Amours Délices et Orgues

Amours Délices et Orgues

d’ Alphonse Allais

À mon excellent ami

LÉON LAURENT (de Reims)

en souvenir

des Journées de Juin.

 

À LA RUSSE – OU – LA BASANE COLLECTIVE

Si nous voulons rester en bons termes avec le peuple russe, respectons ses traditions, sa foi, son idéal ;n’exigeons de lui aucune concession à nos façons de croire et de penser, car, dans une enveloppe souple, l’âme russe est rigide et tout d’une pièce, comme qui dirait une bille d’acier égarée dans un pneu.

De même aussi, n’empruntons à leurs coutumes que celles qui s’accordent à notre complexion, si différente de la leur.

En agissant ainsi, nous éviterons bien des gaffes, surtout celles d’une nature plutôt pénible, comme vous allez pouvoir en juger par ce récit.

Je commence par déclarer que l’histoire n’est pas de moi : elle me fut contée par le célèbre chansonnier américain Raphaël Shoomard, un garçon assez sérieux pour que je puisse garantir la véracité de cette aventure.

C’était, il y a quelques années, au début des manifestations de sympathie entre France et Russie.

Dans certains régiments, ces manifestationsavaient pris tout de suite le caractère du pur délire.

Tous les officiers apprenaient le russe, senourrissaient de caviar et ne buvaient plus que kummel ouvodka.

Au bout d’un mois, dans maintes garnisons,l’astrakan avait doublé de prix.

Parmi les plus frénétiques de ces russophiles,se fit particulièrement remarquer certain colonel d’infanterie,officier dont la rudimentaire intelligence se panachait de la plusexquise brutalité envers le subordonné.

Cet homme de guerre déclara un beau jour qu’ilallait mener son régiment à la russe.

La discipline russe, il n’y a que ça, pour unearmée qui se respecte !

Une coutume militaire russe l’avaitparticulièrement séduit.

En Russie, quand un colonel arrive devant sonrégiment, il le salue de la main en disant d’une voix forte :« Bonjour, mes enfants ! »

Et les soldats de répondre, comme un seulhomme : « Bonjour, mon colonel ! »

Il fut donc annoncé, au rapport, qu’à laprochaine revue, les choses se passeraient ainsi.

Hélas ! Les choses se passèrentautrement.

Le jour de la revue arriva.

Toute la population était rassemblée au Champde Mars de l’endroit, préfet et notabilités dans une superbetribune.

Les cœurs haletaient à l’émotion du beauspectacle de bientôt.

Splendide, le régiment, sous les armes,attendait son colonel.

Un petit nuage de poussière, là-bas !C’est lui, le père du régiment !

Au galop de son petit cheval arabe, il arrivesur le front du régiment, met la main à son shako et, d’une voix detonnerre, gueule : « Bonjour, mesenfants ! »

Alors, sans quitter le port d’armes, deuxmille mains gauches s’abattent sur deux mille cuisses gauches,produisant deux mille claques formidables.

Le geste se termine en forme de basane ;mais quelle basane mon empereur ! et combieninoubliable !

En même temps, deux mille voixrépondent : « Zut ! hé ! vieuxdaim ! »

Et le plus terrible, c’est que les hommesemployèrent, en leur clameur, des expressions autrement vives quezut et que daim.

Raphaël Shoomard ne nous raconta pas ce qu’iladvint ensuite : mais j’ai tout lieu de penser que l’infortunécolonel n’alla pas plus avant dans son essai d’acclimatation desmœurs militaires russes.

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