Arsène Lupin contre Herlock Sholmès

Arsène Lupin contre Herlock Sholmès

de Maurice Leblanc

Partie 1
La Dame Blonde

Chapitre 1 Le numéro 514 – série 23

Le 8 décembre de l’an dernier, M. Gerbois, professeur de mathématiques au lycée de Versailles, dénicha, dans le fouillis d’un marchand de bric-à-brac, un petit secrétaire en acajou qui lui plut par la multiplicité de ses tiroirs.

« Voilà bien ce qu’il me faut pour l’anniversaire de Suzanne,pensa-t-il. »

Et comme il s’ingéniait, dans la mesure de ses modestes ressources, à faire plaisir à sa fille, il débattit le prix et versa la somme de soixante-cinq francs.

Au moment où il donnait son adresse, un jeune homme, de tournure élégante, et qui furetait déjà de droite et de gauche, aperçut le meuble et demanda :

– Combien ?

– Il est vendu, répliqua le marchand.

– Ah !… À Monsieur, peut-être ?

M. Gerbois salua et, d’autant plus heureux d’avoir ce meublequ’un de ses semblables le convoitait, il se retira.

Mais il n’avait pas fait dix pas dans la rue qu’il fut rejointpar le jeune homme, qui, le chapeau à la main et d’un ton deparfaite courtoisie, lui dit :

– Je vous demande infiniment pardon, Monsieur… Je vais vousposer une question indiscrète… Cherchiez-vous ce secrétaire plusspécialement qu’autre chose ?

– Non. Je cherchais une balance d’occasion pour certainesexpériences de physique.

– Par conséquent, vous n’y tenez pas beaucoup ?

– J’y tiens, voilà tout.

– Parce qu’il est ancien, peut-être ?

– Parce qu’il est commode.

– En ce cas vous consentiriez à l’échanger contre un secrétaireaussi commode, mais en meilleur état ?

– Celui-ci est en bon état, et l’échange me paraît inutile.

– Cependant…

M. Gerbois est un homme facilement irritable et de caractèreombrageux. Il répondit sèchement :

– Je vous en prie, Monsieur, n’insistez pas.

L’inconnu se planta devant lui.

– J’ignore le prix que vous l’avez payé, Monsieur… Je vous enoffre le double.

– Non.

– Le triple ?

– Oh restons-en là, s’écria le professeur, impatienté, ce quim’appartient n’est pas à vendre.

Le jeune homme le regarda fixement, d’un air que M. Gerbois nedevait pas oublier, puis, sans mot dire, tourna sur ses talons ets’éloigna.

Une heure après on apportait le meuble dans la maisonnette quele professeur occupait sur la route de Viroflay. Il appela safille.

– Voici pour toi, Suzanne, si toutefois il te convient.

Suzanne était une jolie créature, expansive et heureuse. Elle sejeta au cou de son père et l’embrassa avec autant de joie que s’illui avait offert un cadeau royal.

Le soir même, l’ayant placé dans sa chambre avec l’aided’Hortense, la bonne, elle nettoya les tiroirs et rangeasoigneusement ses papiers, ses boîtes à lettres, sa correspondance,ses collections de cartes postales, et quelques souvenirs furtifsqu’elle conservait en l’honneur de son cousin Philippe.

Le lendemain, à sept heures et demie, M. Gerbois se rendit aulycée. À dix heures, Suzanne, suivant une habitude quotidienne,l’attendait à la sortie, et c’était un grand plaisir pour lui qued’aviser, sur le trottoir opposé à la grille, sa silhouettegracieuse et son sourire d’enfant.

Ils s’en revinrent ensemble.

– Et ton secrétaire ?

– Une pure merveille ! Hortense et moi, nous avons fait lescuivres. On dirait de l’or.

– Ainsi tu es contente ?

– Si je suis contente ! C’est-à-dire que je ne sais pascomment j’ai pu m’en passer jusqu’ici.

Ils traversèrent le jardin qui précède la maison. M. Gerboisproposa :

– Nous pourrions aller le voir avant le déjeuner ?

– Oh ! oui, c’est une bonne idée.

Elle monta la première, mais, arrivée au seuil de sa chambre,elle poussa un cri d’effarement.

– Qu’y a-t-il donc ? balbutia M. Gerbois.

À son tour il entra dans la chambre. Le secrétaire n’y étaitplus.

Ce qui étonna le juge d’instruction, c’est l’admirablesimplicité des moyens employés. En l’absence de Suzanne, et tandisque la bonne faisait son marché, un commissionnaire muni de saplaque – des voisins la virent – avait arrêté sa charrette devantle jardin et sonné par deux fois. Les voisins, ignorant que labonne était dehors, n’eurent aucun soupçon, de sorte que l’individueffectua sa besogne dans la plus absolue quiétude.

À remarquer ceci : aucune armoire ne fut fracturée, aucunependule dérangée. Bien plus, le porte-monnaie de Suzanne, qu’elleavait laissé sur le marbre du secrétaire, se retrouva sur la tablevoisine avec les pièces d’or qu’il contenait. Le mobile du volétait donc nettement déterminé, ce qui rendait le vol d’autant plusinexplicable, car, enfin, pourquoi courir tant de risques pour unbutin si minime ?

Le seul indice que put fournir le professeur fut l’incident dela veille.

– Tout de suite ce jeune homme a marqué, de mon refus, une vivecontrariété, et j’ai eu l’impression très nette qu’il me quittaitsur une menace.

C’était bien vague. On interrogea le marchand. Il ne connaissaitni l’un ni l’autre de ces deux messieurs. Quant à l’objet, ill’avait acheté quarante francs à Chevreuse, dans une vente aprèsdécès, et croyait bien l’avoir revendu à sa juste valeur. L’enquêtepoursuivie n’apprit rien de plus.

Mais M. Gerbois resta persuadé qu’il avait subi un dommageénorme. Une fortune devait être dissimulée dans le double-fond d’untiroir, et c’était la raison pour laquelle le jeune homme,connaissant la cachette, avait agi avec une telle décision.

– Mon pauvre père, qu’aurions-nous fait de cette fortune ?répétait Suzanne.

– Comment ! Mais avec une pareille dot, tu pouvaisprétendre aux plus hauts partis.

Suzanne, qui bornait ses prétentions à son cousin Philippe,lequel était un parti pitoyable, soupirait amèrement. Et dans lapetite maison de Versailles, la vie continua, moins gaie, moinsinsouciante, assombrie de regrets et de déceptions.

Deux mois se passèrent. Et soudain, coup sur coup, lesévénements les plus graves, une suite imprévue d’heureuses chanceset de catastrophes ! …

Le 1er février, à cinq heures et demie, M. Gerbois, qui venaitde rentrer, un journal du soir à la main, s’assit, mit ses lunetteset commença de lire. La politique ne l’intéressant pas, il tournala page. Aussitôt un article attira son attention, intitulé :

« Troisième tirage de la loterie des Associations de laPresse.

« Le numéro 514 – série 23, gagne un million… »

Le journal lui glissa des doigts. Les murs vacillèrent devantses yeux, et son cœur cessa de battre. Le numéro 514 – série 23,c’était son numéro !

Il l’avait acheté par hasard, pour rendre service à l’un de sesamis, car il ne croyait guère aux faveurs du destin, et voilà qu’ilgagnait !

Vite, il tira son calepin. Le numéro 514 – série 23 était bieninscrit, pour mémoire, sur la page de garde. Mais lebillet ?

Il bondit vers son cabinet de travail pour y chercher la boîted’enveloppes parmi lesquelles il avait glissé le précieux billet,et dès l’entrée il s’arrêta net, chancelant de nouveau et le cœurcontracté, la boîte d’enveloppes ne se trouvait pas là, et, choseterrifiante, il se rendait subitement compte qu’il y avait dessemaines qu’elle n’était pas là ! Depuis des semaines, il nel’apercevait plus devant lui aux heures où il corrigeait lesdevoirs de ses élèves !

Un bruit de pas sur le gravier du jardin… Il appela :

– Suzanne ! Suzanne !

Elle arrivait de course. Elle monta précipitamment. Il bégayad’une voix étranglée :

– Suzanne… la boîte… la boîte d’enveloppes ?…

– Laquelle ?

– Celle du Louvre… que j’avais rapportée un jeudi… et qui étaitau bout de cette table.

– Mais rappelle-toi, père… c’est ensemble que nous l’avonsrangée…

– Quand ?

– Le soir… tu sais… la veille du jour…

– Mais où ?… réponds… tu me fais mourir…

– Où ? … dans le secrétaire.

– Dans le secrétaire qui a été volé ?

– Oui.

– Dans le secrétaire qui a été volé !

Il répéta ces mots tout bas, avec une sorte d’épouvante. Puis illui saisit la main, et d’un ton plus bas encore :

– Elle contenait un million, ma fille…

– Ah ! père, pourquoi ne me l’as-tu pas dit ?murmura-t-elle naïvement.

– Un million ! reprit-il, c’était le numéro gagnant desbons de la Presse.

L’énormité du désastre les écrasait, et longtemps ils gardèrentun silence qu’ils n’avaient pas le courage de rompre.

Enfin Suzanne prononça :

– Mais, père, on te le paiera tout de même.

– Pourquoi ? Sur quelles preuves ?

– Il faut donc des preuves ?

– Parbleu !

– Et tu n’en as pas ?

– Si, j’en ai une.

– Alors ?

– Elle était dans la boîte.

– Dans la boîte qui a disparu ?

– Oui. Et c’est l’autre qui touchera.

– Mais ce serait abominable ! Voyons, père, tu pourras t’yopposer ?

– Est-ce qu’on sait ! Est-ce qu’on sait ! Cet hommedoit être si fort ! Il dispose de telles ressources ! …Souviens-toi… l’affaire de ce meuble…

Il se releva dans un sursaut d’énergie, et frappant du pied:

– Eh bien, non, non, il ne l’aura pas, ce million, il ne l’aurapas ! Pourquoi l’aurait-il ? Après tout, si habile qu’ilsoit, lui non plus ne peut rien faire. S’il se présente pourtoucher, on le coffre ! Ah ! nous verrons bien, monbonhomme !

– Tu as donc une idée, père ?

– Celle de défendre nos droits, jusqu’au bout, quoi qu’ilarrive ! Et nous réussirons ! … Le million est à moi jel’aurai !

Quelques minutes plus tard, il expédiait cette dépêche :

« Gouverneur Crédit Foncier, rue Capucines, Paris »

« Suis possesseur du numéro 514 – série 23, mets opposition partoutes voies légales à toute réclamation étrangère. »

« Gerbois. »

Presque en même temps parvenait au Crédit Foncier cet autretélégramme :

« Le numéro 514 – série 23 est en ma possession.

« Arsène Lupin. »

Chaque fois que j’entreprends de raconter quelqu’une desinnombrables aventures dont se compose la vie d’Arsène Lupin,j’éprouve une véritable confusion, tellement il me semble que laplus banale de ces aventures est connue de tous ceux qui vont melire. De fait, il n’est pas un geste de notre « voleur national »,comme on l’a si joliment appelé, qui n’ait été signalé de la façonla plus retentissante, pas un exploit que l’on n’ait étudié soustoutes ses faces, pas un acte qui n’ait été commenté avec cetteabondance de détails que l’on réserve d’ordinaire au récit desactions héroïques.

Qui ne connaît, par exemple, cette étrange histoire de « La Dameblonde », avec ces épisodes curieux que les reporters intitulaienten gros caractères : Le numéro 514 – série 23… Le crime de l’avenueHenri-Martin !… Le diamant bleu !… Quel bruit autour del’intervention du fameux détective anglais Herlock Sholmès !Quelle effervescence après chacune des péripéties qui marquèrent lalutte de ces deux grands artistes ! Et quel vacarme sur lesboulevards, le jour où les camelots vociféraient « L’arrestationd’Arsène Lupin ! »

Mon excuse, c’est que j’apporte du nouveau : j’apporte le mot del’énigme. Il reste toujours de l’ombre autour de ces aventures : jela dissipe. Je reproduis des articles lus et relus, je recopied’anciennes interviews : mais tout cela je le coordonne, je leclasse, et je le soumets à l’exacte vérité. Mon collaborateur,c’est Arsène Lupin dont la complaisance à mon égard estinépuisable. Et c’est aussi, en l’occurrence, l’ineffable Wilson,l’ami et le confident de Sholmès.

On se rappelle le formidable éclat de rire qui accueillit lapublication de la double dépêche. Le nom seul d’Arsène Lupin étaitun gage d’imprévu, une promesse de divertissement pour la galerie.Et la galerie, c’était le monde entier.

Des recherches opérées aussitôt par le Crédit Foncier, ilrésulta que le numéro 514 – série 23 avait été délivré parl’intermédiaire du Crédit Lyonnais, succursale de Versailles, aucommandant d’artillerie Bessy. Or, le commandant était mort d’unechute de cheval. On sut par des camarades auxquels il s’étaitconfié que, quelque temps avant sa mort, il avait dû céder sonbillet à un ami.

– Cet ami, c’est moi, affirma M. Gerbois.

– Prouvez-le, objecta le gouverneur du Crédit Foncier.

– Que je le prouve ? Facilement. Vingt personnes vousdiront que j’avais avec le commandant des relations suivies et quenous nous rencontrions au café de la Place d’Armes. C’est là qu’unjour, pour l’obliger dans un moment de gêne, je lui ai repris sonbillet contre la somme de vingt francs.

– Vous avez des témoins de cet échange ?

– Non.

– En ce cas, sur quoi fondez-vous votre réclamation ?

– Sur la lettre qu’il m’a écrite à ce sujet.

– Quelle lettre ?

– Une lettre qui était épinglée avec le billet.

– Montrez-la.

– Mais elle se trouvait dans le secrétaire volé !

– Retrouvez-la.

Arsène Lupin la communiqua, lui. Une note insérée par l’Échode France – lequel a l’honneur d’être son organe officiel, etdont il est, paraît-il, un des principaux actionnaires – une noteannonça qu’il remettait entre les mains de Maître Detinan, sonavocat-conseil, la lettre que le commandant Bessy lui avait écrite,à lui personnellement.

Ce fut une explosion de joie : Arsène Lupin prenait unavocat ! Arsène Lupin, respectueux des règles établies,désignait pour le représenter un membre du barreau !

Toute la presse se rua chez Maître Detinan, député radicalinfluent, homme de haute probité en même temps que d’esprit fin, unpeu sceptique, volontiers paradoxal.

Maître Detinan n’avait jamais eu le plaisir de rencontrer ArsèneLupin – et il le regrettait vivement – mais il venait en effet derecevoir ses instructions, et, très touché d’un choix dont ilsentait tout l’honneur, il comptait défendre vigoureusement ledroit de son client. Il ouvrit donc le dossier nouvellementconstitué, et, sans détours, exhiba la lettre du commandant. Elleprouvait bien la cession du billet, mais ne mentionnait pas le nomde l’acquéreur. « Mon cher ami… », disait-elle simplement.

« Mon cher ami », c’est moi, ajoutait Arsène Lupin dans une notejointe à la lettre du commandant. Et la meilleure preuve c’est quej’ai la lettre.

La nuée des reporters s’abattit immédiatement chez M. Gerboisqui ne put que répéter :

– « Mon cher ami » n’est autre que moi. Arsène Lupin a volé lalettre du commandant avec le billet de loterie.

– Qu’il le prouve riposta Lupin aux journalistes.

– Mais puisque c’est lui qui a volé le secrétaire !s’exclama M. Gerbois devant les mêmes journalistes.

Et Lupin riposta :

– Qu’il le prouve !

Et ce fut un spectacle d’une fantaisie charmante que ce duelpublic entre les deux possesseurs du numéro 514 – série 23, que cesallées et venues des reporters, que le sang-froid d’Arsène Lupin enface de l’affolement de ce pauvre M. Gerbois.

Le malheureux, la presse était remplie de seslamentations ! Il confiait son infortune avec une ingénuitétouchante.

– Comprenez-le, Messieurs, c’est la dot de Suzanne que ce gredinme dérobe ! Pour moi, personnellement, je m’en moque, maispour Suzanne ! Pensez donc, un million ! Dix fois centmille francs ! Ah je savais bien que le secrétaire contenaitun trésor !

On avait beau lui objecter que son adversaire, en emportant lemeuble, ignorait la présence d’un billet de loterie, et que nul entout cas ne pouvait prévoir que ce billet gagnerait le gros lot, ilgémissait :

– Allons donc, il le savait !… Sinon pourquoi se serait-ildonné la peine de prendre ce misérable meuble ?

– Pour des raisons inconnues, mais certes point pour s’emparerd’un chiffon de papier qui valait alors la modeste somme de vingtfrancs.

– La somme d’un million ! Il le savait… Il sait tout !… Ah ! vous ne le connaissez pas, le bandit ! … Il nevous a pas frustré d’un million, vous !

Le dialogue aurait pu durer longtemps. Mais le douzième jour, M.Gerbois reçut d’Arsène Lupin une missive qui portait la mention «confidentielle ». Il lut, avec une inquiétude croissante :

« Monsieur, la galerie s’amuse à nos dépens. N’estimez-vous pasle moment venu d’être sérieux ? J’y suis, pour ma part,fermement résolu.

« La situation est nette : je possède un billet que je n’ai pas,moi, le droit de toucher, et vous avez, vous, le droit de toucherun billet que vous ne possédez pas. Donc nous ne pouvons rien l’unsans l’autre.

« Or, ni vous ne consentiriez à me céder VOTRE droit, ni moi àvous céder MON billet.

« Que faire ?

« Je ne vois qu’un moyen, séparons. Un demi-million pour vous,un demi-million pour moi. N’est-ce pas équitable ? Et cejugement de Salomon ne satisfait-il pas à ce besoin de justice quiest en chacun de nous ?

« Solution juste, mais solution immédiate. Ce n’est pas uneoffre que vous ayez le loisir de discuter, mais une nécessité àlaquelle les circonstances vous contraignent à vous plier. Je vousdonne trois jours pour réfléchir. Vendredi matin, j’aime à croireque je lirai, dans les petites annonces de l’Écho deFrance, une note discrète adressée à M. Ars. Lup. etcontenant, en termes voilés, votre adhésion pure et simple au pacteque je vous propose. Moyennant quoi, vous rentrez en possessionimmédiate du billet et touchez le million – quitte à me remettrecinq cent mille francs par la voie que je vous indiqueraiultérieurement.

« En cas de refus, j’ai pris mes dispositions pour que lerésultat soit identique. Mais, outre les ennuis très graves quevous causerait une telle obstination, vous auriez à subir uneretenue de vingt-cinq mille francs pour frais supplémentaires.

« Veuillez agréer, Monsieur, l’expression de mes sentiments lesplus respectueux.

« Arsène Lupin. »

Exaspéré, M. Gerbois commit la faute énorme de montrer cettelettre et d’en laisser prendre copie. Son indignation le poussait àtoutes les sottises.

– Rien il n’aura rien ! s’écria-t-il devant l’assemblée desreporters. Partager ce qui m’appartient ? Jamais. Qu’ildéchire son billet, s’il le veut !

– Cependant cinq cent mille francs valent mieux que rien.

– Il ne s’agit pas de cela, mais de mon droit, et ce droit jel’établirai devant les tribunaux.

– Attaquer Arsène Lupin ? Ce serait drôle.

– Non, mais le Crédit Foncier. Il doit me délivrer lemillion.

– Contre le dépôt du billet, ou du moins contre la preuve quevous l’avez acheté.

– La preuve existe, puisque Arsène Lupin avoue qu’il a volé lesecrétaire.

– La parole d’Arsène Lupin suffira-t-elle auxtribunaux ?

– N’importe, je poursuis.

La galerie trépignait. Des paris furent engagés, les uns tenantque Lupin réduirait M. Gerbois, les autres qu’il en serait pour sesmenaces. Et l’on éprouvait une sorte d’appréhension, tellement lesforces étaient inégales entre les deux adversaires, l’un si rudedans son assaut, l’autre effaré comme une bête qu’on traque.

Le vendredi, on s’arracha l’Écho de France, et onscruta fiévreusement la cinquième page à l’endroit des petitesannonces. Pas une ligne n’était adressée à M. Ars. Lup. Auxinjonctions d’Arsène Lupin, M. Gerbois répondait par le silence.C’était la déclaration de guerre.

Le soir, on apprenait par les journaux l’enlèvement de MlleGerbois.

Ce qui nous réjouit dans ce qu’on pourrait appeler lesspectacles d’Arsène Lupin, c’est le rôle éminemment comique de lapolice. Tout se passe en dehors d’elle. Il parle, lui, il écrit,prévient, commande, menace, exécute, comme s’il n’existait ni chefde la Sûreté, ni agents, ni commissaires, personne enfin qui pûtl’entraver dans ses desseins. Tout cela est considéré comme nul etnon avenu. L’obstacle ne compte pas.

Et pourtant elle se démène, la police ! Dès qu’il s’agitd’Arsène Lupin, du haut en bas de l’échelle, tout le monde prendfeu, bouillonne, écume de rage. C’est l’ennemi, et l’ennemi quivous nargue, vous provoque, vous méprise, ou, qui pis est, vousignore.

Et que faire contre un pareil ennemi ? À dix heures moinsvingt, selon le témoignage de la bonne, Suzanne partait de chezelle. À dix heures cinq minutes, en sortant du lycée, son père nel’apercevait pas sur le trottoir où elle avait coutume del’attendre. Donc tout s’était passé au cours de la petite promenadede vingt minutes qui avait conduit Suzanne de chez elle jusqu’aulycée, ou du moins jusqu’aux abords du lycée.

Deux voisins affirmèrent l’avoir croisée à trois cents pas de lamaison. Une dame avait vu marcher le long de l’avenue une jeunefille dont le signalement correspondait au sien. Et après ?Après on ne savait pas.

On perquisitionna de tous côtés, on interrogea les employés desgares et de l’octroi. Ils n’avaient rien remarqué ce jour-là quipût se rapporter à l’enlèvement d’une jeune fille. Cependant, àVille-d’Avray, un épicier déclara qu’il avait fourni de l’huile àune automobile fermée qui arrivait de Paris. Sur le siège se tenaitun mécanicien, à l’intérieur une dame blonde – excessivementblonde, précisa le témoin. Une heure plus tard l’automobilerevenait de Versailles. Un embarras de voiture l’obligea deralentir, ce qui permit à l’épicier de constater, à côté de la dameblonde déjà entrevue, la présence d’une autre dame, entourée,celle-ci, de châles et de voiles. Nul doute que ce ne fût SuzanneGerbois.

Mais alors il fallait supposer que l’enlèvement avait eu lieu enplein jour, sur une route très fréquentée, au centre même de laville !

Comment ? À quel endroit ? Pas un cri ne fut entendu,pas un mouvement suspect ne fut observé.

L’épicier donna le signalement de l’automobile, une limousine 24chevaux de la maison Peugeon, à carrosserie bleu foncé. À touthasard, on s’informa auprès de la directrice du Grand-Garage, MmeBob-Walthour, qui s’est fait une spécialité d’enlèvements parautomobile. Le vendredi matin, en effet, elle avait loué pour lajournée une limousine Peugeon à une dame blonde qu’elle n’avait dureste point revue.

– Mais le mécanicien ?

– C’était un nommé Ernest, engagé la veille sur la foid’excellents certificats.

– Il est ici ?

– Non, il a ramené la voiture, et il n’est pas revenu.

– Ne pouvons-nous retrouver sa trace ?

– Certes, auprès des personnes dont il s’est recommandé. Voicileurs noms.

On se rendit chez ces personnes. Aucune d’elles ne connaissaitle nommé Ernest.

Ainsi donc, quelque piste que l’on suivît pour sortir desténèbres, on aboutissait à d’autres ténèbres, à d’autresénigmes.

M. Gerbois n’était pas de force à soutenir une bataille quicommençait pour lui de façon si désastreuse. Inconsolable depuis ladisparition de sa fille, bourrelé de remords, il capitula.

Une petite annonce parue à l’Écho de France, et quetout le monde commenta, affirma sa soumission pure et simple, sansarrière-pensée.

C’était la victoire, la guerre terminée en quatre foisvingt-quatre heures.

Deux jours après, M. Gerbois traversait la cour du CréditFoncier. Introduit auprès du gouverneur, il tendit le numéro 514 –série 23. Le gouverneur sursauta.

– Ah ! vous l’avez ? Il vous a été rendu ?

– Il a été égaré, le voici, répondit M. Gerbois.

– Cependant vous prétendiez… il a été question…

– Tout cela n’est que racontars et mensonges.

– Mais il nous faudrait tout de même quelque document àl’appui.

– La lettre du commandant suffit-elle ?

– Certes.

– La voici.

– Parfait. Veuillez laisser ces pièces en dépôt. Il nous estdonné quinze jours pour vérification. Je vous préviendrai dès quevous pourrez vous présenter à notre caisse. D’ici là, Monsieur, jecrois que vous avez tout intérêt à ne rien dire et à terminer cetteaffaire dans le silence le plus absolu.

– C’est mon intention.

M. Gerbois ne parla point, le gouverneur non plus. Mais il estdes secrets qui se dévoilent sans qu’aucune indiscrétion soitcommise, et l’on apprit soudain qu’Arsène Lupin avait eu l’audacede renvoyer à M. Gerbois le numéro 514 – série 23 ! Lanouvelle fut accueillie avec une admiration stupéfaite. Décidémentc’était un beau joueur que celui qui jetait sur la table un atoutde cette importance, le précieux billet ! Certes, il ne s’enétait dessaisi qu’à bon escient et pour une carte qui rétablissaitl’équilibre. Mais si la jeune fille s’échappait ? Si l’onréussissait à reprendre l’otage qu’il détenait ?

La police sentit le point faible de l’ennemi et redoublad’efforts. Arsène Lupin désarmé, dépouillé par lui-même, pris dansl’engrenage de ses combinaisons, ne touchant pas un traître sou dumillion convoité… du coup les rieurs passaient dans l’autrecamp.

Mais il fallait retrouver Suzanne. Et on ne la retrouvait pas,et pas davantage, elle ne s’échappait !

Soit, disait-on, le point est acquis, Arsène gagne la premièremanche. Mais le plus difficile est à faire ! Mlle Gerbois estentre ses mains, nous l’accordons, et il ne la remettra que contrecinq cent mille francs. Mais où et comment s’opéreral’échange ? Pour que cet échange s’opère, il faut qu’il y aitrendez-vous, et alors qui empêche M. Gerbois d’avertir la policeet, par là, de reprendre sa fille tout en gardantl’argent ?

On interviewa le professeur. Très abattu, désireux de silence,il demeura impénétrable.

– Je n’ai rien à dire, j’attends.

– Et Mlle Gerbois ?

– Les recherches continuent.

– Mais Arsène Lupin vous a écrit ?

– Non.

– Vous l’affirmez ?

– Non.

– Donc c’est oui. Quelles sont ses instructions ?

– Je n’ai rien à dire.

On assiégea Maître Detinan. Même discrétion.

– M. Lupin est mon client, répondait-il avec une affectation degravité, vous comprendrez que je sois tenu à la réserve la plusabsolue.

Tous ces mystères irritaient la galerie. Évidemment des plans setramaient dans l’ombre. Arsène Lupin disposait et resserrait lesmailles de ses filets, pendant que la police organisait autour deM. Gerbois une surveillance de jour et de nuit. Et l’on examinaitles trois seuls dénouements possibles : l’arrestation, le triomphe,ou l’avortement ridicule et piteux.

Mais il arriva que la curiosité du public ne devait êtresatisfaite que de façon partielle, et c’est ici dans ces pages que,pour la première fois, l’exacte vérité se trouve révélée.

Le mardi 12 mars, M. Gerbois reçut, sous une envelopped’apparence ordinaire, un avis du Crédit Foncier.

Le jeudi, à une heure, il prenait le train pour Paris. À deuxheures, les mille billets de mille francs lui furent délivrés.

Tandis qu’il les feuilletait un à un, en tremblant – cet argent,n’était-ce pas la rançon de Suzanne ? – deux hommess’entretenaient dans une voiture arrêtée à quelque distance dugrand portail. L’un de ces hommes avait des cheveux grisonnants etune figure énergique qui contrastait avec son habillement et sesallures de petit employé. C’était l’inspecteur principal Ganimard,le vieux Ganimard, l’ennemi implacable de Lupin. Et Ganimard disaitau brigadier Folenfant :

– Ça ne va pas tarder… avant cinq minutes, nous allons revoirnotre bonhomme. Tout est prêt ?

– Absolument.

– Combien sommes-nous ?

– Huit, dont deux à bicyclette.

– Et moi qui compte pour trois. C’est assez, mais ce n’est pastrop. À aucun prix il ne faut que le Gerbois nous échappe… sinonbonsoir : il rejoint Lupin au rendez-vous qu’ils ont dû fixer, iltroque la demoiselle contre le demi-million, et le tour estjoué.

– Mais pourquoi donc le bonhomme ne marche-t-il pas avecnous ? Ce serait si simple ! En nous mettant dans son jeuil garderait le million entier.

– Oui, mais il a peur. S’il essaye de mettre l’autre dedans, iln’aura pas sa fille.

– Quel autre ?

– Lui.

Ganimard prononça ce mot d’un ton grave, un peu craintif, commes’il parlait d’un être surnaturel dont il aurait déjà senti lesgriffes.

– Il est assez drôle, observa judicieusement le brigadierFolenfant, que nous en soyons réduits à protéger ce Monsieur contrelui-même.

– Avec Lupin, le monde est renversé, soupira Ganimard !

Une minute s’écoula.

– Attention, fit-il.

M. Gerbois sortait. À l’extrémité de la rue des Capucines, ilprit les boulevards, du côté gauche. Il s’éloignait lentement, lelong des magasins, et regardait les étalages.

– Trop tranquille, le client, disait Ganimard. Un individu quivous a dans la poche un million n’a pas cette tranquillité.

– Que peut-il faire ?

– Oh ! Rien, évidemment… N’importe, je me méfie. Lupin,c’est Lupin.

À ce moment M. Gerbois se dirigea vers un kiosque, choisit desjournaux, se fit rendre de la monnaie, déplia l’une des feuilles,et, les bras étendus, tout en s’avançant à petits pas, se mit àlire. Et soudain, d’un bond il se jeta dans une automobile quistationnait au bord du trottoir. Le moteur était en marche, carelle partit rapidement, doubla la Madeleine et disparut.

– Non de nom ! s’écria Ganimard, encore un coup de safaçon !

Il s’était élancé, et d’autres hommes couraient, en même tempsque lui, autour de la Madeleine.

Mais il éclata de rire. À l’entrée du boulevard Malesherbes,l’automobile était arrêtée, en panne, et M. Gerbois endescendait.

– Vite, Folenfant… le mécanicien… c’est peut-être le nomméErnest.

Folenfant s’occupa du mécanicien. C’était un nommé Gaston,employé à la Société des fiacres automobiles ; dix minutesauparavant, un Monsieur l’avait retenu et lui avait dit d’attendre« sous pression », près du kiosque, jusqu’à l’arrivée d’un autreMonsieur.

– Et le second client, demanda Folenfant, quelle adresse a-t-ildonnée ?

– Aucune adresse… « Boulevard Malesherbes… avenue de Messine…double pourboire » … Voilà tout.

Mais, pendant ce temps, sans perdre une minute, M. Gerbois avaitsauté dans la première voiture qui passait.

– Cocher, au métro de la Concorde.

Le professeur sortit du métro place du Palais-Royal, courut versune autre voiture et se fit conduire place de la Bourse. Deuxièmevoyage en métro, puis, avenue de Villiers, troisième voiture.

– Cocher, 25, rue Clapeyron.

Le 25 de la rue Clapeyron est séparé du boulevard desBatignolles par la maison qui fait l’angle. Il monta au premierétage et sonna. Un Monsieur lui ouvrit.

– C’est bien ici que demeure Maître Detinan ?

– C’est moi-même. Monsieur Gerbois, sans doute.

– Parfaitement.

– Je vous attendais, Monsieur. Donnez-vous la peined’entrer.

Quand M. Gerbois pénétra dans le bureau de l’avocat, la pendulemarquait trois heures, et tout de suite il dit :

– C’est l’heure qu’il m’a fixée. Il n’est pas là ?

– Pas encore.

M. Gerbois s’assit, s’épongea le front, regarda sa montre commes’il ne connaissait pas l’heure, et reprit anxieusement :

– Viendra-t-il ?

L’avocat répondit :

– Vous m’interrogez, Monsieur, sur la chose du monde que je suisle plus curieux de savoir. Jamais je n’ai ressenti pareilleimpatience. En tout cas, s’il vient, il risque gros, cette maisonest très surveillée depuis quinze jours… on se méfie de moi.

– Et de moi encore davantage. Aussi je n’affirme pas que lesagents, attachés à ma personne, aient perdu ma trace.

– Mais alors…

– Ce ne serait point de ma faute, s’écria vivement leprofesseur, et l’on n’a rien à me reprocher. Qu’ai-je promis ?D’obéir à ses ordres. Eh bien, j’ai obéi aveuglément à ses ordres,j’ai touché l’argent à l’heure fixée par lui, et je me suis renduchez vous de la façon qu’il m’a prescrite. Responsable du malheurde ma fille, j’ai tenu mes engagements en toute loyauté. À lui detenir les siens.

Et il ajouta, de la même voix anxieuse :

– Il ramènera ma fille, n’est-ce pas ?

– Je l’espère.

– Cependant… vous l’avez vu ?

– Moi ? Mais non ! Il m’a simplement demandé parlettre de vous recevoir tous deux, de congédier mes domestiquesavant trois heures, et de n’admettre personne dans mon appartemententre votre arrivée et son départ. Si je ne consentais pas à cetteproposition, il me priait de l’en prévenir par deux lignes àl’Écho de France. Mais je suis trop heureux de rendreservice à Arsène Lupin et je consens à tout.

M. Gerbois gémit :

– Hélas ! Comment tout cela finira-t-il ?

Il tira de sa poche les billets de banque, les étala sur latable et en fit deux paquets de même nombre. Puis ils se turent. Detemps à autre M. Gerbois prêtait l’oreille… n’avait-on passonné ?

Avec les minutes son angoisse augmentait, et Maître Detinanaussi éprouvait une impression presque douloureuse.

Un moment même l’avocat perdit tout sang-froid. Il se levabrusquement :

– Nous ne le verrons pas… Comment voulez-vous ?… Ce seraitde la folie de sa part ! Qu’il ait confiance en nous, soit,nous sommes d’honnêtes gens incapables de le trahir. Mais le dangern’est pas seulement ici.

Et M. Gerbois, écrasé, les deux mains sur les billets,balbutiait :

– Qu’il vienne, mon Dieu, qu’il vienne ! Je donnerais toutcela pour retrouver Suzanne.

La porte s’ouvrit.

– La moitié suffira, Monsieur Gerbois.

Quelqu’un se tenait sur le seuil, un homme jeune, élégammentvêtu, en qui M. Gerbois reconnut aussitôt l’individu qui l’avaitabordé près de la boutique de bric-à-brac, à Versailles. Il bonditvers lui.

– Et Suzanne ? Où est ma fille ?

Arsène Lupin ferma la porte soigneusement et, tout en défaisantses gants du geste le plus paisible, il dit à l’avocat :

– Mon cher Maître, je ne saurais trop vous remercier de la bonnegrâce avec laquelle vous avez consenti à défendre mes droits. Je nel’oublierai pas.

Maître Detinan murmura :

– Mais vous n’avez pas sonné… je n’ai pas entendu la porte…

– Les sonnettes et les portes sont des choses qui doiventfonctionner sans qu’on les entende jamais. Me voilà tout de même,c’est l’essentiel.

– Ma fille ! Suzanne ! Qu’en avez-vous fait ?répéta le professeur.

– Mon Dieu, Monsieur, dit Lupin, que vous êtes pressé. Allons,rassurez-vous, encore un instant et Mademoiselle votre fille seradans vos bras.

Il se promena, puis du ton d’un grand seigneur qui distribue deséloges :

– Monsieur Gerbois, je vous félicite de l’habileté avec laquellevous avez agi tout à l’heure. Si l’automobile n’avait pas eu cettepanne absurde, on se retrouvait tout simplement à l’Étoile, et l’onépargnait à Maître Detinan l’ennui de cette visite… enfin !c’était écrit…

Il aperçut les deux liasses de bank-notes et s’écria :

– Ah parfait ! Le million est là… nous ne perdrons pas detemps. Vous permettez ?

– Mais, objecta Maître Detinan, en se plaçant devant la table,Mlle Gerbois n’est pas encore arrivée.

– Eh bien ?

– Eh bien, sa présence n’est-elle pas indispensable ?

– Je comprends ! Je comprends ! Arsène Lupin n’inspirequ’une confiance relative. Il empoche le demi-million et ne rendpas l’otage. Ah, mon cher Maître, je suis un grand méconnu !Parce que le destin m’a conduit à des actes de nature un peu…spéciale, on suspecte ma bonne foi… à moi ! Moi qui suisl’homme du scrupule et de la délicatesse ! D’ailleurs, moncher Maître, si vous avez peur, ouvrez votre fenêtre et appelez. Ily a bien une douzaine d’agents dans la rue.

– Vous croyez ?

Arsène Lupin souleva le rideau.

– Je crois M. Gerbois incapable de dépister Ganimard… que vousdisais-je ? Le voici, ce brave ami !

– Est-ce possible ! s’écria le professeur. Je vous jurecependant…

– Que vous ne m’avez point trahi ?… Je n’en doute pas, maisles gaillards sont habiles. Tenez, Folenfant que j’aperçois !…Et Gréaume !… Et Dieuzy ! … Tous mes bons camarades,quoi !

Maître Detinan le regardait avec surprise. Quelletranquillité ! Il riait d’un rire heureux, comme s’il sedivertissait à quelque jeu d’enfant et qu’aucun péril ne l’eûtmenacé.

Plus encore que la vue des agents, cette insouciance rassural’avocat. Il s’éloigna de la table où se trouvaient les billets debanque.

Arsène Lupin saisit l’une après l’autre les deux liasses,allégea chacune d’elles de vingt-cinq billets, et tendant à MaîtreDetinan les cinquante billets ainsi obtenus :

– La part d’honoraires de M. Gerbois, mon cher maître, et celled’Arsène Lupin. Nous vous devons bien cela.

– Vous ne me devez rien, répliqua Maître Detinan.

– Comment ? Et tout le mal que nous vous causons !

– Et tout le plaisir que je prends à me donner ce mal !

– C’est-à-dire, mon cher Maître, que vous ne voulez rienaccepter d’Arsène Lupin. Voilà ce que c’est, soupira-t-il, d’avoirune mauvaise réputation.

Il tendit les cinquante mille francs au professeur.

– Monsieur, en souvenir de notre bonne rencontre, permettez-moide vous remettre ceci : ce sera mon cadeau de noces à MlleGerbois.

M. Gerbois prit vivement les billets, mais protesta :

– Ma fille ne se marie pas.

– Elle ne se marie pas si vous lui refusez votre consentement.Mais elle brûle de se marier.

– Qu’en savez-vous ?

– Je sais que les jeunes filles font souvent des rêves sansl’autorisation de leurs papas. Heureusement qu’il y a de bonsgénies qui s’appellent Arsène Lupin, et qui dans le fond dessecrétaires découvrent le secret de ces âmes charmantes.

– Vous n’y avez pas découvert autre chose ? demanda MaîtreDetinan. J’avoue que je serais fort curieux de savoir pourquoi cemeuble fut l’objet de vos soins.

– Raison historique, mon cher maître. Bien que, contrairement àl’avis de M. Gerbois, il ne contînt aucun autre trésor que lebillet de loterie – et cela je l’ignorais – j’y tenais et je lerecherchais depuis longtemps. Ce secrétaire, en bois d’if etd’acajou, décoré de chapiteaux à feuilles d’acanthe, fut retrouvédans la petite maison discrète qu’habitait à Boulogne MarieWalewska, et il porte sur l’un des tiroirs l’inscription :

« Dédié à Napoléon 1er, Empereur des Français, par son trèsfidèle serviteur, Mancion ». Et, en dessous, ces mots, gravés à lapointe d’un couteau : « À toi, Marie ». Par la suite, Napoléon lefit recopier pour l’impératrice Joséphine – de sorte que lesecrétaire qu’on admirait à la Malmaison n’était qu’une copieimparfaite de celui qui désormais fait partie de mescollections.

Le professeur gémit :

– Hélas ! Si j’avais su, chez le marchand, avec quelle hâteje vous l’aurais cédé !

Arsène Lupin dit en riant :

– Et vous auriez eu, en outre, cet avantage appréciable deconserver, pour vous seul, le numéro 514 – série 23.

– Ce qui ne vous aurait pas conduit à enlever ma fille que toutcela a dû bouleverser.

– Tout cela ?

– Cet enlèvement…

– Mais, mon cher Monsieur, vous faites erreur. Mlle Gerbois n’apas été enlevée.

– Ma fille n’a pas été enlevée !

– Nullement. Qui dit enlèvement, dit violence. Or c’est de sonplein gré qu’elle a servi d’otage.

– De son plein gré ! répéta M. Gerbois, confondu.

– Et presque sur sa demande ! Comment ! Une jeunefille intelligente comme Mlle Gerbois, et, qui plus est, cultive aufond de son âme une passion inavouée, aurait refusé de conquérir sadot ! Ah ! je vous jure qu’il a été facile de lui fairecomprendre qu’il n’y avait pas d’autre moyen de vaincre votreobstination.

Maître Detinan s’amusait beaucoup. Il objecta :

– Le plus difficile était de vous entendre avec elle. Il estinadmissible que Mlle Gerbois se soit laissé aborder.

– Oh ! par moi, non. Je n’ai même pas l’honneur de laconnaître. C’est une personne de mes amies qui a bien voulu entamerles négociations.

– La dame blonde de l’automobile, sans doute, interrompit MaîtreDetinan.

– Justement. Dès la première entrevue auprès du lycée, toutétait réglé. Depuis, Mlle Gerbois et sa nouvelle amie ont voyagé,visitant la Belgique et la Hollande, de la manière la plus agréableet la plus instructive pour une jeune fille. Du reste elle-même vavous expliquer…

On sonnait à la porte du vestibule, trois coups rapides, puis uncoup isolé, puis un coup isolé.

– C’est elle, dit Lupin. Mon cher maître, si vous voulezbien…

L’avocat se précipita.

Deux jeunes femmes entrèrent. L’une se jeta dans les bras de M.Gerbois. L’autre s’approcha de Lupin. Elle était de taille élevée,le buste harmonieux, la figure très pâle, et ses cheveux blonds,d’un blond étincelant, se divisaient en deux bandeaux ondulés ettrès lâches. Vêtue de noir, sans autre ornement qu’un collier dejais à quintuple tour, elle paraissait cependant d’une éléganceraffinée.

Arsène Lupin lui dit quelques mots, puis, saluant Mlle Gerbois:

– Je vous demande pardon, Mademoiselle, de toutes cestribulations, mais j’espère cependant que vous n’avez pas été tropmalheureuse…

– Malheureuse ! J’aurais même été très heureuse, s’il n’yavait pas eu mon pauvre père.

– Alors tout est pour le mieux. Embrassez-le de nouveau, etprofitez de l’occasion – elle est excellente – pour lui parler devotre cousin.

– Mon cousin… que signifie ?… Je ne comprends pas.

– Mais si, vous comprenez… votre cousin Philippe… ce jeune hommedont vous gardez précieusement les lettres…

Suzanne rougit, perdit contenance, et enfin, comme leconseillait Lupin, se jeta de nouveau dans les bras de sonpère.

Lupin les considéra tous deux d’un œil attendri.

Comme on est récompensé de faire le bien ! Touchantspectacle !

Heureux père ! Heureuse fille ! Et dire que ce bonheurc’est ton œuvre, Lupin ! Ces êtres te béniront plus tard… tonnom sera pieusement transmis à leurs petits-enfants… oh ! Lafamille !… La famille ! …

Il se dirigea vers la fenêtre.

– Ce bon Ganimard est-il toujours là ?… Il aimerait tantassister à ces charmantes effusions … mais non, il n’est plus là…plus personne… ni lui, ni les autres… diable ! La situationdevient grave… il n’y aurait rien d’étonnant à ce qu’ils fussentdéjà sous la porte cochère… chez le concierge peut-être… ou mêmedans l’escalier !

M. Gerbois laissa échapper un mouvement. Maintenant que sa fillelui était rendue, le sentiment de la réalité lui revenait.L’arrestation de son adversaire, c’était pour lui un demi-million.Instinctivement il fit un pas… comme par hasard, Lupin se trouvasur son chemin.

– Où allez-vous, Monsieur Gerbois ? Me défendre contreeux ? Mille fois aimable ! Ne vous dérangez pas.D’ailleurs, je vous jure qu’ils sont plus embarrassés que moi.

Et il continua en réfléchissant :

– Au fond que savent-ils ? Que vous êtes ici, et peut-êtreque Mlle Gerbois y est également, car ils ont dû la voir arriveravec une dame inconnue. Mais moi ? Ils ne s’en doutent pas.Comment me serais-je introduit dans une maison qu’ils ont fouilléece matin de la cave au grenier ? Non, selon toutesprobabilités, ils m’attendent pour me saisir au vol… pauvreschéris ! … À moins qu’ils ne devinent que la dame inconnue estenvoyée par moi et qu’ils ne la supposent chargée de procéder àl’échange… auquel cas ils s’apprêtent à l’arrêter à son départ…

Un coup de timbre retentit.

D’un geste brusque, Lupin immobilisa M. Gerbois, et la voixsèche, impérieuse :

– Halte-là, Monsieur, pensez à votre fille et soyez raisonnable,sinon… quant à vous, Maître Detinan, j’ai votre parole.

M. Gerbois fut cloué sur placé. L’avocat ne bougea point.

Sans la moindre hâte, Lupin prit son chapeau. Un peu depoussière le maculait : il le brossa du revers de sa manche.

– Mon cher Maître, si jamais vous avez besoin de moi… mesmeilleurs vœux, Mademoiselle Suzanne, et toutes mes amitiés à M.Philippe.

Il tira de sa poche une lourde montre à double boîtier d’or.

– Monsieur Gerbois, il est trois heures quarante-deuxminutes ; à trois heures quarante-six, je vous autorise àsortir de ce salon… pas une minute plus tôt que trois heuresquarante-six, n’est-ce pas ?

– Mais ils vont entrer de force, ne put s’empêcher de direMaître Detinan.

– Et la loi que vous oubliez, mon cher Maître ! JamaisGanimard n’oserait violer la demeure d’un citoyen français. Nousaurions le temps de faire un excellent bridge. Mais pardonnez-moi,vous semblez un peu émus tous les trois, et je ne voudrais pasabuser…

Il déposa sa montre sur la table, ouvrit la porte du salon, et,s’adressant à la dame blonde :

– Vous êtes prête, chère amie ?

Il s’effaça devant elle, adressa un dernier salut, trèsrespectueux, à Mlle Gerbois, sortit et referma la porte surlui.

Et on l’entendit qui disait, dans le vestibule, à haute voix:

– Bonjour, Ganimard, comment ça va-t-il ? Rappelez-moi aubon souvenir de Mme Ganimard… un de ces jours, j’irai lui demanderà déjeuner… adieu, Ganimard.

Un coup de timbre encore, brusque, violent, puis des coupsrépétés, et des bruits de voix sur le palier.

– Trois heures quarante-cinq, balbutia M. Gerbois.

Après quelques secondes, résolument, il passa dans le vestibule.Lupin et la dame blonde n’y étaient plus.

– Père ! il ne faut pas ! attends s’écria Suzanne.

– Attendre ? Tu es folle !… Des ménagements avec cegredin… et le demi-million ?…

Il ouvrit.

Ganimard se rua.

– Cette dame… où est-elle ? Et Lupin ?

– Il était là… il est là.

Ganimard poussa un cri de triomphe :

– Nous le tenons.., la maison est cernée.

Maître Detinan objecta :

– Mais l’escalier de service ?

– L’escalier de service aboutit à la cour, et il n’y a qu’uneissue, la grand-porte : dix hommes la gardent.

– Mais il n’est pas entré par la grand-porte… il ne s’en ira paspar là…

– Et par où donc ? riposta Ganimard… à travers lesairs ?

Il écarta un rideau. Un long couloir s’offrit qui conduisait àla cuisine. Ganimard le suivit en courant et constata que la portede l’escalier de service était fermée à double tour.

De la fenêtre, il appela l’un des agents :

– Personne ?

– Personne.

– Alors, s’écria-t-il, ils sont dans l’appartement ! … Ilssont cachés dans l’une des chambres !… Il est matériellementimpossible qu’ils se soient échappés… ah ! Mon petit Lupin, tut’es fichu de moi, mais, cette fois, c’est la revanche.

À sept heures du soir, M. Dudouis, chef de la Sûreté, étonné den’avoir point de nouvelles, se présenta rue Clapeyron. Ilinterrogea les agents qui gardaient l’immeuble, puis monta chezMaître Detinan qui le mena dans sa chambre. Là, il aperçut unhomme, ou plutôt deux jambes qui s’agitaient sur le tapis, tandisque le torse auquel elles appartenaient était engagé dans lesprofondeurs de la cheminée.

– Ohé !… Ohé !….. glapissait une voix étouffée.

Et une voix plus lointaine, qui venait de tout en haut,répondait :

– Ohé !… Ohé !…

M. Dudouis s’écria en riant :

– Eh bien, Ganimard, qu’avez-vous donc à faire lefumiste ?

L’inspecteur s’exhuma des entrailles de la cheminée. Le visagenoirci, les vêtements couverts de suie, les yeux brillants defièvre, il était méconnaissable.

– Je le cherche, grogna-t-il.

– Qui ?

– Arsène Lupin… Arsène Lupin et son amie.

– Ah ça ! Mais, vous imaginez-vous qu’ils se cachent dansles tuyaux de la cheminée ?

Ganimard se releva, appliqua sur la manche de son supérieur cinqdoigts couleur de charbon, et sourdement, rageusement :

– Où voulez-vous qu’ils soient, chef ? Il faut bien qu’ilssoient quelque part. Ce sont des êtres comme vous et moi, en chairet en os. Ces êtres-là ne s’en vont pas en fumée.

– Non, mais ils s’en vont tout de même.

– Par où ? Par où ? La maison est entourée ! Il ya des agents sur le toit.

– La maison voisine ?

– Pas de communication avec elle.

– Les appartements des autres étages ?

– Je connais tous les locataires : ils n’ont vu personne… ilsn’ont entendu personne.

– Êtes-vous sûr de les connaître tous ?

– Tous. Le concierge répond d’eux. D’ailleurs, pour plus deprécaution, j’ai posté un homme dans chacun de cesappartements.

– Il faut pourtant bien qu’on mette la main dessus.

– C’est ce que je dis, chef, c’est ce que je dis. Il le faut, etça sera, parce qu’ils sont ici tous deux… ils ne peuvent pas ne pasy être ! Soyez tranquille, chef, si ce n’est pas ce soir, jeles aurai demain… j’y coucherai !… J’y coucherai !

De fait il y coucha, et le lendemain aussi, et le surlendemainégalement.

Et, lorsque trois jours entiers et trois nuits se furentécoulés, non seulement il n’avait pas découvert l’insaisissableLupin et sa non moins insaisissable compagne, mais il n’avait mêmepas relevé le petit indice qui lui permît d’établir la plus petitehypothèse.

Et c’est pourquoi son opinion de la première heure ne variaitpas.

Du moment qu’il n’y a aucune trace de leur fuite, c’est qu’ilssont là !

Peut-être, au fond de sa conscience, était-il moins convaincu.Mais il ne voulait pas se l’avouer. Non, mille fois non, un hommeet une femme ne s’évanouissent pas ainsi que les mauvais génies descontes d’enfants. Et sans perdre courage, il continuait sesfouilles et ses investigations comme s’il avait espéré lesdécouvrir, dissimulés en quelque retraite impénétrable, incorporésaux pierres de la maison.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer