le temps passe, et peu à peu tout ce qu’on disait par mensongedevient vrai, je l’avais trop expérimenté avec Gilberte&|160;;l’indifférence que j’avais feinte quand je ne cessais de sangloteravait fini par se réaliser&|160;; peu à peu la vie, comme je ledisais à Gilberte en une formule mensongère et quirétrospectivement était devenue vraie, la vie nous avait séparés.Je me le rappelais, je me disais&|160;: «&|160;Si Albertine laissepasser quelques mois, mes mensonges deviendront une vérité. Etmaintenant que le plus dur est passé, ne serait-il pas à souhaiterqu’elle laissât passer ce mois&|160;? Si elle revient, jerenoncerai à la vie véritable que, certes, je ne suis pas en étatde goûter encore, mais qui progressivement pourra commencer àprésenter pour moi des charmes tandis que le souvenir d’Albertineira en s’affaiblissant.&|160;»

J’ai dit que l’oubli commençait à faire son œuvre. Mais un deseffets de l’oubli était précisément – en faisant que beaucoup desaspects déplaisants d’Albertine, des heures ennuyeuses que jepassais avec elle, ne se représentaient plus à ma mémoire,cessaient donc d’être des motifs à désirer qu’elle ne fût plus làcomme je le souhaitais quand elle y était encore – de me donnerd’elle une image sommaire, embellie de tout ce que j’avais éprouvéd’amour pour d’autres. Sous cette forme particulière, l’oubli, quipourtant travaillait à m’habituer à la séparation, me faisait, enme montrant Albertine plus douce, souhaiter davantage sonretour.

Depuis qu’elle était partie, bien souvent, quand il me semblaitqu’on ne pouvait pas voir que j’avais pleuré, je sonnais Françoiseet je lui disais&|160;: «&|160;Il faudra voir si MademoiselleAlbertine n’a rien oublié. Pensez à faire sa chambre, pour qu’ellesoit bien en état quand elle viendra.&|160;» Ou simplement&|160;:«&|160;Justement l’autre jour Mademoiselle Albertine me disait,tenez justement la veille de son départ… &|160;» Je voulaisdiminuer chez Françoise le détestable plaisir que lui causait ledépart d’Albertine en lui faisant entrevoir qu’il serait court. Jevoulais aussi montrer à Françoise que je ne craignais pas de parlerde ce départ, le montrer – comme font certains généraux quiappellent des reculs forcés une retraite stratégique et conforme àun plan préparé – comme voulu, comme constituant un épisode dont jecachais momentanément la vraie signification, nullement comme lafin de mon amitié avec Albertine. En la nommant sans cesse, jevoulais enfin faire rentrer, comme un peu d’air, quelque chosed’elle dans cette chambre où son départ avait fait le vide et où jene respirais plus. Puis on cherche à diminuer les proportions de sadouleur en la faisant entrer dans le langage parlé entre lacommande d’un costume et des ordres pour le dîner.

En faisant la chambre d’Albertine, Françoise, curieuse, ouvritle tiroir d’une petite table en bois de rose où mon amie mettaitles objets intimes qu’elle ne gardait pas pour dormir.«&|160;Oh&|160;! Monsieur, Mademoiselle Albertine a oublié deprendre ses bagues, elles sont restées dans le tiroir.&|160;» Monpremier mouvement fut de dire&|160;: «&|160;Il faut les luirenvoyer.&|160;» Mais cela avait l’air de ne pas être certainqu’elle reviendrait. «&|160;Bien, répondis-je après un instant desilence, cela ne vaut guère la peine de les lui renvoyer pour lepeu de temps qu’elle doit être absente. Donnez-les-moi, jeverrai.&|160;» Françoise me les remit avec une certaine méfiance.Elle détestait Albertine, mais, me jugeant d’après elle-même, ellese figurait qu’on ne pouvait me remettre une lettre écrite par monamie sans craindre que je l’ouvrisse. Je pris les bagues.«&|160;Que Monsieur y fasse attention de ne pas les perdre, ditFrançoise, on peut dire qu’elles sont belles&|160;! Je ne sais pasqui les lui a données, si c’est Monsieur ou un autre, mais je voisbien que c’est quelqu’un de riche et qui a du goût&|160;! – Cen’est pas moi, répondis-je à Françoise, et d’ailleurs ce n’est pasde la même personne que viennent les deux, l’une lui a été donnéepar sa tante et elle a acheté l’autre. – Pas de la mêmepersonne&|160;! s’écria Françoise, Monsieur veut rire, elles sontpareilles, sauf le rubis qu’on a ajouté sur l’une, il y a le mêmeaigle sur les deux, les mêmes initiales à l’intérieur… &|160;» Jene sais pas si Françoise sentait le mal qu’elle me faisait, maiselle commença à ébaucher un sourire qui ne quitta plus ses lèvres.«&|160;Comment, le même aigle&|160;? Vous êtes folle. Sur celle quin’a pas de rubis il y a bien un aigle, mais sur l’autre c’est uneespèce de tête d’homme qui est ciselée. – Une tête d’homme&|160;?où Monsieur a vu ça&|160;? Rien qu’avec mes lorgnons j’ai tout desuite vu que c’était une des ailes de l’aigle&|160;; que Monsieurprenne sa loupe, il verra l’autre aile sur l’autre côté, la tête etle bec au milieu. On voit chaque plume. Ah&|160;! c’est un beautravail.&|160;» L’anxieux besoin de savoir si Albertine m’avaitmenti me fit oublier que j’aurais dû garder quelque dignité enversFrançoise et lui refuser le plaisir méchant qu’elle avait, sinon àme torturer, du moins à nuire à mon amie. Je haletais tandis queFrançoise allait chercher ma loupe, je la pris, je demandai àFrançoise de me montrer l’aigle sur la bague au rubis, elle n’eutpas de peine à me faire reconnaître les ailes, stylisées de la mêmefaçon que dans l’autre bague, le relief de chaque plume, la tête.Elle me fit remarquer aussi des inscriptions semblables,auxquelles, il est vrai, d’autres étaient jointes dans la bague aurubis. Et à l’intérieur des deux le chiffre d’Albertine.«&|160;Mais cela m’étonne que Monsieur ait eu besoin de tout celapour voir que c’était la même bague, me dit Françoise. Même sansles regarder de près on sent bien la même façon, la même manière deplisser l’or, la même forme. Rien qu’à les apercevoir j’aurais juréqu’elles venaient du même endroit. Ça se reconnaît comme la cuisined’une bonne cuisinière.&|160;» Et en effet, à sa curiosité dedomestique attisée par la haine et habituée à noter des détailsavec une effrayante précision, s’était joint, pour l’aider danscette expertise, ce goût qu’elle avait, ce même goût en effetqu’elle montrait dans la cuisine et qu’avivait peut-être, comme jem’en étais aperçu, en partant pour Balbec dans sa manière des’habiller, sa coquetterie de femme qui a été jolie, qui a regardéles bijoux et les toilettes des autres. Je me serais trompé deboîte de médicament et, au lieu de prendre quelques cachets devéronal un jour où je sentais que j’avais bu trop de tasses de thé,j’aurais pris autant de cachets de caféine, que mon cœur n’eût paspu battre plus violemment. Je demandai à Françoise de sortir de lachambre. J’aurais voulu voir Albertine immédiatement. À l’horreurde son mensonge, à la jalousie pour l’inconnu, s’ajoutait ladouleur qu’elle se fût laissé ainsi faire des cadeaux. Je lui enfaisais plus, il est vrai, mais une femme que nous entretenons nenous semble pas une femme entretenue tant que nous ne savons pasqu’elle l’est par d’autres. Et pourtant, puisque je n’avais cesséde dépenser pour elle tant d’argent, je l’avais prise malgré cettebassesse morale&|160;; cette bassesse je l’avais maintenue en elle,je l’avais peut-être accrue, peut-être créée. Puis, comme nousavons le don d’inventer des contes pour bercer notre douleur, commenous arrivons, quand nous mourons de faim, à nous persuader qu’uninconnu. va nous laisser une fortune de cent millions, j’imaginaiAlbertine dans mes bras, m’expliquant d’un mot que c’était à causede la ressemblance de la fabrication qu’elle avait acheté l’autrebague, que c’était elle qui y avait fait mettre ses initiales. Maiscette explication était encore fragile, elle n’avait pas encore eule temps d’enfoncer dans mon esprit ses racines bienfaisantes, etma douleur ne pouvait être si vite apaisée. Et je songeais que tantd’hommes qui disent aux autres que leur maîtresse est bien gentillesouffrent de pareilles tortures. C’est ainsi qu’ils mentent auxautres et à eux-mêmes. Ils ne mentent pas tout à fait&|160;; ilsont avec cette femme des heures vraiment douces&|160;; mais songezà tout ce que cette gentillesse qu’elles ont pour eux devant leursamis et qui leur permet de se glorifier, et à tout ce que cettegentillesse qu’elles ont seules avec leurs amants et qui lui permetde les bénir, recouvrent d’heures inconnues où l’amant a souffert,douté, fait partout d’inutiles recherches pour savoir la vérité.C’est à de telles souffrances qu’est liée la douceur d’aimer, des’enchanter des propos les plus insignifiants d’une femme qu’onsait insignifiants, mais qu’on parfume de son odeur. En ce moment,je ne pouvais plus me délecter à respirer par le souvenir celled’Albertine. Atterré, les deux bagues à la main, je regardais cetaigle impitoyable dont le bec me tenaillait le cœur, dont les ailesaux plumes en relief avaient emporté la confiance que je gardaisdans mon amie, et sous les serres duquel mon esprit meurtri nepouvait pas échapper un instant aux questions posées sans cesserelativement à cet inconnu dont l’aigle symbolisait sans doute lenom sans pourtant me le laisser lire, qu’elle avait aimé sans douteautrefois, et qu’elle avait revu sans doute il n’y avait paslongtemps, puisque c’est le jour si doux, si familial, de lapromenade ensemble au Bois, que j’avais vu, pour la première fois,la seconde bague, celle où l’aigle avait l’air de tremper son becdans la nappe de sang clair du rubis.

Du reste si, du matin au soir, je ne cessais de souffrir dudépart d’Albertine, cela ne signifie pas que je ne pensais qu’àelle. D’une part, son charme ayant depuis longtemps gagné de procheen proche des objets qui finissaient par en être très éloignés,mais n’étaient pas moins électrisés par la même émotion qu’elle medonnait, si quelque chose me faisait penser à Incarville ou auxVerdurin, ou à un nouveau rôle de Léa, un flux de souffrance venaitme frapper. D’autre part, moi-même, ce que j’appelais penser àAlbertine c’était penser aux moyens de la faire revenir, de larejoindre, de savoir ce qu’elle faisait. De sorte que si, pendantces heures de martyre incessant, un graphique avait pu représenterles images qui accompagnaient mes souffrances, on eût aperçu cellesde la gare d’Orsay, des billets de banque offerts à MmeBontemps, de Saint-Loup penché sur le pupitre incliné d’un bureaude télégraphe où il remplissait une formule de dépêche pour moi,jamais l’image d’Albertine. De même que dans tout le cours de notrevie notre égoïsme voit tout le temps devant lui les buts précieuxpour notre moi, mais ne regarde jamais ce Je lui-même quine cesse de les considérer, de même le désir qui dirige nos actesdescend vers eux, mais ne remonte pas à soi, soit que, troputilitaire, il se précipite dans l’action et dédaigne laconnaissance, soit que nous recherchions l’avenir pour corriger lesdéceptions du présent, soit que la paresse de l’esprit le pousse àglisser sur la pente aisée de l’imagination plutôt qu’à remonter lapente abrupte de l’introspection. En réalité, dans ces heures decrise où nous jouerions toute notre vie, au fur et à mesure quel’être dont elle dépend révèle mieux l’immensité de la place qu’iloccupe pour nous, en ne laissant rien dans le monde qui ne soitbouleversé par lui, proportionnellement l’image de cet être décroîtjusqu’à ne plus être perceptible. En toutes choses nous trouvonsl’effet de sa présence par l’émotion que nous ressentons&|160;;lui-même, la cause, nous ne le trouvons nulle part. Je fus pendantces jours-là si incapable de me représenter Albertine que j’auraispresque pu croire que je ne l’aimais pas, comme ma mère, dans lesmoments de désespoir où elle fut incapable de se représenter jamaisma grand’mère (sauf une fois dans la rencontre fortuite d’un rêvedont elle sentait tellement le prix, quoique endormie, qu’elles’efforçait, avec ce qui lui restait de forces dans le sommeil, dele faire durer), aurait pu s’accuser et s’accusait en effet de nepas regretter sa mère, dont la mort la tuait mais dont les traitsse dérobaient à son souvenir.

Pourquoi eussé-je cru qu’Albertine n’aimait pas lesfemmes&|160;? Parce qu’elle avait dit, surtout les derniers temps,ne pas les aimer&|160;: mais notre vie ne reposait-elle pas sur unperpétuel mensonge&|160;? Jamais elle ne m’avait dit unefois&|160;: «&|160;Pourquoi est-ce que je ne peux pas sortirlibrement&|160;? pourquoi demandez-vous aux autres ce que jefais&|160;?&|160;» Mais c’était, en effet, une vie trop singulièrepour qu’elle ne me l’eût pas demandé si elle n’avait pas comprispourquoi. Et à mon silence sur les causes de sa claustration,n’était-il pas compréhensible que correspondît de sa part un mêmeet constant silence sur ses perpétuels désirs, ses souvenirsinnombrables, ses innombrables désirs et espérances&|160;?Françoise avait l’air de savoir que je mentais quand je faisaisallusion au prochain retour d’Albertine. Et sa croyance semblaitfondée sur un peu plus que sur cette vérité qui guidait d’habitudenotre domestique, que les maîtres n’aiment pas à être humiliésvis-à-vis de leurs serviteurs et ne leur font connaître de laréalité que ce qui ne s’écarte pas trop d’une action flatteuse,propre à entretenir le respect. Cette fois-ci la croyance deFrançoise avait l’air fondée sur autre chose, comme si elle eûtelle-même déjà entretenu la méfiance dans l’esprit d’Albertine,surexcité sa colère, bref l’eût poussée au point où elle aurait puprédire comme inévitable son départ. Si c’était vrai, ma versiond’un départ momentané, connu et approuvé par moi, n’avait purencontrer qu’incrédulité chez Françoise. Mais l’idée qu’elle sefaisait de la nature intéressée d’Albertine, l’exaspération aveclaquelle, dans sa haine, elle grossissait le «&|160;profit&|160;»qu’Albertine était censée tirer de moi, pouvaient dans une certainemesure faire échec à sa certitude. Aussi quand devant elle jefaisais allusion, comme à une chose toute naturelle, au retourprochain d’Albertine, Françoise regardait-elle ma figure pour voirsi je n’inventais pas, de la même façon que, quand le mettred’hôtel pour l’ennuyer lui lisait, en changeant les mots, unenouvelle politique qu’elle hésitait à croire, par exemple lafermeture des églises et la déportation des curés, même du bout dela cuisine et sans pouvoir lire, elle fixait instinctivement etavidement le journal, comme si elle eût pu voir si c’était vraimentécrit.

Quand Françoise vit qu’après avoir écrit une longue lettre j’ymettais l’adresse de Mme Bontemps, cet effroi jusque-làsi vague qu’Albertine revînt grandit chez elle. Il se doubla d’unevéritable consternation quand, un matin, elle dut me remettre dansmon courrier une lettre sur l’enveloppe de laquelle elle avaitreconnu l’écriture d’Albertine. Elle se demandait si le départd’Albertine n’avait pas été une simple comédie, supposition qui ladésolait doublement, comme assurant définitivement pour l’avenir lavie d’Albertine à la maison et comme constituant pour moi,c’est-à-dire, en tant que j’étais le maître de Françoise, pourelle-même l’humiliation d’avoir été joué par Albertine. Quelqueimpatience que j’eusse de lire la lettre de celle-ci, je ne pusn’empêcher de considérer un instant les yeux de Françoise d’où tousles espoirs s’étaient enfuis, en induisant de ce présagel’imminence du retour d’Albertine, comme un amateur de sportsd’hiver conclut avec joie que les froids sont proches en voyant ledépart des hirondelles. Enfin Françoise partit, et quand je me fusassuré qu’elle avait refermé la porte, j’ouvris sans bruit, pourn’avoir pas l’air anxieux, la lettre que voici&|160;:

«&|160;Mon ami, merci de toutes les bonnes choses que vous medites, je suis à vos ordres pour décommander la Rolls si vouscroyez que j’y puisse quelque chose, et je le crois. Vous n’avezqu’à m’écrire le nom de votre intermédiaire. Vous vous laisseriezmonter le coup par ces gens qui ne cherchent qu’une chose, c’est àvendre&|160;; et que feriez-vous d’une auto, vous qui ne sortezjamais&|160;? Je suis très touchée que vous ayez gardé un bonsouvenir de notre dernière promenade. Croyez que de mon côté jen’oublierai pas cette promenade deux fois crépusculaire (puisque lanuit venait et que nous allions nous quitter) et qu’elle nes’effacera de mon esprit qu’avec la nuit complète.&|160;»

Je sentis que cette dernière phrase n’était qu’une phrase etqu’Albertine n’aurait pas pu garder, pour jusqu’à sa mort, un sidoux souvenir de cette promenade où elle n’avait certainement euaucun plaisir puisqu’elle était impatiente de me quitter. Maisj’admirai aussi comme la cycliste, la golfeuse de Balbec, quin’avait rien lu qu’Esther avant de me connaître, étaitdouée et combien j’avais eu raison de trouver qu’elle s’était chezmoi enrichie de qualités nouvelles qui la faisaient différente etplus complète. Et ainsi, la phrase que je lui avait dite àBalbec&|160;: «&|160;Je crois que mon amitié vous serait précieuse,que je suis justement la personne qui pourrait vous apporter ce quivous manque&|160;» – je lui avais mis comme dédicace sur unephotographie&|160;: «&|160;avec la certitude d’êtreprovidentiel&|160;», – cette phrase, que je disais sans y croire etuniquement pour lui faire trouver bénéfice à me voir et passer surl’ennui qu’elle y pouvait trouver, cette phrase se trouvait, elleaussi, avoir été vraie. De même, en somme, quand je lui avais ditque je ne voulais pas la voir par peur de l’aimer, j’avais dit celaparce qu’au contraire je savais que dans la fréquentation constantemon amour s’amortissait et que la séparation l’exaltait, mais enréalité la fréquentation constante avait fait naître un besoind’elle infiniment plus fort que l’amour des premiers temps deBalbec.

La lettre d’Albertine n’avançait en rien les choses. Elle ne meparlait que d’écrire à l’intermédiaire. Il fallait sortir de cettesituation, brusquer les choses, et j’eus l’idée suivante. Je fisimmédiatement porter à Andrée une lettre où je lui disaisqu’Albertine était chez sa tante, que je me sentais bien seul,qu’elle me ferait un immense plaisir en venant s’installer chez moipour quelques jours et que, comme je ne voulais faire aucunecachotterie, je la priais d’en avertir Albertine. Et en même tempsj’écrivis à Albertine comme si je n’avais pas encore reçu salettre&|160;: «&|160;Mon amie, pardonnez-moi ce que vouscomprendrez si bien, je déteste tant les cachotteries que j’aivoulu que vous fussiez avertie par elle et par moi. J’ai, à vousavoir eue si doucement chez moi, pris la mauvaise habitude de nepas être seul. Puisque nous avons décidé que vous ne reviendriezpas, j’ai pensé que la personne qui vous remplacerait le mieux,parce que c’est celle qui me changerait le moins, qui vousrappellerait le plus, c’était Andrée, et je lui ai demandé devenir. Pour que tout cela n’eût pas l’air trop brusque, je ne luiai parlé que de quelques jours, mais entre nous je pense bien quecette fois-ci c’est une chose de toujours. Ne croyez-vous pas quej’aie raison&|160;? Vous savez que votre petit groupe de jeunesfilles de Balbec a toujours été la cellule sociale qui a exercé surmoi le plus grand prestige, auquel j’ai été le plus heureux d’êtreun jour agrégé. Sans doute c’est ce prestige qui se fait encoresentir. Puisque la fatalité de nos caractères et la malchance de lavie a voulu que ma petite Albertine ne pût pas être ma femme, jecrois que j’aurai tout de même une femme – moins charmante qu’elle,mais à qui des conformités plus grandes de nature permettrontpeut-être d’être plus heureuse avec moi – dans Andrée.&|160;» Maisaprès avoir fait partir cette lettre, le soupçon me vint tout àcoup que, quand Albertine m’avait écrit&|160;: «&|160;J’aurais ététrop heureuse de revenir si vous me l’aviez écritdirectement&|160;», elle ne me l’avait dit que parce que je ne luiavais pas écrit directement et que, si je l’avais fait, elle neserait pas revenue tout de même, qu’elle serait contente de voirAndrée chez moi, puis ma femme, pourvu qu’elle, Albertine, fûtlibre, parce qu’elle pouvait maintenant, depuis déjà huit jours,détruisant les précautions de chaque heure que j’avais prisespendant plus de six mois à Paris, se livrer à ses vices et faire ceque minute par minute j’avais empêché. Je me disais queprobablement elle usait mal, là-bas, de sa liberté, et sans doutecette idée que je formais me semblait triste mais restait générale,ne me montrant rien de particulier, et, par le nombre indéfini desamantes possibles qu’elle me faisait supposer, ne me laissaitm’arrêter à aucune, entraînait mon esprit dans une sorte demouvement perpétuel non exempt de douleur, mais d’une douleur qui,par le défaut d’une image concrète, était supportable. Pourtantcette douleur cessa de le demeurer et devint atroce quandSaint-Loup arriva. Avant de dire pourquoi les paroles qu’il me ditme rendirent si malheureux, je dois relater un incident que jeplace immédiatement avant sa visite et dont le souvenir me troublaensuite tellement qu’il affaiblit, sinon l’impression pénible queme produisit ma conversation avec Saint-Loup, du moins la portéepratique de cette conversation. Cet incident consista en ceci.Brûlant d’impatience de voir Saint-Loup, je l’attendais (ce que jen’aurais pu faire si ma mère avait été là, car c’est ce qu’elledétestait le plus au monde après «&|160;parler par lafenêtre&|160;») quand j’entendis les paroles suivantes&|160;:«&|160;Comment&|160;! vous ne savez pas faire renvoyer quelqu’unqui vous déplaît&|160;? Ce n’est pas difficile. Vous n’avez, parexemple, qu’à cacher les choses qu’il faut qu’il apporte. Alors, aumoment où ses patrons sont pressés, l’appellent, il ne trouve rien,il perd la tête. Ma tante vous dira, furieuse après lui&|160;:«&|160;Mais qu’est-ce qu’il fait&|160;?&|160;» Quand il arrivera,en retard, tout le monde sera en fureur et il n’aura pas ce qu’ilfaut. Au bout de quatre ou cinq fois vous pouvez être sûr qu’ilsera renvoyé, surtout si vous avez soin de salir en cachette cequ’il doit apporter de propre, et mille autres trucs commecela.&|160;» Je restais muet de stupéfaction car ces parolesmachiavéliques et cruelles étaient prononcées par la voix deSaint-Loup. Or je l’avais toujours considéré comme un être si bon,si pitoyable aux malheureux, que cela me faisait le même effet ques’il avait récité un rôle de Satan&|160;: ce ne pouvait être en sonnom qu’il parlait. «&|160;Mais il faut bien que chacun gagne savie&|160;», dit son interlocuteur que j’aperçus alors et qui étaitun des valets de pied de la duchesse de Guermantes.«&|160;Qu’est-ce que ça vous fiche du moment que vous serezbien&|160;? répondit méchamment Saint-Loup. Vous aurez en plus leplaisir d’avoir un souffre-douleur. Vous pouvez très bien renverserdes encriers sur sa livrée au moment où il viendra servir un granddîner, enfin ne pas lui laisser une minute de repos jusqu’à cequ’il finisse par préférer s’en aller. Du reste, moi je pousserai àla roue, je dirai à ma tante que j’admire votre patience de serviravec un lourdaud pareil et aussi mal tenu.&|160;» Je me montrai,Saint-Loup vint à moi, mais ma confiance en lui était ébranléedepuis que je venais de l’entendre tellement différent de ce que jeconnaissais. Et je me demandai si quelqu’un qui était capabled’agir aussi cruellement envers un malheureux n’avait pas joué lerôle d’un traître vis-à-vis de moi, dans sa mission auprès deMme Bontemps. Cette réflexion servit surtout à ne pas mefaire considérer son insuccès comme une preuve que je ne pouvaispas réussir, une fois qu’il m’eut quitté. Mais pendant qu’il futauprès de moi, c’était pourtant au Saint-Loup d’autrefois, etsurtout à l’ami qui venait de quitter Mme Bontemps, queje pensais. Il me dit d’abord&|160;: «&|160;Tu trouves que j’auraisdû te téléphoner davantage, mais on disait toujours que tu n’étaispas libre.&|160;» Mais où ma souffrance devint insupportable, cefut quand il me dit&|160;: «&|160;Pour commencer par où ma dernièredépêche t’a laissé, après avoir passé par une espèce de hangar,j’entrai dans la maison, et au bout d’un long couloir on me fitentrer dans un salon.&|160;» À ces mots de hangar, de couloir, desalon, et avant même qu’ils eussent fini d’être prononcés, mon cœurfut bouleversé avec plus de rapidité que par un courant électrique,car la force qui fait le plus de fois le tour de la terre en uneseconde, ce n’est pas l’électricité, c’est la douleur. Comme je lesrépétai, renouvelant le choc à plaisir, ces mots de hangar, decouloir, de salon, quand Saint-Loup fut parti&|160;! Dans un hangaron peut se coucher avec une amie. Et dans ce salon, qui sait cequ’Albertine faisait quand sa tante n’était pas là&|160;? Etquoi&|160;? Je m’étais donc représenté la maison où elle habitaitcomme ne pouvant posséder ni hangar, ni salon&|160;? Non, je ne mel’étais pas représentée du tout, sinon comme un lieu vague. J’avaissouffert une première fois quand s’était individualiségéographiquement le lieu où était Albertine. Quand j’avais apprisqu’au lieu d’être dans deux ou trois endroits possibles, elle étaiten Touraine, ces mots de sa concierge avaient marqué dans mon cœurcomme sur une carte la place où il fallait enfin souffrir. Mais unefois habitué à cette idée qu’elle était dans une maison deTouraine, je n’avais pas vu la maison. Jamais ne m’était venue àl’imagination cette affreuse idée de salon, de hangar, de couloir,qui me semblaient face à moi sur la rétine de Saint-Loup qui lesavait vues, ces pièces dans lesquelles Albertine allait, passait,vivait, ces pièces-là en particulier et non une infinité de piècespossibles qui s’étaient détruites l’une l’autre. Avec les mots dehangar, de couloir, de salon, ma folie m’apparut d’avoir laisséAlbertine huit jours dans ce lieu maudit dont l’existence(et non la simple possibilité) venait de m’être révélée.Hélas&|160;! quand Saint-Loup me dit aussi que dans ce salon ilavait entendu chanter à tue-tête d’une chambre voisine et quec’était Albertine qui chantait, je compris avec désespoir que,débarrassée enfin de moi, elle était heureuse&|160;! Elle avaitreconquis sa liberté. Et moi qui pensais qu’elle allait venirprendre la place d’Andrée. Ma douleur se changea en colère contreSaint-Loup. «&|160;C’est tout ce que je t’avais demandé d’éviter,qu’elle sût que tu venais. – Si tu crois que c’était facile&|160;!On m’avait assuré qu’elle n’était pas là. Oh&|160;! je sais bienque tu n’es pas content de moi, je l’ai bien senti dans tesdépêches. Mais tu n’es pas juste, j’ai fait ce que j’ai pu.&|160;»Lâchée de nouveau, ayant quitté la cage d’où chez moi je restaisdes jours entiers sans la faire venir dans ma chambre, Albertineavait repris pour moi toute sa valeur, elle était redevenue celleque tout le monde suivait, l’oiseau merveilleux des premiers jours.«&|160;Enfin résumons-nous. Pour la question d’argent, je ne saisque te dire, j’ai parlé à une femme qui m’a paru si délicate que jecraignais de la froisser. Or elle n’a pas fait ouf quand j’ai parléde l’argent. Même, un peu plus tard, elle m’a dit qu’elle étaittouchée de voir que nous nous comprenions si bien. Pourtant tout cequ’elle a dit ensuite était si délicat, si élevé, qu’il me semblaitimpossible qu’elle eût dit pour l’argent que je lui offrais&|160;:«&|160;Nous nous comprenons si bien&|160;», car au fond j’agissaisen mufle. – Mais peut-être n’a-t-elle pas compris, elle n’apeut-être pas entendu, tu aurais dû le lui répéter, car c’est celasûrement qui aurait fait tout réussir. – Mais comment veux-tuqu’elle n’ait pas entendu&|160;? Je le lui ai dit comme je te parlelà, elle n’est ni sourde, ni folle. – Et elle n’a fait aucuneréflexion&|160;? – Aucune. – Tu aurais dû lui redire une fois. –Comment voulais-tu que je lui redise&|160;? Dès qu’en entrant j’aivu l’air qu’elle avait, je me suis dit que tu t’étais trompé, quetu me faisais faire une immense gaffe, et c’était terriblementdifficile de lui offrir cet argent ainsi. Je l’ai fait pourtantpour t’obéir, persuadé qu’elle allait me faire mettre dehors. –Mais elle ne l’a pas fait. Donc ou elle n’avait pas entendu, et ilfallait recommencer, ou vous pouviez continuer sur ce sujet. – Tudis&|160;: «&|160;Elle n’avait pas entendu&|160;» parce que tu esici, mais je te répète, si tu avais assisté à notre conversation,il n’y avait aucun bruit, je l’ai dit brutalement, il n’est paspossible qu’elle n’ait pas compris. – Mais enfin elle est bienpersuadée que j’ai toujours voulu épouser sa nièce&|160;? – Non,ça, si tu veux mon avis, elle ne croyait pas que tu eusses du toutl’intention d’épouser. Elle m’a dit que tu avais dit toi-même à sanièce que tu voulais la quitter. Je ne sais même pas si maintenantelle est bien persuadée que tu veuilles épouser.&|160;» Ceci merassurait un peu en me montrant que j’étais moins humilié, doncplus capable d’être encore aimé, plus libre de faire une démarchedécisive. Pourtant j’étais tourmenté. «&|160;Je suis ennuyé parceque je vois que tu n’es pas content. – Si, je suis touché,reconnaissant de ta gentillesse, mais il me semble que tu auraispu… – J’ai fait de mon mieux. Un autre n’eût pu faire davantage nimême autant. Essaie d’un autre. – Mais non, justement, si j’avaissu, je ne t’aurais pas envoyé, mais ta démarche avortée m’empêched’en faire une autre.&|160;» Je lui faisais des reproches&|160;: ilavait cherché à me rendre service et n’avait pas réussi. Saint-Loupen s’en allant avait croisé des jeunes filles qui entraient.J’avais déjà fait souvent la supposition qu’Albertine connaissaitdes jeunes filles dans le pays&|160;; mais c’est la première foisque j’en ressentais la torture. Il faut vraiment croire que lanature a donné à notre esprit de sécréter un contre-poison naturelqui annihile les suppositions que nous faisons à la fois sans trêveet sans danger. Mais rien ne m’immunisait contre ces jeunes fillesque Saint-Loup avait rencontrées. Tous ces détails, n’était-ce pasjustement ce que j’avais cherché à obtenir de chacun surAlbertine&|160;? n’était-ce pas moi qui, pour les connaître plusprécisément, avais demandé à Saint-Loup, rappelé par son colonel,de passer coûte que coûte chez moi&|160;? n’était-ce donc pas moiqui les avais souhaités, moi, ou plutôt ma douleur affamée, avidede croître et de se nourrir d’eux&|160;? Enfin Saint-Loup m’avaitdit avoir eu la bonne surprise de rencontrer tout près de là, seulefigure de connaissance et qui lui avait rappelé le passé, uneancienne amie de Rachel, une jolie actrice qui villégiaturait dansle voisinage. Et le nom de cette actrice suffit pour que je medise&|160;: «&|160;C’est peut-être avec celle-là&|160;»&|160;; celasuffisait pour que je visse, dans les bras mêmes d’une femme que jene connaissais pas, Albertine souriante et rouge de plaisir. Et, aufond, pourquoi cela n’eût-il pas été&|160;? M’étais-je fait fautede penser à des femmes depuis que je connaissais Albertine&|160;?Le soir où j’avais été pour la première fois chez la princesse deGuermantes, quand j’étais rentré, n’était-ce pas beaucoup moins enpensant à cette dernière qu’à la jeune fille dont Saint-Loupm’avait parlé et qui allait dans les maisons de passe, et à lafemme de chambre de Mme Putbus&|160;? N’est-ce pas pourcette dernière que j’étais retourné à Balbec et, plus récemment,avais bien eu envie d’aller à Venise&|160;? pourquoi Albertinen’eût-elle pas eu envie d’aller en Touraine&|160;? Seulement, aufond, je m’en apercevais maintenant, je ne l’aurais pas quittée, jene serais pas allé à Venise. Même au fond de moi-même, tout en medisant&|160;: «&|160;Je la quitterai bientôt&|160;», je savais queje ne la quitterais plus, tout aussi bien que je savais que je neme mettrais plus à travailler, ni à vivre d’une façon hygiénique,ni à rien faire de ce que chaque jour je me promettais pour lelendemain. Seulement, quoi que je crusse au fond, j’avais trouvéplus habile de la laisser vivre sous la menace d’une perpétuelleséparation. Et sans doute, grâce à ma détestable habileté, jel’avais trop bien convaincue. En tous cas maintenant cela nepouvait plus durer ainsi, je ne pouvais pas la laisser en Touraineavec ces jeunes filles, avec cette actrice&|160;; je ne pouvaissupporter la pensée de cette vie qui m’échappait. J’écrirais etj’attendrais sa réponse à ma lettre&|160;: si elle faisait le mal,hélas&|160;! un jour de plus ou de moins ne faisait rien (etpeut-être je me disais cela parce que, n’ayant plus l’habitude deme faire rendre compte de chacune de ses minutes, dont une seule oùelle eût été libre m’eût jadis affolé, ma jalousie n’avait plus lamême division du temps). Mais aussitôt sa réponse reçue, si elle nerevenait pas j’irais la chercher&|160;; de gré ou de force jel’arracherais à ses amies. D’ailleurs ne valait-il pas mieux quej’y allasse moi-même, maintenant que j’avais découvert laméchanceté, jusqu’ici insoupçonnée de moi, de Saint-Loup&|160;? quisait s’il n’avait pas organisé tout un complot pour me séparerd’Albertine&|160;?

Et cependant, comme j’aurais menti maintenant si je lui avaisécrit, comme je le lui disais à Paris, que je souhaitais qu’il nelui arrivât aucun accident&|160;! Ah&|160;! s’il lui en étaitarrivé un, ma vie, au lieu d’être à jamais empoisonnée par cettejalousie incessante, eût aussitôt retrouvé sinon le bonheur, dumoins le calme par la suppression de la souffrance.

La suppression de la souffrance&|160;? Ai-je pu vraiment lecroire&|160;? croire que la mort ne fait que biffer ce qui existeet laisser le reste en état&|160;; qu’elle enlève la douleur dansle cœur de celui pour qui l’existence de l’autre n’est plus qu’unecause de douleurs&|160;; qu’elle enlève la douleur et n’y met rienà la place&|160;? La suppression de la douleur&|160;! Parcourantles faits divers des journaux, je regrettais de ne pas avoir lecourage de former le même souhait que Swann. Si Albertine avait puêtre victime d’un accident, vivante, j’aurais eu un prétexte pourcourir auprès d’elle, morte j’aurais retrouvé, comme disait Swann,la liberté de vivre. Je le croyais&|160;? Il l’avait cru, cet hommesi fin et qui croyait se bien connaître. Comme on sait peu ce qu’ona dans le cœur. Comme, un peu plus tard, s’il avait été encorevivant, j’aurais pu lui apprendre que son souhait, autant quecriminel, était absurde, que la mort de celle qu’il aimait ne l’eûtdélivré de rien.

Je laissai toute fierté vis-à-vis d’Albertine, je lui envoyai untélégramme désespéré lui demandant de revenir à n’importe quellesconditions, qu’elle ferait tout ce qu’elle voudrait, que jedemandais seulement à l’embrasser une minute trois fois par semaineavant qu’elle se couche. Et elle eût dit une fois seulement, quej’eusse accepté une fois. Elle ne revint jamais. Mon télégrammevenait de partir que j’en reçus un. Il était de MmeBontemps. Le monde n’est pas créé une fois pour toutes pour chacunde nous. Il s’y ajoute au cours de la vie des choses que nous nesoupçonnions pas. Ah&|160;! ce ne fut pas la suppression de lasouffrance que produisirent. en moi les deux premières lignes dutélégramme&|160;: «&|160;Mon pauvre ami, notre petite Albertinen’est plus, pardonnez-moi de vous dire cette chose affreuse, vousqui l’aimiez tant. Elle a été jetée par son cheval contre un arbrependant une promenade. Tous nos efforts n’ont pu la ranimer. Que nesuis-je morte à sa place.&|160;» Non, pas la suppression de lasouffrance, mais une souffrance inconnue, celle d’apprendre qu’ellene reviendrait pas. Mais ne m’étais-je pas dit plusieurs foisqu’elle ne reviendrait peut-être pas&|160;? Je me l’étais dit, eneffet, mais je m’apercevais maintenant que pas un instant je nel’avais cru. Comme j’avais besoin de sa présence, de ses baiserspour supporter le mal que me faisaient mes soupçons, j’avais prisdepuis Balbec l’habitude d’être toujours avec elle. Même quand elleétait sortie, quand j’étais seul, je l’embrassais encore. J’avaiscontinué depuis qu’elle était en Touraine. J’avais moins besoin desa fidélité que de son retour. Et si ma raison pouvait impunémentle mettre quelquefois en doute, mon imagination ne cessait pas uninstant de me le représenter. Instinctivement je passai ma main surmon cou, sur mes lèvres qui se voyaient embrassés par elle depuisqu’elle était partie, et qui ne le seraient jamais plus&|160;; jepassai ma main sur eux, comme maman m’avait caressé à la mort de magrand’mère en me disant&|160;: «&|160;Mon pauvre petit, tagrand’mère qui t’aimait tant ne t’embrassera plus.&|160;» Toute mavie à venir se trouvait arrachée de mon cœur. Ma vie à venir&|160;?Je n’avais donc pas pensé quelquefois à la vivre sansAlbertine&|160;? Mais non&|160;! Depuis longtemps je lui avais doncvoué toutes les minutes de ma vie jusqu’à ma mort&|160;? Mais biensûr&|160;! Cet avenir indissoluble d’elle je n’avais pas sul’apercevoir, mais maintenant qu’il venait d’être descellé, jesentais la place qu’il tenait dans mon cœur béant. Françoise qui nesavait encore rien entra dans ma chambre&|160;; d’un air furieux,je lui criai&|160;: «&|160;Qu’est-ce qu’il y a&|160;?&|160;» Alors(il y a quelquefois des mots qui mettent une réalité différente àla même place que celle qui est près de nous, ils nous étourdissenttout autant qu’un vertige) elle me dit&|160;: «&|160;Monsieur n’apas besoin d’avoir l’air fâché. Il va être au contraire biencontent. Ce sont deux lettres de mademoiselle Albertine.&|160;» Jesentis, après, que j’avais dû avoir les yeux de quelqu’un dontl’esprit perd l’équilibre. Je ne fus même pas heureux, niincrédule. J’étais comme quelqu’un qui voit la même place de sachambre occupée par un canapé et par une grotte&|160;: rien ne luiparaissant plus réel, il tombe par terre. Les deux lettresd’Albertine avaient dû être écrites à quelques heures de distance,peut-être en même temps, et peu de temps avant la promenade où elleétait morte. La première disait&|160;: «&|160;Mon ami, je vousremercie de la preuve de confiance que vous me donnez en me disantvotre intention de faire venir Andrée chez vous. Je sais qu’elleacceptera avec joie et je crois que ce sera très heureux pour elle.Douée comme elle est, elle saura profiter de la compagnie d’unhomme tel que vous et de l’admirable influence que vous savezprendre sur un être. Je crois que vous avez eu là une idée d’oùpeut naître autant de bien pour elle que pour vous. Aussi, si ellefaisait l’ombre d’une difficulté (ce que je ne crois pas),télégraphiez-moi, je me charge d’agir sur elle.&|160;» La secondeétait datée d’un jour plus tard. En réalité, elle avait dû lesécrire à peu d’instants l’une de l’autre, peut-être ensemble, etantidater la première. Car tout le temps j’avais imaginé dansl’absurde ses intentions qui n’avaient été que de revenir auprès demoi et que quelqu’un de désintéressé dans la chose, un homme sansimagination, le négociateur d’un traité de paix, le marchand quiexamine une transaction, eussent mieux jugées que moi. Elle necontenait que ces mots&|160;: «&|160;Serait-il trop tard que jerevienne chez vous&|160;? Si vous n’avez pas encore écrit à Andrée,consentiriez-vous à me reprendre&|160;? Je m’inclinerai devantvotre décision, je vous supplie de ne pas tarder à me la faireconnaître, vous pensez avec quelle impatience je l’attends. Sic’était que je revienne, je prendrais le train immédiatement. Detout cœur à vous, Albertine.&|160;»

Pour que la mort d’Albertine eût pu supprimer mes souffrances,il eût fallu que le choc l’eût tuée non seulement en Touraine, maisen moi. Jamais elle n’y avait été plus vivante. Pour entrer ennous, un être a été obligé de prendre la forme, de se plier aucadre du temps&|160;; ne nous apparaissant que par minutessuccessives, il n’a jamais pu nous livrer de lui qu’un seul aspectà la fois, nous débiter de lui qu’une seule photographie. Grandefaiblesse sans doute pour un être de consister en une simplecollection de moments&|160;; grande force aussi&|160;; il relève dela mémoire, et la mémoire d’un moment n’est pas instruite de toutce qui s’est passé depuis&|160;; ce moment qu’elle a enregistrédure encore, vit encore, et avec lui l’être qui s’y profilait. Etpuis cet émiettement ne fait pas seulement vivre la morte, il lamultiplie. Pour me consoler ce n’est pas une, ce sontd’innombrables Albertine que j’aurais dû oublier. Quand j’étaisarrivé à supporter le chagrin d’avoir perdu celle-ci, c’était àrecommencer avec une autre, avec cent autres.

Alors ma vie fut entièrement changée. Ce qui en avait fait, etnon à cause d’Albertine, parallèlement à elle, quand j’étais seul,la douceur, c’était justement, à l’appel de moments identiques, laperpétuelle renaissance de moments anciens. Par le bruit de lapluie m’était rendue l’odeur des lilas de Combray&|160;; par lamobilité du soleil sur le balcon, les pigeons desChamps-Élysées&|160;; par l’assourdissement des bruits dans lachaleur de la matinée, la fraîcheur des cerises&|160;; le désir dela Bretagne ou de Venise par le bruit du vent et le retour dePâques. L’été venait, les jours étaient longs, il faisait chaud.C’était le temps où de grand matin élèves et professeurs vont dansles jardins publics préparer les derniers concours sous les arbres,pour recueillir la seule goutte de fraîcheur que laisse tomber unciel moins enflammé que dans l’ardeur du jour, mais déjà aussistérilement pur. De ma chambre obscure, avec un pouvoir d’évocationégal à celui d’autrefois mais qui ne me donnait plus que de lasouffrance, je sentais que dehors, dans la pesanteur de l’air, lesoleil déclinant mettait sur la verticalité des maisons, deséglises, un fauve badigeon. Et si Françoise en revenant dérangeaitsans le vouloir les plis des grands rideaux, j’étouffais un cri àla déchirure que venait de faire en moi ce rayon de soleil ancienqui m’avait fait paraître belle la façade neuve de Bricquevillel’Orgueilleuse, quand Albertine m’avait dit&|160;: «&|160;Elle estrestaurée.&|160;» Ne sachant comment expliquer mon soupir àFrançoise, je lui disais&|160;: «&|160;Ah&|160;! j’ai soif.&|160;»Elle sortait, rentrait, mais je me détournais violemment, sous ladécharge douloureuse d’un des mille souvenirs invisibles qui à toutmoment éclataient autour de moi dans l’ombre&|160;: je venais devoir qu’elle avait apporté du cidre et des cerises qu’un garçon deferme nous avait apportés dans la voiture, à Balbec, espèces souslesquelles j’aurais communié le plus parfaitement, jadis, avecl’arc-en-ciel des salles à manger obscures par les jours brûlants.Alors je pensai pour la première fois à la ferme des Écorres, et jeme dis que certains jours où Albertine me disait à Balbec ne pasêtre libre, être obligée de sortir avec sa tante, elle étaitpeut-être avec telle de ses amies dans une ferme où elle savait queje n’avais pas mes habitudes, et que pendant qu’à tout hasard jel’attendais à Marie-Antoinette où on m’avait dit&|160;: «&|160;Nousne l’avons pas vue aujourd’hui&|160;», elle usait avec son amie desmêmes mots qu’avec moi quand nous sortions tous les deux&|160;:«&|160;Il n’aura pas l’idée de nous chercher ici et comme cela nousne serons plus dérangées.&|160;» Je disais à Françoise de refermerles rideaux pour ne plus voir ce rayon de soleil. Mais ilcontinuait à filtrer, aussi corrosif, dans ma mémoire. «&|160;Ellene me plaît pas, elle est restaurée, mais nous irons demain àSaint-Martin le Vêtu, après-demain à… &|160;» Demain, après-demain,c’était un avenir de vie commune, peut-être pour toujours, quicommençait, mon cœur s’élança vers lui, mais il n’est plus là,Albertine est morte.

Je demandais l’heure à Françoise. Six heures. Enfin, Dieu merci,allait disparaître cette lourde chaleur dont autrefois je meplaignais avec Albertine, et que nous aimions tant. La journéeprenait fin. Mais qu’est-ce que j’y gagnais&|160;? La fraîcheur dusoir se levait, c’était le coucher du soleil&|160;; dans mamémoire, au bout d’une route que nous prenions ensemble pourrentrer, j’apercevais, plus loin que le dernier village, comme unestation distante, inaccessible pour le soir même où nous nousarrêterions à Balbec, toujours ensemble. Ensemble alors, maintenantil fallait s’arrêter court devant ce même abîme, elle était morte.Ce n’était plus assez de fermer les rideaux, je tâchais de boucherles yeux et les oreilles de ma mémoire, pour ne pas voir cettebande orangée du couchant, pour ne pas entendre ces invisiblesoiseaux qui se répondaient d’un arbre à l’autre de chaque côté demoi, qu’embrassait alors si tendrement celle qui maintenant étaitmorte. Je tâchais d’éviter ces sensations que donnent l’humiditédes feuilles dans le soir, la montée et la descente des routes àdos d’âne. Mais déjà ces sensations m’avaient ressaisi, ramenéassez loin du moment actuel, afin qu’eût tout le recul, tout l’élannécessaire pour me frapper de nouveau, l’idée qu’Albertine étaitmorte. Ah&|160;! jamais je n’entrerais plus dans une forêt, je neme promènerais plus entre des arbres. Mais les grandes plaines meseraient-elles moins cruelles&|160;? Que de fois j’avais traversépour aller chercher Albertine, que de fois j’avais repris au retouravec elle la grande plaine de Cricqueville, tantôt par des tempsbrumeux où l’inondation du brouillard nous donnait l’illusiond’être entourés d’un lac immense, tantôt par des soirs limpides oùle clair de lune, dématérialisant la terre, la faisant paraître àdeux pas céleste, comme elle n’est, pendant le jour, que dans leslointains, enfermait les champs, les bois, avec le firmament auquelil les avait assimilés, dans l’agate arborisée d’un seul azur.

Françoise devait être heureuse de la mort d’Albertine, et ilfaut lui rendre la justice que par une sorte de convenance et detact elle ne simulait pas la tristesse. Mais les lois non écritesde son antique code et sa tradition de paysanne médiévale quipleure comme aux chansons de geste étaient plus anciennes que sahaine d’Albertine et même d’Eulalie. Aussi une de ces finsd’après-midi-là, comme je ne cachais pas assez rapidement masouffrance, elle aperçut mes larmes, servie par son instinctd’ancienne petite paysanne qui autrefois lui faisait capturer etfaire souffrir les animaux, n’éprouver que de la gaîté à étranglerles poulets et à faire cuire vivants les homards et, quand j’étaismalade, à observer, comme les blessures qu’elle eût infligées à unechouette, ma mauvaise mine, qu’elle annonçait ensuite sur un tonfunèbre et comme un présage de malheur. Mais son«&|160;coutumier&|160;» de Combray ne lui permettait pas de prendrelégèrement les larmes, le chagrin, choses qu’elle jugeait aussifunestes que d’ôter sa flanelle ou de manger à contre-cœur.«&|160;Oh&|160;! non, Monsieur, il ne faut pas pleurer comme cela,cela vous ferait mal&|160;!&|160;» Et en voulant arrêter mes larmeselle avait l’air aussi inquiet que si c’eût été des flots de sang.Malheureusement je pris un air froid qui coupa court aux effusionsqu’elle espérait et qui, du reste, eussent peut-être été sincères.Peut-être en était-il pour elle d’Albertine comme d’Eulalie, etmaintenant que mon amie ne pouvait plus tirer de moi aucun profit,Françoise avait-elle cessé de la haïr. Elle tint à me montrerpourtant qu’elle se rendait bien compte que je pleurais et que,suivant seulement le funeste exemple des miens, je ne voulais pas«&|160;faire voir&|160;». «&|160;Il ne faut pas pleurer,Monsieur&|160;», me dit-elle d’un ton cette fois plus calme, etplutôt pour me montrer sa clairvoyance que pour me témoigner sapitié. Et elle ajouta&|160;: «&|160;Ça devait arriver, elle étaittrop heureuse, la pauvre, elle n’a pas su connaître sonbonheur.&|160;»

Que le jour est lent à mourir par ces soirs démesurés del’été&|160;! Un pâle fantôme de la maison d’en face continuaitindéfiniment à aquareller sur le ciel sa blancheur persistante.Enfin il faisait nuit dans l’appartement, je me cognais aux meublesde l’antichambre, mais dans la porte de l’escalier, au milieu dunoir que je croyais total, la partie vitrée était translucide etbleue, d’un bleu de fleur, d’un bleu d’aile d’insecte, d’un bleuqui m’eût semblé beau si je n’avais senti qu’il était un dernierreflet, coupant comme un acier, un coup suprême que dans sa cruautéinfatigable me portait encore le jour. L’obscurité complètefinissait pourtant par venir, mais alors il suffisait d’une étoilevue à côté de l’arbre de la cour pour me rappeler nos départs envoiture, après le dîner, pour les bois de Chantepie, tapissés parle clair de lune. Et même dans les rues, il m’arrivait d’isoler surle dos d’un banc, de recueillir la pureté naturelle d’un rayon delune au milieu des lumières artificielles de Paris – de Paris surlequel il faisait régner, en faisant rentrer un instant, pour monimagination, la ville dans la nature, avec le silence infini deschamps évoqués le souvenir douloureux des promenades que j’y avaisfaites avec Albertine. Ah&|160;! quand la nuit finirait-elle&|160;?Mais à la première fraîcheur de l’aube je frissonnais, car celle-ciavait ramené en moi la douceur de cet été où, de Balbec àIncarville, d’Incarville à Balbec, nous nous étions tant de foisreconduits l’un l’autre jusqu’au petit jour. Je n’avais plus qu’unespoir pour l’avenir – espoir bien plus déchirant qu’une crainte, –c’était d’oublier Albertine. Je savais que je l’oublierais un jour,j’avais bien oublié Gilberte, Mme de Guermantes, j’avaisbien oublié ma grand’mère. Et c’est notre plus juste et plus cruelchâtiment de l’oubli si total, paisible comme ceux des cimetières,par quoi nous nous sommes détachés de ceux que nous n’aimons plus,que nous entrevoyions ce même oubli comme inévitable à l’égard deceux que nous aimons encore. À vrai dire nous savons qu’il est unétat non douloureux, un état d’indifférence. Mais ne pouvant penserà la fois à ce que j’étais et à ce que je serais, je pensais avecdésespoir à tout ce tégument de caresses, de baisers, de sommeilsamis, dont il faudrait bientôt me laisser dépouiller pour jamais.L’élan de ces souvenirs si tendres, venant se briser contre l’idéequ’Albertine était morte, m’oppressait par l’entrechoc de flux sicontrariés que je ne pouvais rester immobile&|160;; je me levais,mais tout d’un coup je m’arrêtais, terrassé&|160;; le même petitjour que je voyais, au moment où je venais de quitter Albertine,encore radieux et chaud de ses baisers, venait tirer au-dessus desrideaux sa lame maintenant sinistre, dont la blancheur froide,implacable et compacte entrait, me donnant comme un coup decouteau.

Bientôt les bruits de la rue allaient commencer, permettant delire à l’échelle qualitative de leurs sonorités le degré de lachaleur sans cesse accrue où ils retentiraient. Mais dans cettechaleur qui quelques heures plus tard s’imbiberait de l’odeur descerises, ce que je trouvais (comme dans un remède que leremplacement d’une des parties composantes par une autre suffitpour rendre, d’un euphorique et d’un excitatif qu’il était, undéprimant), ce n’était plus le désir des femmes mais l’angoisse dudépart d’Albertine. D’ailleurs le souvenir de tous mes désirs étaitaussi imprégné d’elle, et de souffrance, que le souvenir desplaisirs. Cette Venise où j’avais cru que sa présence me seraitimportune (sans doute parce que je sentais confusément qu’elle m’yserait nécessaire), maintenant qu’Albertine n’était plus, j’aimaismieux n’y pas aller. Albertine m’avait semblé un obstacle interposéentre moi et toutes choses, parce qu’elle était pour moi leurcontenant et que c’est d’elle, comme d’un vase, que je pouvais lesrecevoir. Maintenant que ce vase était détruit, je ne me sentaisplus le courage de les saisir&|160;; il n’y en avait plus une seuledont je ne me détournasse, abattu, préférant n’y pas goûter. Desorte que ma séparation d’avec elle n’ouvrait nullement pour moi lechamp des plaisirs possibles que j’avais cru m’être fermé par saprésence. D’ailleurs l’obstacle que sa présence avait peut-êtreété, en effet, pour moi à voyager, à jouir de la vie, m’avaitseulement, comme il arrive toujours, masqué les autres obstacles,qui reparaissaient intacts maintenant que celui-là avait disparu.C’est de cette façon qu’autrefois, quand quelque visite aimablem’empêchait de travailler, si le lendemain je restais seul je netravaillais pas davantage. Qu’une maladie, un duel, un chevalemporté, nous fassent voir la mort de près, nous aurions jouirichement de la vie, de la volupté, de pays inconnus dont nousallons être privés. Et une fois le danger passé, ce que nousretrouverons c’est la même vie morne où rien de tout celan’existait pour nous.

Sans doute ces nuits si courtes durent peu. L’hiver finirait parrevenir, où je n’aurais plus à craindre le souvenir des promenadesavec elle jusqu’à l’aube trop tôt levée. Mais les premières geléesne me rapporteraient-elles elles pas, conservé dans leur glace, legerme de mes premiers désirs, quand à minuit je la faisaischercher, que le temps me semblait si long jusqu’à son coup desonnette que je pourrais maintenant attendre éternellement envain&|160;? Ne me rapporteraient-elles pas le germe de mespremières inquiétudes, quand deux fois je crus qu’elle ne viendraitpas&|160;? Dans ce temps-là je ne la voyais que rarement&|160;;mais même ces intervalles qu’il y avait alors entre ses visites quila faisaient surgir, au bout de plusieurs semaines, du sein d’unevie inconnue que je n’essayais pas de posséder, assuraient moncalme en empêchant les velléités sans cesse interrompues de majalousie de se conglomérer, de faire bloc dans mon cœur. Autant ilseussent pu être apaisants dans ce temps-là, autant,rétrospectivement, ils étaient empreints de souffrance depuis quece qu’elle avait pu faire d’inconnu pendant leur durée avait cesséde m’être indifférent, et surtout maintenant qu’aucune visited’elle ne viendrait plus jamais&|160;; de sorte que ces soirs dejanvier où elle venait, et qui par là m’avaient été si doux, mesouffleraient maintenant dans leur bise aigre une inquiétude que jene connaissais pas alors, et me rapporteraient, mais devenupernicieux, le premier germe de mon amour. Et en pensant que jeverrais recommencer ce temps froid qui, depuis Gilberte et mes jeuxaux Champs-Élysées, m’avait toujours paru si triste&|160;; quand jepensais que reviendraient des soirs pareils à ce soir de neige oùj’avais vainement, toute une partie de la nuit, attendu Albertine,alors, comme un malade se plaçant bien au point de vue du corpspour sa poitrine, moi, moralement, à ces moments-là, ce que jeredoutais encore le plus pour mon chagrin, pour mon cœur, c’étaitle retour des grands froids, et je me disais que ce qu’il y auraitde plus dur à passer ce serait peut-être l’hiver. Lié qu’il était àtoutes les saisons, pour que je perdisse le souvenir d’Albertine ilaurait fallu que je les oubliasse toutes, quitte à recommencer àles connaître, comme un vieillard frappé d’hémiplégie et quirapprend à lire&|160;; il aurait fallu que je renonçasse à toutl’univers. Seule, me disais-je, une véritable mort de moi-mêmeserait capable (mais elle est impossible) de me consoler de lasienne. Je ne songeais pas que la mort de soi-même n’est niimpossible, ni extraordinaire&|160;; elle se consomme à notre insu,au besoin contre notre gré, chaque jour, et je souffrirais de larépétition de toutes sortes de journées que non seulement lanature, mais des circonstances factices, un ordre plusconventionnel introduisent dans une saison. Bientôt reviendrait ladate où j’étais allé à Balbec l’autre été et où mon amour, quin’était pas encore inséparable de la jalousie et qui nes’inquiétait pas de ce qu’Albertine faisait toute la journée,devait subir tant d’évolutions avant de devenir cet amour desderniers temps, si particulier, que cette année finale, où avaitcommencé de changer et où s’était terminée la destinée d’Albertine,m’apparaissait remplie, diverse, vaste comme un siècle. Puis ceserait le souvenir de jours plus tardifs, mais dans des annéesantérieures, les dimanches de mauvais temps, où pourtant tout lemonde était sorti, dans le vide de l’après-midi, où le bruit duvent et de la pluie m’eût invité jadis à rester à faire le«&|160;philosophe sous les toits&|160;»&|160;; avec quelle anxiétéje verrais approcher l’heure où Albertine, si peu attendue, étaitvenue me voir, m’avait caressé pour la première fois,s’interrompant pour Françoise qui avait apporté la lampe, en cetemps deux fois mort où c’était Albertine qui était curieuse demoi, où ma tendresse pour elle pouvait légitimement avoir tantd’espérance. Même, à une saison plus avancée, ces soirs glorieux oùles offices, les pensionnats, entr’ouverts comme des chapelles,baignés d’une poussière dorée, laissent la rue se couronner de cesdemi-déesses qui, causant non loin de nous avec leurs pareilles,nous donnent la fièvre de pénétrer dans leur existencemythologique, ne me rappelaient plus que la tendresse d’Albertinequi, à côté de moi, m’était un empêchement à m’approcherd’elles.

D’ailleurs au souvenir des heures même purement naturelless’ajouterait forcément le paysage moral qui en fait quelque chosed’unique. Quand j’entendrais plus tard le cornet à bouquin duchevrier, par un premier beau temps, presque italien, le même jourmélangerait tour à tour à sa lumière l’anxiété de savoir Albertineau Trocadéro, peut-être avec Léa et les deux jeunes filles, puis ladouceur familiale et domestique, presque commune, d’une épouse quime semblait alors embarrassante et que Françoise allait me ramener.Ce message téléphonique de Françoise qui m’avait transmis l’hommageobéissant d’Albertine revenant avec elle, j’avais cru qu’ilm’enorgueillissait. Je m’étais trompé. S’il m’avait enivré, c’estparce qu’il m’avait fait sentir que celle que j’aimais était bien àmoi, ne vivait bien que pour moi, et même à distance, sans quej’eusse besoin de m’occuper d’elle, me considérait comme son épouxet son maître, revenant sur un signe de moi. Et ainsi ce messagetéléphonique avait été une parcelle de douceur, venant de loin,émise de ce quartier du Trocadéro où il se trouvait y avoir pourmoi des sources de bonheur dirigeant vers moi d’apaisantesmolécules, des baumes calmants me rendant enfin une si douceliberté d’esprit que je n’avais plus eu – me livrant sans larestriction d’un seul souci à la musique de Wagner – qu’à attendrel’arrivée certaine d’Albertine, sans fièvre, avec un manque entierd’impatience où je n’avais pas su reconnaître le bonheur. Et cebonheur qu’elle revînt, qu’elle m’obéît et m’appartînt, la cause enétait dans l’amour, non dans l’orgueil. Il m’eût été bien égalmaintenant d’avoir à mes ordres cinquante femmes revenant, sur unsigne de moi, non pas du Trocadéro mais des Indes. Mais ce jour-là,en sentant Albertine qui, tandis que j’étais seul dans ma chambre àfaire de la musique, venait docilement vers moi, j’avais respiré,disséminée comme un poudroiement dans le soleil, une de cessubstances qui, comme d’autres sont salutaires au corps, font dubien à l’âme. Puis ç’avait été, une demi-heure après, l’arrivéed’Albertine, puis la promenade avec Albertine arrivée, promenadeque j’avais crue ennuyeuse parce qu’elle était pour moi accompagnéede certitude, mais, à cause de cette certitude même, qui avait, àpartir du moment où Françoise m’avait téléphoné qu’elle laramenait, coulé un calme d’or dans les heures qui avaient suivi, enavaient fait comme une deuxième journée bien différente de lapremière, parce qu’elle avait un tout autre dessous moral, undessous moral qui en faisait une journée originale, qui venaits’ajouter à la variété de celles que j’avais connues jusque-là,journée que je n’eusse jamais pu imaginer – comme nous ne pourrionsimaginer le repos d’un jour d’été si de tels jours n’existaient pasdans la série de ceux que nous avons vécus, – journée dont je nepouvais pas dire absolument que je me la rappelais, car à ce calmes’ajoutait maintenant une souffrance que je n’avais pas ressentiealors. Mais bien plus tard, quand je traversai peu à peu, en sensinverse, les temps par lesquels j’avais passé avant d’aimer tantAlbertine, quand mon cœur cicatrisé put se séparer sans souffranced’Albertine morte, alors je pus me rappeler enfin sans souffrancece jour où Albertine avait été faire des courses avec Françoise aulieu de rester au Trocadéro&|160;; je me rappelai avec plaisir cejour comme appartenant à une saison morale que je n’avais pasconnue jusqu’alors&|160;; je me le rappelai enfin exactement sansplus y ajouter de souffrance et au contraire comme on se rappellecertains jours d’été qu’on a trouvés trop chauds quand on les avécus, et dont, après coup surtout, on extrait le titre sansalliage d’or fin et d’indestructible azur.

De sorte que ces quelques années n’imposaient pas seulement ausouvenir d’Albertine, qui les rendait si douloureuses, la couleursuccessive, les modalités différentes de leurs saisons ou de leursheures, des fins d’après-midi de juin aux soirs d’hiver, des clairsde lune sur la mer à l’aube en rentrant à la maison, de la neige deParis aux feuilles mortes de Saint-Cloud, mais encore de l’idéeparticulière que je me faisais successivement d’Albertine, del’aspect physique sous lequel je me la représentais à chacun de cesmoments, de la fréquence plus ou moins grande avec laquelle je lavoyais cette saison-là, laquelle s’en trouvait comme plus disperséeou plus compacte, des anxiétés qu’elle avait pu m’y causer parl’attente, du désir que j’avais à tel moment pour elle, d’espoirsformés, puis perdus&|160;; tout cela modifiait le caractère de matristesse rétrospective tout autant que les impressions de lumièreou de parfums qui lui étaient associées, et complétait chacune desannées solaires que j’avais vécues – et qui, rien qu’avec leursprintemps, leurs arbres, leurs brises, étaient déjà si tristes àcause du souvenir inséparable d’elle – en la doublant d’une sorted’année sentimentale où les heures n’étaient pas définies par laposition du soleil, mais par l’attente d’un rendez-vous&|160;; oùla longueur des jours, où les progrès de la température, étaientmesurés par l’essor de mes espérances, le progrès de notreintimité, la transformation progressive de son visage, les voyagesqu’elle avait faits, la fréquence et le style des lettres qu’ellem’avait adressées pendant une absence, sa précipitation plus oumoins grande à me voir au retour. Et enfin, ces changements detemps, ces jours différents, s’ils me rendaient chacun une autreAlbertine, ce n’était pas seulement par l’évocation des momentssemblables. Mais l’on se rappelle que toujours, avant même quej’aimasse, chacune avait fait de moi un homme différent, ayantd’autres désirs parce qu’il avait d’autres perceptions et qui, den’avoir rêvé que tempêtes et falaises la veille, si le jourindiscret du printemps avait glissé une odeur de roses dans laclôture mal jointe de son sommeil entrebâillé, s’éveillait enpartance pour l’Italie. Même dans mon amour l’état changeant de monatmosphère morale, la pression modifiée de mes croyancesn’avaient-ils pas, tel jour, diminué la visibilité de mon propreamour, ne l’avaient-ils pas, tel jour, indéfiniment étendue, teljour embellie jusqu’au sourire, tel jour contractée jusqu’àl’orage&|160;? On n’est que par ce qu’on possède, on ne possède quece qui vous est réellement présent, et tant de nos souvenirs, denos humeurs, de nos idées partent faire des voyages loin denous-même, où nous les perdons de vue&|160;! Alors nous ne pouvonsplus les faire entrer en ligne de compte dans ce total qui estnotre être. Mais ils ont des chemins secrets pour rentrer en nous.Et certains soirs m’étant endormi sans presque plus regretterAlbertine – on ne peut regretter que ce qu’on se rappelle – auréveil je trouvais toute une flotte de souvenirs qui étaient venuscroiser en moi dans ma plus claire conscience, et que jedistinguais à merveille. Alors je pleurais ce que je voyais si bienet qui, la veille, n’était pour moi que néant. Puis, brusquement,le nom d’Albertine, sa mort avaient changé de sens&|160;; sestrahisons avaient soudain repris toute leur importance.

Comment m’avait-elle paru morte, quand maintenant pour penser àelle je n’avais à ma disposition que les mêmes images dont quandelle était vivante je revoyais l’une ou l’autre&|160;: rapide etpenchée sur la roue mythologique de sa bicyclette, sanglée lesjours de pluie sous la tunique guerrière de caoutchouc qui faisaitbomber ses seins, la tête enturbannée et coiffée de serpents, ellesemait la terreur dans les rues de Balbec&|160;; les soirs où nousavions emporté du champagne dans les bois de Chantepie, la voixprovocante et changée, elle avait au visage cette chaleur blêmerougissant seulement aux pommettes que, la distinguant mal dansl’obscurité de la voiture, j’approchais du clair de lune pour lamieux voir et que j’essayais maintenant en vain de me rappeler, derevoir dans une obscurité qui ne finirait plus. Petite statuettedans la promenade vers l’île, calme figure grosse à gros grainsprès du pianola, elle était ainsi tour à tour pluvieuse et rapide,provocante et diaphane, immobile et souriante, ange de la musique.Chacune était ainsi attachée à un moment, à la date duquel je metrouvais replacé quand je la revoyais. Et les moments du passé nesont pas immobiles&|160;; ils gardent dans notre mémoire lemouvement qui les entraînait vers l’avenir – vers un avenir devenului-même le passé, – nous y entraînant nous-même. Jamais je n’avaiscaressé l’Albertine encaoutchoutée des jours de pluie, je voulaislui demander d’ôter cette armure, ce serait connaître avec ellel’amour des camps, la fraternité du voyage. Mais ce n’était pluspossible, elle était morte. Jamais non plus, par peur de ladépraver, je n’avais fait semblant de comprendre, les soirs où ellesemblait m’offrir des plaisirs que sans cela elle n’eût peut-êtrepas demandés à d’autres, et qui excitaient maintenant en moi undésir furieux. Je ne les aurais pas éprouvés semblables auprèsd’une autre, mais celle qui me les aurait donnés, je pouvais courirle monde sans la rencontrer puisque Albertine était morte. Ilsemblait que je dusse choisir entre deux faits, décider quel étaitle vrai, tant celui de la mort d’Albertine – venu pour moi d’uneréalité que je n’avais pas connue&|160;: sa vie en Touraine – étaiten contradiction avec toutes mes pensées relatives à Albertine, mesdésirs, mes regrets, mon attendrissement, ma fureur, ma jalousie.Une telle richesse de souvenirs empruntés au répertoire de sa vie,une telle profusion de sentiments évoquant, impliquant sa vie,semblaient rendre incroyable qu’Albertine fût morte. Une telleprofusion de sentiments, car ma mémoire, en conservant matendresse, lui laissait toute sa variété. Ce n’était pas Albertineseule qui n’était qu’une succession de moments, c’était aussimoi-même. Mon amour pour elle n’avait pas été simple&|160;: à lacuriosité de l’inconnu s’était ajouté un désir sensuel, et à unsentiment d’une douceur presque familiale, tantôt l’indifférence,tantôt une fureur jalouse. Je n’étais pas un seul homme, mais ledéfilé heure par heure d’une armée composite où il y avait, selonle moment, des passionnés, des indifférents, des jaloux – desjaloux dont pas un n’était jaloux de la même femme. Et sans doutece serait de là qu’un jour viendrait la guérison que je nesouhaiterais pas. Dans une foule, ces éléments peuvent, un par un,sans qu’on s’en aperçoive, être remplacés par d’autres, qued’autres encore éliminent ou renforcent, si bien qu’à la fin unchangement s’est accompli qui ne se pourrait concevoir si l’onétait un. La complexité de mon amour, de ma personne, multipliait,diversifiait mes souffrances. Pourtant elles pouvaient se rangertoujours sous les deux groupes dont l’alternance avait fait toutela vie de mon amour pour Albertine, tour à tour livré à laconfiance et au soupçon jaloux.

Si j’avais peine à penser qu’Albertine, si vivante en moi(portant comme je faisais le double harnais du présent et dupassé), était morte, peut-être était-il aussi contradictoire que cesoupçon de fautes, dont Albertine, aujourd’hui dépouillée de lachair qui en avait joui, de l’âme qui avait pu les désirer, n’étaitplus capable, ni responsable, excitât en moi une telle souffrance,que j’aurais seulement bénie si j’avais pu y voir le gage de laréalité morale d’une personne matériellement inexistante, au lieudu reflet, destiné à s’éteindre lui-même, d’impressions qu’ellem’avait autrefois causées. Une femme qui ne pouvait plus éprouverde plaisirs avec d’autres n’aurait plus dû exciter ma jalousie, siseulement ma tendresse avait pu se mettre à jour. Mais c’est ce quiétait impossible puisqu’elle ne pouvait trouver son objet,Albertine, que dans des souvenirs où celle-ci était vivante.Puisque, rien qu’en pensant à elle, je la ressuscitais, sestrahisons ne pouvaient jamais être celles d’une morte&|160;;l’instant où elle les avait commises devenant l’instant actuel, nonpas seulement pour Albertine, mais pour celui de mes«&|160;moi&|160;» subitement évoqué qui la contemplait. De sortequ’aucun anachronisme ne pouvait jamais séparer le coupleindissoluble où, à chaque coupable nouvelle, s’appariait aussitôtun jaloux lamentable et toujours contemporain. Je l’avais, lesderniers mois, tenue enfermée dans ma maison. Mais dans monimagination maintenant, Albertine était libre, elle usait mal decette liberté, elle se prostituait aux unes, aux autres. Jadis jesongeais sans cesse à l’avenir incertain qui était déployé devantnous, j’essayais d’y lire. Et maintenant ce qui était en avant demoi, comme un double de l’avenir – aussi préoccupant qu’un avenirpuisqu’il était aussi incertain, aussi difficile à déchiffrer,aussi mystérieux&|160;; plus cruel encore parce que je n’avais pascomme pour l’avenir la possibilité ou l’illusion d’agir sur lui, etaussi parce qu’il se déroulerait aussi long que ma vie elle-même,sans que ma compagne fût là pour calmer les souffrances qu’il mecausait, – ce n’était plus l’Avenir d’Albertine, c’était son Passé.Son Passé&|160;? C’est mal dire puisque pour la jalousie il n’estni passé ni avenir et que ce qu’elle imagine est toujours lePrésent.

Les changements de l’atmosphère en provoquent d’autres dansl’homme intérieur, réveillent des «&|160;moi&|160;» oubliés,contrarient l’assoupissement de l’habitude, redonnent de la force àtels souvenirs, à telles souffrances. Combien plus encore pour moisi ce temps nouveau qu’il faisait me rappelait celui par lequelAlbertine, à Balbec, sous la pluie menaçante, par exemple, étaitallée faire, Dieu sait pourquoi, de grandes promenades, dans lemaillot collant de son caoutchouc. Si elle avait vécu, sans douteaujourd’hui, par ce temps si semblable, partirait-elle faire enTouraine une excursion analogue. Puisqu’elle ne le pouvait plus, jen’aurais pas dû souffrir de cette idée&|160;; mais, comme auxamputés, le moindre changement de temps renouvelait mes douleursdans le membre qui n’existait plus.

Tout d’un coup c’était un souvenir que je n’avais pas revudepuis bien longtemps – car il était resté dissous dans la fluideet invisible étendue de ma mémoire – qui se cristallisait. Ainsi ily avait plusieurs années, comme on parlait de son peignoir dedouche, Albertine avait rougi. À cette époque-là je n’étais pasjaloux d’elle. Mais depuis, j’avais voulu lui demander si ellepouvait se rappeler cette conversation et me dire pourquoi elleavait rougi. Cela m’avait d’autant plus préoccupé qu’on m’avait ditque les deux jeunes filles amies de Léa allaient dans cetétablissement balnéaire de l’hôtel et, disait-on, pas seulementpour prendre des douches. Mais, par peur de fâcher Albertine ouattendant une époque meilleure, j’avais toujours remis de lui enparler, puis je n’y avais plus pensé. Et tout d’un coup, quelquetemps après la mort d’Albertine, j’aperçus ce souvenir, empreint dece caractère à la fois irritant et solennel qu’ont les énigmeslaissées à jamais insolubles par la mort du seul être qui eût pules éclaircir. Ne pourrais-je pas du moins tâcher de savoir siAlbertine n’avait jamais rien fait de mal dans cet établissement dedouches&|160;? En envoyant quelqu’un à Balbec j’y arriveraispeut-être. Elle vivante, je n’eusse sans doute pu rien apprendre.Mais les langues se délient étrangement et racontent facilement unefaute quand on n’a plus à craindre la rancune de la coupable. Commela constitution de l’imagination, restée rudimentaire, simpliste(n’ayant pas passé par les innombrables transformations quiremédient aux modèles primitifs des inventions humaines, à peinereconnaissables, qu’il s’agisse de baromètre, de ballon, detéléphone, etc., dans leurs perfectionnements ultérieurs), ne nouspermet de voir que fort peu de choses à la fois, le souvenir del’établissement de douches occupait tout le champ de ma visionintérieure.

Parfois je me heurtais dans les rues obscures du sommeil à un deces mauvais rêves, qui ne sont pas bien graves pour une premièreraison, c’est que la tristesse qu’ils engendrent ne se prolongeguère qu’une heure après le réveil, pareille à ces malaises quecause une manière d’endormir artificielle. Pour une autre raisonaussi, c’est qu’on ne les rencontre que très rarement, à peine tousles deux ou trois ans. Encore reste-t-il incertain qu’on les aitdéjà rencontrés et qu’ils n’aient pas plutôt cet aspect de ne pasêtre vus pour la première fois que projette sur eux une illusion,une subdivision (car dédoublement ne serait pas assez dire).

Sans doute, puisque j’avais des doutes sur la vie, sur la mortd’Albertine, j’aurais dû depuis bien longtemps me livrer à desenquêtes, mais la même fatigue, la même lâcheté qui m’avaient faitme soumettre à Albertine quand elle était là, m’empêchaient de rienentreprendre depuis que je ne la voyais plus. Et pourtant de lafaiblesse traînée pendant des années un éclair d’énergie surgitparfois. Je me décidai à cette enquête, au moins toute naturelle.On eût dit qu’il n’y eût rien eu d’autre dans toute la vied’Albertine. Je me demandais qui je pourrais bien envoyer tenterune enquête sur place, à Balbec. Aimé me parut bien choisi. Outrequ’il connaissait admirablement les lieux, il appartenait à cettecatégorie de gens du peuple soucieux de leur intérêt, fidèles àceux qu’ils servent, indifférents à toute espèce de morale et dont– parce que, si nous les payons bien, dans leur obéissance à notrevolonté ils suppriment tout ce qui l’entraverait d’une manière oude l’autre, se montrant aussi incapables d’indiscrétion, demollesse ou d’improbité que dépourvus de scrupules – nousdisons&|160;: «&|160;Ce sont de braves gens.&|160;» En ceux-là nouspouvons avoir une confiance absolue. Quand Aimé fut parti, jepensai combien il eût mieux valu que ce qu’il allait essayerd’apprendre là-bas, je pusse le demander maintenant à Albertineelle-même. Et aussitôt l’idée de cette question que j’aurais voulu,qu’il me semblait que j’allais lui poser, ayant amené Albertine àmon côté – non grâce à un effort de résurrection mais comme par lehasard d’une de ces rencontres qui, comme cela se passe dans lesphotographies qui ne sont pas «&|160;posées&|160;», dans lesinstantanés, laissent toujours la personne plus vivante – en mêmetemps que j’imaginais notre conversation j’en sentaisl’impossibilité&|160;; je venais d’aborder par une nouvelle facecette idée qu’Albertine était morte, Albertine qui m’inspiraitcette tendresse qu’on a pour les absentes dont la vue ne vient pasrectifier l’image embellie, inspirant aussi la tristesse que cetteabsence fût éternelle et que la pauvre petite fût privée à jamaisde la douceur de la vie. Et aussitôt, par un brusque déplacement,de la torture de la jalousie je passais au désespoir de laséparation.

Ce qui remplissait mon cœur maintenant était, au lieu de haineuxsoupçons, le souvenir attendri des heures de tendresse confiantepassées avec la sœur que sa mort m’avait réellement fait perdre,puisque mon chagrin se rapportait, non à ce qu’Albertine avait étépour moi, mais à ce que mon cœur désireux de participer auxémotions les plus générales de l’amour m’avait peu à peu persuadéqu’elle était&|160;; alors je me rendais compte que cette vie quim’avait tant ennuyé – du moins je le croyais – avait été aucontraire délicieuse&|160;; aux moindres moments passés à parleravec elle de choses même insignifiantes, je sentais maintenantqu’était ajoutée, amalgamée une volupté qui alors n’avait, il estvrai, pas été perçue par moi, mais qui était déjà cause que cesmoments-là je les avais toujours si persévéramment recherchés àl’exclusion de tout le reste&|160;; les moindres incidents que jeme rappelais, un mouvement qu’elle avait fait en voiture auprès demoi, ou pour s’asseoir en face de moi dans sa chambre, propageaientdans mon âme un remous de douceur et de tristesse qui de proche enproche la gagnait tout entière.

Cette chambre où nous dînions ne m’avait jamais paru jolie, jedisais seulement qu’elle l’était à Albertine pour que mon amie fûtcontente d’y vivre. Maintenant les rideaux, les sièges, les livresavaient cessé de m’être indifférents. L’art n’est pas seul à mettredu charme et du mystère dans les choses les plusinsignifiantes&|160;; ce même pouvoir de les mettre en rapportintime avec nous est dévolu aussi à la douleur. Au moment même jen’avais prêté aucune attention à ce dîner que nous avions faitensemble au retour du Bois, avant que j’allasse chez les Verdurin,et vers la beauté, la grave douceur duquel je tournais maintenantdes yeux pleins de larmes. Une impression de l’amour est hors deproportion avec les autres impressions de la vie, mais ce n’est pasperdue au milieu d’elles qu’on peut s’en rendre compte. Ce n’estpas d’en bas, dans le tumulte de la rue et la cohue des maisonsavoisinantes, c’est quand on s’est éloigné que des pentes d’uncoteau voisin, à une distance où toute la ville a disparu, ou neforme plus au ras de terre qu’un amas confus, qu’on peut, dans lerecueillement de la solitude et du soir, évaluer, unique,persistante et pure, la hauteur d’une cathédrale. Je tâchaisd’embrasser l’image d’Albertine à travers mes larmes en pensant àtoutes les choses sérieuses et justes qu’elle avait dites cesoir-là.

Un matin je crus voir la forme oblongue d’une colline dans lebrouillard, sentir la chaleur d’une tasse de chocolat, pendant quem’étreignait horriblement le cœur ce souvenir de l’après-midi oùAlbertine était venue me voir et où je l’avais embrassée pour lapremière fois&|160;: c’est que je venais d’entendre le hoquet ducalorifère à eau qu’on venait de rallumer. Et je jetai avec colèreune invitation que Françoise apporta de MmeVerdurin&|160;; combien l’impression que j’avais eue, en allantdîner pour la première fois à la Raspelière, que la mort ne frappepas tous les êtres au même âge s’imposait à moi avec plus de forcemaintenant qu’Albertine était morte, si jeune, et que Brichotcontinuait à dîner chez Mme Verdurin qui recevaittoujours et recevrait peut-être pendant beaucoup d’années encore.Aussitôt ce nom de Brichot me rappela la fin de cette même soiréeoù il m’avait reconduit, où j’avais vu d’en bas la lumière de lalampe d’Albertine. J’y avais déjà repensé d’autres fois, mais jen’avais pas abordé le souvenir par le même côté. Alors, en pensantau vide que je trouverais maintenant en rentrant chez moi, que jene verrais plus d’en bas la chambre d’Albertine d’où la lumières’était éteinte à jamais, je compris combien ce soir où, enquittant Brichot, j’avais cru éprouver de l’ennui, du regret de nepouvoir aller me promener et faire l’amour ailleurs, je compriscombien je m’étais trompé, et que c’était seulement parce que letrésor dont les reflets venaient d’en haut jusqu’à moi, je m’encroyais la possession entièrement assurée, que j’avais négligé d’encalculer la valeur, ce qui faisait qu’il me paraissait forcémentinférieur à des plaisirs, si petits qu’ils fussent, mais que,cherchant à les imaginer, j’évaluais. Je compris combien cettelumière qui me semblait venir d’une prison contenait pour moi deplénitude, de vie et de douceur, et qui n’était que la réalisationde ce qui m’avait un instant enivré, puis paru à jamaisimpossible&|160;: je comprenais que cette vie que j’avais menée àParis dans un chez-moi qui était son chez-elle, c’était justementla réalisation de cette paix profonde que j’avais rêvée le soir oùAlbertine avait couché sous le même toit que moi, à Balbec. Laconversation que j’avais eue avec Albertine en rentrant du Boisavant cette dernière soirée Verdurin, je ne me fusse pas consoléqu’elle n’eût pas eu lieu, cette conversation qui avait un peu mêléAlbertine à la vie de mon intelligence et en certaines parcellesnous avait faits identiques l’un à l’autre. Car sans doute sonintelligence, sa gentillesse pour moi, si j’y revenais avecattendrissement, ce n’est pas qu’elles eussent été plus grandes quecelles d’autres personnes que j’avais connues. Mme deCambremer ne m’avait-elle pas dit à Balbec&|160;:«&|160;Comment&|160;! vous pourriez passer vos journées avec Elstirqui est un homme de génie et vous les passez avec votrecousine&|160;!&|160;» L’intelligence d’Albertine me plaisait parceque, par association, elle éveillait en moi ce que j’appelais sadouceur, comme nous appelons douceur d’un fruit une certainesensation qui n’est que dans notre palais. Et de fait, quand jepensais à l’intelligence d’Albertine, mes lèvres s’avançaientinstinctivement et goûtaient un souvenir dont j’aimais mieux que laréalité me fût extérieure et consistât dans la supérioritéobjective d’un être. Il est certain que j’avais connu des personnesd’intelligence plus grande. Mais l’infini de l’amour, ou sonégoïsme, fait que les êtres que nous aimons sont ceux dont laphysionomie intellectuelle et morale est pour nous le moinsobjectivement définie, nous les retouchons sans cesse au gré de nosdésirs et de nos craintes, nous ne les séparons pas de nous, ils nesont qu’un lieu immense et vague où s’extériorisent nos tendresses.Nous n’avons pas de notre propre corps, où affluent perpétuellementtant de malaises et de plaisirs, une silhouette aussi nette quecelle d’un arbre, ou d’une maison, ou d’un passant. Et ç’avaitpeut-être été mon tort de ne pas chercher davantage à connaîtreAlbertine en elle-même. De même qu’au point de vue de son charme,je n’avais longtemps considéré que les positions différentesqu’elle occupait dans mon souvenir dans le plan des années, et quej’avais été surpris de voir qu’elle s’était spontanément enrichiede modifications qui ne tenaient pas qu’à la différence desperspectives, de même j’aurais dû chercher à comprendre soncaractère comme celui d’une personne quelconque et peut-être,m’expliquant alors pourquoi elle s’obstinait à me cacher sonsecret, j’aurais évité de prolonger entre nous, avec cetacharnement étrange, ce conflit qui avait amené la mortd’Albertine. Et j’avais alors, avec une grande pitié d’elle, lahonte de lui survivre. Il me semblait, en effet, dans les heures oùje souffrais le moins, que je bénéficiais en quelque sorte de samort, car une femme est d’une plus grande utilité pour notre vie sielle y est, au lieu d’un élément de bonheur, un instrument dechagrin, et il n’y en a pas une seule dont la possession soit aussiprécieuse que celle des vérités qu’elle nous découvre en nousfaisant souffrir. Dans ces moments-là, rapprochant la mort de magrand’mère et celle d’Albertine, il me semblait que ma vie étaitsouillée d’un double assassinat que seule la lâcheté du mondepouvait me pardonner. J’avais rêvé d’être compris d’Albertine, dene pas être méconnu par elle, croyant que c’était pour le grandbonheur d’être compris, de ne pas être méconnu, alors que tantd’autres eussent mieux pu le faire. On désire être compris parcequ’on désire être aimé, et on désire être aimé parce qu’on aime. Lacompréhension des autres est indifférente et leur amour importun.Ma joie d’avoir possédé un peu de l’intelligence d’Albertine et deson cœur ne venait pas de leur valeur intrinsèque, mais de ce quecette possession était un degré de plus dans la possession totaled’Albertine, possession qui avait été mon but et ma chimère depuisle premier jour où je l’avais vue. Quand nous parlons de la«&|160;gentillesse&|160;» d’une femme nous ne faisons peut-être queprojeter hors de nous le plaisir que nous éprouvons à la voir,comme les enfants quand ils disent&|160;: «&|160;Mon cher petitlit, mon cher petit oreiller, mes chères petites aubépines.&|160;»Ce qui explique, par ailleurs, que les hommes ne disent jamaisd’une femme qui ne les trompe pas&|160;: «&|160;Elle est sigentille&|160;» et le disent si souvent d’une femme par qui ilssont trompés. Mme de Cambremer trouvait avec raison quele charme spirituel d’Elstir était plus grand. Mais nous ne pouvonspas juger de la même façon celui d’une personne qui est, commetoutes les autres, extérieure à nous, peinte à l’horizon de notrepensée, et celui d’une personne qui, par suite d’une erreur delocalisation consécutive à certains accidents mais tenace, s’estlogée dans notre propre corps au point que de nous demanderrétrospectivement si elle n’a pas regardé une femme un certain jourdans le couloir d’un petit chemin de fer maritime nous faitéprouver les mêmes souffrances qu’un chirurgien qui chercherait uneballe dans notre cœur. Un simple croissant, mais que nous mangeons,nous fait éprouver plus de plaisir que tous les ortolans, lapereauxet bartavelles qui furent servis à Louis XV, et la pointe del’herbe qui à quelques centimètres frémit devant notre œil, tandisque nous sommes couchés sur la montagne, peut nous cacher lavertigineuse aiguille d’un sommet si celui-ci est distant deplusieurs lieues.

D’ailleurs notre tort n’est pas de priser l’intelligence, lagentillesse d’une femme que nous aimons, si petites que soientcelles-ci. Notre tort est de rester indifférent à la gentillesse, àl’intelligence des autres. Le mensonge ne recommence à nous causerl’indignation, et la bonté la reconnaissance qu’ils devraienttoujours exciter en nous, que s’ils viennent d’une femme que nousaimons, et le désir physique a ce merveilleux pouvoir de rendre sonprix à l’intelligence et des bases solides à la vie morale. Jamaisje ne retrouverais cette chose divine&|160;: un être avec qui jepusse causer de tout, à qui je pusse me confier. Me confier&|160;?Mais d’autres êtres ne me montraient-ils pas plus de confiancequ’Albertine&|160;? Avec d’autres n’avais-je pas des causeries plusétendues&|160;? C’est que la confiance, la conversation, chosesmédiocres, qu’importe qu’elles soient plus ou moins imparfaites, sis’y mêle seulement l’amour, qui seul est divin. Je revoyaisAlbertine s’asseyant à son pianola, rose sous ses cheveuxnoirs&|160;; je sentais, sur mes lèvres qu’elle essayait d’écarter,sa langue, sa langue maternelle, incomestible, nourricière etsainte dont la flamme et la rosée secrètes faisaient que, mêmequand Albertine la faisait seulement glisser à la surface de moncou, de mon ventre, ces caresses superficielles mais en quelquesorte faites par l’intérieur de sa chair, extériorisé comme uneétoffe qui montrerait sa doublure, prenaient, même dans lesattouchements les plus externes, comme la mystérieuse douceur d’unepénétration.

Tous ces instants si doux que rien ne me rendrait jamais, je nepeux même pas dire que ce que me faisait éprouver leur perte fût dudésespoir. Pour être désespérée, cette vie qui ne pourra plus êtreque malheureuse, il faut encore y tenir. J’étais désespéré à Balbecquand j’avais vu se lever le jour et que j’avais compris que plusun seul ne pourrait être heureux pour moi. J’étais resté aussiégoïste depuis lors, mais le «&|160;moi&|160;» auquel j’étaisattaché maintenant, le «&|160;moi&|160;» qui constituait ces vivesréserves qui mettait en jeu l’instinct de conservation, ce«&|160;moi&|160;» n’était plus dans la vie&|160;; quand je pensaisà mes forces, à ma puissance vitale, à ce que j’avais de meilleur,je pensais à certain trésor que j’avais possédé (que j’avais étéseul à posséder puisque les autres ne pouvaient connaîtreexactement le sentiment, caché en moi, qu’il m’avait inspiré) etque personne ne pouvait plus m’enlever puisque je ne le possédaisplus.

Et, à vrai dire, je ne l’avais jamais possédé que parce quej’avais voulu me figurer que je le possédais. Je n’avais pas commisseulement l’imprudence, en regardant Albertine et en la logeantdans mon cœur, de le faire vivre au-dedans de moi, ni cette autreimprudence de mêler un amour familial au plaisir des sens. J’avaisvoulu aussi me persuader que nos rapports étaient l’amour, que nouspratiquions mutuellement les rapports appelés amour, parce qu’elleme donnait docilement les baisers que je lui donnais, et, pouravoir pris l’habitude de le croire, je n’avais pas perdu seulementune femme que j’aimais mais une femme qui m’aimait, ma sœur, monenfant, ma tendre maîtresse. Et, en somme, j’avais eu un bonheur etun malheur que Swann n’avait pas connus, car justement, tout letemps qu’il avait aimé Odette et en avait été si jaloux, il l’avaità peine vue, pouvant si difficilement, à certains jours où elle ledécommandait au dernier moment, aller chez elle. Mais après ill’avait eue à lui, devenue sa femme, et jusqu’à ce qu’il mourût.Moi, au contraire, tandis que j’étais si jaloux d’Albertine, plusheureux que Swann je l’avais eue chez moi. J’avais réalisé envérité ce que Swann avait rêvé si souvent et qu’il n’avait réalisématériellement que quand cela lui était indifférent. Mais enfinAlbertine, je ne l’avais pas gardée comme il avait gardé Odette.Elle s’était enfuie, elle était morte. Car jamais rien ne se répèteexactement et les existences les plus analogues et que, grâce à laparenté des caractères et à la similitude des circonstances, onpeut choisir pour les présenter comme symétriques l’une à l’autrerestent en bien des points opposées.

En perdant la vie je n’aurais pas perdu grand’chose&|160;; jen’aurais plus perdu qu’une forme vide, le cadre vide d’unchef-d’œuvre. Indifférent à ce que je pouvais désormais y faireentrer, mais heureux et fier de penser à ce qu’il avait contenu, jem’appuyais au souvenir de ces heures si douces, et ce soutien moralme communiquait un bien-être que l’approche même de la mortn’aurait pas rompu.

Comme elle accourait vite me voir, à Balbec, quand je la faisaischercher, se retardant seulement à verser de l’odeur dans sescheveux pour me plaire&|160;! Ces images de Balbec et de Paris, quej’aimais ainsi à revoir, c’étaient les pages encore si récentes, etsi vite tournées, de sa courte vie. Tout cela, qui n’était pour moique souvenir, avait été pour elle action, action précipités, commecelle d’une tragédie, vers une mort rapide. Les êtres ont undéveloppement en nous, mais un autre hors de nous (je l’avais biensenti dans ces soirs où je remarquais en Albertine unenrichissement de qualités qui ne tenait pas qu’à ma mémoire) etqui ne laissent pas d’avoir des réactions l’un sur l’autre. J’avaiseu beau, en cherchant à connaître Albertine, puis à la possédertout entière, n’obéir qu’au besoin de réduire par l’expérience àdes éléments mesquinement semblables à ceux de notre«&|160;moi&|160;» le mystère de tout être, je ne l’avais pu sansinfluer à mon tour sur la vie d’Albertine. Peut-être ma fortune,les perspectives d’un brillant mariage l’avaient attirée&|160;; majalousie l’avait retenue&|160;; sa bonté, ou son intelligence, oule sentiment de sa culpabilité, ou les adresses de sa ruse, luiavaient fait accepter, et m’avaient amené à rendre de plus en plusdure une captivité forgée simplement par le développement internede mon travail mental, mais qui n’en avait pas moins eu sur la vied’Albertine des contre-coups destinés eux-mêmes à poser, par chocen retour, des problèmes nouveaux et de plus en plus douloureux àma psychologie, puisque de ma prison elle s’était évadée pour allerse tuer sur un cheval que sans moi elle n’eût pas possédé, en melaissant, même morte, des soupçons dont la vérification, si elledevait venir, me serait peut-être plus cruelle que la découverte, àBalbec, qu’Albertine avait connu Mlle Vinteuil, puisqueAlbertine ne serait plus là pour m’apaiser. Si bien que cettelongue plainte de l’âme qui croit vivre enfermée en elle-même n’estun monologue qu’en apparence, puisque les échos de la réalité lafont dévier et que telle vie est comme un essai de psychologiesubjective spontanément poursuivi, mais qui fournit à quelquedistance son «&|160;action&|160;» au roman purement réaliste d’uneautre réalité, d’une autre existence, dont à leur tour lespéripéties viennent infléchir la courbe et changer la direction del’essai psychologique. Comme l’engrenage avait été serré, commel’évolution de notre amour avait été rapide et, malgré quelquesretardements, interruptions et hésitations du début, comme danscertaines nouvelles de Balzac ou quelques ballades de Schumann, ledénouement précipité&|160;! C’est dans le cours de cette dernièreannée, longue pour moi comme un siècle – tant Albertine avaitchangé de positions par rapport à ma pensée depuis Balbec jusqu’àson départ de Paris, et aussi, indépendamment de moi et souvent àmon insu, changé en elle-même – qu’il fallait placer toute cettebonne vie de tendresse qui avait si peu duré et qui pourtantm’apparaissait avec une plénitude, presque une immensité, à jamaisimpossible et pourtant qui m’était indispensable. Indispensablesans avoir peut-être été en soi et tout d’abord quelque chose denécessaire, puisque je n’aurais pas connu Albertine si je n’avaispas lu dans un traité d’archéologie la description de l’église deBalbec&|160;; si Swann, en me disant que cette église était presquepersane, n’avait pas orienté mes désirs vers le normandbyzantin&|160;; si une société de palaces, en construisant à Balbecun hôtel hygiénique et confortable, n’avait pas décidé mes parentsà exaucer mon souhait et à m’envoyer à Balbec. Certes, en ce Balbecdepuis si longtemps désiré, je n’avais pas trouvé l’église persaneque je rêvais ni les brouillards éternels. Le beau train d’uneheure trente-cinq lui-même n’avait pas répondu à ce que je m’enfigurais. Mais, en échange de ce que l’imagination laisse attendreet que nous nous donnons inutilement tant de peine pour essayer dedécouvrir, la vie nous donne quelque chose que nous étions bienloin d’imaginer. Qui m’eût dit à Combray, quand j’attendais lebonsoir de ma mère avec tant de tristesse, que ces anxiétésguériraient, puis renaîtraient un jour, non pour ma mère, mais pourune jeune fille qui ne serait d’abord, sur l’horizon de la mer,qu’une fleur que mes yeux seraient chaque jour sollicités de venirregarder, mais une fleur pensante et dans l’esprit de qui jesouhaitais si puérilement de tenir une grande place, que jesouffrirais qu’elle ignorât que je connaissais Mme deVilleparisis. Oui, c’est le bonsoir, le baiser d’une telleétrangère pour lequel, au bout de quelques années, je devaissouffrir autant qu’enfant quand ma mère ne devait pas venir mevoir. Or cette Albertine si nécessaire, de l’amour de qui mon âmeétait maintenant presque uniquement composée, si Swann ne m’avaitpas parlé de Balbec je ne l’aurais jamais connue. Sa vie eûtpeut-être été plus longue, la mienne aurait été dépourvue de ce quien faisait maintenant le martyre. Et ainsi il me semblait que, parma tendresse uniquement égoïste, j’avais laissé mourir Albertinecomme j’avais assassiné ma grand’mère. Même plus tard, même l’ayantdéjà connue à Balbec, j’aurais pu ne pas l’aimer comme je fisensuite. Quand je renonçai à Gilberte et savais que je pourraisaimer un jour une autre femme, j’osais à peine avoir un doute si entous cas pour le passé je n’eusse pu aimer que Gilberte. Or pourAlbertine je n’avais même plus de doute, j’étais sûr que ç’auraitpu ne pas être elle que j’eusse aimée, que c’eût pu être une autre.Il eût suffi pour cela que Mlle de Stermaria, le soir oùje devais dîner avec elle dans l’île du Bois, ne se fût pasdécommandée. Il était encore temps alors, et c’eût été pourMlle de Stermaria que se fût exercée cette activité del’imagination qui nous fait extraire d’une femme une telle notionde l’individuel qu’elle nous paraît unique en soi et pour nousprédestinée et nécessaire. Tout au plus, en me plaçant à un pointde vue presque physiologique, pouvais-je dire que j’aurais pu avoirce même amour exclusif pour une autre femme, mais non pour touteautre femme. Car Albertine, grosse et brune, ne ressemblait pas àGilberte, élancée et rousse, mais pourtant elles avaient la mêmeétoffe de santé, et dans les mêmes joues sensuelles toutes les deuxun regard dont on saisissait difficilement la signification.C’étaient de ces femmes que n’auraient pas regardées des hommes quide leur côté auraient fait des folies pour d’autres qui «&|160;neme disaient rien&|160;». Je pouvais presque croire que lapersonnalité sensuelle et volontaire de Gilberte avait émigré dansle corps d’Albertine, un peu différent, il est vrai, maisprésentant, maintenant que j’y réfléchissais après coup, desanalogies profondes. Un homme a presque toujours la même manière des’enrhumer, de tomber malade, c’est-à-dire qu’il lui faut pour celaun certain concours de circonstances&|160;; il est naturel quequand il devient amoureux ce soit à propos d’un certain genre defemmes, genre d’ailleurs très étendu. Les premiers regardsd’Albertine qui m’avaient fait rêver n’étaient pas absolumentdifférents des premiers regards de Gilberte. Je pouvais presquecroire que l’obscure personnalité, la sensualité, la naturevolontaire et rusée de Gilberte étaient revenues me tenter,incarnées cette fois dans le corps d’Albertine, tout autre et nonpourtant sans analogies. Pour Albertine, grâce à une vie toutedifférente ensemble et où n’avait pu se glisser, dans un bloc depensées où une douloureuse préoccupation maintenait une cohésionpermanente, aucune fissure de distraction et d’oubli, son corpsvivant n’avait point, comme celui de Gilberte, cessé un jour d’êtrecelui où je trouvais ce que je reconnaissais après coup être pourmoi (et qui n’eût pas été pour d’autres) les attraits féminins.Mais elle était morte. Je l’oublierais. Qui sait si alors les mêmesqualités de sang riche, de rêverie inquiète ne reviendraient pas unjour jeter le trouble en moi, mais incarnées cette fois en quelleforme féminine, je ne pouvais le prévoir. À l’aide de Gilbertej’aurais pu aussi peu me figurer Albertine, et que je l’aimerais,que le souvenir de la sonate de Vinteuil ne m’eût permis de mefigurer son septuor. Bien plus, même les premières fois où j’avaisvu Albertine, j’avais pu croire que c’était d’autres quej’aimerais. D’ailleurs, elle eût même pu me paraître, si je l’avaisconnue une année plus tôt, aussi terne qu’un ciel gris où l’auroren’est pas levée. Si j’avais changé à son égard, elle-même avaitchangé aussi, et la jeune fille qui était venue vers mon lit lejour où j’avais écrit à Mlle de Stermaria n’était plusla même que j’avais connue à Balbec, soit simple explosion de lafemme qui apparaît au moment de la puberté, soit par suite decirconstances que je n’ai jamais pu connaître. En tous cas, même sicelle que j’aimerais un jour devait dans une certaine mesure luiressembler, c’est-à-dire si mon choix d’une femme n’était pasentièrement libre, cela faisait tout de même que, dirigé d’unefaçon peut-être nécessaire, il l’était sur quelque chose de plusvaste qu’un individu, sur un genre de femmes, et cela ôtait toutenécessité à mon amour pour Albertine. La femme dont nous avons levisage devant nous plus constamment que la lumière elle-même,puisque, même les yeux fermés, nous ne cessons pas un instant dechérir ses beaux yeux, son beau nez, d’arranger tous les moyenspour les revoir, cette femme unique, nous savons bien que c’eût étéune autre qui l’eût été pour nous si nous avions été dans une autreville que celle où nous l’avons rencontrée, si nous nous étionspromenés dans d’autres quartiers, si nous avions fréquenté un autresalon. Unique, croyons-nous&|160;? elle est innombrable. Etpourtant elle est compacte, indestructible devant nos yeux quil’aiment, irremplaçable pendant très longtemps par une autre. C’estque cette femme n’a fait que susciter par des sortes d’appelsmagiques mille éléments de tendresse existant en nous à l’étatfragmentaire et qu’elle a assemblés, unis, effaçant toute cassureentre eux, c’est nous-même qui en lui donnant ses traits avonsfourni toute la matière solide de la personne aimée. De là vientque, même si nous ne sommes qu’un entre mille pour elle etpeut-être le dernier de tous, pour nous elle est la seule et cellevers qui tend toute notre vie. Certes même, j’avais bien senti quecet amour n’était pas nécessaire, non seulement parce qu’il eût puse former avec Mlle de Stermaria, mais même sans cela,en le connaissant lui-même, en le retrouvant trop pareil à ce qu’ilavait été pour d’autres, et aussi en le sentant plus vastequ’Albertine, l’enveloppant, ne la connaissant pas, comme une maréeautour d’un mince brisant. Mais peu à peu, à force de vivre avecAlbertine, les chaînes que j’avais forgées moi-même, je ne pouvaisplus m’en dégager&|160;; l’habitude d’associer la personned’Albertine au sentiment qu’elle n’avait pas inspiré me faisaitpourtant croire qu’il était spécial à elle, comme l’habitude donneà la simple association d’idées entre deux phénomènes, à ce queprétend une certaine école philosophique, la force, la nécessitéillusoires d’une loi de causalité. J’avais cru que mes relations,ma fortune, me dispenseraient de souffrir, et peut-être tropefficacement puisque cela me semblait me dispenser de sentir,d’aimer, d’imaginer&|160;; j’enviais une pauvre fille de campagne àqui l’absence de relations, même de télégraphe, donne de longs moisde rêve après un chagrin qu’elle ne peut artificiellement endormir.Or je me rendais compte maintenant que si, pour Mme deGuermantes comblée de tout ce qui pouvait rendre infinie ladistance entre elle et moi, j’avais vu cette distance brusquementsupprimée par l’opinion que les avantages sociaux ne sont quematière inerte et transformable, d’une façon semblable, quoiqueinverse, mes relations, ma fortune, tous les moyens matériels donttant ma situation que la civilisation de mon époque me faisaientprofiter, n’avaient fait que reculer l’échéance de la lutte corps àcorps avec la volonté contraire, inflexible d’Albertine, surlaquelle aucune pression n’avait agi. Sans doute j’avais puéchanger des dépêches, des communications téléphoniques avecSaint-Loup, être en rapports constants avec le bureau de Tours,mais leur attente n’avait-elle pas été inutile, leur résultatnul&|160;? Et les filles de la campagne, sans avantages sociaux,sans relations, ou les humains avant les perfectionnements de lacivilisation ne souffrent-ils pas moins, parce qu’on désire moins,parce qu’on regrette moins ce qu’on a toujours su inaccessible etqui est resté à cause de cela comme irréel&|160;? On désire plus lapersonne qui va se donner&|160;; l’espérance anticipe lapossession&|160;; mais le regret aussi est un amplificateur dudésir. Le refus de Mlle de Stermaria de venir dîner àl’île du Bois est ce qui avait empêché que ce fût elle quej’aimasse. Cela eût pu suffire aussi à me la faire aimer, siensuite je l’avais revue à temps. Aussitôt que j’avais su qu’ellene viendrait pas, envisageant l’hypothèse invraisemblable – et quis’était réalisée – que peut-être quelqu’un était jaloux d’elle etl’éloignait des autres, que je ne la reverrais jamais, j’avais tantsouffert que j’aurais tout donné pour la voir, et c’est une desplus grandes angoisses que j’eusse connues, que l’arrivée deSaint-Loup avait apaisée. Or à partir d’un certain âge nos amours,nos maîtresses sont filles de notre angoisse&|160;; notre passé, etles lésions physiques où il s’est inscrit, déterminent notreavenir. Pour Albertine en particulier, qu’il ne fût pas nécessaireque ce fût elle que j’aimasse était, même sans ces amours voisines,inscrit dans l’histoire de mon amour pour elle, c’est-à-dire pourelle et ses amies. Car ce n’était même pas un amour comme celuipour Gilberte, mais créé par division entre plusieurs jeunesfilles. Que ce fût à cause d’elle et parce qu’elles me paraissaientquelque chose d’analogue à elle que je me fusse plu avec ses amies,il était possible. Toujours est-il que pendant bien longtempsl’hésitation entre toutes fut possible, mon choix se promenant del’une à l’autre, et quand je croyais préférer celle-ci, ilsuffisait que celle-là me laissât attendre, refusât de me voir pourque j’eusse pour elle un commencement d’amour. Bien des fois àcette époque lorsque Andrée devait venir me voir à Balbec, si, unpeu avant la visite d’Andrée, Albertine me manquait de parole, moncœur ne cessait plus de battre, je croyais ne jamais la revoir etc’était elle que j’aimais. Et quand Andrée venait, c’étaitsérieusement que je lui disais (comme je le lui dis à Paris aprèsque j’eus appris qu’Albertine avait connu MlleVinteuil), ce qu’elle pouvait croire dit exprès, sans sincérité, cequi aurait été dit en effet, et dans les mêmes termes, si j’avaisété heureux la veille avec Albertine&|160;: «&|160;Hélas, si vousétiez venue plus tôt, maintenant j’en aime une autre.&|160;» Encoredans ce cas d’Andrée, remplacée par Albertine quand j’avais apprisque celle-ci avait connu Mlle Vinteuil, l’amour avaitété alternatif et par conséquent, en somme, il n’y en avait euqu’un à la fois. Mais il s’était produit tel cas auparavant où jem’étais à demi brouillé avec deux des jeunes filles. Celle quiferait les premiers pas me rendrait le calme, c’est l’autre quej’aimerais si elle restait brouillée, ce qui ne veut pas dire quece n’est pas avec la première que je me lierais définitivement, carelle me consolerait – bien qu’inefficacement – de la dureté de laseconde, de la seconde que je finirais par oublier si elle nerevenait plus. Or il arrivait que, persuadé que l’une ou l’autre aumoins allait revenir à moi, aucune des deux pendant quelque tempsne le faisait. Mon angoisse était donc double, et double mon amour,me réservant de cesser d’aimer celle qui reviendrait, maissouffrant jusque-là par toutes les deux. C’est le lot d’un certainâge, qui peut venir très tôt, qu’on soit rendu moins amoureux parun être que par un abandon où de cet être on finit par ne plussavoir qu’une chose, sa figure étant obscurcie, son âmeinexistante, votre préférence toute récente et inexpliquée&|160;:c’est qu’on aurait besoin pour ne plus souffrir qu’il vous fîtdire&|160;: «&|160;Me recevriez-vous&|160;?&|160;» Ma séparationd’avec Albertine, le jour où Françoise m’avait dit&|160;:«&|160;Mademoiselle Albertine est partie&|160;», était comme uneallégorie de tant d’autres séparations. Car bien souvent pour quenous découvrions que nous sommes amoureux, peut-être même pour quenous le devenions, il faut qu’arrive le jour de la séparation. Dansce cas, où c’est une attente vaine, un mot de refus qui fixe unchoix, l’imagination fouettée par la souffrance va si vite dans sontravail, fabrique avec une rapidité si folle un amour à peinecommencé et qui restait informe, destiné à rester à l’étatd’ébauche depuis des mois, que par instants l’intelligence, qui n’apu rattraper le cœur, s’étonne, s’écrie&|160;: «&|160;Mais tu esfou, dans quelles pensées nouvelles vis-tu sidouloureusement&|160;? Tout cela n’est pas la vie réelle.&|160;»Et, en effet, à ce moment-là, si on n’était pas relancé parl’infidèle, de bonnes distractions qui nous calmeraientphysiquement le cœur suffiraient pour faire avorter l’amour. Entous cas, si cette vie avec Albertine n’était pas, dans sonessence, nécessaire, elle m’était devenue indispensable. J’avaistremblé quand j’avais aimé Mme de Guermantes parce queje me disais qu’avec ses trop grands moyens de séduction, nonseulement de beauté mais de situation, de richesse, elle seraittrop libre d’être à trop de gens, que j’aurais trop peu de prisesur elle. Albertine étant pauvre, obscure, devait être désireuse dem’épouser. Et pourtant je n’avais pu la posséder pour moi seul. Quece soient les conditions sociales, les prévisions de la sagesse, envérité, on n’a pas de prises sur la vie d’un autre être. Pourquoine m’avait-elle pas dit&|160;: «&|160;J’ai ces goûts&|160;»&|160;?J’aurais cédé, je lui aurais permis de les satisfaire. Dans unroman que j’avais lu il y avait une femme qu’aucune objurgation del’homme qui l’aimait ne pouvait décider à parler. En le lisantj’avais trouvé cette situation absurde&|160;; j’aurais, moi, medisais-je, forcé la femme à parler d’abord, ensuite nous nousserions entendus&|160;; à quoi bon ces malheurs inutiles&|160;?Mais je voyais maintenant que nous ne sommes pas libres de ne pasnous les forger et que nous avons beau connaître notre volonté, lesautres êtres ne lui obéissent pas.

Et pourtant ces douloureuses, ces inéluctables vérités qui nousdominaient et pour lesquelles nous étions aveugles, vérité de nossentiments, vérité de notre destin, combien de fois sans le savoir,sans le vouloir, nous les avions dites en des paroles, crues sansdoute mensongères par nous mais auxquelles l’événement avait donnéaprès coup leur valeur prophétique. Je me rappelais bien des motsque l’un et l’autre nous avions prononcés sans savoir alors lavérité qu’ils contenaient, même que nous avions dits en croyantnous jouer la comédie et dont la fausseté était bien mince, bienpeu intéressante, toute confinée dans notre pitoyable insincérité,auprès de ce qu’ils contenaient à notre insu. Mensonges, erreurs endeçà de la réalité profonde que nous n’apercevions pas, vérité audelà, vérité de nos caractères dont les lois essentielles nouséchappent et demandent le temps pour se révéler, vérité de nosdestins aussi. J’avais cru mentir quand je lui avais dit, àBalbec&|160;: «&|160;Plus je vous verrai, plus je vousaimerai&|160;» (et pourtant c’était cette intimité de tous lesinstants qui, par le moyen de la jalousie, m’avait tant attaché àelle), «&|160;je sens que je pourrais être utile à votreesprit&|160;»&|160;; à Paris&|160;: «&|160;Tâchez d’être prudente.Pensez, s’il vous arrivait un accident je ne m’en consoleraispas&|160;», et elle&|160;: «&|160;Mais il peut m’arriver unaccident&|160;»&|160;; à Paris, le soir où j’avais fait semblant devouloir la quitter&|160;: «&|160;Laissez-moi vous regarder encorepuisque bientôt je ne vous verrai plus, et que ce sera pourjamais.&|160;» Et elle, quand ce même soir elle avait regardéautour d’elle&|160;: «&|160;Dire que je ne verrai plus cettechambre, ces livres, ce pianola, toute cette maison, je ne peux pasle croire, et pourtant c’est vrai.&|160;» Dans ses dernièreslettres enfin, quand elle avait écrit – probablement en se disant«&|160;Je fais du chiqué&|160;»&|160;: – «&|160;Je vous laisse lemeilleur de moi-même&|160;» (et n’était-ce pas en effet maintenantà la fidélité, aux forces, fragiles hélas aussi, de ma mémoirequ’étaient confiées son intelligence, sa bonté, sa beauté&|160;?)et&|160;: «&|160;cet instant, deux fois crépusculaire puisque lejour tombait et que nous allions nous quitter, ne s’effacera de monesprit que quand il sera envahi par la nuit complète&|160;», cettephrase écrite la veille du jour où, en effet, son esprit avait étéenvahi par la nuit complète et où peut-être bien, dans cesdernières lueurs si rapides mais que l’anxiété du moment divisejusqu’à l’infini, elle avait peut-être bien revu notre dernièrepromenade, et dans cet instant où tout nous abandonne et où on secrée une foi, comme les athées deviennent chrétiens sur le champ debataille, elle avait peut-être appelé au secours l’ami si souventmaudit mais si respecté par elle, qui lui-même – car toutes lesreligions se ressemblent – avait la cruauté de souhaiter qu’elleeût eu aussi le temps de se reconnaître, de lui donner sa dernièrepensée, de se confesser enfin à lui, de mourir en lui. Mais à quoibon, puisque si même, alors, elle avait eu le temps de sereconnaître, nous n’avions compris l’un et l’autre où était notrebonheur, ce que nous aurions dû faire, que quand ce bonheur, queparce que ce bonheur n’était plus possible, que nous ne pouvionsplus le réaliser. Tant que les choses sont possibles on lesdiffère, et elles ne peuvent prendre cette puissance d’attraits etcette apparente aisance de réalisation que quand, projetées dans levide idéal de l’imagination, elles sont soustraites à la submersionalourdissante, enlaidissante du milieu vital. L’idée qu’on mourraest plus cruelle que mourir, mais moins que l’idée qu’un autre estmort&|160;; que, redevenue plane après avoir englouti un être,s’étend, sans même un remous à cette place-là, une réalité d’où cetêtre est exclu, où n’existe plus aucun vouloir, aucuneconnaissance, et de laquelle il est aussi difficile de remonter àl’idée que cet être a vécu, qu’il est difficile, du souvenir encoretout récent de sa vie, de penser qu’il est assimilable aux imagessans consistance, aux souvenirs laissés par les personnages d’unroman qu’on a lu.

Du moins j’étais heureux qu’avant de mourir elle m’eût écritcette lettre, et surtout envoyé la dernière dépêche qui me prouvaitqu’elle fût revenue si elle eût vécu. Il me semblait que c’étaitnon seulement plus doux, mais plus beau aussi, que l’événement eûtété incomplet sans ce télégramme, eût eu moins figure d’art et dedestin. En réalité il l’eût eue tout autant s’il eût étéautre&|160;; car tout événement est comme un moule d’une formeparticulière, et, quel qu’il soit, il impose, à la série des faitsqu’il est venu interrompre et semble conclure, un dessin que nouscroyons le seul possible parce que nous ne connaissons pas celuiqui eût pu lui être substitué. Je me répétais&|160;:«&|160;Pourquoi ne m’avait-elle pas dit&|160;: «&|160;J’ai cesgoûts&|160;»&|160;? J’aurais cédé, je lui aurais permis de lessatisfaire, en ce moment je l’embrasserais encore.&|160;» Quelletristesse d’avoir à me rappeler qu’elle m’avait ainsi menti en mejurant, trois jours avant de me quitter, qu’elle n’avait jamais euavec l’amie de Mlle Vinteuil ces relations qu’au momentoù Albertine me le jurait sa rougeur avait confessées. Pauvrepetite, elle avait eu du moins l’honnêteté de ne pas vouloir jurerque le plaisir de revoir Mlle Vinteuil n’entrait pourrien dans son désir d’aller ce jour-là chez les Verdurin. Pourquoin’était-elle pas allée jusqu’au bout de son aveu, et avait-elleinventé alors ce roman inimaginable&|160;? Peut-être, du reste,était-ce un peu ma faute si elle n’avait jamais, malgré toutes mesprières qui venaient se briser à sa dénégation, voulu medire&|160;: «&|160;J’ai ces goûts.&|160;» C’était peut-être un peuma faute parce que à Balbec, le jour où après la visite deMme de Cambremer j’avais eu ma première explication avecAlbertine et où j’étais si loin de croire qu’elle pût avoir en touscas autre chose qu’une amitié trop passionnée avec Andrée, j’avaisexprimé avec trop de violence mon dégoût pour ce genre de mœurs, jeles avais condamnées d’une façon trop catégorique. Je ne pouvais merappeler si Albertine avait rougi quand j’avais naïvement proclamémon horreur de cela, je ne pouvais me le rappeler, car ce n’estsouvent que longtemps après que nous voudrions bien savoir quelleattitude eut une personne à un moment où nous n’y fîmes nullementattention et qui, plus tard, quand nous repensons à notreconversation, éclaircirait une difficulté poignante. Mais dansnotre mémoire il y a une lacune, il n’y a pas trace de cela. Etbien souvent nous n’avons pas fait assez attention, au moment même,aux choses qui pouvaient déjà nous paraître importantes, nousn’avons pas bien entendu une phrase, nous n’avons pas noté ungeste, ou bien nous les avons oubliés. Et quand plus tard, avidesde découvrir une vérité, nous remontons de déduction en déduction,feuilletant notre mémoire comme un recueil de témoignages, quandnous arrivons à cette phrase, à ce geste, impossible de nousrappeler, nous recommençons vingt fois le même trajet, maisinutilement&|160;: le chemin ne va pas plus loin. Avait-ellerougi&|160;? Je ne sais si elle avait rougi, mais elle n’avait paspu ne pas entendre, et le souvenir de ces paroles l’avait plus tardarrêtée quand peut-être elle avait été sur le point de se confesserà moi. Et maintenant elle n’était plus nulle part, j’aurais puparcourir la terre d’un pôle à l’autre sans rencontrer Albertine.La réalité, qui s’était refermée sur elle, était redevenue unie,avait effacé jusqu’à la trace de l’être qui avait coulé à fond.Elle n’était plus qu’un nom, comme cette Mme de Charlusdont disaient avec indifférence&|160;: «&|160;Elle étaitdélicieuse&|160;» ceux qui l’avaient connue. Mais je ne pouvais pasconcevoir plus d’un instant l’existence de cette réalité dontAlbertine n’avait pas conscience, car en moi mon amie existaittrop, en moi où tous les sentiments, toutes les pensées serapportaient à sa vie. Peut-être, si elle l’avait su, eût-elle ététouchée de voir que son ami ne l’oubliait pas, maintenant que savie à elle était finie, et elle eût été sensible à des choses quiauparavant l’eussent laissée indifférente. Mais comme on voudraits’abstenir d’infidélités, si secrètes fussent-elles, tant on craintque celle qu’on aime ne s’en abstienne pas, j’étais effrayé depenser que, si les morts vivent quelque part, ma grand’mèreconnaissait aussi bien mon oubli qu’Albertine mon souvenir. Et toutcompte fait, même pour une même morte, est-on sûr que la joie qu’onaurait d’apprendre qu’elle sait certaines choses balanceraitl’effroi de penser qu’elle les sait toutes&|160;? et, sisanglant que soit le sacrifice, ne renoncerions-nous pasquelquefois à garder après leur mort comme amis ceux que nous avonsaimés de peur de les avoir aussi pour juges&|160;?

Mes curiosités jalouses de ce qu’avait pu faire Albertineétaient infinies. J’achetai combien de femmes qui ne m’apprirentrien. Si ces curiosités étaient si vivaces, c’est que l’être nemeurt pas tout de suite pour nous, il reste baigné d’une espèced’aura de vie qui n’a rien d’une immortalité véritablemais qui fait qu’il continue à occuper nos pensées de la mêmemanière que quand il vivait. Il est comme en voyage. C’est unesurvie très païenne. Inversement, quand on a cessé d’aimer, lescuriosités que l’être excite meurent avant que lui-même soit mort.Ainsi je n’eusse plus fait un pas pour savoir avec qui Gilberte sepromenait un certain soir dans les Champs-Élysées. Or je sentaisbien que ces curiosités étaient absolument pareilles, sans valeuren elles-mêmes, sans possibilité de durer, mais je continuais àtout sacrifier à la cruelle satisfaction de ces curiositéspassagères, bien que je susse d’avance que ma séparation forcéed’avec Albertine, du fait de sa mort, me conduirait à la mêmeindifférence qu’avait fait ma séparation volontaire d’avecGilberte.

Si elle avait pu savoir ce qui allait arriver, elle seraitrestée auprès de moi. Mais cela revenait à dire qu’une fois qu’ellese fût vue morte elle eût mieux aimé, auprès de moi, rester en vie.Par la contradiction même qu’elle impliquait, une telle suppositionétait absurde. Mais cela n’était pas inoffensif, car en imaginantcombien Albertine, si elle pouvait savoir, si elle pouvaitrétrospectivement comprendre, serait heureuse de revenir auprès demoi, je l’y voyais, je voulais l’embrasser&|160;; et hélas c’étaitimpossible, elle ne reviendrait jamais, elle était morte. Monimagination la cherchait dans le ciel, par les soirs où nousl’avions regardé encore ensemble, au delà de ce clair de lunequ’elle aimait, je tâchais de hisser jusqu’à elle ma tendresse pourqu’elle lui fût une consolation de ne plus vivre, et cet amour pourun être devenu si lointain était comme une religion, mes penséesmontaient vers elle comme des prières. Le désir est bien fort, ilengendre la croyance, j’avais cru qu’Albertine ne partirait pasparce que je le désirais. Parce que je le désirais je crus qu’ellen’était pas morte&|160;; je me mis à lire des livres sur les tablestournantes, je commençai à croire possible l’immortalité de l’âme.Mais elle ne me suffisait pas. Il fallait qu’après ma mort je laretrouvasse avec son corps, comme si l’éternité ressemblait à lavie. Que dis-je à la vie&|160;! J’étais plus exigeant encore.J’aurais voulu ne pas être à tout jamais privé par la mort desplaisirs que pourtant elle n’est pas seule à nous ôter. Car sanselle ils auraient fini par s’émousser, ils avaient déjà commencé del’être par l’action de l’habitude ancienne, des nouvellescuriosités. Puis, dans la vie, Albertine, même physiquement, eûtpeu à peu changé, jour par jour je me serais adapté à cechangement. Mais mon souvenir, n’évoquant d’elle que des moments,demandait de la revoir telle qu’elle n’aurait déjà plus été si elleavait vécu&|160;; ce qu’il voulait c’était un miracle qui satisfîtaux limites naturelles et arbitraires de la mémoire, qui ne peutsortir du passé. Avec la naïveté des théologiens antiques, jel’imaginais m’accordant les explications, non pas même qu’elle eûtpu me donner mais, par une contradiction dernière, celles qu’ellem’avait toujours refusées pendant sa vie. Et ainsi, sa mort étantune espèce de rêve, mon amour lui semblerait un bonheurinespéré&|160;; je ne retenais de la mort que la commodité etl’optimisme d’un dénouement qui simplifie, qui arrange tout.Quelquefois ce n’était pas si loin, ce n’était pas dans un autremonde que j’imaginais notre réunion. De même qu’autrefois, quand jene connaissais Gilberte que pour jouer avec elle auxChamps-Élysées, le soir à la maison je me figurais que j’allaisrecevoir une lettre d’elle où elle m’avouerait son amour, qu’elleallait entrer, une même force de désir, ne s’embarrassant pas plusdes lois physiques qui le contrariaient que, la première fois, ausujet de Gilberte – où, en somme, il n’avait pas eu tort puisqu’ilavait eu le dernier mot – me faisait penser maintenant que j’allaisrecevoir un mot d’Albertine, m’apprenant qu’elle avait bien eu unaccident de cheval, mais que pour des raisons romanesques (etcomme, en somme, il est quelquefois arrivé pour des personnagesqu’on a crus longtemps morts) elle n’avait pas voulu que j’apprissequ’elle avait guéri et, maintenant repentante, demandait à venirvivre pour toujours avec moi. Et, me faisant très bien comprendrece que peuvent être certaines folies douces de personnes qui parailleurs semblent raisonnables, je sentais coexister en moi lacertitude qu’elle était morte et l’espoir incessant de la voirentrer.

Je n’avais pas encore reçu de nouvelles d’Aimé qui pourtantdevait être arrivé à Balbec. Sans doute mon enquête portait sur unpoint secondaire et bien arbitrairement choisi. Si la vied’Albertine avait été vraiment coupable, elle avait dû contenirbien des choses autrement importantes, auxquelles le hasard nem’avait pas permis de toucher, comme il l’avait fait pour cetteconversation sur le peignoir grâce à la rougeur d’Albertine.C’était tout à fait arbitrairement que j’avais fait un sort à cettejournée-là, que plusieurs années après je tâchais de reconstituer.Si Albertine avait aimé les femmes, il y avait des milliersd’autres journées de sa vie dont je ne connaissais pas l’emploi etqui pouvaient être aussi intéressantes pour moi à connaître&|160;;j’aurais pu envoyer Aimé dans bien d’autres endroits de Balbec,dans bien d’autres villes que Balbec. Mais précisément cesjournées-là, parce que je n’en savais pas l’emploi, elles ne sereprésentaient pas à mon imagination. Elles n’avaient pasd’existence. Les choses, les êtres ne commençaient à exister pourmoi que quand ils prenaient dans mon imagination une existenceindividuelle. S’il y en avait des milliers d’autres pareils, ilsdevenaient pour moi représentatifs du reste. Si j’avais le désirdepuis longtemps de savoir, en fait de soupçons à l’égardd’Albertine, ce qu’il en était pour la douche, c’est de la mêmemanière que, en fait de désirs de femmes, et quoique je susse qu’ily avait un grand nombre de jeunes filles et de femmes de chambrequi pouvaient les valoir et dont le hasard aurait tout aussi bienpu me faire entendre parler, je voulais connaître – puisque c’étaitcelles-là dont Saint-Loup m’avait parlé, celles-là qui existaientindividuellement pour moi – la jeune fille qui allait dans lesmaisons de passe et la femme de chambre de Mme Putbus.Les difficultés que ma santé, mon indécision, ma«&|160;procrastination&|160;», comme disait Saint-Loup, mettaient àréaliser n’importe quoi, m’avaient fait remettre de jour en jour,de mois en mois, d’année en année, l’éclaircissement de certainssoupçons comme l’accomplissement de certains désirs. Mais je lesgardais dans ma mémoire en me promettant de ne pas oublier d’enconnaître la réalité, parce que seuls ils m’obsédaient (puisque lesautres n’avaient pas de forme à mes yeux, n’existaient pas), etaussi parce que le hasard même qui les avait choisis au milieu dela réalité m’était un garant que c’était bien en eux, avec un peude réalité, de la vie véritable et convoitée, que j’entrerais encontact.

Et puis, un seul petit fait, s’il est certain, ne peut-on, commele savant qui expérimente, dégager la vérité pour tous les ordresde faits semblables&|160;? Un seul petit fait, s’il est bienchoisi, ne suffit-il pas à l’expérimentateur pour décider d’une loigénérale qui fera connaître la vérité sur des milliers de faitsanalogues&|160;?

Albertine avait beau n’exister dans ma mémoire qu’à l’état oùelle m’était successivement apparue au cours de la vie,c’est-à-dire subdivisée suivant une série de fractions de temps, mapensée, rétablissant en elle l’unité, en refaisait un être, etc’est sur cet être que je voulais porter un jugement général,savoir si elle m’avait menti, si elle aimait les femmes, si c’estpour en fréquenter librement qu’elle m’avait quitté. Ce que diraitla doucheuse pourrait peut-être trancher à jamais mes doutes surles mœurs d’Albertine.

Mes doutes&|160;! Hélas, j’avais cru qu’il me seraitindifférent, même agréable de ne plus voir Albertine, jusqu’à ceque son départ m’eût révélé mon erreur. De même sa mort m’avaitappris combien je me trompais en croyant souhaiter quelquefois samort et supposer qu’elle serait ma délivrance. Ce fut de même que,quand je reçus la lettre d’Aimé, je compris que, si je n’avais pasjusque-là souffert trop cruellement de mes doutes sur la vertud’Albertine, c’est qu’en réalité ce n’était nullement des doutes.Mon bonheur, ma vie avaient besoin qu’Albertine fût vertueuse, ilsavaient posé une fois pour toutes qu’elle l’était. Muni de cettecroyance préservatrice, je pouvais sans danger laisser mon espritjouer tristement avec des suppositions auxquelles il donnait uneforme mais n’ajoutait pas foi. Je me disais&|160;: «&|160;Elle aimepeut-être les femmes&|160;», comme on se dit&|160;: «&|160;Je peuxmourir ce soir&|160;»&|160;; on se le dit, mais on ne le croit pas,on fait des projets pour le lendemain. C’est ce qui explique que,me croyant, à tort, incertain si Albertine aimait ou non lesfemmes, et par conséquent qu’un fait coupable à l’actif d’Albertinene m’apporterait rien que je n’eusse souvent envisagé, j’aie puéprouver devant les images, insignifiantes pour d’autres, quem’évoquait la lettre d’Aimé, une souffrance inattendue, la pluscruelle que j’eusse ressentie encore, et qui forma avec ces images,avec l’image hélas, d’Albertine elle-même, une sorte de précipitécomme on dit en chimie, où tout était indivisible et dont le textede la lettre d’Aimé, que je sépare d’une façon touteconventionnelle, ne peut donner aucunement l’idée, puisque chacundes mots qui la composent était aussitôt transformé, coloré àjamais par la souffrance qu’il venait d’exciter.

&|160;

«&|160;Monsieur,

»&|160;Monsieur voudra bien me pardonner si je n’ai pas plus tôtécrit à Monsieur. La personne que Monsieur m’avait chargé de voirs’était absentée pour deux jours et, désireux de répondre à laconfiance que Monsieur avait mise en moi, je ne voulais pas revenirles mains vides. Je viens de causer enfin avec cette personne quise rappelle très bien (Mlle A.).&|160;» Aimé, qui avaitun certain commencement de culture, voulait mettre&|160;:«&|160;Mlle A.&|160;» en italique ou entre guillemets.Mais quand il voulait mettre des guillemets il traçait uneparenthèse, et quand il voulait mettre quelque chose entreparenthèses il le mettait entre guillemets. C’est ainsi queFrançoise disait que quelqu’un restait dans ma rue pourdire qu’il y demeurait, et qu’on pouvait demeurer deuxminutes pour rester, les fautes des gens du peuple consistantseulement très souvent à interchanger – comme a fait d’ailleurs lalangue française – des termes qui au cours des siècles ont prisréciproquement la place l’un de l’autre. «&|160;D’après elle lachose que supposait Monsieur est absolument certaine. D’abordc’était elle qui soignait (Mlle A.) chaque fois quecelle-ci venait aux bains. (Mlle A.) venait très souventprendre sa douche avec une grande femme plus âgée qu’elle, toujourshabillée en gris, et que la doucheuse sans savoir son nomconnaissait pour l’avoir vue souvent rechercher des jeunes filles.Mais elle ne faisait plus attention aux autres depuis qu’elleconnaissait (Mlle A.). Elle et (Mlle A.)s’enfermaient toujours dans la cabine, restaient très longtemps, etla dame en gris donnait au moins dix francs de pourboire à lapersonne avec qui j’ai causé. Comme m’a dit cette personne, vouspensez bien que si elles n’avaient fait qu’enfiler des perles,elles ne m’auraient pas donné dix francs de pourboire.(Mlle A.) venait aussi quelquefois avec une femme trèsnoire de peau, qui avait un face-à-main. Mais (Mlle A.)venait le plus souvent avec des jeunes filles plus jeunes qu’elle,surtout une très rousse. Sauf la dame en gris, les personnes que(Mlle A.) avait l’habitude d’amener n’étaient pas deBalbec et devaient même souvent venir d’assez loin. Ellesn’entraient jamais ensemble, mais (Mlle A.) entrait, endisant de laisser la porte de la cabine ouverte – qu’elle attendaitune amie, et la personne avec qui j’ai parlé savait ce que celavoulait dire. Cette personne n’a pu me donner d’autres détails nese rappelant pas très bien, «&|160;ce qui est facile à comprendreaprès si longtemps&|160;». Du reste, cette personne ne cherchaitpas à savoir, parce qu’elle est très discrète et que c’était sonintérêt car (Mlle A.) lui faisait gagner gros. Elle aété très sincèrement touchée d’apprendre qu’elle était morte. Ilest vrai que si jeune c’est un grand malheur pour elle et pour lessiens. J’attends les ordres de Monsieur pour savoir si je peuxquitter Balbec où je ne crois pas que j’apprendrai rien davantage.Je remercie encore Monsieur du petit voyage que Monsieur m’a ainsiprocuré et qui m’a été très agréable d’autant plus que le temps eston ne peut plus favorable. La saison s’annonce bien pour cetteannée. On espère que Monsieur viendra faire cet été une petiteapparition.

»&|160;Je ne vois plus rien d’intéressant à dire àMonsieur&|160;», etc…

&|160;

Pour comprendre à quelle profondeur ces mots entraient en moi,il faut se rappeler que les questions que je me posais à l’égardd’Albertine n’étaient pas des questions accessoires, indifférentes,des questions de détails, les seules en réalité que nous nousposions à l’égard de tous les êtres qui ne sont pas nous, ce quinous permet de cheminer, revêtus d’une pensée imperméable, aumilieu de la souffrance, du mensonge, du vice et de la mort. Non,pour Albertine, c’était des questions d’essence&|160;: En son fondqu’était-elle&|160;? À quoi pensait-elle&|160;?Qu’aimait-elle&|160;? Me mentait-elle&|160;? Ma vie avec ellea-t-elle été aussi lamentable que celle de Swann avec Odette&|160;?Aussi ce qu’atteignait la réponse d’Aimé, bien qu’elle ne fût pasune réponse générale, mais particulière – et justement à cause decela – c’était bien Albertine, en moi, les profondeurs.

Enfin je voyais devant moi, dans cette arrivée d’Albertine à ladouche par la petite rue avec la dame en gris, un fragment de cepassé qui ne me semblait pas moins mystérieux, moins effroyable queje ne le redoutais quand je l’imaginais enfermé dans le souvenir,dans le regard d’Albertine. Sans doute, tout autre que moi eût putrouver insignifiants ces détails auxquels l’impossibilité oùj’étais, maintenant qu’Albertine était morte, de les faire réfuterpar elle conférait l’équivalent d’une sorte de probabilité. Il estmême probable que pour Albertine, même s’ils avaient été vrais, sespropres fautes, si elle les avait avouées, que sa conscience leseût trouvées innocentes ou blâmables, que sa sensualité les eûttrouvées délicieuses ou assez fades, eussent été dépourvues decette inexprimable impression d’horreur dont je ne les séparaispas. Moi-même, à l’aide de mon amour des femmes et quoiqu’elles nedussent pas avoir été pour Albertine la même chose, je pouvais unpeu imaginer ce qu’elle éprouvait. Et certes c’était déjà uncommencement de souffrance que de me la représenter désirant commej’avais si souvent désiré, me mentant comme je lui avais si souventmenti, préoccupée par telle ou telle jeune fille, faisant des fraispour elle, comme moi pour Mlle de Stermaria, pour tantd’autres ou pour les paysannes que je rencontrais dans la campagne.Oui, tous mes désirs m’aidaient à comprendre dans une certainemesure les siens&|160;; c’était déjà une grande souffrance où tousles désirs, plus ils avaient été vifs, étaient changés en tourmentsd’autant plus cruels&|160;; comme si dans cette algèbre de lasensibilité ils reparaissaient avec le même coefficient mais avecle signe moins au lieu du signe plus. Pour Albertine, autant que jepouvais en juger par moi-même, ses fautes, quelque volonté qu’elleeût de me les cacher – ce qui me faisait supposer qu’elle sejugeait coupable ou avait peur de me chagriner – ses fautes, parcequ’elle les avait préparées à sa guise dans la claire lumière del’imagination où se joue le désir, lui paraissaient tout de mêmedes choses de même nature que le reste de la vie, des plaisirs pourelle qu’elle n’avait pas eu le courage de se refuser, des peinespour moi qu’elle avait cherché à éviter de me faire en me lescachant, mais des plaisirs et des peines qui pouvaient figurer aumilieu des autres plaisirs et peines de la vie. Mais moi, c’est dudehors, sans que je fusse prévenu, sans que je pusse moi-même lesélaborer, c’est de la lettre d’Aimé que m’étaient venues les imagesd’Albertine arrivant à la douche et préparant son pourboire.

Sans doute c’est parce que dans cette arrivée silencieuse etdélibérée d’Albertine avec la femme en gris je lisais lerendez-vous qu’elles avaient pris, cette convention de venir fairel’amour dans un cabinet de douches, qui impliquait une expériencede la corruption, l’organisation bien dissimulée de toute unedouble existence, c’est parce que ces images m’apportaient laterrible nouvelle de la culpabilité d’Albertine qu’elles m’avaientimmédiatement causé une douleur physique dont elles ne sesépareraient plus. Mais aussitôt la douleur avait réagi surelles&|160;: un fait objectif, tel qu’une image, est différentselon l’état intérieur avec lequel on l’aborde. Et la douleur estun aussi puissant modificateur de la réalité qu’est l’ivresse.Combinée avec ces images, la souffrance en avait fait aussitôtquelque chose d’absolument différent de ce que peuvent être pourtoute autre personne une dame en gris, un pourboire, une douche, larue où avait lieu l’arrivée délibérée d’Albertine avec la dame engris. Toutes ces images – échappée sur une vie de mensonges et defautes telle que je ne l’avais jamais conçue – ma souffrance lesavait immédiatement altérées en leur matière même, je ne les voyaispas dans la lumière qui éclaire les spectacles de la terre, c’étaitle fragment d’un autre monde, d’une planète inconnue et maudite,une vue de l’Enfer. L’Enfer c’était tout ce Balbec, tous ces paysavoisinants d’où, d’après la lettre d’Aimé, elle faisait venirsouvent les filles plus jeunes qu’elle amenait à la douche. Cemystère que j’avais jadis imaginé dans le pays de Balbec et qui s’yétait dissipé quand j’y avais vécu, que j’avais ensuite espéréressaisir en connaissant Albertine parce que, quand je la voyaispasser sur la plage, quand j’étais assez fou pour désirer qu’ellene fût pas vertueuse, je pensais qu’elle devait l’incarner, commemaintenant tout ce qui touchait à Balbec s’en imprégnaitaffreusement&|160;! Les noms de ces stations, Toutainville,Evreville, Incarville, devenus si familiers, si tranquillisants,quand je les entendais le soir en revenant de chez les Verdurin,maintenant que je pensais qu’Albertine avait habité l’une, s’étaitpromenée jusqu’à l’autre, avait pu souvent aller à bicyclette à latroisième, excitaient en moi une anxiété plus cruelle que lapremière fois, où je les voyais avec tant de trouble avantd’arriver à Balbec que je ne connaissais pas encore. C’est un despouvoirs de la jalousie de nous découvrir combien la réalité desfaits extérieurs et les sentiments de l’âme sont quelque chosed’inconnu qui prête à mille suppositions. Nous croyons savoirexactement ce que sont les choses et ce que pensent les gens, pourla simple raison que nous ne nous en soucions pas. Mais dés quenous avons le désir de savoir, comme a le jaloux, alors c’est unvertigineux kaléidoscope où nous ne distinguons plus rien.Albertine m’avait-elle trompé&|160;? avec qui&|160;? dans quellemaison&|160;? quel jour&|160;? celui où elle m’avait dit tellechose&|160;? où je me rappelais que j’avais dans la journée ditceci ou cela&|160;? je n’en savais rien. Je ne savais pas davantagequels étaient ses sentiments pour moi, s’ils étaient inspirés parl’intérêt, par la tendresse. Et tout d’un coup je me rappelais telincident insignifiant, par exemple qu’Albertine avait voulu aller àSaint-Martin-le-Vêtu, disant que ce nom l’intéressait, et peut-êtresimplement parce qu’elle avait fait la connaissance de quelquepaysanne qui était là-bas. Mais ce n’était rien qu’Aimé m’eûtappris tout cela par la doucheuse, puisque Albertine devaitéternellement ignorer qu’il me l’avait appris, le besoin de savoirayant toujours été surpassé, dans mon amour pour Albertine, par lebesoin de lui montrer que je savais&|160;; car cela faisait tomberentre nous la séparation d’illusions différentes, tout en n’ayantjamais eu pour résultat de me faire aimer d’elle davantage, aucontraire. Or voici que, depuis qu’elle était morte, le second deces besoins était amalgamé à l’effet du premier&|160;: je tâchaisde me représenter l’entretien où je lui aurais fait part de ce quej’avais appris, aussi vivement que l’entretien où je lui auraisdemandé ce que je ne savais pas&|160;; c’est-à-dire la voir près demoi, l’entendre me répondant avec bonté, voir ses joues redevenirgrosses, ses yeux perdre leur malice et prendre de la tristesse,c’est-à-dire l’aimer encore et oublier la fureur de ma jalousiedans le désespoir de mon isolement. Le douloureux mystère de cetteimpossibilité de jamais lui faire savoir ce que j’avais appris etd’établir nos rapports sur la vérité de ce que je venais seulementde découvrir (et que je n’avais peut-être pu découvrir que parcequ’elle était morte) substituait sa tristesse au mystère plusdouloureux de sa conduite. Quoi&|160;? Avoir tant désiréqu’Albertine sût que j’avais appris l’histoire de la salle dedouches, Albertine qui n’était plus rien&|160;! C’était là encoreune des conséquences de cette impossibilité où nous sommes, quandnous avons à raisonner sur la mort, de nous représenter autre choseque la vie. Albertine n’était plus rien. Mais pour moi c’était lapersonne qui m’avait caché qu’elle eût des rendez-vous avec desfemmes à Balbec, qui s’imaginait avoir réussi à me le faireignorer. Quand nous raisonnons sur ce qui se passe après notrepropre mort, n’est-ce pas encore nous vivant que par erreur nousprojetons à ce moment-là&|160;? Et est-il beaucoup plus ridicule,en somme, de regretter qu’une femme qui n’est plus rien ignore quenous ayons appris ce qu’elle faisait il y a six ans que de désirerque de nous-même, qui serons mort, le public parle encore avecfaveur dans un siècle&|160;? S’il y a plus de fondement réel dansle second cas que dans le premier, les regrets de ma jalousierétrospective n’en procédaient pas moins de la même erreurd’optique que chez les autres hommes le désir de la gloireposthume. Pourtant cette impression de ce qu’il y avait desolennellement définitif dans ma séparation d’avec Albertine, sielle s’était substituée un moment à l’idée de ses fautes, nefaisait qu’aggraver celles-ci en leur conférant un caractèreirrémédiable.

Je me voyais perdu dans la vie comme sur une plage illimitée oùj’étais seul et où, dans quelque sens que j’allasse, je ne larencontrerais jamais. Heureusement je trouvai fort à propos dans mamémoire – comme il y a toujours toutes espèces de choses, les unesdangereuses, les autres salutaires dans ce fouillis où lessouvenirs ne s’éclairent qu’un à un – je découvris, comme unouvrier l’objet qui pourra servir à ce qu’il veut faire, une parolede ma grand’mère. Elle m’avait dit à propos d’une histoireinvraisemblable que la doucheuse avait racontée à Mme deVilleparisis&|160;: «&|160;C’est une femme qui doit avoir lamaladie du mensonge.&|160;» Ce souvenir me fut d’un grand secours.Quelle portée pouvait avoir ce qu’avait dit la doucheuse àAimé&|160;? D’autant plus qu’en somme elle n’avait rien vu. On peutvenir prendre des douches avec des amies sans penser à mal pourcela. Peut-être pour se vanter la doucheuse exagérait-elle lepourboire. J’avais bien entendu Françoise soutenir une fois que matante Léonie avait dit devant elle qu’elle avait «&|160;un millionà manger par mois&|160;», ce qui était de la folie&|160;; une autrefois qu’elle avait vu ma tante Léonie donner à Eulalie quatrebillets de mille francs, alors qu’un billet de cinquante francsplié en quatre me paraissait déjà peu vraisemblable. Et ainsi jecherchais – et je réussis peu à peu – à me défaire de ladouloureuse certitude que je m’étais donné tant de mal à acquérir,ballotté que j’étais toujours entre le désir de savoir et la peurde souffrir. Alors ma tendresse put renaître, mais, aussitôt aveccette tendresse, une tristesse d’être séparé d’Albertine, durantlaquelle j’étais peut-être encore plus malheureux qu’aux heuresrécentes où c’était par la jalousie que j’étais torturé. Mais cettedernière renaquit soudain en pensant à Balbec, à cause de l’imagesoudain revue (et qui jusque-là ne m’avait jamais fait souffrir etme paraissait même une des plus inoffensives de ma mémoire) de lasalle à manger de Balbec le soir, avec, de l’autre côté du vitrage,toute cette population entassée dans l’ombre comme devant levitrage lumineux d’un aquarium, en faisant se frôler (je n’y avaisjamais pensé) dans sa conglomération les pêcheurs et les filles dupeuple contre les petites bourgeoises jalouses de ce luxe, nouveauà Balbec, ce luxe que sinon la fortune, du moins l’avarice et latradition interdisaient à leurs parents, petites bourgeoises parmilesquelles il y avait sûrement presque chaque soir Albertine, queje ne connaissais pas encore et qui sans doute levait là quelquefillette qu’elle rejoignait quelques minutes plus tard dans lanuit, sur le sable, ou bien dans une cabine abandonnée, au pied dela falaise. Puis c’était ma tristesse qui renaissait, je venaisd’entendre, comme une condamnation à l’exil, le bruit del’ascenseur qui, au lieu de s’arrêter à mon étage, montaitau-dessus. Pourtant la seule personne dont j’eusse pu souhaiter lavisite ne viendrait plus jamais, elle était morte. Et malgré cela,quand l’ascenseur s’arrêtait à mon étage mon cœur battait, uninstant je me disais&|160;: «&|160;Si tout de même cela n’étaitqu’un rêve&|160;! C’est peut-être elle, elle va sonner, ellerevient, Françoise va entrer me dire avec plus d’effroi que decolère – car elle est plus superstitieuse encore que vindicative etcraindrait moins la vivante que ce qu’elle croira peut-être unrevenant&|160;: – «&|160;Monsieur ne devinera jamais qui estlà.&|160;» J’essayais de ne penser à rien, de prendre un journal.Mais la lecture m’était insupportable de ces articles écrits pardes gens qui n’éprouvent pas de réelle douleur. D’une chansoninsignifiante l’un disait&|160;: «&|160;C’est àpleurer&|160;» tandis que moi-je l’aurais écoutée avectant d’allégresse si Albertine avait vécu. Un autre, grand écrivaincependant, parce qu’il avait été acclamé à sa descente d’un train,disait qu’il avait reçu là des témoignages inoubliables,alors que moi, si maintenant je les avais reçus, je n’y aurais mêmepas pensé un instant. Et un troisième assurait que sans la fâcheusepolitique la vie de Paris serait «&|160;tout à faitdélicieuse&|160;», alors que je savais bien que, même sanspolitique, cette vie ne pouvait m’être qu’atroce et m’eût semblédélicieuse, même avec la politique, si j’eusse retrouvé Albertine.Le chroniqueur cynégétique disait (on était au mois de mai)&|160;:«&|160;Cette époque est vraiment douloureuse, disons mieux,sinistre, pour le vrai chasseur, car il n’y a rien, absolument rienà tirer&|160;», et le chroniqueur du «&|160;Salon&|160;»&|160;:«&|160;Devant cette manière d’organiser une exposition on se sentpris d’un immense découragement, d’une tristesse infinie… &|160;»Si la force de ce que je sentais me faisait paraître mensongères etpâles les expressions de ceux qui n’avaient pas de vrais bonheursou malheurs, en revanche les lignes les plus insignifiantes qui, desi loin que ce fût, pouvaient se rattacher ou à la Normandie, ou àla Touraine, ou aux établissements hydrothérapiques, ou à la Berma,ou à la princesse de Guermantes, ou à l’amour, ou à l’absence, ou àl’infidélité, remettaient brusquement devant moi, sans que j’eusseeu le temps de me détourner, l’image d’Albertine, et je meremettais à pleurer. D’ailleurs, d’habitude, ces journaux je nepouvais même pas les lire, car le simple geste d’en ouvrir un merappelait à la fois que j’en accomplissais de semblables quandAlbertine vivait, et qu’elle ne vivait plus&|160;; je les laissaisretomber sans avoir la force de les déplier jusqu’au bout. Chaqueimpression évoquait une impression identique mais blessée parcequ’en avait été retranchée l’existence d’Albertine, de sorte que jen’avais jamais le courage de vivre jusqu’au bout ces minutesmutilées. Même, quand peu à peu Albertine cessa d’être présente àma pensée et toute-puissante sur mon cœur, je souffrais tout d’uncoup s’il me fallait, comme au temps où elle était là, entrer danssa chambre, chercher de la lumière, m’asseoir près du pianola.Divisée en petits dieux familiers, elle habita longtemps la flammede la bougie, le bouton de la porte, le dossier d’une chaise, etd’autres domaines plus immatériels, comme une nuit d’insomnie oul’émoi que me donnait la première visite d’une femme qui m’avaitplu. Malgré cela, le peu de phrases que mes yeux lisaient dans unejournée ou que ma pensée se rappelait avoir lues excitaient souventen moi une jalousie cruelle. Pour cela elles avaient moins besoinde me fournir un argument valable de l’immoralité des femmes que deme rendre une impression ancienne liée à l’existence d’Albertine.Transporté alors dans un moment oublié dont l’habitude d’y pensern’avait pas pour moi émoussé la force, et où Albertine vivaitencore, ses fautes prenaient quelque chose de plus voisin, de plusangoissant, de plus atroce. Alors je me redemandais s’il étaitcertain que les révélations de la doucheuse fussent fausses. Unebonne manière de savoir la vérité serait d’envoyer Aimé enTouraine, passer quelques jours dans le voisinage de la villa deMme Bontemps. Si Albertine aimait les plaisirs qu’unefemme prend avec les femmes, si c’est pour n’être pas pluslongtemps privée d’eux qu’elle m’avait quitté, elle avait dû,aussitôt libre, essayer de s’y livrer et y réussir, dans un paysqu’elle connaissait et où elle n’aurait pas choisi de se retirer sielle n’avait pas pensé y trouver plus de facilités que chez moi.Sans doute, il n’y avait rien d’extraordinaire à ce que la mortd’Albertine eût si peu changé mes préoccupations. Quand notremaîtresse est vivante, une grande partie des pensées qui forment ceque nous appelons notre amour nous viennent pendant les heures oùelle n’est pas à côté de nous. Ainsi l’on prend l’habitude d’avoirpour objet de sa rêverie un être absent, et qui, même s’il ne lereste que quelques heures, pendant ces heures-là n’est qu’unsouvenir. Aussi la mort ne change-t-elle pas grand-chose. QuandAimé revint, je lui demandai de partir pour Châtellerault, et ainsinon seulement par mes pensées, mes tristesses, l’émoi que medonnait un nom relié, de si loin que ce fût, à un certain être,mais encore par toutes mes actions, par les enquêtes auxquelles jeprocédais, par l’emploi que je faisais de mon argent, tout entierdestiné à connaître les actions d’Albertine, je peux dire que toutecette année-là ma vie resta remplie par un amour, par une véritableliaison. Et celle qui en était l’objet était une morte. On ditquelquefois qu’il peut subsister quelque chose d’un être après samort si cet être était un artiste et mettait un peu de soi dans sonœuvre. C’est peut-être de la même manière qu’une sorte de boutureprélevée sur un être, et greffée au cœur d’un autre, continue à ypoursuivre sa vie, même quand l’être d’où elle avait été détachée apéri. Aimé alla loger à côté de la villa de MmeBontemps&|160;; il fit la connaissance d’une femme de chambre, d’unloueur de voitures chez qui Albertine allait souvent en prendre unepour la journée. Les gens n’avaient rien remarqué. Dans une secondelettre, Aimé me disait avoir appris d’une petite blanchisseuse dela ville qu’Albertine avait une manière particulière de lui serrerle bras quand celle-ci lui rapportait le linge. «&|160;Mais,disait-elle, cette demoiselle ne lui avait jamais fait autrechose.&|160;» J’envoyai à Aimé l’argent qui payait son voyage, quipayait le mal qu’il venait de me faire par sa lettre, et cependantje m’efforçais de le guérir en me disant que c’était là unefamiliarité qui ne prouvait aucun désir vicieux quand je reçus untélégramme d’Aimé&|160;: «&|160;Ai appris les choses les plusintéressantes. Ai plein de nouvelles pour prouver. Lettresuit.&|160;» Le lendemain vint une lettre dont l’enveloppe suffit àme faire frémir&|160;; j’avais reconnu qu’elle était d’Aimé, carchaque personne même la plus humble, a sous sa dépendance cespetits êtres familiers, à la fois vivants et couchés dans uneespèce d’engourdissement sur le papier, les caractères de sonécriture que lui seul possède. «&|160;D’abord la petiteblanchisseuse n’a rien voulu me dire, elle assurait queMlle Albertine n’avait jamais fait que lui pincer lebras. Mais pour la faire parler je l’ai emmenée dîner, je l’ai faitboire. Alors elle m’a raconté que Mlle Albertine larencontrait souvent au bord de la Loire, quand elle allait sebaigner&|160;; que Mlle Albertine, qui avait l’habitudede se lever de grand matin pour aller se baigner, avait l’habitudede la retrouver au bord de l’eau, à un endroit où les arbres sontsi épais que personne ne peut vous voir, et d’ailleurs il n’y apersonne qui peut vous voir à cette heure-là. Puis la blanchisseuseamenait ses petites amies et elles se baignaient et après, comme ilfaisait très chaud déjà là-bas et que ça tapait dur même sous lesarbres, elles restaient dans l’herbe à se sécher, à jouer, à secaresser. La petite blanchisseuse m’a avoué qu’elle aimait beaucoupà s’amuser avec ses petites amies, et que voyant MlleAlbertine qui se frottait toujours contre elle dans son peignoir,elle le lui avait fait enlever et lui faisait des caresses avec salangue le long du cou et des bras, même sur la plante des pieds queMlle Albertine lui tendait. La blanchisseuse sedéshabillait aussi, et elles jouaient à se pousser dansl’eau&|160;; là elle ne n’a rien dit de plus, mais, tout dévoué àvos ordres et voulant faire n’importe quoi pour vous faire plaisir,j’ai emmené coucher avec moi la petite blanchisseuse. Elle m’ademandé si je voulais qu’elle me fit ce qu’elle faisait àMlle Albertine quand celle-ci ôtait son costume de bain.Et elle m’a dit&|160;: «&|160;Si vous aviez vu comme ellefrétillait, cette demoiselle, elle me disait&|160;: (ah&|160;! tume mets aux anges) et elle était si énervée qu’elle ne pouvaits’empêcher de me mordre.&|160;» J’ai vu encore la trace sur le brasde la petite blanchisseuse. Et je comprends le plaisir deMlle Albertine car cette petite-là est vraiment trèshabile.&|160;»

J’avais bien souffert à Balbec quand Albertine m’avait dit sonamitié pour Mlle Vinteuil. Mais Albertine était là pourme consoler. Puis quand, pour avoir trop cherché à connaître lesactions d’Albertine, j’avais réussi à la faire partir de chez moi,quand Françoise m’avait annoncé qu’elle n’était plus là, et que jem’étais trouvé seul, j’avais souffert davantage. Mais du moinsl’Albertine que j’avais aimée restait dans mon cœur. Maintenant, àsa place – pour me punir d’avoir poussé plus loin une curiosité àlaquelle, contrairement à ce que j’avais supposé, la mort n’avaitpas mis fin – ce que je trouvais c’était une jeune filledifférente, multipliant les mensonges et les tromperies là oùl’autre m’avait si doucement rassuré en me jurant n’avoir jamaisconnu ces plaisirs que, dans l’ivresse de sa liberté reconquise,elle était partie goûter jusqu’à la pâmoison, jusqu’à mordre cettepetite blanchisseuse qu’elle retrouvait au soleil levant, sur lebord de la Loire, et à qui elle disait&|160;: «&|160;Tu me mets auxanges.&|160;» Une Albertine différente, non pas seulement dans lesens où nous entendons le mot différent quand il s’agit des autres.Si les autres sont différents de ce que nous avons cru, cettedifférence ne nous atteignant pas profondément, et le pendule del’intuition ne pouvant projeter hors de lui qu’une oscillationégale à celle qu’il a exécutée dans le sens intérieur, ce n’est quedans les régions superficielles d’eux-mêmes que nous situons cesdifférences. Autrefois, quand j’apprenais qu’une femme aimait lesfemmes, elle ne me paraissait pas pour cela une femme autre, d’uneessence particulière. Mais s’il s’agit d’une femme qu’on aime, pourse débarrasser de la douleur qu’on éprouve à l’idée que cela peutêtre on cherche à savoir non seulement ce qu’elle a fait, mais cequ’elle ressentait en le faisant, quelle idée elle avait de cequ’elle faisait&|160;; alors descendant de plus en plus avant, parla profondeur de la douleur, on atteint au mystère, à l’essence. Jesouffrais jusqu’au fond de moi-même, jusque dans mon corps, dansmon cœur – bien plus que ne m’eût fait souffrir la peur de perdrela vie – de cette curiosité à laquelle collaboraient toutes lesforces de mon intelligence et de mon inconscient&|160;; et ainsic’est dans les profondeurs mêmes d’Albertine que je projetaismaintenant tout ce que j’apprenais d’elle. Et la douleur qu’avaitainsi fait pénétrer en moi, à une telle profondeur, la réalité duvice d’Albertine me rendit bien plus tard un dernier office. Commele mal que j’avais fait à ma grand’mère, le mal que m’avait faitAlbertine fut un dernier lien entre elle et moi et qui survécutmême au souvenir, car, avec la conservation d’énergie que possèdetout ce qui est physique, la souffrance n’a même pas besoin desleçons de la mémoire. Ainsi un homme qui a oublié les belles nuitspassées au clair de lune dans les bois souffre encore desrhumatismes qu’il y a pris. Ces goûts niés par elle et qu’elleavait, ces goûts dont la découverte était venue à moi, non dans unfroid raisonnement mais dans la brûlante souffrance ressentie à lalecture de ces mots&|160;: «&|160;Tu me mets aux anges&|160;»,souffrance qui leur donnait une particularité qualitative, cesgoûts ne s’ajoutaient pas seulement à l’image d’Albertine commes’ajoute au bernard-l’ermite la coquille nouvelle qu’il traîneaprès lui, mais bien plutôt comme un sel qui entre en contact avecun autre sel, en change la couleur, bien plus, la nature. Quand lapetite blanchisseuse avait dû dire à ses petites amies&|160;:«&|160;Imaginez-vous, je ne l’aurais pas cru, eh bien, lademoiselle c’en est une aussi&|160;», pour moi ce n’était passeulement un vice d’abord insoupçonné d’elles qu’elles ajoutaient àla personne d’Albertine, mais la découverte qu’elle était une autrepersonne, une personne comme elles, parlant la même langue, ce qui,en la faisant compatriote d’autres, me la rendait encore plusétrangère à moi, prouvait que ce que j’avais eu d’elle, ce que jeportais dans mon cœur, ce n’était qu’un tout petit peu d’elle, etque le reste qui prenait tant d’extension de ne pas être seulementcette chose si mystérieusement importante, un désir individuel,mais de lui être commune avec d’autres, elle me l’avait toujourscaché, elle m’en avait tenu à l’écart, comme une femme qui m’eûtcaché qu’elle était d’un pays ennemi et espionne, et qui même eûtagi plus traîtreusement encore qu’une espionne, car celle-ci netrompe que sur sa nationalité, tandis qu’Albertine c’était sur sonhumanité la plus profonde, sur ce qu’elle n’appartenait pas àl’humanité commune, mais à une race étrange qui s’y mêle, s’y cacheet ne s’y fond jamais. J’avais justement vu deux peintures d’Elstiroù dans un paysage touffu il y a des femmes nues. Dans l’uned’elles, l’une des jeunes filles lève le pied comme Albertinedevait faire quand elle l’offrait à la blanchisseuse. De l’autrepied elle pousse à l’eau l’autre jeune fille qui gaiement résiste,la cuisse levée, son pied trempant à peine dans l’eau bleue. Je merappelais maintenant que la levée de la cuisse y faisait le mêmeméandre de cou de cygne avec l’angle du genou, que faisait la chutede la cuisse d’Albertine quand elle était à côté de moi sur le lit,et j’avais voulu souvent lui dire qu’elle me rappelait cespeintures. Mais je ne l’avais pas fait pour ne pas éveiller en ellel’image de corps nus de femmes. Maintenant je la voyais à côté dela blanchisseuse et de ses amies, recomposer le groupe que j’avaistant aimé quand j’étais assis au milieu des amies d’Albertine àBalbec. Et si j’avais été un amateur sensible à la seule beautéj’aurais reconnu qu’Albertine le recomposait mille fois plus beau,maintenant que les éléments en étaient les statues nues de déessescomme celles que les grands sculpteurs éparpillaient à Versaillessous les bosquets ou donnaient dans les bassins à laver et à poliraux caresses du flot. Maintenant je la voyais à côté de lablanchisseuse, jeunes filles au bord de l’eau, dans leur doublenudité de marbres féminins, au milieu d’une touffe de végétationset trempant dans l’eau comme des bas-reliefs nautiques. Mesouvenant de ce qu’Albertine était sur mon lit, je croyais voir sacuisse recourbée, je la voyais, c’était un col de cygne, ilcherchait la bouche de l’autre jeune fille. Alors je ne voyais mêmeplus une cuisse, mais le col hardi d’un cygne, comme celui qui dansune étude frémissante cherche la bouche d’une Léda qu’on voit danstoute la palpitation spécifique du plaisir féminin, parce qu’il n’ya qu’un cygne et qu’elle semble plus seule, de même qu’on découvreau téléphone les inflexions d’une voix qu’on ne distingue pas tantqu’elle n’est pas dissociée d’un visage où l’on objective sonexpression. Dans cette étude, le plaisir, au lieu d’aller vers laface qui l’inspire et qui est absente, remplacée par un cygneinerte, se concentre dans celle qui le ressent. Par instant lacommunication était interrompue entre mon cœur et ma mémoire. Cequ’Albertine avait fait avec la blanchisseuse ne m’était plussignifié que par des abréviations quasi algébriques qui ne mereprésentaient plus rien&|160;; mais cent fois par heure le courantinterrompu était rétabli, et mon cœur était brûlé sans pitié par unfeu d’enfer, tandis que je voyais Albertine ressuscitée par majalousie, vraiment vivante, se raidir sous les caresses de lapetite blanchisseuse à qui elle disait&|160;: «&|160;Tu me mets auxanges.&|160;» Comme elle était vivante au moment où elle commettaitses fautes, c’est-à-dire au moment où moi-même je me trouvais, ilne me suffisait pas de connaître cette faute, j’aurais vouluqu’elle sût que je la connaissais. Aussi, si dans ces moments-là jeregrettais de penser que je ne la reverrais jamais, ce regretportait la marque de ma jalousie et, tout différent du regretdéchirant des moments où je l’aimais, n’était que le regret de nepas pouvoir lui dire&|160;: «&|160;Tu croyais que je ne sauraisjamais ce que tu as fait après m’avoir quitté, eh bien je saistout, la blanchisseuse au bord de la Loire, tu lui disais&|160;:«&|160;Tu me mets aux anges&|160;», j’ai vu la morsure.&|160;» Sansdoute je me disais&|160;: «&|160;Pourquoi me tourmenter&|160;?Celle qui a eu du plaisir avec la blanchisseuse n’est plus rien,donc n’était pas une personne dont les actions gardent de lavaleur. Elle ne se dit pas que je sais. Mais elle ne se dit pas nonplus que je ne sais pas puisqu’elle ne se dit rien.&|160;» Mais ceraisonnement me persuadait moins que la vue de son plaisir qui meramenait au moment où elle l’avait éprouvé. Ce que nous sentonsexiste seul pour nous, et nous le projetons dans le passé, dansl’avenir, sans nous laisser arrêter par les barrières fictives dela mort. Si mon regret qu’elle fût morte subissait dans cesmoments-là l’influence de ma jalousie et prenait cette forme siparticulière, cette influence s’étendait à mes rêves d’occultisme,d’immortalité qui n’étaient qu’un effort pour tâcher de réaliser ceque je désirais. Aussi, à ces moments-là, si j’avais pu réussir àl’évoquer en faisant tourner une table comme autrefois Bergottecroyait que c’était possible, ou à la rencontrer dans l’autre viecomme le pensait l’abbé X., je ne l’aurais souhaité que pour luirépéter&|160;: «&|160;Je sais pour la blanchisseuse. Tu luidisais&|160;: tu me mets aux anges&|160;; j’ai vu lamorsure.&|160;» Ce qui vint à mon secours contre cette image de lablanchisseuse, ce fut – certes quand elle eut un peu duré – cetteimage elle-même parce que nous ne connaissons vraiment que ce quiest nouveau, ce qui introduit brusquement dans notre sensibilité unchangement de ton qui nous frappe, ce à quoi l’habitude n’a pasencore substitué ses pâles fac-similés. Mais ce fut surtout cefractionnement d’Albertine en de nombreux fragments, en denombreuses Albertines, qui était son seul mode d’existence en moi.Des moments revinrent où elle n’avait été que bonne, ouintelligente, ou sérieuse, ou même aimant plus que tout les sports.Et ce fractionnement, n’était-il pas, au fond, juste qu’il mecalmât&|160;? Car s’il n’était pas en lui-même quelque chose deréel, s’il tenait à la forme successive des heures où elle m’étaitapparue, forme qui restait celle de ma mémoire comme la courburedes projections de ma lanterne magique tenait à la courbure desverres colorés, ne représentait-il pas à sa manière une vérité,bien objective celle-là, à savoir que chacun de nous n’est pas un,mais contient de nombreuses personnes qui n’ont pas toutes la mêmevaleur morale, et que, si l’Albertine vicieuse avait existé, celan’empêchait pas qu’il y en eût eu d’autres, celle qui aimait àcauser avec moi de Saint-Simon dans sa chambre&|160;; celle qui, lesoir où je lui avais dit qu’il fallait nous séparer, avait dit sitristement&|160;: «&|160;Ce pianola, cette chambre, penser que jene reverrai jamais tout cela&|160;» et, quand elle avait vul’émotion que mon mensonge avait fini par me communiquer, s’étaitécriée avec une pitié si sincère&|160;: «&|160;Oh&|160;! non, toutplutôt que de vous faire de la peine, c’est entendu, je nechercherai pas à vous revoir.&|160;» Alors je ne fus plusseul&|160;; je sentis disparaître cette cloison qui nous séparait.Du moment que cette Albertine bonne était revenue, j’avais retrouvéla seule personne à qui je pusse demander l’antidote dessouffrances qu’Albertine me causait. Certes je désirais toujourslui parler de l’histoire de la blanchisseuse, mais ce n’était plusen manière de cruel triomphe et pour lui montrer méchamment ce queje savais. Comme je l’aurais fait si Albertine avait été vivante,je lui demandai tendrement si l’histoire de la blanchisseuse étaitvraie. Elle me jura que non, qu’Aimé n’était pas très véridique etque, voulant paraître avoir bien gagné l’argent que je lui avaisdonné, il n’avait pas voulu revenir bredouille et avait fait direce qu’il avait voulu à la blanchisseuse. Sans doute Albertinen’avait cessé de me mentir. Pourtant, dans le flux et le reflux deses contradictions je sentais qu’il y avait eu une certaineprogression à moi due. Qu’elle ne m’eût même pas fait, au début,des confidences (peut-être, il est vrai, involontaires dans unephrase qui échappe) je n’en eusse pas juré. Je ne me rappelaisplus. Et puis elle avait de si bizarres façons d’appeler certaineschoses que cela pouvait signifier cela ou non, mais le sentimentqu’elle avait eu de ma jalousie l’avait ensuite portée à rétracteravec horreur ce qu’elle avait d’abord complaisamment avoué.D’ailleurs, Albertine n’avait même pas besoin de me dire cela. Pourêtre persuadé de son innocence il me suffisait de l’embrasser, etje le pouvais maintenant qu’était tombée la cloison qui nousséparait, pareille à celle impalpable et résistante qui après unebrouille s’élève entre deux amoureux et contre laquelle sebriseraient les baisers. Non, elle n’avait besoin de rien me dire.Quoi qu’elle eût fait, quoi qu’elle eût voulu, la pauvre petite, ily avait des sentiments en lesquels, par-dessus ce qui nousdivisait, nous pouvions nous unir. Si l’histoire était vraie, et siAlbertine m’avait caché ses goûts, c’était pour ne pas me faire dechagrin. J’eus la douceur de l’entendre dire à cette Albertine-là.D’ailleurs en avais-je jamais connu une autre&|160;? Les deux plusgrandes causes d’erreur dans nos rapports avec un autre êtresont&|160;: avoir soi-même bon cœur, ou bien, cet autre être,l’aimer. On aime sur un sourire, sur un regard, sur une épaule.Cela suffit&|160;; alors, dans les longues heures d’espérance ou detristesse on fabrique une personne, on compose un caractère. Etquand plus tard on fréquente la personne aimée on ne peut pas plus,devant quelque cruelle réalité qu’on soit placé, ôter ce caractèrebon, cette nature de femme nous aimant, à l’être qui a tel regard,telle épaule que nous ne pouvons, quand elle vieillit, ôter sonpremier visage à une personne que nous connaissons depuis sajeunesse. J’évoquai le beau regard bon et pitoyable de cetteAlbertine-là, ses grosses joues, son cou aux larges grains. C’étaitl’image d’une morte, mais, comme cette morte vivait, il me fut aiséde faire immédiatement ce que j’eusse fait infailliblement si elleavait été auprès de moi de son vivant (ce que je ferais si jedevais jamais la retrouver dans une autre vie), je luipardonnai.

Les instants que j’avais vécus auprès de cette Albertine-làm’étaient si précieux que j’eusse voulu n’en avoir laissé échapperaucun. Or parfois, comme on rattrape les bribes d’une fortunedissipée, j’en retrouvais qui avaient semblé perdus&|160;: ennouant un foulard derrière mon cou au lieu de devant, je merappelai une promenade à laquelle je n’avais jamais repensé et où,pour que l’air froid ne pût venir sur ma gorge, Albertine mel’avait arrangé de cette manière après m’avoir embrassé. Cettepromenade si simple, restituée à ma mémoire par un geste si humble,me fit le plaisir de ces objets intimes ayant appartenu à une mortechérie, que nous rapporte la vieille femme de chambre et qui onttant de prix pour nous&|160;; mon chagrin s’en trouvait enrichi, etd’autant plus que, ce foulard, je n’y avais jamais repensé.

Maintenant Albertine, lâchée de nouveau, avait repris sonvol&|160;; des hommes, des femmes la suivaient. Elle vivait en moi.Je me rendais compte que ce grand amour prolongé pour Albertineétait comme l’ombre du sentiment que j’avais eu pour elle, enreproduisait les diverses parties et obéissait aux mêmes lois quela réalité sentimentale qu’il reflétait au-delà de la mort. Car jesentais bien que si je pouvais entre mes pensées pour Albertinemettre quelque intervalle, d’autre part, si j’en avais mis trop, jene l’aurais plus aimée&|160;; elle me fût par cette coupure devenueindifférente, comme me l’était maintenant ma grand’mère. Trop detemps passé sans penser à elle eût rompu dans mon souvenir lacontinuité, qui est le principe même de la vie, qui pourtant peutse ressaisir après un certain intervalle de temps. N’en avait-ilpas été ainsi de mon amour pour Albertine quand elle vivait, lequelavait pu se renouer après un assez long intervalle dans lequelj’étais resté sans penser à elle&|160;? Or mon souvenir devaitobéir aux mêmes lois, ne pas pouvoir supporter de plus longsintervalles, car il ne faisait, comme une aurore boréale, querefléter après la mort d’Albertine le sentiment que j’avais eu pourelle, il était comme l’ombre de mon amour.

D’autres fois mon chagrin prenait tant de formes que parfois jene le reconnaissais plus&|160;; je souhaitais d’avoir un grandamour, je voulais chercher une personne qui vivrait auprès de moi,cela me semblait le signe que je n’aimais plus Albertine quandc’était celui que je l’aimais toujours&|160;; car le besoind’éprouver un grand amour n’était, tout autant que le désird’embrasser les grosses joues d’Albertine, qu’une partie de monregret. C’est quand je l’aurais oubliée que je pourrais trouverplus sage, plus heureux de vivre sans amour. Ainsi le regretd’Albertine, parce que c’était lui qui faisait naître en moi lebesoin d’une sœur, le rendait inassouvissable. Et au fur et àmesure que mon regret d’Albertine s’affaiblirait, le besoin d’unesœur, lequel n’était qu’une forme inconsciente de ce regret,deviendrait moins impérieux. Et pourtant ces deux reliquats de monamour ne suivirent pas dans leur décroissance une marche égalementrapide. Il y avait des heures où j’étais décidé à me marier, tantle premier subissait une profonde éclipse, le second au contrairegardant une grande force. Et, en revanche, plus tard mes souvenirsjaloux s’étant éteints, tout d’un coup parfois une tendresse meremontait au cœur pour Albertine, et alors, pensant à mes amourspour d’autres femmes, je me disais qu’elle les aurait compris,partagées – et son vice devenait comme une cause d’amour. Parfoisma jalousie renaissait dans des moments où je ne me souvenais plusd’Albertine, bien que ce fût d’elle alors que j’étais jaloux. Jecroyais l’être d’Andrée à propos de qui on m’apprit à ce moment-làune aventure qu’elle avait. Mais Andrée n’était pour moi qu’unprête-nom, qu’un chemin de raccord, qu’une prise de courant qui nereliait indirectement à Albertine. C’est ainsi qu’en rêve on donneun autre visage, un autre nom, à une personne sur l’identitéprofonde de laquelle on ne se trompe pas pourtant. En somme, malgréles flux et les reflux qui contrariaient dans ces cas particulierscette loi générale, les sentiments que m’avait laissés Albertineeurent plus de peine à mourir que le souvenir de leur causepremière. Non seulement les sentiments, mais les sensations.Différent en cela de Swann qui, lorsqu’il avait commencé à ne plusaimer Odette, n’avait même plus pu recréer en lui la sensation deson amour, je me sentais encore revivant un passé qui n’était plusque l’histoire d’un autre&|160;; mon «&|160;moi&|160;» en quelquesorte mi-partie, tandis que son extrémité supérieure était déjàdure et refroidie, brûlait encore à sa base chaque fois qu’uneétincelle y refaisait passer l’ancien courant, même quand depuislongtemps mon esprit avait cessé de concevoir Albertine. Et aucuneimage d’elle n’accompagnant les palpitations cruelles, les larmesqu’apportait à mes yeux un vent froid soufflant, comme à Balbec,sur les pommiers déjà roses, j’en arrivais à me demander si larenaissance de ma douleur n’était pas due à des causes toutespathologiques et si ce que je prenais pour la reviviscence d’unsouvenir et la dernière période d’un amour n’était pas plutôt ledébut d’une maladie de cœur.

Il y a, dans certaines affections, des accidents secondaires quele malade est trop porté à confondre avec la maladie elle-même.Quand ils cessent, il est étonné de se trouver moins éloigné de laguérison qu’il n’avait cru. Telle avait été la souffrance causée –la complication amenée – par les lettres d’Aimé relativement àl’établissement de douches et à la petite blanchisseuses. Mais unmédecin de l’âme qui m’eût visité eût trouvé que, pour le reste,mon chagrin lui-même allait mieux. Sans doute en moi, comme j’étaisun homme, un de ces êtres amphibies qui sont simultanément plongésdans le passé et dans la réalité actuelle, il existait toujours unecontradiction entre le souvenir vivant d’Albertine et laconnaissance que j’avais de sa mort. Mais cette contradiction étaiten quelque sorte l’inverse de ce qu’elle était autrefois. L’idéequ’Albertine était morte, cette idée qui, les premiers temps,venait battre si furieusement en moi l’idée qu’elle était vivante,que j’étais obligé de me sauver devant elle comme les enfants àl’arrivée de la vague, cette idée de sa mort, à la faveur même deces assauts incessants, avait fini par conquérir en moi la placequ’y occupait récemment encore l’idée de sa vie. Sans que je m’enrendisse compte, c’était maintenant cette idée de la mortd’Albertine – non plus le souvenir présent de sa vie – qui faisaitpour la plus grande partie le fond de mes inconscientes songeries,de sorte que, si je les interrompais tout à coup pour réfléchir surmoi-même, ce qui me causait de l’étonnement, ce n’était pas, commeles premiers jours, qu’Albertine si vivante en moi pût n’existerplus sur la terre, pût être morte, mais qu’Albertine, quin’existait plus sur la terre, qui était morte, fût restée sivivante en moi. Maçonné par la contiguïté des souvenirs qui sesuivent l’un l’autre, le noir tunnel sous lequel ma penséerêvassait depuis trop longtemps pour qu’elle prît même plus garde àlui s’interrompait brusquement d’un intervalle de soleil, laissantvoir au loin un univers souriant et bleu où Albertine n’était plusqu’un souvenir indifférent et plein de charme. Est-ce celle-là, medisais-je, qui est la vraie, ou bien l’être qui, dans l’obscuritéoù je roulais depuis si longtemps, me semblait la seuleréalité&|160;? Le personnage que j’avais été il y a si peu de tempsencore et qui ne vivait que dans la perpétuelle attente du momentoù Albertine viendrait lui dire bonsoir et l’embrasser, une sortede multiplication de moi-même me faisait paraître ce personnagecomme n’étant plus qu’une faible partie, à demi dépouillée, de moi,et comme une fleur qui s’entr’ouvre j’éprouvais la fraîcheurrajeunissante d’une exfoliation. Au reste, ces brèves illuminationsne me faisaient peut-être que mieux prendre conscience de mon amourpour Albertine, comme il arrive pour toutes les idées tropconstantes, qui ont besoin d’une opposition pour s’affirmer. Ceuxqui ont vécu pendant la guerre de 1870, par exemple, disent quel’idée de la guerre avait fini par leur sembler naturelle, nonparce qu’ils ne pensaient pas assez à la guerre mais parce qu’ils ypensaient toujours. Et pour comprendre combien c’est un faitétrange et considérable que la guerre, il fallait, quelque choseles arrachant à leur obsession permanente, qu’ils oubliassent uninstant que la guerre régnait, se retrouvassent pareils à ce qu’ilsétaient quand on était en paix, jusqu’à ce que tout à coup sur leblanc momentané se détachât, enfin distincte, la réalitémonstrueuse que depuis longtemps ils avaient cessé de voir, nevoyant pas autre chose qu’elle.

Si encore ce retrait en moi des différents souvenirs d’Albertines’était au moins fait, non pas par échelons, mais simultanément,également, de front, sur toute la ligne de ma mémoire, lessouvenirs de ses trahisons s’éloignant en même temps que ceux de sadouceur, l’oubli m’eût apporté de l’apaisement. Il n’en était pasainsi. Comme sur une plage où la marée descend irrégulièrement,j’étais assailli par la morsure de tel de mes soupçons quand déjàl’image de sa douce présence était retirée trop loin de moi pourpouvoir m’apporter son remède. Pour les trahisons j’en avaissouffert, parce que, en quelque année lointaine qu’elles eussent eulieu, pour moi elles n’étaient pas anciennes&|160;; mais j’ensouffris moins quand elles le devinrent, c’est-à-dire quand je meles représentai moins vivement, car l’éloignement d’une chose estproportionné plutôt à la puissance visuelle de la mémoire quiregarde, qu’à la distance réelle des jours écoulés, comme lesouvenir d’un rêve de la dernière nuit, qui peut nous paraître pluslointain dans son imprécision et son effacement qu’un événement quidate de plusieurs années. Mais bien que l’idée de la mortd’Albertine fit des progrès en moi, le reflux de la sensationqu’elle était vivante, s’il ne les arrêtait pas, les contrecarraitcependant et empêchait qu’ils fussent réguliers. Et je me rendscompte maintenant que, pendant cette période-là (sans doute à causede cet oubli des heures où elle avait été cloîtrée chez moi et qui,à force d’effacer chez moi la souffrance de fautes qui mesemblaient presque indifférentes parce que je savais qu’elle ne lescommettait pas, étaient devenues comme autant de preuvesd’innocence), j’eus le martyre de vivre habituellement avec uneidée tout aussi nouvelle que celle qu’Albertine était morte(jusque-là je partais toujours de l’idée qu’elle était vivante),avec une idée que j’aurais crue tout aussi impossible à supporteret qui, sans que je m’en aperçusse, formant peu à peu le fond de maconscience, s’y substituait à l’idée qu’Albertine étaitinnocente&|160;: c’était l’idée qu’elle était coupable. Quand jecroyais douter d’elle, je croyais au contraire en elle&|160;; demême je pris pour point de départ de mes autres idées la certitude– souvent démentie comme l’avait été l’idée contraire – lacertitude de sa culpabilité tout en m’imaginant que je doutaisencore. Je dus souffrir beaucoup pendant cette période-là, mais jeme rends compte qu’il fallait que ce fût ainsi. On ne guérit d’unesouffrance qu’à condition de l’éprouver pleinement. En protégeantAlbertine de tout contact, en me forgeant l’illusion qu’elle étaitinnocente, aussi bien que plus tard en prenant pour base de mesraisonnements la pensée qu’elle vivait, je ne faisais que retarderl’heure de la guérison, parce que je retardais les longues heuresqui devaient se dérouler préalablement à la fin des souffrancesnécessaires. Or sur ces idées de la culpabilité d’Albertine,l’habitude, quand elle s’exercerait, le ferait suivant les mêmeslois que j’avais déjà éprouvées au cours de ma vie. De même que lenom de Guermantes avait perdu la signification et le charme d’uneroute bordée de fleurs aux grappes violettes et rougeâtres et duvitrail de Gilbert le Mauvais, la présence d’Albertine, celle desvallonnements bleus de la mer, les noms de Swann, du lift, de laprincesse de Guermantes et de tant d’autres, tout ce qu’ils avaientsignifié pour moi, ce charme et cette signification laissant en moiun simple mot qu’ils trouvaient assez grand pour vivre tout seul,comme quelqu’un qui vient mettre en train un serviteur le mettra aucourant et après quelques semaines se retire, de même la puissancedouloureuse de la culpabilité d’Albertine serait renvoyée hors demoi par l’habitude. D’ailleurs d’ici là, comme au cours d’uneattaque faite de deux côtés à la fois, dans cette action del’habitude deux alliés se prêteraient réciproquement main forte.C’est parce que cette idée de la culpabilité d’Albertinedeviendrait pour moi une idée plus probable, plus habituelle,qu’elle deviendrait moins douloureuse. Mais, d’autre part, parcequ’elle serait moins douloureuse, les objections faites à lacertitude de cette culpabilité et qui n’étaient inspirées à monintelligence que par mon désir de ne pas trop souffrir tomberaientune à une, et, chaque action précipitant l’autre, je passeraisassez rapidement de la certitude de l’innocence d’Albertine à lacertitude de sa culpabilité. Il fallait que je vécusse avec l’idéede la mort d’Albertine, avec l’idée de ses fautes, pour que cesidées me devinssent habituelles, c’est-à-dire pour que je pusseoublier ces idées et enfin oublier Albertine elle-même.

Je n’en étais pas encore là. Tantôt c’était ma mémoire rendueplus claire par une excitation intellectuelle – telle une lecture –qui renouvelait mon chagrin, d’autres fois c’était au contraire monchagrin qui était soulevé, par exemple par l’angoisse d’un tempsorageux qui portait plus haut, plus près de la lumière, quelquesouvenir de notre amour.

D’ailleurs ces reprises de mon amour pour Albertine mortepouvaient se produire après un intervalle d’indifférence seméd’autres curiosités, comme après le long intervalle qui avaitcommencé après le baiser refusé de Balbec et pendant lequel jem’étais bien plus soucié de Mme de Guermantes, d’Andrée,de Mlle de Stermaria&|160;; il avait repris quandj’avais recommencé à la voir souvent. Or, même maintenant, despréoccupations différentes pouvaient réaliser une séparation –d’avec une morte, cette fois – où elle me devenait plusindifférente. Et même plus tard, quand je l’aimai moins, cela restapourtant pour moi un de ces désirs dont on se fatigue vite, maisqui reprennent quand on les a laissés reposer quelque temps. Jepoursuivais une vivante, puis une autre, puis je revenais à mamorte. Souvent c’était dans les parties les plus obscures demoi-même, quand je ne pouvais plus me former aucune idée netted’Albertine, qu’un nom venait par hasard exciter chez moi desréactions douloureuses que je ne croyais plus possibles, comme cesmourants chez qui le cerveau ne pense plus et dont on fait secontracter un membre en y enfonçant une aiguille. Et, pendant delongues périodes, ces excitations se trouvaient m’arriver sirarement que j’en venais à rechercher moi-même les occasions d’unchagrin, d’une crise de jalousie, pour tâcher de me rattacher aupassé, de mieux me souvenir d’elle. Comme le regret d’une femmen’est qu’un amour reviviscent et reste soumis aux mêmes lois quelui, la puissance de mon regret était accrue par les mêmes causesqui du vivant d’Albertine eussent augmenté mon amour pour elle etau premier rang desquelles avaient toujours figuré la jalousie etla douleur. Mais le plus souvent ces occasions – car une maladie,une guerre, peuvent durer bien au delà de ce que la sagesse la plusprévoyante avait supputé – naissaient à mon insu et me causaientdes chocs si violents que je songeais bien plus à me protégercontre la souffrance qu’à leur demander un souvenir.

D’ailleurs un mot n’avait même pas besoin, comme Chaumont, de serapporter à un soupçon (même une syllabe commune à deux nomsdifférents suffisait à ma mémoire – comme à un électricien qui secontente du moindre corps bon conducteur – pour rétablir le contactentre Albertine et mon cœur) pour qu’il réveillât ce soupçon, pourêtre le mot de passe, le magique sésame entr’ouvrant la porte d’unpassé dont on ne tenait plus compte parce que, ayant assez de levoir, à la lettre on ne le possédait plus&|160;; on avait étédiminué de lui, on avait cru de par cette ablation sa proprepersonnalité changée en sa forme, comme une figure qui perdraitavec un angle un côté&|160;; certaines phrases, par exemple, où ily avait le nom d’une rue, d’une route où Albertine avait pu setrouver suffisaient pour incarner une jalousie virtuelle,inexistante, à la recherche d’un corps, d’une demeure, de quelquefixation matérielle, de quelque réalisation particulière. Souventc’était tout simplement pendant mon sommeil que, par ces«&|160;reprises&|160;», ces «&|160;da capo&|160;» du rêve quitournent d’un seul coup plusieurs pages de la mémoire, plusieursfeuillets du calendrier me ramenaient, me faisaient rétrograder àune impression douloureuse mais ancienne, qui depuis longtempsavait cédé la place à d’autres et qui redevenait présente.D’habitude, elle s’accompagnait de toute une mise en scènemaladroite mais saisissante, qui, me faisant illusion, mettait sousmes yeux, faisait entendre à mes oreilles ce qui désormais dataitde cette nuit-là. D’ailleurs, dans l’histoire d’un amour et de sesluttes contre l’oubli, le rêve ne tient-il pas une place plusgrande même que la veille, lui qui ne tient pas compte desdivisions infinitésimales du temps, supprime les transitions,oppose les grands contrastes, défait en un instant le travail deconsolation si lentement tissé pendant le jour et nous ménage, lanuit, une rencontre avec celle que nous aurions fini par oublier àcondition toutefois de ne pas la revoir&|160;? Car, quoi qu’ondise, nous pouvons avoir parfaitement en rêve l’impression que cequi se passe est réel. Cela ne serait impossible que pour desraisons tirées de notre expérience qui à ce moment-là nous estcachée. De sorte que cette vie invraisemblable nous semble vraie.Parfois, par un défaut d’éclairage intérieur lequel, vicieux,faisait manquer la pièce, mes souvenirs bien mis en scène medonnant l’illusion de la vie, je croyais vraiment avoir donnérendez-vous à Albertine, la retrouver&|160;; mais alors je mesentais incapable de marcher vers elle, de proférer les mots que jevoulais lui dire, de rallumer pour la voir le flambeau qui s’étaitéteint – impossibilités qui étaient simplement, dans mon rêve,l’immobilité, le mutisme, la cécité du dormeur – comme brusquementon voit dans la projection manquée d’une lanterne magique unegrande ombre, qui devrait être cachée, effacer la silhouette despersonnages, et qui est celle de la lanterne elle-même, ou celle del’opérateur. D’autres fois Albertine se trouvait dans mon rêve, etvoulait de nouveau me quitter sans que sa résolution parvînt àm’émouvoir. C’est que de ma mémoire avait pu filtrer dansl’obscurité de mon sommeil un rayon avertisseur, et ce qui, logé enAlbertine, ôtait à ses actes futurs, au départ qu’elle annonçait,toute importance, c’était l’idée qu’elle était morte. Souvent cesouvenir qu’Albertine était morte se combinait sans la détruireavec la sensation qu’elle était vivante. Je causais avecelle&|160;; pendant que je parlais ma grand’mère allait et venaitdans le fond de la chambre. Une partie de son menton était tombéeen miettes, comme un marbre rongé, mais je ne trouvais à cela riend’extraordinaire. Je disais à Albertine que j’aurais des questionsà lui poser relativement à l’établissement de douches de Balbec età une certaine blanchisseuse de Touraine, mais je remettais cela àplus tard puisque nous avions tout le temps et que rien ne pressaitplus. Elle me promettait qu’elle ne faisait rien de mal et qu’elleavait seulement, la veille, embrassé sur les lèvres MlleVinteuil. «&|160;Comment&|160;? elle est ici&|160;? – Oui, il estmême temps que je vous quitte, car je dois aller la voir tout àl’heure.&|160;» Et comme, depuis qu’Albertine était morte, je ne latenais plus prisonnière chez moi comme dans les derniers temps desa vie, sa visite à Mlle Vinteuil m’inquiétait. Je nevoulais pas le laisser voir. Albertine me disait qu’elle n’avaitfait que l’embrasser, mais elle devait recommencer à mentir commeau temps où elle niait tout. Tout à l’heure elle ne se contenteraitprobablement pas d’embrasser Mlle Vinteuil. Sans doute,à un certain peint de vue j’avais tort de m’en inquiéter ainsi,puisque, à ce qu’on dit, les morts ne peuvent rien sentir, rienfaire. On le dit, mais cela n’empêchait pas que ma grand’mère quiétait morte continuait pourtant à vivre depuis plusieurs années, eten ce moment allait et venait dans la chambre. Et sans doute, unefois que j’étais réveillé, cette idée d’une morte qui continue àvivre aurait dû me devenir aussi impossible à comprendre qu’elle mel’est à l’expliquer. Mais je l’avais déjà formée tant de fois, aucours de ces périodes passagères de folie que sont nos rêves quej’avais fini par me familiariser avec elle&|160;; la mémoire desrêves peut devenir durable s’ils se répètent assez souvent. Etlongtemps après, mon rêve fini, je restais tourmenté de ce baiserqu’Albertine m’avait dit avoir donné en des paroles que je croyaisentendre encore. Et, en effet, elles avaient dû passer bien près demes oreilles puisque c’est moi-même qui les avais prononcées.

Toute la journée, je continuais à causer avec Albertine, jel’interrogeais, je lui pardonnais, je réparais l’oubli des chosesque j’avais toujours voulu lui dire pendant sa vie. Et tout d’uncoup j’étais effrayé de penser qu’à l’être évoqué par la mémoire, àqui s’adressaient tous ces propos, aucune réalité ne correspondîtplus, que fussent détruites les différentes parties du visageauxquelles la poussée continue de la volonté de vivre, aujourd’huianéantie, avait seule donné l’unité d’une personne. D’autres fois,sans que j’eusse rêvé, dès mon réveil je sentais que le vent avaittourné en moi&|160;; il soufflait froid et continu d’une autredirection venue du fond du passé, me rapportant la sonneried’heures lointaines, des sifflements de départ que je n’entendaispas d’habitude. Un jour j’essayai de prendre un livre, un roman deBergotte que j’avais particulièrement aimé. Les personnagessympathiques m’y plaisaient beaucoup, et bien vite repris par lecharme du livre, je me mis à souhaiter comme un plaisir personnelque la femme méchante fût punie&|160;; mes yeux se mouillèrentquand le bonheur des fiancés fut assuré. «&|160;Mais alors,m’écriai-je avec désespoir, de ce que j’attache tant d’importance àce qu’a pu faire Albertine je ne peux pas conclure que sapersonnalité est quelque chose de réel qui ne peut être aboli, queje la retrouverai un jour pareil au ciel, si j’appelle de tant devœux, attends avec tant d’impatience, accueille avec tant de larmesle succès d’une personne qui n’a jamais existé que dansl’imagination de Bergotte, que je n’ai jamais vue, dont je suislibre de me figurer à mon gré le visage&|160;!&|160;» D’ailleurs,dans ce roman il y avait des jeunes filles séduisantes, descorrespondances amoureuses, des allées désertes où l’on serencontre, cela me rappelait qu’on peut aimer clandestinement, celaréveillait ma jalousie, comme si Albertine avait encore pu sepromener dans des allées désertes. Et il y était aussi questiond’un homme qui revoit après cinquante ans une femme qu’il a aiméejeune, ne la reconnaît pas, s’ennuie auprès d’elle. Et cela merappelait que l’amour ne dure pas toujours et me bouleversait commesi j’étais destiné à être séparé d’Albertine et à la retrouver avecindifférence dans mes vieux jours. Si j’apercevais une carte deFrance mes yeux effrayés s’arrangeaient à ne pas rencontrer laTouraine pour que je ne fusse pas jaloux, et, pour que je ne fussepas malheureux, la Normandie où étaient marqués au moins Balbec etDoncières, entre lesquels je situais tous ces chemins que nousavions couverts tant de fois ensemble. Au milieu d’autres noms devilles ou de villages de France, noms qui n’étaient que visibles ouaudibles, le nom de Tours, par exemple, semblait composédifféremment, non plus d’images immatérielles, mais de substancesvénéneuses qui agissaient de façon immédiate sur mon cœur dontelles accéléraient et rendaient douloureux les battements. Et sicette force s’étendait jusqu’à certains noms, devenus par elle sidifférents des autres, comment en restant plus près de moi, en mebornant à Albertine elle-même, pouvais-je m’étonner, qu’émanantd’une fille probablement pareille à toute autre, cette forceirrésistible sur moi, et pour la production de laquelle n’importequelle autre femme eût pu servir, eût été le résultat d’unenchevêtrement et de la mise en contact de rêves, de désirs,d’habitudes, de tendresses, avec l’interférence requise desouffrances et de plaisirs alternés&|160;? Et cela continuait aprèssa mort, la mémoire suffisant à entretenir la vie réelle, qui estmentale. Je me rappelais Albertine descendant de wagon et me disantqu’elle avait envie d’aller à Saint-Martin-le-Vêtu, et je larevoyais aussi avant avec son polo abaissé sur ses joues&|160;; jeretrouvais des possibilités de bonheur vers lesquelles jem’élançais me disant&|160;: «&|160;Nous aurions pu aller ensemblejusqu’à Incarville, jusqu’à Doncières.&|160;» Il n’y avait pas unestation près de Balbec où je ne la revisse, de sorte que cetteterre, comme un pays mythologique conservé, me rendait vivantes etcruelles les légendes les plus anciennes, les plus charmantes, lesplus effacées par ce qui avait suivi de mon amour. Ah&|160;! quellesouffrance s’il me fallait jamais coucher à nouveau dans ce lit deBalbec, autour du cadre de cuivre duquel, comme autour d’un pivotimmuable, d’une barres fixe, s’était déplacée, avait évolué ma vie,appuyant successivement à lui de gaies conversations avec magrand’mère, l’horreur de sa mort, les douces caresses d’Albertine,la découverte de son vice, et maintenant une vie nouvelle où,apercevant les bibliothèques vitrées où se reflétait la mer, jesavais qu’Albertine n’entrerait jamais plus&|160;! N’était-il pas,cet hôtel de Balbec, comme cet unique décor de maison des théâtresde province, où l’on joue depuis des années les pièces les plusdifférentes, qui a servi pour une comédie, pour une premièretragédie, pour une deuxième, pour une pièce purement poétique, cethôtel qui remontait déjà assez loin dans mon passé&|160;? Le faitque cette seule partie restât toujours la même, avec ses murs, sesbibliothèques, sa glace, au cours de nouvelles époques de ma vie,me faisait mieux sentir que, dans le total, c’était le reste,c’était moi-même qui avais changé, et me donnait ainsi cetteimpression que les mystères de la vie, de l’amour, de la mort,auxquels les enfants croient dans leur optimisme ne pas participer,ne sont pas des parties réservées, mais qu’on s’aperçoit avec unedouloureuse fierté qu’ils ont fait corps au cours des années avecvotre propre vie.

J’essayais parfois de prendre les journaux. Mais la lecture desjournaux m’en était odieuse, et de plus elle n’était pasinoffensive. En effet, en nous de chaque idée, comme d’un carrefourdans une forêt, partent tant de routes différentes, qu’au moment oùje m’y attendais le moins je me trouvais devant un nouveausouvenir. Le titre de la mélodie de Fauré, le Secret,m’avait mené au «&|160;secret du Roi&|160;» du duc de Broglie, lenom de Broglie à celui de Chaumont, ou bien le mot deVendredi-Saint m’avait fait penser au Golgotha, le Golgotha àl’étymologie de ce mot qui paraît l’équivalent de Calvusmons, Chaumont. Mais, par quelque chemin que je fusse arrivé àChaumont, à ce moment j’étais frappé d’un choc si cruel que dèslors je ne pensais plus qu’à me garer contre la douleur. Quelquesinstants après le choc, l’intelligence qui, comme le bruit dutonnerre, ne voyage pas aussi vite m’en apportait la raison.Chaumont m’avait fait penser aux Buttes-Chaumont où MmeBontemps m’avait dit qu’Andrée allait souvent avec Albertine,tandis qu’Albertine m’avait dit n’avoir jamais vu lesButtes-Chaumont. À partir d’un certain âge nos souvenirs sonttellement entre-croisés les uns avec les autres que la chose àlaquelle on pense, le livre qu’on lit n’a presque plusd’importance. On a mis de soi-même partout, tout est fécond, toutest dangereux, et on peut faire d’aussi précieuses découvertes quedans les Pensées de Pascal dans une réclame pour unsavon.

Sans doute, un fait comme celui des Buttes-Chaumont, qui àl’époque m’avait paru futile, était en lui-même, contre Albertine,bien moins grave, moins décisif que l’histoire de la doucheuse oude la blanchisseuse. Mais d’abord un souvenir qui vientfortuitement à nous trouve en nous une puissance intacted’imaginer, c’est-à-dire, dans ce cas, de souffrir, que nous avonsusée en partie, quand c’est nous au contraire qui avonsvolontairement appliqué notre esprit à recréer un souvenir. Maisces derniers (les souvenirs concernant la doucheuse et lablanchisseuse), toujours présents quoique obscurcis dans mamémoire, comme ces meubles placés dans la pénombre d’une galerie etauxquels, sans les distinguer, on évite pourtant de se cogner, jem’étais habitué à eux. Au contraire il y avait longtemps que jen’avais pensé aux Buttes-Chaumont, ou, par exemple, au regardd’Albertine dans la glace du casino de Balbec, ou au retardinexpliqué d’Albertine le soir où je l’avais tant attendue après lasoirée Guermantes, à toutes ces parties de sa vie qui restaienthors de mon cœur et que j’aurais voulu connaître pour qu’ellespussent s’assimiler, s’annexer à lui, y rejoindre les souvenirsplus doux qu’y formaient une Albertine intérieure et vraimentpossédée. Soulevant un coin du voile lourd de l’habitude(l’habitude abêtissante qui pendant tout le cours de notre vie nouscache à peu près tout l’univers, et, dans une nuit profonde, sousleur étiquette inchangée, substitue aux poisons les plus dangereuxou les plus enivrants de la vie quelque chose d’anodin qui neprocure pas de délices), un tel souvenir me revenait comme aupremier jour, avec cette fraîche et perçante nouveauté d’une saisonreparaissante, d’un changement dans la routine de nos heures, qui,dans le domaine des plaisirs aussi, si nous montons en voiture parun premier beau jour de printemps, ou sortons de chez nous au leverdu soleil, nous font remarquer nos actions insignifiantes avec uneexaltation lucide qui fait prévaloir cette intense minute sur letotal des jours antérieurs. Je me retrouvais au sortir de la soiréechez la princesse de Guermantes, attendant l’arrivée d’Albertine.Les jours anciens recouvrent peu à peu ceux qui les ont précédés,sont eux-mêmes ensevelis sous ceux qui les suivent. Mais chaquejour ancien est resté déposé en nous comme, dans une bibliothèqueimmense où il y a de plus vieux livres, un exemplaire que sansdoute personne n’ira jamais demander. Pourtant que ce jour ancien,traversant la translucidité des époques suivantes, remonte à lasurface et s’étende en nous qu’il couvre tout entier, alors,pendant un moment, les noms reprennent leur ancienne signification,les êtres leur ancien visage, nous notre âme d’alors, et noussentons, avec une souffrance vague mais devenue supportable et quine durera pas, les problèmes devenus depuis longtemps insolubles etqui nous angoissaient tant alors. Notre «&|160;moi&|160;» est faitde la superposition de nos états successifs. Mais cettesuperposition n’est pas immuable comme la stratification d’unemontagne. Perpétuellement des soulèvements font affleurer à lasurface des couches anciennes. Je me retrouvais après la soiréechez la princesse de Guermantes, attendant l’arrivée d’Albertine.Qu’avait-elle fait cette nuit-là&|160;? M’avait-elle trompé&|160;?Avec qui&|160;? Les révélations d’Aimé, même si je les acceptais,ne diminuaient en rien pour moi l’intérêt anxieux, désolé, de cettequestion inattendue, comme si chaque Albertine différente, chaquesouvenir nouveau, posait un problème de jalousie particulier auquelles solutions des autres ne pouvaient pas s’appliquer. Mais jen’aurais pas voulu savoir seulement avec quelle femme elle avaitpassé cette nuit-là, mais quel plaisir particulier cela luireprésentait, ce qui se passait à ce moment-là en elle.Quelquefois, à Balbec, Françoise était allée la chercher, m’avaitdit l’avoir trouvée penchée à sa fenêtre, l’air inquiet, chercheur,comme si elle attendait quelqu’un. Mettons que j’apprisse que lajeune fille attendue était Andrée, quel était l’état d’esprit danslequel Albertine l’attendait, cet état d’esprit caché derrière leregard inquiet et chercheur&|160;? Ce goût, quelle importanceavait-il pour Albertine&|160;? quelle place tenait-il dans sespréoccupations&|160;? Hélas, en me rappelant mes propres agitationschaque fois que j’avais remarqué une jeune fille qui me plaisait,quelquefois seulement quand j’avais entendu parler d’elle sansl’avoir vue, mon souci de me faire beau, d’être avantagé, messueurs froides, je n’avais pour me torturer qu’à imaginer ce mêmevoluptueux émoi chez Albertine. Et déjà c’était assez pour metorturer, pour me dire qu’à côté de cela des conversationssérieuses avec moi sur Stendhal et Victor Hugo avaient dû bien peupeser pour elle, pour sentir son cœur attiré vers d’autres êtres,se détacher du mien, s’incarner ailleurs. Mais l’importance mêmeque ce désir devait avoir pour elle et les réserves qui seformaient autour de lui ne pouvaient pas me révéler ce que,qualitativement, il était, bien plus, comment elle le qualifiaitquand elle s’en parlait à elle-même. Dans la souffrance physique aumoins nous n’avons pas à choisir nous-même notre douleur. Lamaladie la détermine et nous l’impose. Mais dans la jalousie ilnous faut essayer en quelque sorte des souffrances de tout genre etde toute grandeur, avant de nous arrêter à celle qui nous paraîtpouvoir convenir. Et quelle difficulté plus grande quand il s’agitd’une souffrance comme de sentir celle qu’on aimait éprouvant duplaisir avec des êtres différents de nous, qui lui donnent dessensations que nous ne sommes pas capables de lui donner, ou qui dumoins, par leur configuration, leur aspect, leurs façons, luireprésentent tout autre chose que nous. Ah&|160;! qu’Albertinen’avait-elle aimé Saint-Loup&|160;! comme il me semble que j’eussemoins souffert&|160;! Certes nous ignorons la sensibilitéparticulière de chaque être, mais d’habitude nous ne savons mêmepas que nous l’ignorons, car cette sensibilité des autres nous estindifférente. Pour ce qui concernait Albertine, mon malheur ou monbonheur eût dépendu de ce qu’était cette sensibilité&|160;; jesavais bien qu’elle m’était inconnue, et qu’elle me fût inconnuem’était déjà une douleur. Les désirs, les plaisirs inconnus queressentait Albertine, une fois j’eus l’illusion de les voir quand,quelque temps après la mort d’Albertine, Andrée vint chez moi.

Pour la première fois elle me semblait belle, je me disais queces cheveux presque crépus, ces yeux sombres et cernés, c’étaitsans doute ce qu’Albertine avait tant aimé, la matérialisationdevant moi de ce qu’elle portait dans sa rêverie amoureuse, de cequ’elle voyait par les regards anticipateurs du désir le jour oùelle avait voulu si précipitamment revenir de Balbec.

Comme une sombre fleur inconnue qui m’était par delà le tombeaurapportée des profondeurs d’un être où je n’avais pas su ladécouvrir, il me semblait, exhumation inespérée d’une reliqueinestimable, voir devant moi le désir incarné d’Albertine qu’Andréeétait pour moi, comme Vénus était le désir de Jupiter. Andréeregrettait Albertine, mais je sentis tout de suite qu’elle ne luimanquait pas. Éloignée de force de son amie par la mort, ellesemblait avoir pris aisément son parti d’une séparation définitive,que je n’eusse pas osé lui demander quand Albertine était vivante,tant j’aurais craint de ne pas arriver à obtenir le consentementd’Andrée. Elle semblait au contraire accepter sans difficulté cerenoncement, mais précisément au moment où il ne pouvait plus meprofiter. Andrée m’abandonnait Albertine, mais morte, et ayantperdu pour moi non seulement sa vie mais, rétrospectivement, un peude sa réalité, puisque je voyais qu’elle n’était pas indispensable,unique pour Andrée qui avait pu la remplacer par d’autres.

Du vivant d’Albertine, je n’eusse pas osé demander à Andrée desconfidences sur le caractère de leur amitié entre elles et avecl’amie de Mlle Vinteuil, n’étant pas certain, sur lafin, qu’Andrée ne répétât pas à Albertine tout ce que je luidisais. Maintenant un tel interrogatoire, même s’il devait êtresans résultat, serait au moins sans danger. Je parlai à Andrée, nonsur un ton interrogatif mais comme si je l’avais su de tout temps,peut-être par Albertine, du goût qu’elle-même Andrée avait pour lesfemmes et de ses propres relations avec Mlle Vinteuil.Elle avoua tout cela sans aucune difficulté, en souriant. De cetaveu je pouvais tirer de cruelles conséquences&|160;; d’abord parcequ’Andrée, si affectueuse et coquette avec bien des jeunes gens àBalbec, n’aurait donné lieu pour personne à la suppositiond’habitudes qu’elle ne niait nullement, de sorte que, par voied’analogie, en découvrant cette Andrée nouvelle je pouvais penserqu’Albertine les eût confessées avec la même facilité à tout autrequ’à moi, qu’elle sentait jaloux. Mais, d’autre part, Andrée ayantété la meilleure amie d’Albertine, et celle pour laquelle celle-ciétait probablement revenue exprès de Balbec, maintenant qu’Andréeavait ces goûts, la conclusion qui devait s’imposer à mon espritétait qu’Albertine et Andrée avaient toujours eu des relationsensemble. Certes, comme en présence d’une personne étrangère onn’ose pas toujours prendre connaissance du présent qu’elle vousremet et dont on ne défera l’enveloppe que quand ce donataire seraparti, tant qu’Andrée fut là je ne rentrai pas en moi-même pour yexaminer la douleur qu’elle m’apportait, et que je sentais biencauser déjà à mes serviteurs physiques, les nerfs, le cœur, degrands troubles dont par bonne éducation je feignais de ne pasm’apercevoir, parlant au contraire le plus gracieusement du mondeavec la jeune fille que j’avais pour hôte sans détourner mesregards vers ces incidents intérieurs. Il me fut particulièrementpénible d’entendre Andrée me dire en parlant d’Albertine&|160;:«&|160;Ah&|160;! oui, elle aimait bien qu’on allât se promener dansla vallée de Chevreuse.&|160;» À l’univers vague et inexistant oùse passaient les promenades d’Albertine et d’Andrée, il me semblaitque celle-ci venait, par une création postérieure et diabolique,d’ajouter une vallée maudite. Je sentais qu’Andrée allait me diretout ce qu’elle faisait avec Albertine, et, tout en essayant parpolitesse, par habileté, par amour-propre, peut-être parreconnaissance, de me montrer de plus en plus affectueux, tandisque l’espace que j’avais pu concéder encore à l’innocenced’Albertine se rétrécissait de plus en plus, il me semblaitm’apercevoir que, malgré mes efforts, je gardais l’aspect figé d’unanimal autour duquel un cercle progressivement resserré estlentement décrit par l’oiseau fascinateur, qui ne se presse pasparce qu’il est sûr d’atteindre quand il le voudra la victime quine lui échappera plus. Je la regardais pourtant, et avec ce quireste d’enjouement, de naturel et d’assurance aux personnes quiveulent faire semblant de ne pas craindre qu’on les hypnotise enles fixant, je dis à Andrée cette phrase incidente&|160;: «&|160;Jene vous en avais jamais parlé de peur de vous fâcher, mais,maintenant qu’il nous est doux de parler d’elle, je puis bien vousdire que je savais depuis bien longtemps les relations de ce genreque vous aviez avec Albertine. D’ailleurs, cela vous fera plaisirquoique vous le sachiez déjà&|160;: Albertine vous adorait.&|160;»Je dis à Andrée que c’eût été une grande curiosité pour moi si elleavait voulu me laisser la voir, même simplement en se bornant à descaresses qui ne la gênassent pas trop devant moi, faire cela aveccelles des amies d’Albertine qui avaient ces goûts, et je nommaiRosemonde, Berthe, toutes les amies d’Albertine, pour savoir.«&|160;Outre que pour rien au monde je ne ferais ce que vous ditesdevant vous, me répondit Andrée, je ne crois pas qu’aucune decelles que vous dites ait ces goûts.&|160;» Me rapprochant malgrémoi du monstre qui m’attirait, je répondis&|160;:«&|160;Comment&|160;! vous n’allez pas me faire croire que de toutevotre bande il n’y avait qu’Albertine avec qui vous fissiezcela&|160;! – Mais je ne l’ai jamais fait avec Albertine. – Voyons,ma petite Andrée, pourquoi nier des choses que je sais depuis aumoins trois ans&|160;; je n’y trouve rien de mal, au contraire.Justement, à propos du soir où elle voulait tant aller le lendemainavec vous chez Mme Verdurin, vous vous souvenezpeut-être… &|160;» Avant que j’eusse continué ma phrase, je visdans les yeux d’Andrée, qu’il faisait pointus comme ces pierresqu’à cause de cela les joailliers ont de la peine à employer,passer un regard préoccupé, comme ces têtes de privilégiés quisoulèvent un coin du rideau avant qu’une pièce soit commencée etqui se sauvent aussitôt pour ne pas être aperçus. Ce regard inquietdisparut, tout était rentré dans l’ordre, mais je sentais que toutce que je verrais maintenant ne serait plus qu’arrangé facticementpour moi. À ce moment je m’aperçus dans la glace&|160;; je fusfrappé d’une certaine ressemblance entre moi et Andrée. Si jen’avais pas cessé depuis longtemps de me raser et que je n’eusse euqu’une ombre de moustache, cette ressemblance eût été presquecomplète. C’était peut-être en regardant, à Balbec, ma moustachequi repoussait à peine qu’Albertine avait subitement eu ce désirimpatient, furieux, de revenir à Paris. «&|160;Mais je ne peuxpourtant pas dire ce qui n’est pas vrai pour la simple raison quevous ne le trouveriez pas mal. Je vous jure que je n’ai jamais rienfait avec Albertine, et j’ai la conviction qu’elle détestait ceschoses-là. Les gens qui vous ont dit cela vous ont menti, peut-êtredans un but intéressé&|160;», me dit-elle d’un air interrogateur etméfiant. «&|160;Enfin soit, puisque vous ne voulez pas me ledire&|160;», répondis-je. Je préférais avoir l’air de ne pasvouloir donner une preuve que je ne possédais pas. Pourtant jeprononçai vaguement et à tout hasard le nom des Buttes-Chaumont.«&|160;J’ai pu aller aux Buttes-Chaumont avec Albertine, maisest-ce un endroit qui a quelque chose de particulièrementmal&|160;?&|160;» Je lui demandai si elle ne pourrait pas en parlerà Gisèle qui, à une certaine époque, avait intimement connuAlbertine. Mais Andrée me déclara, qu’après une infamie que venaitde lui faire dernièrement Gisèle, lui demander un service était laseule chose qu’elle refuserait toujours de faire pour moi.«&|160;Si vous la voyez, ajouta-t-elle, ne lui dites pas ce que jevous ai dit d’elle, inutile de m’en faire une ennemie. Elle sait ceque je pense d’elle, mais j’ai toujours mieux aimé éviter avec elleles brouilles violentes qui n’amènent que des raccommodements. Etpuis elle est dangereuse. Mais vous comprenez que, quand on a lu lalettre que j’ai eue il y a huit jours sous les yeux et où ellementait avec une telle perfidie, rien, même les plus belles actionsdu monde, ne peuvent effacer le souvenir de cela.&|160;» En somme,si Andrée ayant ces goûts au point de ne s’en cacher nullement, etAlbertine ayant eu pour elle la grande affection que trèscertainement elle avait, malgré cela Andrée n’avait jamais eu derelations charnelles avec Albertine et avait toujours ignoréqu’Albertine eût de tels goûts, c’est qu’Albertine ne les avaitpas, et n’avait eu avec personne les relations que plus qu’avecaucune autre elle aurait eues avec Andrée. Aussi quand Andrée futpartie, je m’aperçus que son affirmation si nette m’avait apportédu calme. Mais peut-être était-elle dictée par le devoir, auquelAndrée se croyait obligée envers la morte dont le souvenir existaitencore en elle, de ne pas laisser croire ce qu’Albertine lui avaitsans doute, pendant sa vie, demandé de nier.

Les romanciers prétendent souvent, dans une introduction, qu’envoyageant dans un pays ils ont rencontré quelqu’un qui leur araconté la vie d’une personne. Ils laissent alors la parole à cetami de rencontre, et le récit qu’il leur fait, c’est précisémentleur roman. Ainsi la vie de Fabrice del Dongo fut racontée àStendhal par un chanoine de Padoue. Combien nous voudrions, quandnous aimons, c’est-à-dire quand l’existence d’une autre personnenous semble mystérieuse, trouver un tel narrateur informé&|160;! Etcertes il existe. Nous-même, ne racontons-nous pas souvent, sansaucune passion, la vie de telle ou telle femme à un de nos amis, ouà un étranger, qui ne connaissaient rien de ses amours et nousécoutent avec curiosité&|160;? L’homme que j’étais quand je parlaisà Bloch de la princesse de Guermantes, de Mme Swann, cetêtre-là existait qui eût pu me parler d’Albertine, cet être-làexiste toujours… mais nous ne le rencontrons jamais. Il me semblaitque, si j’avais pu trouver des femmes qui l’eussent connue, j’eusseappris tout ce que j’ignorais. Pourtant, à des étrangers il eût dûsembler que personne autant que moi ne pouvait connaître sa vie.Même ne connaissais-je pas sa meilleure amie, Andrée&|160;? C’estainsi que l’on croit que l’ami d’un ministre doit savoir la véritésur certaines affaires ou ne pourra pas être impliqué dans unprocès. Seul, à l’user, l’ami a appris que, chaque fois qu’ilparlait politique au ministre, celui-ci restait dans desgénéralités et lui disait tout au plus ce qu’il y avait dans lesjournaux, ou que, s’il a eu quelque ennui, ses démarchesmultipliées auprès du ministre ont abouti chaque fois à un«&|160;ce n’est pas en mon pouvoir&|160;» sur lequel l’ami estlui-même sans pouvoir. Je me disais&|160;: «&|160;Si j’avais puconnaître tels témoins&|160;!&|160;» desquels, si je les avaisconnus, je n’aurais probablement pas pu obtenir plus que d’Andrée,dépositaire elle-même d’un secret qu’elle ne voulait pas livrer.Différant en cela encore de Swann qui, quand il ne fut plus jaloux,cessa d’être curieux de ce qu’Odette avait pu faire avecForcheville, même, après ma jalousie passée, connaître lablanchisseuse d’Albertine, des personnes de son quartier, yreconstituer sa vie, ses intrigues, cela seul avait du charme pourmoi. Et comme le désir vient toujours d’un prestige préalable,comme il était advenu pour Gilberte, pour la duchesse deGuermantes, ce furent, dans ces quartiers où avait autrefois vécuAlbertine, les femmes de son milieu que je recherchai et dontseules j’eusse pu désirer la présence. Même sans rien pouvoir enapprendre, c’étaient les seules femmes vers lesquelles je mesentais attiré, étant celles qu’Albertine avait connues ou qu’elleaurait pu connaître, femmes de son milieu ou des milieux où elle seplaisait, en un mot celles qui avaient pour moi le prestige de luiressembler ou d’être de celles qui lui eussent plu. Me rappelantainsi soit Albertine elle-même, soit le type pour lequel elle avaitsans doute une préférence, ces femmes éveillaient en moi unsentiment cruel de jalousie ou de regret, qui plus tard, quand monchagrin s’apaisa, se mua en une curiosité non exempte de charme. Etparmi ces dernières, surtout les filles du peuple, à cause de cettevie si différente de celle que je connaissais, et qui est la leur.Sans doute, c’est seulement par la pensée qu’on possède des choses,et on ne possède pas un tableau parce qu’on l’a dans sa salle àmanger si on ne sait pas le comprendre, ni un pays parce qu’on yréside sans même le regarder. Mais enfin j’avais autrefoisl’illusion de ressaisir Balbec quand, à Paris, Albertine venait mevoir et que je la tenais dans mes bras. De même je prenais uncontact, bien étroit et furtif d’ailleurs, avec la vie d’Albertine,l’atmosphère des ateliers, une conversation de comptoir, l’âme destaudis, quand j’embrassais une ouvrière. Andrée, ces autres femmes,tout cela par rapport à Albertine – comme Albertine avait étéelle-même par rapport à Balbec – étaient de ces substituts deplaisirs se remplaçant l’un l’autre en dégradations successives,qui nous permettent de nous passer de celui que nous ne pouvonsplus atteindre, voyage à Balbec ou amour d’Albertine (comme le faitd’aller au Louvre voir un Titien qui y fut jadis console de nepouvoir aller à Venise), de ces plaisirs qui, séparés les uns desautres par des nuances indiscernables, font de notre vie comme unesuite de zones concentriques, contiguës, harmoniques et dégradées,autour d’un désir premier qui a donné le ton, éliminé ce qui ne sefond pas avec lui et répandu la teinte maîtresse (comme celam’était arrivé aussi, par exemple, pour la duchesse de Guermanteset pour Gilberte). Andrée, ces femmes, étaient pour le désir, queje savais ne plus pouvoir exaucer, d’avoir auprès de moi Albertinece qu’un soir, avant que je connusse Albertine autrement que devue, avait été l’ensoleillement tortueux et frais d’une grappe deraisin.

Associées maintenant au souvenir de mon amour, lesparticularités physiques et sociales d’Albertine, malgré lesquellesje l’avais aimée, orientaient au contraire mon désir vers ce qu’ileût autrefois le moins naturellement choisi&|160;: des brunes de lapetite bourgeoisie. Certes, ce qui commençait partiellement àrenaître en moi, c’était cet immense désir que mon amour pourAlbertine n’avait pu assouvir, cet immense désir de connaître lavie que j’éprouvais autrefois sur les routes de Balbec, dans lesrues de Paris, ce désir qui m’avait fait tant souffrir quand,supposant qu’il existait aussi au cœur d’Albertine, j’avais voulula priver des moyens de le contenter avec d’autres que moi.Maintenant que je pouvais supporter l’idée de son désir, commecette idée était aussitôt éveillée par le mien ces deux immensesappétits coïncidaient, j’aurais voulu que nous pussions nous ylivrer ensemble, je me disais&|160;: «&|160;cette fille lui auraitplu&|160;», et par ce brusque détour pensant à elle et à sa mort,je me sentais trop triste pour pouvoir poursuivre plus loin mondésir. Comme autrefois le côté de Méséglise et celui de Guermantesavaient établi les assises de mon goût pour la campagne etm’eussent empêché de trouver un charme profond dans un pays où iln’y aurait pas eu de vieille église, de bleuets, de boutons d’or,c’est de même en les rattachant en moi à un passé plein de charmeque mon amour pour Albertine me faisait exclusivement rechercher uncertain genre de femmes&|160;; je recommençais, comme avant del’aimer, à avoir besoin d’harmoniques d’elle qui fussentinterchangeables avec mon souvenir devenu peu à peu moins exclusif.Je n’aurais pu me plaire maintenant auprès d’une blonde et fièreduchesse, parce qu’elle n’eût éveillé en moi aucune des émotionsqui partaient d’Albertine, de mon désir d’elle, de la jalousie quej’avais eue de ses amours, de mes souffrances, de sa mort. Car nossensations pour être fortes ont besoin de déclencher en nousquelque chose de différent d’elles, un sentiment qui ne pourra pastrouver dans le plaisir de satisfaction mais qui s’ajoute au désir,l’enfle, le fait s’accrocher désespérément au plaisir. Au fur et àmesure que l’amour qu’avait éprouvé Albertine pour certaines femmesne me faisait plus souffrir, il rattachait ces femmes à mon passé,leur donnait quelque chose de plus réel, comme aux boutons d’or,aux aubépines le souvenir de Combray donnait plus de réalité qu’auxfleurs nouvelles. Même d’Andrée, je ne me disais plus avecrage&|160;: «&|160;Albertine l’aimait&|160;», mais au contraire,pour m’expliquer à moi-même mon désir, d’un air attendri&|160;:«&|160;Albertine l’aimait bien&|160;». Je comprenais maintenant lesveufs qu’on croit consolés et qui prouvent au contraire qu’ils sontinconsolables, parce qu’ils se remarient avec leur belle-sœur.Ainsi mon amour finissant semblait rendre possible pour moi denouvelles amours, et Albertine, comme ces femmes longtemps aiméespour elles-mêmes qui plus tard, sentant le goût de leur amants’affaiblir, conservent leur pouvoir en se contentant du rôled’entremetteuses, parait pour moi, comme la Pompadour pour LouisXV, de nouvelles fillettes. Même autrefois, mon temps était divisépar périodes où je désirais telle femme, ou telle autre. Quand lesplaisirs violents donnés par l’une étaient apaisés, je souhaitaiscelle qui donnait une tendresse presque pure, jusqu’à ce que lebesoin de caresses plus savantes ramenât le désir de la première.Maintenant ces alternances avaient pris fin, ou du moins l’une despériodes se prolongeait indéfiniment. Ce que j’aurais voulu, c’estque la nouvelle venue vînt habiter chez moi et me donnât le soiravant de me quitter un baiser familial de sœur. De sorte quej’aurais pu croire – si je n’avais fait l’expérience de la présenceinsupportable d’une autre – que je regrettais plus un baiser quecertaines lèvres, un plaisir qu’un amour, une habitude qu’unepersonne. J’aurais voulu aussi que les nouvelles venues pussent mejouer du Vinteuil comme Albertine, causer comme elle avec moid’Elstir. Tout cela était impossible. Leur amour ne vaudrait pas lesien, pensais-je, soit qu’un amour auquel s’annexaient tous cesépisodes, des visites aux musées, des soirées au concert, toute unevie compliquée qui permet des correspondances, des conversations,un flirt préliminaire aux relations elles-mêmes, une amitié graveaprès, possédât plus de ressources qu’un amour pour une femme quine sait que se donner, comme un orchestre plus qu’un piano&|160;;soit que, plus profondément, mon besoin du même genre de tendresseque me donnait Albertine, la tendresse d’une fille assez cultivéeet qui fût en même temps une sœur, ne fût – comme le besoin defemmes du même milieu qu’Albertine – qu’une reviviscence dusouvenir d’Albertine, du souvenir de mon amour pour elle. Et unefois de plus j’éprouvais d’abord que le souvenir n’est pasinventif, qu’il est impuissant à désirer rien d’autre, même rien demieux que ce que nous avons possédé&|160;; ensuite qu’il estspirituel, de sorte que la réalité ne peut lui fournir l’état qu’ilcherche&|160;; enfin que, s’appliquant à une personne morte, larenaissance qu’il incarne est moins celle du besoin d’aimer, auquelil fait croire, que celle du besoin de l’absente. De sorte que laressemblance avec Albertine, de la femme que j’avais choisie, laressemblance même, si j’arrivais à l’obtenir, de sa tendresse aveccelle d’Albertine, ne me faisaient que mieux sentir l’absence de ceque j’avais, sans le savoir, cherché, de ce qui était indispensablepour que renaquît mon bonheur, c’est-à-dire Albertine elle-même, letemps que nous avions vécu ensemble, le passé à la recherche duquelj’étais sans le savoir. Certes, par les jours clairs, Parism’apparaissait innombrablement fleuri de toutes les fillettes, nonque je désirais, mais qui plongeaient leurs racines dansl’obscurité du désir et des soirées inconnues d’Albertine. C’étaittelle de celles dont elle m’avait dit tout au début, quand elle nese méfiait pas de moi&|160;: «&|160;Elle est ravissante, cettepetite, comme elle a de jolis cheveux&|160;!&|160;» Toutes lescuriosités que j’avais eues autrefois de sa vie, quand je ne laconnaissais encore que de vue, et, d’autre part, tous mes désirs dela vie se confondaient en cette seule curiosité, voir Albertineavec d’autres femmes, peut-être parce que ainsi, elles parties, jeserais resté seul avec elle, le dernier et le maître. Et en voyantses hésitations, son incertitude en se demandant s’il valait lapeine de passer la soirée avec telle ou telle, sa satiété quandl’autre était partie, peut-être sa déception, j’eusse éclairé,j’eusse ramené à de justes proportions la jalousie que m’inspiraitAlbertine, parce que, la voyant ainsi les éprouver, j’aurais prisla mesure et découvert la limite de ses plaisirs. De combien deplaisirs, de quelle douce vie elle nous a privés, me disais-je, parcette farouche obstination à nier son goût&|160;! Et comme une foisde plus je cherchais quelle avait pu être la raison de cetteobstination, tout d’un coup le souvenir me revint d’une phrase queje lui avais dite à Balbec le jour où elle m’avait donné un crayon.Comme je lui reprochais de ne pas m’avoir laissé l’embrasser, jelui avais dit que je trouvais cela aussi naturel que je trouvaisignoble qu’une femme eût des relations avec une autre femme. Hélas,peut-être Albertine s’était-elle toujours rappelé cette phraseimprudente.

Je ramenais avec moi les filles qui m’eussent le moins plu, jelissais des bandeaux à la vierge, j’admirais un petit nez bienmodelé, une pâleur espagnole. Certes autrefois, même pour une femmeque je ne faisais qu’apercevoir sur une route de Balbec, dans unerue de Paris, j’avais senti ce que mon désir avait d’individuel, etque c’était le fausser que de chercher à l’assouvir avec un autreobjet. Mais la vie, en me découvrant peu à peu la permanence de nosbesoins, m’avait appris que faute d’un être il faut se contenterd’un autre, – et je sentais que ce que j’avais demandé à Albertine,une autre, Mlle de Stermaria, eût pu me le donner. Maisç’avait été Albertine&|160;; et entre la satisfaction de mesbesoins de tendresse et les particularités de son corps unentrelacement de souvenirs s’était fait tellement inextricable queje ne pouvais plus arracher à un désir de tendresse toute cettebroderie des souvenirs du corps d’Albertine. Elle seule pouvait medonner ce bonheur. L’idée de son unicité n’était plus un apriori métaphysique puisé dans ce qu’Albertine avaitd’individuel, comme jadis pour les passantes, mais un aposteriori constitué par l’imbrication contingente etindissoluble de mes souvenirs. Je ne pouvais plus désirer unetendresse sans avoir besoin d’elle, sans souffrir de son absence.Aussi la ressemblance même de la femme choisie, de la tendressedemandée, avec le bonheur que j’avais connu, ne me faisait quemieux sentir tout ce qui leur manquait pour qu’il pût renaître. Cemême vide que je sentais dans ma chambre depuis qu’Albertine étaitpartie, et que j’avais cru combler en serrant des femmes contremoi, je le retrouvais en elles. Elles ne m’avaient jamais parlé,elles, de la musique de Vinteuil, des Mémoires de Saint-Simon,elles n’avaient pas mis un parfum trop fort pour venir me voir,elles n’avaient pas joué à mêler leurs cils aux miens, touteschoses importantes parce qu’elles permettent, semble-t-il, de rêverautour de l’acte sexuel lui-même et de se donner l’illusion del’amour, mais en réalité parce qu’elles faisaient partie dusouvenir d’Albertine et que c’était elle que j’aurais voulutrouver. Ce que ces femmes avaient d’Albertine me faisait mieuxressentir ce que d’elle il leur manquait, et qui était tout, et quine serait plus jamais puisque Albertine était morte. Et ainsi monamour pour Albertine, qui m’avait attiré vers ces femmes, me lesrendait indifférentes, et peut-être mon regret d’Albertine et lapersistance de ma jalousie, qui avaient déjà dépassé par leur duréemes prévisions les plus pessimistes, n’auraient sans doute jamaischangé beaucoup, si leur existence, isolée du reste de ma vie,avait seulement été soumise au jeu de mes souvenirs, aux actions etréactions d’une psychologie applicable à des états immobiles, etn’avait pas été entraînée vers un système plus vaste où les âmes semeuvent dans le temps comme les corps dans l’espace. Comme il y aune géométrie dans l’espace, il y a une psychologie dans le temps,où les calculs d’une psychologie plane ne seraient plus exactsparce qu’on n’y tiendrait pas compte du temps et d’une des formesqu’il revêt, l’oubli&|160;; l’oubli dont je commençais à sentir laforce et qui est un si puissant instrument d’adaptation à laréalité parce qu’il détruit peu à peu en nous le passé survivantqui est en constante contradiction avec elle. Et j’aurais vraimentbien pu deviner plus tôt qu’un jour je n’aimerais plus Albertine.Quand j’avais compris, par la différence qu’il y avait entre ce quel’importance de sa personne et de ses actions était pour moi etpour les autres, que mon amour était moins un amour pour elle qu’unamour en moi, j’aurais pu déduire diverses conséquences de cecaractère subjectif de mon amour, et, qu’étant un état mental, ilpouvait notamment survivre assez longtemps à la personne, maisaussi que n’ayant avec cette personne aucun lien véritable, n’ayantaucun soutien en dehors de soi, il devrait, comme tout état mental,même les plus durables, se trouver un jour hors d’usage, être«&|160;remplacé&|160;», et que ce jour-là tout ce qui semblaitm’attacher si doucement, indissolublement, au souvenir d’Albertinen’existerait plus pour moi. C’est le malheur des êtres de n’êtrepour nous que des planches de collections fort usables dans notrepensée. Justement à cause de cela on fonde sur eux des projets quiont l’ardeur de la pensée&|160;; mais la pensée se fatigue, lesouvenir se détruit, le jour viendrait où je donnerais volontiers àla première venue la chambre d’Albertine, comme j’avais sans aucunchagrin donné à Albertine la bille d’agate ou d’autres présents deGilberte.

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