Amaïdée

Amaïdée

de Jules Amedee Barbey d’Aurevilly

Partie 1

Un soir, le poète Somegod était assis à sa porte, sur la pierre qu’il avait roulée près du seuil. Le soleil, comme un guerrier antique dont on verrait briller l’armure d’or à travers sa tente,le soleil lançait plus d’un oblique rayon de son pavillon de carmin avant de se coucher dans l’Océan semé d’îles, ce magnifique lit de repos que Dieu fit pour lui d’un élément, et étendit au bout du ciel comme une gigantesque peau de tigre à l’usage de ses flancs lassés. Les laboureurs dételaient aux portes des fermes ; de jeunes hommes, bruns et beaux comme des Actéons, poussaient les chevaux aux abreuvoirs. Les campagnes, couvertes de blés jaunissants et de haies fleuries, tiédissaient des dernières lueurs, et des derniers murmures de chaque buisson lointain, de chaque bleuâtre colline, montait un chant d’oiseau ou de voix humaine dont le vent apportait et mêlait les débris avec la fleur des châtaigniers et la feuille roussie et détachée du chêne. La vie de l’homme redoublait ainsi la vie profonde du paysage. Au pied de la falaise, où la Nature. avait creusé un havre pour les vaisseaux en détresse, les pêcheurs traînaient leur barque sur la grève, le dos tourné à l’Occident splendide qu’ils n’interrogeaient pas pour le lendemain. La dernière voile, blondie par le soleil couchant,que l’on eût pu suivre à l’horizon, venait de disparaître, comme un cap enfin surmonté, derrière une vague luisante et indéfinie, et lamer rêveuse restait là, le sein sans soupir et tout nud, comme une femme qui a détaché sa ceinture et rejeté son bouquet pourdormir.

Quelques mouettes s’abritaient au toit de la maison du poèteSomegod, bâtie sur la pente de la falaise. Pauvre maison, dont leciment tenait à peine et le toit pendait à moitié, maison quin’était qu’un abri au poète comme à la mouette sauvage. « Auxhommes mortels – disait Somegod – et aux oiseaux qui passent,faut-il donc plus que des abris ? » Le toit fragile branlaitaux aspérités du roc éternel : ainsi l’espérance en l’âmeimmortelle, cette frêle richesse des justes, a parfois pour base lavertu. Hélas ! si fragile qu’il fût, bien des générations demouettes y remplaceraient celles qui, lasses du vol et de la mer, yvenaient sécher leurs ailes trempées, et cette chose rare etgrande, et qui dure peu, un Poète, aurait bien après Somegod letemps d’y revenir !

Une vigne, que l’air marin avait frappée d’aridité, tordue auxcontours de la porte de Somegod, semblait une de ces couronnes quel’on appendait au seuil des Temples anciens et qui s’y étaitflétrie, comme un don méprisé par les Dieux. Somegod était assis aupied. L’âpre souffle qui s’élevait de l’Océan avec les vapeurs desbrisants agitait ses noirs cheveux sur son front, en même temps sidoux et si farouche, comme la double nature de tous ces faonsblessés et qui fuient emportant le roseau empenné dans les bois. –Mais souvent, après ce vent mordant et froid, ce vent habituel desrivages, des terres cultivées et des collines parfumées quis’étendaient à la gauche de la falaise, une haleine plus douce luivenait, comme si la Nature se fût repentie, comme si, apaisée parde l’amour, elle avait eu peur de toucher trop fort son délicat etbel Alcibiade, qui n’avait pas, comme l’autre, jeté sa flûte dansles fontaines, mais qui l’avait gardée pour elle.

Un jour, il était venu des villes – on ne savait d’où – et ils’était retiré sous ce chaume désert et depuis longtemps abandonné,comme un oiseau de plus au milieu de tous ceux qui posaient leurspieds sur cette falaise où il avait trouvé son nid, – nid sans œufset sans douce couvée ; car, plus sauvage que les aigleseux-mêmes, Somegod n’avait pas de compagne qui lui peuplât sasolitude. Si quelque jeune fille des pêcheurs, quelque belle ethardie créature, libre comme l’air vif de la montagne, bondissanteet pure comme la mer, blonde comme les grèves environnantes,passait près de lui aux pentes de la falaise, aux sinuosités de labaie, Somegod ne relevait pas la tête. Il s’en allait lentement etsans but, courbé déjà comme un homme plein de jours etd’expérience. On aurait dit que la jeunesse lui avait été donnée envain.

Quand les hommes cherchent la solitude, quand on les voit serejeter au sein quitté de la Nature, on les juge d’abordmalheureux. Peut-être ce jugement n’est-il pas trop stupide pour lemonde ; car jamais la Nature n’est plus belle que quand nousavons le cœur brisé. Mais le mystère, l’éternel mystère, c’est laDouleur, cet ange à l’épée flamboyante, qui nous pousse du monde audésert et de la vie à la Nature, et qui s’assied à l’entrée denotre âme pour nous empêcher d’y rentrer si nous ne voulonspérir ! C’est cette douleur que les hommes n’ont pas vue qu’àla face, et c’est le nom de cette douleur que les hommes ignoraienten Somegod.

Ainsi, Somegod avait souffert, sans doute, mais tant de chosesfont souffrir dans la vie qu’on n’aurait osé dire de quoi cette âmeavait été atteinte. Ah ! la tunique restait en plis gracieuxsur cette poitrine et en gardait bien le secret. D’ailleurs, que cesoit pour l’empire, l’amour ou la gloire, que nous tarissons nosâmes en soupirs, ils résonnent la même harmonie, – ce ne sont tousque des soupirs, et Dieu seul ne les confond pas.

Mais que ce fût orgueil, oubli, force ou faiblesse, Somegodavait dompté les pensées de sa première jeunesse. Les passionstrompées ou invaincues ne se trahissaient pas à ses lèvres dans ceslanguissants sourires qui ne sont plus même amers, tant ils disentbien la vie, tant on est allé au fond des choses ! Nulleflamme âcre et coupable ne brillait dans ses longs yeux noirs, quin’étaient sombres qu’à force de profondeur, et que jamais laVolupté et le Doute, ces deux énervations terribles, ne luifaisaient voiler à demi entre ses paupières rapprochées, regard defemme, de serpent et de mourant tout ensemble, et que vous aviez, ôByron ! L’habituelle tristesse de son visage n’était pas unetristesse humaine. Elle n’était humaine qu’en tant qu’elle étaittristesse ; car les plus grandes sont encore denous !

À quoi rêvait-il, le Poète, ce soir-là, assis sur son granittriangulaire, informe trépied pour la Muse, tout ce qui reste àcette grande exilée du monde de son vieux culte de Déesse : unepierre rongée de chryste marine et de mousse, au bord de l’Océan etau fond des bois, – et de loin en loin quelques poitrines ?…Pourquoi Somegod, à cette heure sacrée, n’avait-il pas sa harpeentre ses genoux nerveux, ne fût-ce que pour y appuyer sa têteinclinée et écouter le vent du ciel et de l’onde soupirer, enpassant à travers les cordes ébranlées, l’agonie du jour ?Ah ! c’est qu’une harpe manquait à Somegod, qu’elle manque àtous, et qu’elle n’est qu’un gracieux symbole. Les Poètes passentdans la vie les mains oisives, ne sachant les poser que sur leurscœurs ou à leurs fronts, d’où ils tirent seulement quelques doucesparoles que parfois la Justice de Dieu fait immortelles.

Non ! le Poète ne rêvait pas à cette heure. Il parlait, etce n’était plus par mots entrecoupés comme il lui en échappaitsouvent dans le silence quand, ivre de la Nature et de la Pensée,il versait des pleurs sur les sables qu’il foulait en chancelant,et qu’il répandait son âme à ses pieds comme une femme, folle devolupté ou de douleur, y répandrait sa chevelure. Les paroles qu’ildisait, il ne s’en soulageait pas. Elles n’étaient point de cesgrandes irruptions de l’âme infinie dans l’espace immense, domainedont, comme les Dieux d’Homère, en trois pas elle a fait le tour.Ces paroles étaient bonnes et hospitalières, pleines de sincéritéet d’affection ; il les adressait à un homme encore dans lafleur de la vie, quand vingt-cinq ans la font pencher un peu sousle trop mûr épanouissement. – Celui-ci était debout, une mainétendue sur les anfractuosités du rocher contre lequel il étaitappuyé et qu’il dominait de tout le buste, buste mince et pliantcomme celui d’une femme, enveloppe presque immatérielle despassions qui semblaient l’avoir consumé. Il tenait d’une main unbâton de voyage semblable à celui que les mendiants, les seulspèlerins de notre âge, ont l’habitude de porter, et dont iltourmentait rêveusement le sol.

– Te voilà donc, Altaï ! – lui disait Somegod. – C’est bientoi ! Un peu plus avancé dans la vie, après deux ans que nousne nous sommes revus, après les siècles de ces quelquesjours ! Te voilà revenu à Somegod, te voilà cherchant le Poèteet sa solitude. Va ! je ne t’avais point oublié. Tu n’es pointde ceux qu’on oublie. Quand, il y a trois heures, tu descendais laplus lointaine de ces collines que le soleil couvrait de sesruissellements d’or, je t’ai reconnu, ô Altaï ! Je t’ai bienreconnu à ta démarche, à la manière dont tu portais la tête, à lafierté calme et jamais démentie de tes mouvements. Je me suis dit :« C’est Altaï qui descend là-bas la colline ; c’est lui quirevient trouver Somegod, le poète, le rêveur, le défaillant. » Etj’ai éprouvé jusque dans la moelle de mes os une joie secrète,quelque chose de véhément et d’intime comparable, sans doute, à cequ’éprouvent les hommes capables d’amitié, et j’ai mieux compris,dans cet élan de mon âme à toi, ces sentiments qu’avant de teconnaître je me croyais interdits. Je me suis levé de cette pierreoù je passe une partie de mes jours et j’ai pris mon bâton blancderrière ma porte, et j’ai descendu plus vitement la falaise que lajeune fille qui va voir débarquer son père le pêcheur, après uneabsence de sept nuits. Je me suis arrêté plusieurs fois pour teregarder venir. Je cherchais à démêler de si loin dans ton allureet tes attitudes le travail de ces deux ans écoulés ! Mais tun’avais pas plus changé qu’un marbre sur un piédestal : ton pied,contempteur de la terre, la foulait toujours avec le même mépris,et comme autrefois tu portais légèrement la fatigue et le poids dusoleil, et dans la route comme dans la vie, tu ne te reposais paspour boire aux fossés et cueillir des églantines aux buissons.

« C’était toi ! c’était bien toi ! Mais tu n’étaisplus seul, Altaï. Tu donnais le bras à une femme que la fatigueavait brisée et qui chancelait, quoique soutenue par toi.Hélas ! c’est notre destinée à nous tous, faibles créaturesque tu as prises dans tes bras stoïques, de chanceler encore quandtu nous soutiens ! On n’échappe point aux lois de soi-même. Neme l’as-tu pas dit souvent, quand tu avais cherché à armer mon seinde ton âme et que toi, qui peux tant de choses, tu sentais que tune pouvais pas ? Homme unique et que le désespoir ne peutatteindre, homme qui, à force d’intelligence, n’as plus besoin derésignation, tu me répétais, avec ton calme si doux et si beau,avec ta suprême miséricorde : « Tu n’as pas été créé pour combattreet vaincre ! Ne perds pas tes facultés à cela. Pourquoi lebassin qui réfléchit le ciel désirerait-il être une des montagnesqui l’entourent ? Il n’y a que Dieu qui sache lequel est leplus beau dans la création qu’il a faite, de la montagne ou dubassin. »

« Quelle était cette femme, ô Altaï ? Je l’ai vue de plusprès quand tu t’es approché et que j’ai pris ta main dans lesmiennes, et quoique la beauté des femmes ne me cause pasd’impressions bien vives et que Dieu m’en ait refusél’intelligence, cependant elle m’a semblé belle. Et puis elle n’estpas née d’hier non plus ; elle a bu aux sources des chosescomme nous. La première guirlande de ses jours est fanée et tombéedans le torrent qui l’emporte, et la trace des douleurs fume à sonfront, comme sur la route celle du char qui vient d’y passer !Pour moi, c’est la beauté suprême que cette attestation, écrite auvisage dans ces altérations, que la vie n’a pas été bonne. Toutefemme qui souffrit est plus que belle à mes yeux : elle est sainte.Douleur ! douleur ! on a là le plus merveilleux desprestiges. Vous vous mêlez jusqu’au seul amour de mon âme, dans monculte de la Nature. Je me sens plus pieux pour elle les jours oùelle paraît souffrir, et je l’aime mieux éplorée quetoute-puissante.

« Qu’est-elle, cette femme, ô Altaï ? Pourquoi l’as-tuamenée en cette solitude ? Est-ce l’amour qui l’attache à tespas ? Est-ce cette amitié plus belle que l’amour encore et quetu as longtemps cherchée, ce magnifique sentiment dont tu parlaisavec tant d’éloquence entre une femme pure et un homme fort ?L’aurais-tu trouvée à la fin ?… Ou bien ton cœur ardent ettendre, ce grand cœur qui fait les héros et les amants, n’est-ilpas lassé d’aimer, lassé de tenter l’impossible ? Et necrois-tu plus, ô mon austère philosophe, que l’amour est unevanité, un rêve qui fuit avant le matin ? Quoi ! toujoursdes femmes dans ta vie ! toujours ce qui ne put tomber dans lamienne remplissant la tienne jusqu’aux bords ! Je ne connaisrien à ces amours terribles et suaves qui naissent entre vous tousqui vous aimez, être finis, hommes et femmes, mais, Altaï, tul’aimes sans doute, celle-ci ? Oui ! tu l’aimes ;car ta voix sonore s’assouplit comme un accent de rossignol en luiparlant ; car tes yeux, quand tu la regardes, s’attendrissentcomme si tu n’étais pas calme et grand ; car, pendant le repasfrugal à ma table de hêtre, elle n’a pas étendu la main une seulefois vers la jatte de lait que déjà elle était à ses lèvres,soulevée par ta main attentive. Et quand elle s’est couchée sur lelit de feuilles mortes du Poète, à l’abri de cette hospitalité unpeu sauvage, mais cordiale, et la seule que j’aie à offrir à lafemme délicate et lassée, tu l’as enveloppée avec un soin si pleinde tendresse et d’inquiétude qu’il semblait que tu laissasses tonâme roulée autour d’elle avec les plis de ton manteau.

– « Ô Somegod ! – répondait Altaï, – cette femme que jetraîne avec moi n’est pas celle que tu supposes. Tu t’es mépris, etces deux années ne m’ont rien appris que je ne susse avant de lesvivre. Tu ne l’ignores pas, je fus vieux de bonne heure. Il est deshommes qui sortent vieillards du ventre des mères. Toi et moi, ôSomegod ! nous sommes un peu de ces hommes-là. – Quand je tedisais que l’amour aurait moins encore que la jeunesse ;quand, le cœur plein de ce sentiment formidable qui échappe à lavolonté, je cherchais anxieusement à chaque aurore si douze heuresde nuit, un jour de plus, ne l’en avaient pas arraché, si la flammeondoyante et pure ne s’était pas éteinte dans l’âtre noir etrefroidi, ce n’était pas la terreur si commune aux hommes de voirun bien fuir les mains qui le possédaient et s’écrouler et seperdre, et les laisser veufs, pauvres, désolés ! ce n’étaitpas cette terreur qui m’égarait jusqu’au désespoir de l’amour.J’avais mis la grandeur humaine à souffrir ; je voulais êtregrand. Pourquoi donc me serais-je épouvanté de l’avenir ?Pourquoi serais-je entré en de telles défiances ? Aussiétait-ce une conviction profonde et tranquille comme le sentimentde la vie que je t’exprimais, ô Somegod ! une certitudeinébranlable et sereine qui découlait des sommets de la raison etqui projetait sa lumière sur l’âme encore passionnée, et d’unefaçon si souveraine que l’âme aveugle en sentait confusément laprésence et n’osait donner de démentis à cette évidenceindomptable. Les années peuvent venir, ô Somegod ! l’hommeplie et s’use, mais la vérité demeure, et les expériencessuccessives attestent l’éternité de la raison. Ô Somegod !j’ai pu aimer encore, j’ai pu retremper mes lèvres dans la lie ducalice épuisé, mais, à coup sûr, je n’y ai pas plus trouvéd’ivresse que dans le temps où il semblait assez plein pour ne pasde sitôt tarir ! Si jamais, pas même à l’heure où l’homme, enproie à des émotions divines, est le plus entraîné et s’oublie, ladémence n’a pas monté plus haut que le cœur et que le bonheur enqui l’on croit fut étouffé dans un jugement, ce n’est pas quandl’âme traîne ses ailes, lasses d’avoir erré et essuyé à tous lesangles de roches sa gorge sanglante qu’elle y fait saigner un peuplus, que des illusions décevantes viendraient se jouerenfantinement de la pensée.

« Mais cette femme, que j’aurais pu aimer sans doute, car qui nepeut-on pas aimer dans la vie ? n’a point été aimée par moi.Le dernier sentiment que je porte dans ma poitrine depuis desannées est demeuré sain et sauf. Ce n’est pas une gloire, c’est unhasard, – et je ne m’en enorgueillis pas. Cette femme n’est pas nonplus mon amie. Pour qu’une femme puisse être l’amie d’un homme, ilfaut qu’elle ait une immense pureté ou une grande force. Dans cemonde effronté et dans l’esclavage de nos mœurs, laquelle de ceschoses est la plus commune ? Voici trois ans que je lescherche, ces deux perles précieuses, la pureté et la force. Je nesais pas si Dieu les y a mises, mais à présent Dieu vanneraitl’Océan qu’il ne les y trouverait plus ! Pour la pureté, ceserait encore quelques enfances au sein des campagnes, ignorance,hébétement, torpeur, puretés grossières, perle d’une eau terne etd’une transparence bien douteuse ; mais pour la force, ôSomegod ! il n’y aurait rien. Cette femme qui dort là dans tamaison, ô Poète ! est aussi faible que toutes les autres, etmoins pure peut-être. Ce qu’elle m’est, je ne le sais point, si cen’est : ni mon amante ni mon amie. Ô histoire éternelle de toutesles femmes ! Mais de quels mystérieux anneaux est donc faitecette chaîne fragile qui nous unit ?

« Est-ce pitié, tendresse ou respect pour la douleurendurée ? Car, toi qui ne vois que les grands horizons dumonde réfléchis dans le miroir de ton âme, panthéiste noyé et éparsen toutes choses, planté sur ton rocher et en face de la Naturecomme un Dieu Terme qui sépare les deux infinis de l’espace et dela pensée, tu as surpris sur les traits fanés de cette femmequ’elle avait eu, comme tous, sa part d’angoisses. Ton regard,dilaté comme celui des aigles, accoutumé à embrasser des lignesimmenses, a saisi à travers cette beauté humaine ces imperceptiblesvestiges que ce rude sculpteur intérieur qui, si souvent, brise lebloc qu’il voulait tailler, la Douleur, nous grave au visage commedes rayures dans le plus doux des albâtres ! Mais si laDouleur est sacrée, elle est commune ; elle n’est point unprivilège parmi les hommes : elle les égalise comme la Mort.Pourquoi donc, s’il n’y avait que l’adoration de la Douleur quim’attachât à cette femme, pourquoi l’aurais-je plutôt choisie quetoutes celles qui souffrent sur la terre ?…

« J’ai vu des femmes plus malheureuses, plus maltraitées du sortque celle-ci. Elles étaient la proie de nobles peines, ellesrépandaient de généreuses larmes en face du gibet où pendaitl’enfant de leurs rêves, quelque grande espérance immolée ou leplus bel amour trahi, mères douloureuses qui s’usaient les paumesde leurs mains à essuyer les torrents qui leur jaillissaient despaupières ! J’ai passé près d’elles m’assouvissant de cesgrands spectacles, m’y trempant comme Achille dans le Styx, afin deme rendre invincible ; j’ai passé muet, car je n’ignorais pasque l’épuisement de cette nature humaine qui ne peut souffrir nipleurer toujours est le Dieu certain qui console. Qu’avais-je àleur dire, à ces désespoirs qui sont la plus glorieuse substance denos cœurs, à ces souffrances qui nous déshonorent, à ce qu’ilsemble, quand nous ne les éprouvons plus, à ces Rachels qui neveulent pas être consolées, à ces Catons d’Utique qui, trahis parl’épée, s’en fient mieux à la main nue et intrépide pour s’arracherleur reste d’entrailles ? Ma voix eût été une offense. Maiscelle-ci, ô Somegod ! n’en était pas. Elle souffrait, mais sapeine n’était pas un deuil héroïque, une affliction qui relève etque l’on veut bien ; elle ne faisait pas comme laLacédémonienne, qui disait à son fils : « Dessus ou dessous !» car elle savait qu’il n’y avait ni honneur ni honte à la Patrie àrester sur le champ de bataille, et elle avait perdu sonbouclier.

« C’était une honte, une honte immense au milieu de tous lesdélices qui passaient et repassaient dessus comme la main de lafemme de Macbeth sur la tache de sang, sans l’effacer, un lent plide sourcils au-dessus de deux yeux sereins et reposés comme leslacs au pied des montagnes, une larme qu’un sourire retenait auxpaupières d’où jamais on ne la vit tomber. C’est pour ces douleurspresque muettes, dévorées, enfouies, que l’homme est utile. Il lescouve et les féconde sous sa parole. Du vague rose qui teignitcette joue il fait une pourpre ardente et hâve, cruelle brûlure del’âme dont elle est un reflet. L’œil perd sa sérénitéimpudente ; la bouche, son sourire si doux et sistupide ; la larme finit par tomber dans les lèvres devenuessérieuses ; on souffre davantage, sans doute ; leshorreurs du mépris s’augmentent ; mais on finit par se savoirgré de la violence, – on finit par se reprendre en respect desoi-même pour se frapper si courageusement de son mépris !

« C’est pour cela, ô Somegod ! que je m’arrêtai devantcette femme, à qui les grandes douleurs de la vie n’avaient pasentr’ouvert la poitrine. Elles avaient glissé sur son sein commesur de l’émail ; mais, même en glissant, elles pénètrentencore, ces épées acérées, et, tu l’as dit, elle avait bu quelquesgouttes, ou plein sa coupe d’or, comme nous, à la source deschoses. Puisqu’elle avait vécu, elle avait souffert. Ne m’as-tu pasdit quelquefois, ô Poète, ô toi qui n’as pas mis ta destinée à ladisposition des hommes, que la vie était un don funeste, que laNature, comme l’homme, l’apprenait, d’une voix plus profonde etplus douce, mais qu’elle le révélait aussi ; que cela étaitrépandu jusque dans le rouge cœur des plus belles rosesentr’ouvertes, au fond de leurs plus purs parfums ! Mais cettevie n’aurait eu pour elle que sa native amertume, si cette hontevague et sentie qui la troublait ne s’y était obscurément mêlée. ÔSomegod ! il ne faut pas l’épaisseur d’un cheveu pour quel’âme soit opprimée et malheureuse, et on ne la sort de cet atoneet misérable supplice qu’en la redoublant d’énergie, qu’enenfonçant de durs aiguillons aux flancs amollis ! Elle, elleétait, cette pauvre femme, à qui la honte dont j’en attristai lesardeurs de jour en jour plus défaillies donna le courage de mesuivre, elle était errante comme moi à travers le monde, y traînantsa honte comme moi j’y traînais mes ennuis, et y cherchant je nesais quel bonheur nerveux et débile, comme moi j’y poursuivais unetrop difficile sagesse. Elle allait, aux soirs, sous les cieuxétoilés, aux détours des allées mystérieuses, trahie par le pan desa robe qui flottait encore dans ces sinueux détours lorsqu’elleétait disparue, par un parfum de cette chevelure tordue sur sa têtecomme un voile mieux relevé et dont la gerbe dénouée et déjàpenchée, comme d’attendre, se répandait sous la première main.C’est là que souvent je l’ai vue, c’est là que je m’arrêtai devantelle, barrant du bâton que voici l’étroit sentier parcouru parelle, comme Socrate devant Xénophon. Dans les joies sensuelles desa vie, dans l’abandon et la fuite d’elle-même au sein des nuits devolupté bruyante ou recueillie, elle n’avait point perdul’intelligence des nobles paroles. La feuille de saule sauve uninsecte, tombée du bec de la colombe ou de la main d’un enfant. Jejetai la feuille de saule aussi, et je crus l’avoir sauvée. Dumoins eut-elle le courage de me suivre, moi qui ne lui parlais pasle langage du monde et qui ne lui promettais pas d’amour !

« Ô Somegod ! les hommes, ces massacreurs du bonheur desfemmes, consomment un forfait plus grand encore en leur rapetissantla conscience, qu’ils finissent toujours par étouffer. Ellespeuvent être avilies sans être coupables. Victimes jusque dansleurs facultés, les malheureuses ne sont qu’aveugles, et on lesaccuse de chanceler au bord des fossés. Il ne s’agit pas d’avoirdes entrailles, Somegod, il ne suffit que d’être justes. Ce n’estpas l’amour, ce n’est pas la pitié, ce n’est pas un de cessentiments enthousiastes, la couronne sacrée de la vie, dont tousles fleurons ont jonché la terre autour de moi de si bonne heure,qui m’a fait me charger de cette destinée. C’est la Justice.Vois-tu ! il faut qu’il y ait des hommes qui payent pourl’Humanité devant Dieu. Ô Somegod ! je n’ai pas au cœur unegrande espérance ; cette femme est faible, et peut-êtrem’échappera-t-elle. Mais qu’importe ! Quand on a foi, l’actionen sort comme une épée de son fourreau ; mais c’est quand ondoute qu’il est beau d’agir. Je suis venu te trouver, ôPoète ! dans le désert, ce temple dont tu es le prêtre ;car, si ma parole est trop rude pour ces délicates oreillesaccoutumées aux suavités des flûtes et aux endormissements duplaisir, la tienne ne l’effarouchera pas. Elle l’entendra mieux.Elle s’assiéra à tes pieds pour recueillir les beaux fruits tombésde ta cime, arbre merveilleux de Poésie ! Elle oubliera lesvilles et les grossières ivresses qu’on y goûte. Puisses-tu larelever dans ta grande Nature, la baigner dans ses eaux éternelleset l’en faire sortir purifiée !

– « Ton dessein est beau, Altaï ; il est digne de toi, –reprit le Poète. – Mais qu’as-tu besoin de Somegod ? Tu esbien toujours l’Altaï, le triste et serein Altaï, qui sème sanscroire à la récolte, ce généreux laboureur qui jette le blé auxquatre vents du ciel ! Homme infortuné et grand, qui, pour neplus croire à la Providence, n’as pas apostasié la Vertu, et qui,sans une espérance dans le cœur, combats pourtant comme si tudevais remporter la victoire !… »

Ainsi dirent-ils longtemps encore, le Philosophe et le Poète. Lanuit les surprit devisant. Elle tomba entre eux comme unsilence ; Dieu jeta dans les airs ses poignées d’étoiles, etparmi elles et plus bas que le ciel, sur la terre obscure, quelquerossignol qui se mit à chanter, pour consoler le monde de lalumière perdue par l’Harmonie. Le ciel se réfléchissait en Somegodet dans l’Océan, dans le Poète et dans l’abîme. Altaï était rentrédans la maison ; il regardait la femme qui dormait, à la lueurépaisse et fumeuse de la lampe d’argile.

Duumvirs de la pensée qui s’étaient partagé le monde, l’un avaitpris la Création pour sa part, et l’autre, plus ambitieux,s’emparait de plus vaste encore : – la misérable créature. C’étaitla part du Lion.

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