Autre étude de femme

Autre étude de femme

d’ Honoré de Balzac

DEDIE A LEON GOZLAN

Comme un témoignage de bonne confraternité littéraire.

A Paris, il se rencontre toujours deux soirées dans les bals ou dans les raouts. D’abord une soirée officielle à laquelle assistent les personnes priées, un beau monde qui s’ennuie. Chacun pose pour le voisin. La plupart des jeunes femmes ne viennent que pour une seule personne. Quand chaque femme s’est assurée qu’elle est la plus belle pour cette personne et que cette opinion a pu être partagée par quelques autres, après des phrases insignifiantes échangées, comme celles-ci : – Comptez-vous aller de bonne heure à** (un nom de terre) ? – Madame une telle a bien chanté !– Quelle est cette petite femme qui a tant de diamants ? Ou,après avoir lancé des phrases épigrammatiques qui font un plaisir passager et des blessures de longue durée, les groupes s’éclaircissent, les indifférents s’en vont, les bougies brûlent dans les bobèches ; la maîtresse de la maison arrête alors quelques artistes, des gens gais, des amis, en leur disant : –Restez, nous soupons entre nous.

On se rassemble dans un petit salon. La seconde, la véritable soirée a lieu ; soirée où, comme sous l’ancien régime, chacun entend ce qui se dit, où la conversation est générale, où l’on est forcé d’avoir de l’esprit et de contribuer à l’amusement public.Tout est en relief, un rire franc succède à ces airs gourmés qui,dans le monde, attristent les plus jolies figures. Enfin, le plaisir commence là où le raout finit. Le raout, cette froide revue du luxe, ce défilé d’amours-propres en grand costume, est une de ces inventions anglaises qui tendent à mécanifier les autres nations. L’Angleterre semble tenir à ce que le monde entier s’ennuie comme elle et autant qu’elle.

Cette seconde soirée est donc, en France, dans quelques maisons,une heureuse protestation de l’ancien esprit de notre joyeuxpays ; mais, malheureusement, peu de maisons protestent : laraison en est bien simple. Si l’on ne soupe plus beaucoupaujourd’hui, c’est que, sous aucun régime, il n’y a eu moins degens casés, posés et arrivés. Tout le monde est en marche versquelque but, ou trotte après la fortune. Le temps est devenu laplus chère denrée, personne ne peut donc se livrer à cetteprodigieuse prodigalité de rentrer chez soi le lendemain pour seréveiller tard. On ne retrouve donc plus de seconde soirée que chezles femmes assez riches pour ouvrir leur maison ; et depuis larévolution de 1830, ces femmes se comptent dans Paris. Malgrél’opposition muette du faubourg Saint-Germain, deux ou troisfemmes, parmi lesquelles se trouve madame la marquise d’Espard,n’ont pas voulu renoncer à la part d’influence qu’elles avaient surParis, et n’ont point fermé leurs salons. Entre tous, l’hôtel demadame d’Espard, célèbre d’ailleurs à Paris, est le dernier asileoù se soit réfugié l’esprit français d’autrefois, avec saprofondeur cachée, ses mille détours et sa politesse exquise. Làvous observerez encore de la grâce dans les manières malgré lesconventions de la politesse, de l’abandon dans la causerie malgréla réserve naturelle aux gens comme il faut, et surtout de lagénérosité dans les idées. Là, nul ne pense à garder sa pensée pourun drame ; et, dans un récit, personne ne voit un livre àfaire. Enfin le hideux squelette d’une littérature aux abois ne sedresse point, à propos d’une saillie heureuse ou d’un sujetintéressant.

Le souvenir d’une de ces soirées m’est plus particulièrementresté, moins à cause d’une confidence où l’illustre de Marsay mit àdécouvert un des replis les plus profonds du cœur de la femme, qu’àcause des observations auxquelles son récit donna lieu sur leschangements qui se sont opérés dans la femme française depuis latriste révolution de juillet. Pendant cette soirée, le hasard avaitréuni plusieurs personnes auxquelles d’incontestables mérites ontvalu des réputations européennes. Ceci n’est point une flatterieadressée à la France, car plusieurs étrangers se trouvaient parminous. Les hommes qui brillèrent le plus n’étaient d’ailleurs pasles plus célèbres. Ingénieuses reparties, observations fines,railleries excellentes, peintures dessinées avec une nettetébrillante pétillèrent et se pressèrent sans apprêt, se prodiguèrentsans dédain comme sans recherche, mais furent délicieusementsenties et délicatement savourées. Les gens du monde se firentsurtout remarquer par une grâce, par une verve toutartistiques.

Vous rencontrerez ailleurs, en Europe, d’élégantes manières, dela cordialité, de la bonhomie, de la science ; mais à Parisseulement, dans ce salon et dans ceux dont je viens de parler,abonde l’esprit particulier qui donne à toutes ces qualitéssociales un agréable et capricieux ensemble, je ne sais quelleallure fluviale qui fait facilement serpenter cette profusion depensées, de formules, de contes, de documents historiques. Paris,capitale du goût, connaît seul cette science qui change uneconversation en une joûte où chaque nature d’esprit se condense parun trait, où chacun dit sa phrase et jette son expérience dans unmot, où tout le monde s’amuse, se délasse et s’exerce. Aussi, làseulement, vous échangerez vos idées ; là vous ne porterezpas, comme le dauphin de la fable, quelque singe sur vosépaules ; là vous serez compris, et ne risquerez pas de mettreau jeu des pièces d’or contre du billon. Enfin, là, des secretsbien trahis, des causeries légères et profondes ondoient, tournent,changent d’aspect et de couleurs à chaque phrase. Les critiquesvives et les récits pressés s’entraînent les uns les autres. Tousles yeux écoutent, les gestes interrogent et la physionomie répond.Enfin, là tout est, en un mot, esprit et pensée.

Jamais le phénomène oral qui, bien étudié, bien manié, fait lapuissance de l’acteur et du conteur, ne m’avait si complètementensorcelé. Je ne fus pas seul soumis à ces prestiges, et nouspassâmes tous une soirée délicieuse. La conversation, devenueconteuse, entraîna dans son cours précipité de curieusesconfidences, plusieurs portraits, mille folies, qui rendent cetteravissante improvisation tout à fait intraduisible ; mais, enlaissant à ces choses leur verdeur, leur abrupte naturel, leursfallacieuses sinuosités, peut-être comprendrez-vous bien le charmed’une véritable soirée française, prise au moment où la familiaritéla plus douce fait oublier à chacun ses intérêts, son amour-proprespécial, ou, si vous voulez, ses prétentions.

Vers deux heures du matin, au moment où le souper finissait, ilne se trouva plus autour de la table que des intimes, tous éprouvéspar un commerce de quinze années, ou des gens de beaucoup de goût,bien élevés et qui savaient le monde. Par une convention tacite etbien observée, au souper chacun renonce à son importance. L’égalitéla plus absolue y donne le ton. Il n’y avait d’ailleurs alorspersonne qui ne fût très-fier d’être lui-même. Madame d’Espardoblige ses convives à rester à table jusqu’au départ, après avoirmaintes fois remarqué le changement total qui s’opère dans lesesprits par le déplacement. De la salle à manger au salon, lecharme se rompt. Selon Sterne, les idées d’un auteur qui s’est faitla barbe diffèrent de celles qu’il avait auparavant ; siSterne a raison, ne peut-on pas affirmer hardiment que lesdispositions des gens à table ne sont plus celles des mêmes gensrevenus au salon ? L’atmosphère n’est plus capiteuse, l’oeilne contemple plus le brillant désordre du dessert, on a perdu lesbénéfices de cette mollesse d’esprit, de cette bénévolence qui nousenvahit quand nous restons dans l’assiette particulière à l’hommerassasié, bien établi sur une de ces chaises moelleuses comme onles fait aujourd’hui. Peut-être cause-t-on plus volontiers devantun dessert, en compagnie de vins fins, pendant le délicieux momentoù chacun peut mettre son coude sur la table et sa tête dans samain. Non-seulement alors tout le monde aime à parler, mais encoreà écouter. La digestion, presque toujours attentive, est, selon lescaractères, ou babillarde, ou silencieuse ; et chacun y trouvealors son compte.

Ne fallait-il pas ce préambule pour vous initier aux charmes durécit confidentiel par lequel un homme célèbre, mort depuis, apeint l’innocent jésuitisme de la femme avec cette finesseparticulière aux gens qui ont vu beaucoup de choses et qui fait deshommes d’état de délicieux conteurs, lorsque, comme les princes deTalleyrand et de Metternich, ils daignent conter.

De Marsay, nommé premier ministre depuis six mois, avait déjàdonné les preuves d’une capacité supérieure. Quoique ceux qui leconnaissaient de longue main ne fussent pas étonnés de lui voirdéployer tous les talents et les diverses aptitudes de l’hommed’état, on pouvait se demander s’il se savait être un grandpolitique, ou s’il s’était développé dans le feu des circonstances.Cette question venait de lui être adressée dans une intentionévidemment philosophique par un homme d’esprit et d’observationqu’il avait nommé préfet, qui fut long-temps journaliste, et quil’admirait sans mêler à son admiration ce filet de critiquevinaigrée avec lequel, à Paris, un homme supérieur s’excuse d’enadmirer un autre.

– Y a-t-il eu, dans votre vie antérieure, un fait, une pensée,un désir qui vous ait appris votre vocation ? lui dit EmileBlondet, car nous avons tous, comme Newton, notre pomme qui tombeet qui nous amène sur le terrain où nos facultés se déploient…

– Oui, répondit de Marsay, je vais vous conter cela.

Jolies femmes, dandies politiques, artistes, vieillards, lesintimes de de Marsay, tous se mirent alors commodément, chacun danssa pose, et regardèrent le premier ministre. Est-il besoin de direqu’il n’y avait plus de domestiques, que les portes étaient closeset les portières tirées ? Le silence fut si profond qu’onentendit dans la cour le murmure des cochers, les coups de pied etles bruits que font les chevaux en demandant à revenir àl’écurie.

– L’homme d’état, mes amis, n’existe que par une seule qualité,dit le ministre en jouant avec son couteau de nacre et d’or :savoir être toujours maître de soi, faire à tout propos le décomptede chaque événement, quelque fortuit qu’il puisse être ;enfin, avoir, dans son moi intérieur, un être froid et désintéresséqui assiste en spectateur à tous les mouvements de notre vie, à nospassions, à nos sentiments, et qui nous souffle à propos de toutechose l’arrêt d’une espèce de barême moral.

– Vous nous expliquez ainsi pourquoi l’homme d’état est si rareen France, dit le vieux lord Dudley.

– Au point de vue sentimental, ceci est horrible, reprit leministre. Aussi, quand ce phénomène a lieu chez un jeune homme…(Richelieu, qui, averti du danger de Concini par une lettre, laveille, dormit jusqu’à midi, quand on devait tuer son bienfaiteur àdix heures), un jeune homme, Pitt ou Napoléon, si vous voulez,est-il une monstruosité ? Je suis devenu ce monstre detrès-bonne heure, et grâce à une femme.

– Je croyais, dit madame d’Espard en souriant, que nousdéfaisions beaucoup plus de politiques que nous n’en faisions. – Lemonstre de qui je vous parle n’est un monstre que parce qu’il vousrésiste, répondit le conteur en faisant une ironique inclination detête.

– S’il s’agit d’une aventure d’amour, dit la baronne deNucingen, je demande qu’on ne la coupe par aucune réflexion.

– La réflexion y est si contraire ! s’écria Blondet.

– J’avais dix-sept ans, reprit de Marsay, la Restauration allaitse raffermir ; mes vieux amis savent combien alors j’étaisimpétueux et bouillant ; j’aimais pour la première fois, et,je puis aujourd’hui le dire, j’étais un des plus jolis jeunes gensde Paris : j’avais la beauté, la jeunesse, deux avantages dus auhasard et dont nous sommes fiers comme d’une conquête. Je suisforcé de me taire sur le reste. Comme tous les jeunes gens,j’aimais une femme de six ans plus âgée que moi. Personne de vous,dit-il en faisant par un regard le tour de la table, ne peut sedouter de son nom ni la reconnaître. Ronquerolles, dans ce temps, aseul pénétré mon secret, il l’a bien gardé, j’aurais craint sonsourire ; mais, il est parti, dit le ministre en regardantautour de lui.

– Il n’a pas voulu souper, dit madame d’Espard.

– Depuis six mois, possédé par mon amour, incapable desoupçonner que ma passion me maîtrisait, reprit le premierministre, je me livrais à ces adorables divinisations qui sont etle triomphe et le fragile bonheur de la jeunesse. Je gardais sesvieux gants, je buvais en infusion les fleurs qu’elle avaitportées, je me relevais la nuit pour aller voir ses fenêtres. Toutmon sang se portait au cœur en respirant le parfum qu’elle avaitadopté. J’étais à mille lieues de reconnaître que les femmes sontdes poêles à dessus de marbre.

– Oh ! faites-nous grâce de vos horribles sentences ?dit madame de l’Estorade en souriant.

– J’aurais foudroyé, je crois, de mon mépris le philosophe qui apublié cette terrible pensée d’une profonde justesse, reprit deMarsay. Vous êtes tous trop spirituels pour que je vous en disedavantage. Ce peu de mots vous rappellera vos propres folies.Grande dame s’il en fut jamais, et veuve sans enfants (oh !tout y était !), mon idole s’était enfermée pour marquerelle-même mon linge avec ses cheveux, enfin, elle répondait à mesfolies par d’autres folies. Ainsi, comment ne pas croire à lapassion quand elle est garantie par la folie ? Nous avions misl’un et l’autre tout notre esprit à cacher un si complet et si belamour aux yeux du monde ; et nous y réussissions. Aussi, quelcharme nos escapades n’avaient-elles pas ? D’elle, je ne vousdirai rien : alors parfaite, elle passe encore aujourd’hui pour unedes belles femmes de Paris ; mais alors on se serait fait tuerpour obtenir un de ses regards. Elle était restée dans unesituation de fortune satisfaisante pour une femme adorée et quiaimait, mais que la Restauration, à laquelle elle devait un lustrenouveau, rendait peu convenable relativement à son nom. Dans masituation, j’avais la fatuité de ne pas concevoir un soupçon.Quoique ma jalousie fût alors d’une puissance de cent vingtOthello, ce sentiment terrible sommeillait en moi comme l’or danssa pépite. Je me serais fait donner des coups de bâton par mondomestique si j’avais eu la lâcheté de mettre en question la puretéde cet ange si frêle et si fort, si blond et si naïf, pur, candide,et dont l’oeil bleu ne se laissait pénétrer à fond de cœur, avecune adorable soumission par mon regard. Jamais la moindrehésitation dans la pose, dans le regard ou la parole ;toujours blanche, fraîche, et prête au bien-aimé comme le lysoriental du Cantique des Cantiques !… Ah ! mesamis ! s’écria douloureusement le ministre redevenu jeunehomme, il faut se heurter bien durement la tête au dessus de marbrepour dissiper cette poésie !

Ce cri naturel, qui eut de l’écho chez les convives, piqua leurcuriosité déjà si savamment excitée.

– Tous les matins, monté sur ce beau Sultan que vous m’aviezenvoyé d’Angleterre, dit-il à lord Dudley, je passais le long de sacalèche dont les chevaux allaient exprès au pas, et je voyais lemot d’ordre écrit en fleurs dans son bouquet pour le cas où nous nepourrions rapidement échanger une phrase. Quoique nous nousvissions a peu près tous les soirs dans le monde et qu’ellem’écrivît tous les jours, nous avions adopté, pour tromper lesregards et déjouer les observations une manière d’être. Ne pas seregarder, s’éviter, dire du mal l’un de l’autre ; s’admirer etse vanter, ou se poser en amoureux dédaigné ; tous ces vieuxmanéges ne valent pas de part et d’autre, une fausse passion avouéepour une personne indifférente, et un air d’indifférence pour lavéritable idole. Si deux amants veulent jouer ce jeu, le monde ensera toujours la dupe ; mais ils doivent être alors bien sûrsl’un de l’autre. Son plastron, à elle, était un homme en faveur, unhomme de cour, froid et dévot qu’elle ne recevait point chez elle.Cette comédie se donnait au profit des sots et des salons qui enriaient. Il n’était point question de ma- riage entre nous : sixans de différence pouvaient la préoccuper ; elle ne savaitrien de ma fortune que, par principe, j’ai toujours cachée. Quant àmoi, charmé de son esprit, de ses manières, de l’étendue de sesconnaissances, de sa science du monde, je l’eusse épousée sansréflexion. Néanmoins cette réserve me plaisait. Si, la première,elle m’eût parlé mariage d’une certaine façon, peut-être eussé-jetrouvé de la vulgarité dans cette âme accomplie. Six mois pleins etentiers, un diamant de la plus belle eau ! voilà ma partd’amour en ce bas monde. Un matin, pris par cette fièvre decourbature que donne un rhume à son début, j’écris un mot pourremettre une de ces fêtes secrètes enfouies sous les toits de Pariscomme des perles dans la mer. Une fois la lettre envoyée, unremords me prend : elle ne me croira pas malade ! pensé-je.Elle faisait la jalouse et la soupçonneuse. Quand la jalousie estvraie, dit de Marsay en s’interrompant, elle est le signe évidentd’un amour unique…

– Pourquoi ? demanda vivement la princesse de Cadignan.

– L’amour unique et vrai, dit de Marsay, produit une sorted’apathie corporelle en harmonie avec la contemplation danslaquelle on tombe. L’esprit complique tout alors, il se travaillelui-même, se dessine des fantaisies, en fait des réalités, destourments ; et cette jalousie est aussi charmante quegênante.

Un ministre étranger sourit en se rappelant, à la clarté d’unsouvenir, la vérité de cette observation.

– D’ailleurs, me disais-je, comment perdre un bonheur ? fitde Marsay en reprenant son récit. Ne valait-il pas mieux venirenfiévré ? Puis, me sachant malade, je la crois capabled’accourir et de se compromettre. Je fais un effort, j’écris uneseconde lettre, je la porte moi-même, car mon homme de confiancen’était plus là. Nous étions séparés par la rivière, j’avais Parisà traverser ; mais enfin, à une distance convenable de sonhôtel, j’avise un commissionnaire, je lui recommande de fairemonter la lettre aussitôt, et j’ai la belle idée de passer enfiacre devant sa porte pour voir si, par hasard, elle ne recevrapas les deux billets à la fois. Au moment où j’arrive, à deuxheures, la grande porte s’ouvrait pour laisser entrer la voiture dequi ?… du plastron ! Il y a quinze ans de cela… eh !bien, en vous en parlant, l’orateur épuisé, le ministre desséché aucontact des affaires publiques sent encore un bouillonnement dansson cœur et une chaleur à son diaphragme. Au bout d’une heure, jerepasse : la voiture était encore dans la cour ! Mon motrestait sans doute chez le concierge. Enfin, à trois heures etdemie, la voiture partit, je pus étudier la physionomie de monrival : il était grave, il ne souriait point ; mais il aimait,et sans doute il s’agissait de quelque affaire. Je vais aurendez-vous, la reine de mon cœur y vient, je la trouve calme, pureet sereine. Ici, je dois vous avouer que j’ai toujours trouvéOthello non-seulement stupide, mais de mauvais goût. Un homme àmoitié nègre est seul capable de se conduire ainsi. Shakspeare l’abien senti d’ailleurs en intitulant sa pièce le More de Venise.L’aspect de la femme aimée a quelque chose de si balsamique pour lecœur, qu’il doit dissiper la douleur, les doutes, les chagrins :toute ma colère tomba, je retrouvai mon sourire. Ainsi cettecontenance qui, à mon âge, eût été la plus horrible dissimulation,fut un effet de ma jeunesse et de mon amour. Une fois ma jalousieenterrée, j’eus la puissance d’observer. Mon état maladif étaitvisible, les doutes horribles qui m’avaient travaillél’augmentaient encore. Enfin, je trouvai un joint pour glisser cesmots : – Vous n’aviez personne ce matin chez vous ? en mefondant sur l’inquiétude où m’avait jeté la crainte qu’elle nedisposât de sa matinée d’après mon premier billet. – Ah !dit-elle, il faut être homme pour avoir de pareilles idées !Moi, penser à autre chose qu’à tes souffrances ? Jusqu’aumoment où le second billet est venu, je n’ai fait que chercher lesmoyens de t’aller voir. – Et tu es restée seule ? – Seule,dit-elle en me regardant avec une si parfaite attitude d’innocence,que ce fut défié par un air de ce genre-là que le More a dû tuerDesdémona. Comme elle occupait à elle seule son hôtel, ce mot étaitun affreux mensonge. Un seul mensonge détruit cette confianceabsolue qui, pour certaines âmes, est le fond même de l’amour. Pourvous exprimer ce qui se fit en moi dans ce moment, il faudraitadmettre que nous avons un être intérieur dont le nous visible estle fourreau, que cet être, brillant comme une lumière, est délicatcomme une ombre… eh ! bien, ce beau moi fut alors vêtu pourtoujours d’un crêpe. Oui, je sentis une main froide et décharnée mepasser le suaire de l’expérience, m’imposer le deuil éternel quemet en notre âme une première trahison. En baissant les yeux pourne pas lui laisser remarquer mon éblouissement, cette penséeorgueilleuse me rendit un peu de force : – Si elle te trompe, elleest indigne de toi ! Je mis ma rougeur subite et quelqueslarmes qui me vinrent aux yeux sur un redoublement de douleur, etla douce créature voulut me reconduire jusque chez moi, les storesdu fiacre baissés. Pendant le chemin, elle fut d’une sollicitude etd’une tendresse qui eussent trompé ce même More de Venise que jeprends pour point de comparaison. En effet, si ce grand enfanthésite deux secondes encore, tout spectateur intelligent devinequ’il va demander pardon à Desdémona. Aussi, tuer une femme, est-ceun acte d’enfant ! Elle pleura en me quittant, tant elle étaitmalheureuse de ne pouvoir me soigner elle-même. Elle souhaitaitêtre mon valet de chambre, dont le bonheur était pour elle un sujetde jalousie, et tout cela rédigé, oh ! mais comme l’eût écritClarisse heureuse. Il y a toujours un fameux singe dans la plusjolie et la plus angélique des femmes !

A ce mot, toutes les femmes baissèrent les yeux comme blesséespar cette cruelle vérité, si cruellement formulée.

– Je ne vous dis rien ni de la nuit, ni de la semaine que j’aipassée, reprit de Marsay, je me suis reconnu homme d’état.

Ce mot fut si bien dit que nous laissâmes tous échapper un gested’admiration.

– En repassant avec un esprit infernal les véritables cruellesvengeances qu’on peut tirer d’une femme, dit de Marsay encontinuant (et, comme nous nous aimions, il y en avait deterribles, d’irréparables), je me méprisais, je me sentaisvulgaire, je formulais insensiblement un code horrible, celui del’indulgence. Se venger d’une femme, n’est-ce pas reconnaître qu’iln’y en a qu’une pour nous, que nous ne saurions nous passerd’elle ? et alors la vengeance est-elle le moyen de lareconquérir ? Si elle ne nous est pas indispensable, s’il y ena d’autres, pourquoi ne pas lui laisser le droit de changer quenous nous arrogeons ? Ceci, bien entendu, ne s’applique qu’àla passion ; autrement, ce serait anti-social, et rien neprouve mieux la nécessité d’un mariage indissoluble quel’instabilité de la passion. Les deux sexes doivent être enchaînéscomme des bêtes féroces qu’ils sont, dans des lois fatales sourdeset muettes. Supprimez la vengeance, la trahison n’est plus rien enamour. Ceux qui croient qu’il n’existe qu’une seule femme dans lemonde pour eux, ceux-là doivent être pour la vengeance, et alors iln’y en a qu’une, celle d’Othello. Voici la mienne.

Ce mot détermina parmi nous tous ce mouvement imperceptible queles journalistes peignent ainsi dans les discours parlementaires :(profonde sensation). – Guéri de mon rhume et de l’amour pur,absolu, divin, je me laissai aller à une aventure dont l’héroïneétait charmante, et d’un genre de beauté tout opposé à celui de monange trompeur. Je me gardai bien de rompre avec cette femme siforte et si bonne comédienne, car je ne sais pas si le véritableamour donne d’aussi gracieuses jouissances qu’en prodigue une sisavante tromperie. Une pareille hypocrisie vaut la vertu (je ne dispas cela pour vous autres Anglaises, milady, s’écria doucement leministre, en s’adressant à lady Barimore, fille de lord Dudley).Enfin, je tâchai d’être le même amoureux. J’eus à faire travailler,pour mon nouvel ange, quelques mèches de mes cheveux, et j’allaichez un habile artiste qui, dans ce temps, demeurait rue Boucher.Cet homme avait le monopole des présents capillaires, et je donneson adresse pour ceux qui n’ont pas beaucoup de cheveux : il en ade tous les genres et de toutes les couleurs. Après s’être faitexpliquer ma commande, il me montra ses ouvrages. Je vis alors desœuvres de patience qui surpassent ce que les contes attribuent auxfées et ce que font les forçats. Il me mit au courant des capriceset des modes qui régissaient la partie des cheveux. – Depuis un an,me dit-il, on a eu la fureur de marquer le linge en cheveux ;et, heureusement, j’avais de belles collections de cheveux etd’excellentes ouvrières. En entendant ces mots, je suis atteint parun soupçon, je tire mon mouchoir, et lui dis : – En sorte que cecis’est fait chez vous, avec de faux cheveux ? Il regarda monmouchoir, et dit : – Oh ! cette dame était bien difficile,elle a voulu vérifier la nuance de ses cheveux. Ma femme a marquéces mouchoirs-là elle-même. Vous avez là, monsieur, une des plusbelles choses qui se soient exécutées. Avant ce dernier trait delumière, j’aurais cru à quelque chose, j’aurais fait attention à laparoles d’une femme. Je sortis ayant foi dans le plaisir, mais, enfait d’amour, je devins athée comme un mathématicien. Deux moisaprès, j’étais assis auprès de la femme éthérée, dans son boudoir,sur son divan. Je tenais l’une de ses mains, elle les avait fortbelles, et nous gravissions les Alpes du sentiment, cueillant lesplus jolies fleurs, effeuillant des marguerites (il y a toujours unmoment où l’on effeuille des marguerites, même quand on est dans unsalon et qu’on n’a pas de marguerites)… . Au plus fort de latendresse, et quand on s’aime le mieux, l’amour a si bien laconscience de son peu de durée, qu’on éprouve un invincible besoinde se demander : « M’aimes-tu ? m’aimeras-tu toujours ? »Je saisis ce moment élégiaque, si tiède, si fleuri, si épanoui,pour lui faire dire ses plus beaux mensonges dans le ravissantlangage de ces exagérations spirituelles, et de cette poésiegasconne particulières à l’amour. Elle étala la fine fleur de sestromperies : elle ne pouvait pas vivre sans moi, j’étais le seulhomme qu’il y eût pour elle au monde, elle avait peur de m’ennuyerparce que ma présence lui ôtait tout son esprit ; près de moi,ses facultés devenaient tout amour ; elle était d’ailleurstrop tendre pour ne pas avoir des craintes ; elle cherchaitdepuis six mois le moyen de m’attacher éternellement et il n’yavait que Dieu qui connaissait ce secret-là ; enfin ellefaisait de moi son dieu !…

Les femmes qui entendaient alors de Marsay parurent offensées ense voyant si bien jouées, car il accompagna ces mots par des mines,par des poses de tête et des minauderies qui faisaientillusion.

– Au moment où j’allais croire à ces adorables faussetés, luitenant toujours sa main moite dans la mienne, je lui dis : – Quandépouses-tu le duc ?… . Ce coup de pointe était si direct, monregard si bien affronté avec le sien, et sa main si doucement poséedans la mienne, que son tressaillement, si léger qu’il fût, ne putêtre entièrement dissimulé ; son regard fléchit sous le mien,une faible rougeur nuança ses joues :–- Le duc ! Quevoulez-vous dire ? répondit-elle en feignant un profondétonnement. – Je sais tout, repris-je ; et, dans mon opinion,vous ne devez plus tarder : il est riche, il est duc ; mais ilest plus que dévot, il est religieux ! Aussi suis-je certainque vous m’avez été fidèle, grâce à ses scrupules. Vous ne sauriezcroire combien il est urgent pour vous de le compromettre vis-à-visde lui-même et de Dieu ; sans cela, vous n’en finiriez jamais.– Est-ce un rêve ? dit-elle en faisant sur ses cheveuxau-dessus du front, quinze ans avant la Malibran, le si célèbregeste de la Malibran. – Allons, ne fais pas l’enfant, mon ange, luidis-je en voulant lui prendre les mains. Mais elle se croisa lesmains sur la taille avec un petit air prude et courroucé. –Epousez-le, je vous le permets, repris-je en répondant à son gestepar le vous de salon. Il y a mieux, je vous y engage. – Mais,dit-elle en tombant à mes genoux, il y a quelque horrible méprise :je n’aime que toi dans le monde ; tu peux m’en demander lespreuves que tu voudras.

Relevez-vous, ma chère, et faites-moi l’honneur d’être franche.– Comme avec Dieu. – Doutez-vous de mon amour ? – Non. – De mafidélité ? – Non. – Eh ! bien, j’ai commis le plus granddes crimes, repris-je, j’ai douté de votre amour et de votrefidélité. Entre deux ivresses, je me suis mis à regardertranquillement autour de moi. – Tranquillement !s’écria-t-elle en soupirant. En voilà bien assez. Henri, vous nem’aimez plus. Elle avait déjà trouvé, comme vous le voyez, uneporte pour s’évader. Dans ces sortes de scènes un adverbe est biendangereux. Mais heureusement la curiosité lui fit ajouter : – Etqu’avez-vous vu ? Ai-je jamais parlé au duc autrement que dansle monde ? avez-vous surpris dans mes yeux…  ? – Non,dis-je ; mais dans les siens. Et vous m’avez fait aller huitfois à Saint-Thomas-d’Aquin vous voir entendant la même messe quelui. – Ah ! s’écria-t-elle enfin, je vous ai donc rendujaloux. – Oh ! je voudrais bien l’être, lui dis-je en admirantla souplesse de cette vive intelligence et ces tours d’acrobate quine réussissent que devant des aveugles. Mais, à force d’aller àl’église, je suis devenu très-incrédule. Le jour de mon premierrhume et de votre première tromperie, quand vous m’avez cru au lit,vous avez reçu le duc, et vous m’avez dit n’avoir vu personne. –Savez-vous que votre conduite est infâme ? – En quoi ? Jetrouve que votre mariage avec le duc est une excellente affaire :il vous donne un beau nom, la seule position qui vous convienne,une situation brillante, honorable. Vous serez l’une des reines deParis. J’aurais des torts envers vous si je mettais un obstacle àcet arrangement, à cette vie honorable, à cette superbe alliance.Ah ! quelque jour, Charlotte, vous me rendrez justice endécouvrant combien mon caractère est différent de celui des autresjeunes gens… vous alliez être forcée de me tromper… Oui, vouseussiez été très-embarrassée de rompre avec moi, car il vous épie.Il est temps de nous séparer, le duc est d’une vertu sévère. Ilfaut que vous deveniez prude, je vous le conseille. Le duc estvain, il sera fier de sa femme. – Ah ! me dit-elle en fondanten larmes, Henri, si tu avais parlé ! oui, si tu l’avais voulu(j’avais tort, comprenez-vous ?), nous fussions allés vivretoute notre vie dans un coin, mariés, heureux, à la face du monde.– Enfin, il est trop tard, repris-je en lui baisant les mains etprenant un petit air de victime. – Mon Dieu ! mais je puistout défaire, reprit-elle. – Non, vous êtes trop avancée avec leduc. Je dois même faire un voyage pour nous mieux séparer. Nousaurions à craindre l’un et l’autre notre propre amour… –Croyez-vous, Henri, que le duc ait des soupçons ? J’étaisencore Henri, mais j’avais toujours perdu le tu. – Je ne le pensepas, répondis-je en prenant les manières et le ton d’un ami ;mais soyez tout à fait dévote, réconciliez-vous avec Dieu, car leduc attend des preuves, il hésite, et il faut le décider. Elle seleva, fit deux fois le tour de son boudoir dans une agitationvéritable ou feinte ; puis elle trouva sans doute une pose etun regard en harmonie avec cette situation nouvelle, car elles’arrêta devant moi, me tendit la main et me dit d’un son de voixému : – Eh ! bien, Henri, vous êtes un loyal, un noble etcharmant homme : je ne vous oublierai jamais. Ce fut d’uneadmirable stratégie. Elle fut ravissante dans cette transition,nécessaire à la situation dans laquelle elle voulait se mettrevis-à-vis de moi. Je pris l’attitude, les manières et le regardd’un homme si profondément affligé que je vis sa dignité troprécente mollir ; elle me regarda, me prit par la main,m’attira, me jeta presque, mais doucement, sur le divan, et me ditaprès un moment de silence : – Je suis profondément triste, monenfant. Vous m’aimez ? – Oh ! oui. – Eh ! bien,qu’allez-vous devenir ?

Ici, toutes les femmes échangèrent un regard.

– Si j’ai souffert encore en me rappelant sa trahison, je risencore de l’air d’intime conviction de douce satisfactionintérieure qu’elle avait, sinon de ma mort, du moins d’unemélancolie éternelle, reprit de Marsay. Oh ! ne riez pasencore, dit-il aux convives, il y a mieux. Je la regardaitrès-amoureusement après une pause, et lui dis : – Oui, voilà ceque je me suis demandé. – Eh ! bien, que ferez-vous ? –Je me le suis demandé le lendemain de mon rhume. – Et…  ?dit-elle avec une visible inquiétude. – Et je me suis mis en mesureauprès de cette petite dame à qui j’étais censé faire la cour.Charlotte se dressa de dessus le divan comme une biche surprise,trembla comme une feuille, me jeta l’un de ces regards danslesquels les femmes oublient toute leur dignité, toute leur pudeur,leur finesse, leur grâce même, l’étincelant regard de la vipèrepoursuivie, forcée dans son coin, et me dit : – Et moi quil’aimais ! moi qui combattais ! moi qui… . Elle fit surla troisième idée, que je vous laisse à deviner, le plus beau pointd’orgue que j’aie entendu. – Mon Dieu ! s’écria-t-elle,sommes-nous malheureuses ? nous ne pouvons jamais être aimées.Il n’y a jamais rien de sérieux pour vous dans les sentiments lesplus purs. Mais, allez, quand vous friponnez, vous êtes encore nosdupes. – Je le vois bien, dis-je d’un air contrit. Vous avezbeaucoup trop d’esprit dans votre colère pour que votre cœur ensouffre. Cette modeste épigramme redoubla sa fureur, elle trouvades larmes de dépit. – Vous me déshonorez le monde et la vie,dit-elle, vous m’enlevez toutes mes illusions, vous me dépravez lecœur. Elle me dit tout ce que j’avais le droit de lui dire avec unesimplicité d’effronterie, avec une témérité naïve qui certeseussent cloué sur place un autre homme que moi. – Qu’allons-nousêtre, pauvres femmes, dans la société que nous fait la Charte deLouis XVIII !… (Jugez jusqu’où l’avait entraînée saphraséologie.) – Oui, nous sommes nées pour souffrir. En fait depassion, nous sommes toujours au-dessus et vous au-dessous de laloyauté. Vous n’avez rien d’honnête au cœur. Pour vous l’amour estun jeu où vous trichez toujours. – Chère, lui dis-je, prendrequelque chose au sérieux dans la société actuelle, ce serait filerle parfait amour avec une actrice. – Quelle infâme trahison !elle a été raisonnée… – Non, raisonnable. – Adieu, monsieur deMarsay. dit-elle, vous m’avez horriblement trompée… – Madame laduchesse, répondis-je en prenant une attitude soumise, sesouviendra-t-elle donc des injures de Charlotte ? – Certes,dit-elle d’un ton amer. – Ainsi, vous me détestez ? Elleinclina la tête, et je me dis en moi-même : Il y a de laressource ! Je partis sur un sentiment qui lui laissait croirequ’elle avait quelque chose à venger. Eh ! bien, mes amis,j’ai beaucoup étudié la vie des hommes qui ont eu des succès auprèsdes femmes, mais je ne crois pas que ni le maréchal de Richelieu,ni Lauzun, ni Louis de Valois aient jamais fait, pour la premièrefois, une si savante retraite. Quant à mon esprit et à mon cœur,ils se sont formés là pour toujours, et l’empire qu’alors j’ai suconquérir sur les mouvements irréfléchis qui nous font faire tantde sottises, m’a donné ce beau sang-froid que vous connaissez.

– Combien je plains la seconde ! dit la baronne deNucingen.

Un sourire imperceptible, qui vint effleurer les lèvres pâles dede Marsay, fit rougir Delphine de Nucingen.

– Gomme on ouplie ! s’écria le baron de Nucingen.

La naïveté du célèbre banquier eut un tel succès que sa femme,qui fut cette seconde de de Marsay, ne put s’empêcher de rire commetout le monde.

– Vous êtes tous disposés à condamner cette femme, dit ladyDudley, eh ! bien, je comprends comment elle ne considéraitpas son mariage comme une inconstance ! Les hommes ne veulentjamais distinguer entre la constance et la fidélité. Je connais lafemme de qui monsieur de Marsay nous a conté l’histoire, et c’estune de vos dernières grandes dames !…

– Hélas ! milady, vous avez raison, reprit de Marsay.Depuis cinquante ans bientôt nous assistons à la ruine continue detontes les distinctions sociales, nous aurions dû sauver les femmesde ce grand naufrage, mais le Code civil a passé sur leurs têtes leniveau de ses articles. Quelque terribles que soient ces paroles,disons-les : les duchesses s’en vont, et les marquises aussi !Quant aux baronnes, j’en demande pardon à madame de Nucingen, quise fera comtesse quand son mari deviendra pair de France, lesbaronnes n’ont jamais pu se faire prendre au sérieux.

– L’aristocratie commence à la vicomtesse, dit Blondet ensouriant.

– Les comtesses resteront, reprit de Marsay. Une femme élégantesera plus ou moins comtesse, comtesse de l’empire ou d’hier,comtesse de vieille roche, ou, comme on dit en italien, comtesse depolitesse. Mais quant à la grande dame, elle est morte avecl’entourage grandiose du dernier siècle, avec la poudre, lesmouches, les mules à talons, les corsets busqués ornés d’un deltade nœuds en rubans. Les duchesses aujourd’hui passent par lesportes sans qu’il soit besoin de les faire élargir pour leurspaniers. Enfin, l’Empire a vu les dernières robes à queue ! Jesuis encore à comprendre comment le souverain qui voulait fairebalayer sa cour par le satin ou le velours des robes ducales n’apas établi pour certaines familles le droit d’aînesse pard’indestructibles lois. Napoléon n’a pas deviné les effets de ceCode qui le rendait si fier. Cet homme, en créant ses duchesses,engendrait nos femmes comme il faut d’aujourd’hui, le produitmédiat de sa législation.

– La pensée, prise comme un marteau et par l’enfant qui sort ducollége et par le journaliste obscur, a démoli les magnificences del’état social, dit le marquis de Vandenesse. Aujourd’hui, toutdrôle qui peut convenablement soutenir sa tête sur un col, couvrirsa puissante poitrine d’homme d’une demi-aune de satin en forme decuirasse, montrer un front où reluise un génie apocryphe sous descheveux bouclés, se dandiner sur deux escarpins vernis ornés dechaussettes en soie qui coûtent six francs, tient son lorgnon dansune de ses arcades sourcilières en plissant le haut de sa joue, et,fût-il clerc d’avoué, fils d’entrepreneur ou bâtard de banquier, iltoise impertinemment la plus jolie duchesse, l’évalue quand elledescend l’escalier d’un théâtre, et dit à son ami habillé parBuisson, chez qui nous nous habillons tous, et monté sur verniscomme le premier duc venu : – Voilà, mon cher, une femme comme ilfaut.

– Vous n’avez pas su, dit lord Dudley, devenir un parti, vousn’aurez pas de politique d’ici long-temps. En France, vous parlezbeaucoup d’organiser le Travail et vous n’avez pas encore organiséla Propriété. Voici donc ce qui vous arrive : Un duc quelconque (ils’en rencontrait encore sous Louis XVIII ou sous Charles X quipossédaient deux cent mille livres de rente, un magnifique hôtel,un domestique somptueux) ce duc pouvait se conduire en grandseigneur. Le dernier de ces grands seigneurs français est le princede Talleyrand. Ce duc laisse quatre enfants, dont deux filles. Ensupposant beaucoup de bonheur dans la manière dont il les a mariéstous, chacun de ses hoirs n’a plus que soixante ou quatre-vingtmille livres de rente aujourd’hui ; chacun d’eux est père oumère de plusieurs enfants, conséquemment obligé de vivre dans unappartement, au rez-de-chaussée ou au premier étage d’une maisonavec la plus grande économie ; qui sait même s’ils ne quêtentpas une fortune ? Dès lors la femme du fils aîné, qui n’estduchesse que de nom, n’a ni sa voiture, ni ses gens, ni sa loge, nison temps à elle ; elle n’a ni son appartement dans son hôtel,ni sa fortune, ni ses babioles ; elle est enterrée dans lemariage comme une femme de la rue Saint-Denis l’est dans soncommerce, elle achète les bas de ses chers petits enfants, lesnourrit et surveille ses filles qu’elle ne met plus au couvent. Vosfemmes les plus nobles sont ainsi devenues d’estimablescouveuses.

– Hélas ! oui, dit Blondet. Notre époque n’a plus cesbelles fleurs féminines qui ont orné les grands siècles de laMonarchie française. L’éventail de la grande dame est brisé. Lafemme n’a plus à rougir, à médire, à chuchoter, à se cacher, à semontrer. L’éventail ne sert plus qu’à s’éventer. Quand une chosen’est plus que ce qu’elle est, elle est trop utile pour appartenirau luxe.

– Tout en France a été complice de la femme comme il faut, ditmadame d’Espard. L’aristocratie y a consenti par sa retraite aufond de ses terres où elle est allée se cacher pour mourir,émigrant à l’intérieur devant les idées, comme jadis à l’étrangerdevant les masses populaires. Les femmes qui pouvaient fonder dessalons européens, commander l’opinion, la retourner comme un gant,dominer le monde en dominant les hommes d’art ou de pensée quidevaient le dominer, ont commis la faute d’abandonner le terrain,honteuses d’avoir à lutter avec une bourgeoisie enivrée de pouvoiret débouchant sur la scène du monde pour s’y faire peut-être hacheren morceaux par les barbares qui la talonnent. Aussi, là où lesbourgeois veulent voir des princesses, n’aperçoit-on que des jeunespersonnes comme il faut. Aujourd’hui les princes ne trouvent plusde grandes dames à compromettre, ils ne peuvent même plus illustrerune femme prise au hasard. Le duc de Bourbon est le dernier princequi ait usé de ce privilége.

– Et Dieu sait seul ce qu’il lui en coûte ! dit lordDudley.

– Aujourd’hui, les princes ont des femmes comme il faut,obligées de payer en commun leur loge avec des amies, et que lafaveur royale ne grandirait pas d’une ligne, qui filent sans éclatentre les eaux de la bourgeoisie et celles de la noblesse, ni toutà fait nobles, ni tout à fait bourgeoises, dit amèrement lacomtesse de Montcornet.

– La Presse a hérité de la Femme, s’écria le marquis deVandenesse. La femme n’a plus le mérite du feuilleton parlé, desdélicieuses médisances ornées de beau langage. Nous lisons desfeuilletons écrits dans un patois qui change tous les trois ans, depetits journaux plaisants comme des croque-morts, et légers commele plomb de leurs caractères. Les conversations françaises se fonten iroquois révolutionnaire d’un bout à l’autre de la France par delongues colonnes imprimées dans des hôtels où grince une presse àla place des cercles élégants qui y brillaient jadis.

– Le glas de la haute société sonne, entendez-vous ! dit unprince russe, et le premier coup est votre mot moderne de femmecomme il faut !

– Vous avez raison, mon prince, dit de Marsay. Cette femme,sortie des rangs de la noblesse, ou poussée de la bourgeoisie,venue de tout terrain, même de la province, est l’expression dutemps actuel, une dernière image du bon goût, de l’esprit, de lagrâce, de la distinction réunis, mais amoindris. Nous ne verronsplus de grandes dames en France, mais il y aura pendant long-tempsdes femmes comme il faut, envoyées par l’opinion publique dans unehaute chambre féminine, et qui seront pour le beau sexe ce qu’estle gentleman en Angleterre. – Et ils appellent cela être enprogrès ! dit mademoiselle des Touches, je voudrais savoir oùest le progrès.

– Ah ! le voici, dit madame de Nucingen. Autrefois unefemme pouvait avoir une voix de harengère, une démarche degrenadier, un front de courtisane audacieuse, les cheveux plantésen arrière, le pied gros, la main épaisse, elle était néanmoins unegrande dame ; mais aujourd’hui, fût-elle une Montmorency, siles demoiselles de Montmorency pouvaient jamais être ainsi, elle neserait pas une femme comme il faut.

– Mais, qu’entendez-vous par une femme comme il faut ?demanda naïvement le comte Adam Laginski.

– C’est une création moderne, un déplorable triomphe du systèmeélectif appliqué au beau sexe, dit le ministre. Chaque révolution ason mot, un mot où elle se résume et qui la peint.

– Vous avez raison, dit le prince russe qui était venu se faireune réputation littéraire à Paris. Expliquer certains mots ajoutésde siècle en siècle à votre belle langue, ce serait faire unemagnifique histoire. Organiser, par exemple, est un mot del’empire, et qui contient Napoléon tout entier.

– Tout cela ne me dit pas ce qu’est une femme comme ilfaut ?

– Eh ! bien, je vais vous l’expliquer, répondit EmileBlondet au jeune comte polonais. Par une jolie matinée, vous flânezdans Paris. Il est plus de deux heures, mais cinq heures ne sontpas sonnées. Vous voyez venir à vous une femme, le premier coupd’oeil jeté sur elle est comme la préface d’un beau livre, il vousfait pressentir un monde de choses élégantes et fines. Comme lebotaniste à travers monts et vaux de son herborisation, parmi lesvulgarités parisiennes vous rencontrez enfin une fleur rare. Oucette femme est accompagnée de deux hommes très-distingués dont unau moins est décoré, ou quelque domestique en petite tenue la suità dix pas de distance. Elle ne porte ni couleurs éclatantes, ni basà jours, ni boucle de ceinture trop travaillée, ni pantalons àmanchettes brodées bouillonnant autour de sa cheville. Vousremarquez à ses pieds, soit des souliers de prunelle à cothurnescroisés sur un bas de coton d’une finesse excessive ou sur un basde soie uni de couleur grise, soit des brodequins de la plusexquise simplicité. Une étoffe assez jolie et d’un prix médiocrevous fait distinguer sa robe, dont la façon surprend plus d’unebourgeoise : c’est prestige toujours une redingote attachée par desnœuds, et mignonnement bordée d’une ganse ou d’un filetimperceptible. L’inconnue a une manière à elle de s’envelopper dansun châle ou dans une mante ; elle sait se prendre de la chutedes reins au cou, en dessinant une sorte de carapace qui changeraitune bourgeoise en tortue, mais sous laquelle elle vous indique lesplus belles formes, tout en les voilant. Par quel moyen ? Cesecret, elle le garde sans être protégée par aucun brevetd’invention. Elle se donne par la marche un certain mouvementconcentrique et harmonieux qui fait frissonner sous l’étoffe saforme suave ou dangereuse, comme à midi la couleuvre sous la gazeverte de son herbe frémissante. Doit-elle à un ange ou à un diablecette ondulation gracieuse qui joue sous la longue chape de soienoire, en agite la dentelle au bord, répand un baume aérien, et queje nommerais volontiers la brise de la Parisienne ? Vousreconnaîtrez sur les bras, à la taille, autour du cou, une sciencede plis qui drape la plus rétive étoffe, de manière à vous rappelerla Mnémosyne antique. Ah ! comme elle entend, passez-moi cetteexpression, la coupe de la démarche ! Examinez bien cettefaçon d’avancer le pied en moulant la robe avec une si décenteprécision, qu’elle excite chez le passant une admiration mêlée dedésir, mais comprimée par un profond respect. Quand une Anglaiseessaie de ce pas, elle a l’air d’un grenadier qui se porte en avantpour attaquer une redoute. A la femme de Paris le génie de ladémarche ! Aussi la municipalité lui devait-elle l’asphaltedes trottoirs. Cette inconnue ne heurte personne. Pour passer, elleattend avec une orgueilleuse modestie qu’on lui fasse place. Ladistinction particulière aux femmes bien élevées se trahit surtoutpar la manière dont elle tient le châle ou la mante croisés sur sapoitrine. Elle vous a, tout en marchant, un petit air digne etserein, comme les madones de Raphaël dans leur cadre. Sa pose, à lafois tranquille et dédaigneuse, oblige le plus insolent dandy à sedéranger pour elle. Le chapeau, d’une simplicité remarquable, a desrubans frais. Peut-être y aura-t-il des fleurs, mais les plushabiles de ces femmes n’ont que des nœuds. La plume veut lavoiture, les fleurs attirent trop le regard. Là-dessous vous voyezla figure fraîche et reposée d’une femme sûre d’elle-même sansfatuité, qui ne regarde rien et voit tout, dont la vanité blaséepar une continuelle satisfaction répand sur sa physionomie uneindifférence qui pique la curiosité. Elle sait qu’on l’étudie, ellesait que presque tous, même les femmes, se retournent pour larevoir. Aussi traverse-t-elle Paris comme un fil de la Vierge,blanche et pure. Celle belle espèce affectionne les latitudes lesplus chaudes, les longitudes les plus propres de Paris ; vousla trouverez entre la 10e et la 110e arcade de la rue deRivoli ; sous la Ligne des boulevards, depuis l’Equateur desPanomaras où fleurissent les productions des Indes, oùs’épanouissent les plus chaudes créations de l’industrie, jusqu’aucap de la Madeleine ; dans les contrées les moins crottées debourgeoisie, entre le 30e et le 150e numéro de la rue duFaubourg-Saint-Honoré. Durant l’hiver, elle se plaît sur laterrasse des Feuillants et point sur le trottoir en bitume qui lalonge. Selon le temps, elle vole dans l’allée des Champs-Elysées,bordée à l’est par la place Louis XV, à l’ouest par l’avenue deMarigny, au midi par la chaussée, au nord par les jardins dufaubourg Saint-Honoré. Jamais vous ne rencontrerez cette jolievariété de femme dans les régions hyperboréales de la rueSaint-Denis, jamais dans les Kamtschatka des rues boueuses, petitesou commerciales ; jamais nulle part par le mauvais temps. Cesfleurs de Paris éclosent par un temps oriental, parfument lespromenades, et, passé cinq heures, se replient comme lesbelles-de-jour. Les femmes que vous verrez plus tard ayant un peude leur air, essayant de les singer, sont des femmes comme il enfaut ; tandis que la belle inconnue, votre Béatrix de lajournée, est la femme comme il faut. Il n’est pas facile pour lesétrangers, cher comte, de reconnaître les différences auxquellesles observateurs émérites les distinguent, tant la femme estcomédienne, mais elles crèvent les yeux aux Parisiens : c’est desagrafes mal cachées, des cordons qui montrent leur lacis d’un blancroux au dos de la robe par une fente entrebâillée, des soulierséraillés, des rubans de chapeau repassés, une robe trop bouffante,une tournure trop gommée. Vous remarquerez une sorte d’effort dansl’abaissement prémédité de la paupière. Il y a de la conventiondans la pose. Quant à la bourgeoise, il est impossible de laconfondre avec la femme comme il faut ; elle la faitadmirablement ressortir, elle explique le charme que vous a jetévotre inconnue. La bourgeoise est affairée, sort par tous lestemps, trotte, va, vient, regarde, ne sait pas si elle entrera, sielle n’entrera pas dans un magasin. Là où la femme comme il fautsait bien ce qu’elle veut et ce qu’elle fait, la bourgeoise estindécise, retrousse sa robe pour passer un ruisseau, traîne avecelle un enfant qui l’oblige à guetter les voitures ; elle estmère en public, et cause avec sa fille ; elle a de l’argentdans son cabas et des bas à jour aux pieds ; en hiver, elle aun boa par-dessus une pèlerine en fourrure, un châle et une écharpeen été : la bourgeoise entend admirablement les pléonasmes detoilette. Votre belle promeneuse, vous la retrouverez aux Italiens,à l’Opéra, dans un bal. Elle se montre alors sous un aspect sidifférent, que vous diriez deux créations sans analogie. La femmeest sortie de ses vêtements mystérieux comme un papillon de salarve soyeuse. Elle sert, comme une friandise, à vos yeux ravis lesformes que le matin son corsage modelait à peine. Au théâtre, ellene dépasse pas les secondes loges, excepté aux Italiens. Vouspourrez alors étudier à votre aise la savante lenteur de sesmouvements. L’adorable trompeuse use des petits artificespolitiques de la femme avec un naturel qui exclut toute idée d’artet de préméditation. A-t-elle une main royalement belle, le plusfin croira qu’il était absolument nécessaire de rouler, de remonterou d’écarter celle de ses ringleets ou de ses boucles qu’ellecaresse. Si elle a quelque splendeur dans le profil, il vousparaîtra qu’elle donne de l’ironie ou de la grâce à ce qu’elle ditau voisin, en se posant de manière à produire ce magique effet deprofil perdu, tant affectionné par les grands peintres, qui attirela lumière sur la joue, dessine le nez par une ligne nette,illumine le rose des narines, coupe le front à vive arête, laisseau regard sa paillette de feu, mais dirigée dans l’espace, et piqued’un trait de lumière la blanche rondeur du menton. Si elle a unjoli pied, elle se jettera sur un divan avec la coquetterie d’unechatte au soleil, les pieds en avant, sans que vous trouviez à sonattitude autre chose que le plus délicieux modèle donné par lalassitude à la statuaire. Il n’y a que la femme comme il faut pourêtre à l’aise dans sa toilette ; rien ne la gène. Vous ne lasurprendrez jamais, comme une bourgeoise, à remonter une épauletterécalcitrante, à faire descendre un busc insubordonné, à regardersi la gorgerette accomplit son office de gardien infidèle autour dedeux trésors étincelant de blancheur, à se regarder dans les glacespour savoir si la coiffure se maintient dans ses quartiers. Satoilette est toujours en harmonie avec son caractère, elle a eu letemps de s’étudier, de décider ce qui lui va bien, car elle connaîtdepuis longtemps ce qui ne lui va pas. Vous ne la verrez pas à lasortie, elle disparaît avant la fin du spectacle. Si par hasardelle se montre calme et noble sur les marches rouges de l’escalier,elle éprouve alors des sentiments violents. Elle est là par ordre,elle a quelque regard fur- tif à donner, quelque promesse àrecevoir. Peut-être descend-elle ainsi lentement pour satisfaire lavanité d’un esclave auquel elle obéit parfois. Si votre rencontre alieu dans un bal ou dans une soirée, vous recueillerez le mielaffecté ou naturel de sa voix rusée ; vous serez ravi de saparole vide, mais à laquelle elle saura communiquer la valeur de lapensée par un manége inimitable.

– Pour être femme comme il faut, n’est-il pas nécessaire d’avoirde l’esprit, demanda le comte polonais.

– Il est impossible de l’être sans avoir beaucoup de goût,répondit madame d’Espard.

– Et en France, avoir du goût, c’est avoir plus que de l’esprit,dit le Russe.

– L’esprit de cette femme est le triomphe d’un art toutplastique, reprit Blondet. Vous ne saurez pas ce qu’elle a dit,mais vous serez charmé. Elle aura hoché la tête, ou gentimenthaussé ses blanches épaules, elle aura doré une phraseinsignifiante par le sourire d’une petite moue charmante, ou a misl’épigramme de Voltaire dans un hein ! dans un ah ! dansun et donc ! Un air de tête sera la plus activeinterrogation ; elle donnera de la signification au mouvementpar lequel elle fait danser une cassolette attachée à son doigt parun anneau. C’est des grandeurs artificielles obtenues par despetitesses superlatives : elle a fait retomber noblement sa main enla suspendant au bras du fauteuil comme des gouttes de rosée à lamarge d’une fleur, et tout a été dit, elle a rendu un jugement sansappel à émouvoir le plus insensible. Elle a su vous écouter, ellevous a procuré l’occasion d’être spirituel, et j’en appelle à votremodestie, ces moments-là sont rares.

L’air candide du jeune polonais à qui Blondet s’adressait, fitéclater de rire tous les convives.

– Vous ne causez pas une demie-heure avec une bourgeoise sansqu’elle fasse apparaître son mari sous une forme quelconque, repritBlondet qui ne perdit rien de sa gravité ; mais si vous savezque votre femme comme il faut est mariée, elle a eu la délicatessede si bien dissimuler son mari, qu’il vous faut un travail deChristophe Colomb pour le découvrir. Souvent vous n’y réussissezpas tout seul. Si vous n’avez pu questionner personne, à la fin dela soirée vous la surprenez à regarder fixement un homme entre deuxâges et décoré, qui baisse la tête et sort. Elle a demandé savoiture et part. Vous n’êtes pas la rose, mais vous avez été prèsd’elle, et vous vous couchez sous les lambris dorés d’un délicieuxrêve qui se continuera peut-être lorsque le Sommeil aura, de sondoigt pesant, ouvert les portes d’ivoire du temple des fantaisies.Chez elle, aucune femme comme il faut n’est visible avant quatreheures quand elle reçoit. Elle est assez savante pour vous fairetoujours attendre. Vous trouverez tout de bon goût dans sa maison,son luxe est de tous les moments et se rafraîchit à propos ;vous ne verrez rien sous des cages de verre, ni les chiffonsd’aucune enveloppe appendue comme un garde-manger. Vous aurez chauddans l’escalier. Partout des fleurs égaieront vos regards ;les fleurs, seul présent qu’elle accepte, et de quelques personnesseulement : les bouquets ne vivent qu’un jour, donnent du plaisiret veulent être renouvelés ; pour elle, ils sont, comme enOrient, un symbole, une promesse. Les coûteuses bagatelles à lamode sont étalées, mais sans viser au musée ni à la boutique decuriosités. Vous la surprendrez au coin de son feu, sur sacauseuse, d’où elle vous saluera sans se lever. Sa conversation nesera plus celle du bal. Ailleurs elle était votre créancière, chezelle son esprit vous doit du plaisir. Ces nuances, les femmes commeil faut les possèdent à merveille. Elle aime en vous un homme quiva grossir sa société, l’objet des soins et des inquiétudes sedonnent aujourd’hui les femmes comme il faut. Aussi, pour vousfixer dans son salon, sera-t-elle d’une ravissante coquetterie.Vous sentez là surtout combien les femmes sont isolées aujourd’hui,pourquoi elles veulent avoir un petit monde à qui elles servent deconstellation. La causerie est impossible sans généralités.

– Oui, dit de Marsay, tu saisis bien le défaut de notre époque.L’épigramme, ce livre en un mot, ne tombe plus, comme pendant ledix-huitième siècle, ni sur les personnes, ni sur les choses, maissur des événements mesquins, et meurt avec la journée.

– Aussi l’esprit de la femme comme il faut, quand elle en a,reprit Blondet, consiste-t-il à mettre tout en doute, comme celuide la bourgeoise lui sert à tout affirmer. Là est la grandedifférence entre ces deux femmes : la bourgeoise a certainement dela vertu, la femme comme il faut ne sait pas si elle en a encore,ou si elle en aura toujours ; elle hésite et résiste là oùl’autre refuse net pour tomber à plat. Cette hésitation en toutechose est une des dernières grâces que lui laisse notre horribleépoque. Elle va rarement à l’église, mais elle parlera religion etvoudra vous convertir si vous avez le bon goût de faire de l’espritfort, car vous aurez ouvert une issue aux phrases stéréotypées, auxairs de tête et aux gestes convenus entre toutes ces femmes : –Ah ! fi donc ! je vous croyais trop d’esprit pourattaquer la religion ! La société croule et vous lui ôtez sonsoutien. Mais la religion, en ce moment, c’est vous et moi, c’estla propriété, c’est l’avenir de nos enfants. Ah ! ne soyonspas égoïstes. L’individualisme est la maladie de l’époque, et lareligion en est le seul remède, elle unit les familles que vos loisdésunissent, etc. Elle entame alors un discours néo-chrétiensaupoudré d’idées politiques, qui n’est ni catholique niprotestant, mais moral, oh ! moral en diable, où vousreconnaissez une pièce de chaque étoffe qu’ont tissue les doctrinesmodernes aux prises.

Les femmes ne purent s’empêcher de rire des minauderies parlesquelles Emile illustrait ses railleries.

– Ce discours, cher comte Adam, dit Blondet en regardant lePolonais, vous démontrera que la femme comme il faut ne représentepas moins le gâchis intellectuel que le gâchis politique, de mêmequ’elle est entourée des brillants et peu solides produits d’uneindustrie qui pense sans cesse à détruire ses œuvres pour lesremplacer. Vous sortirez de chez elle en vous disant : Elle adécidément de la supériorité dans les idées ! Vous le croirezd’autant plus qu’elle aura sondé votre cœur et votre esprit d’unemain délicate, elle vous aura demandé vos secrets ; car lafemme comme il faut paraît tout ignorer pour tout apprendre ;il y a des choses qu’elle ne sait jamais, même quand elle les sait.Seulement vous serez inquiet, vous ignorerez l’état de son cœur.Autrefois les grandes dames aimaient avec affiches, journal à lamain et annonces ; aujourd’hui la femme comme il faut a sapetite passion réglée comme un papier de musique, avec ses croches,ses noires, ses blanches, ses soupirs, ses points d’orgue, sesdièzes à la clef. Faible femme, elle ne veut compromettre ni sonamour, ni son mari, ni l’avenir de ses enfants. Aujourd’hui le nom,la position, la fortune ne sont plus des pavillons assez respectéspour couvrir toutes les marchandises à bord. L’aristocratie entièrene s’avance plus pour servir de paravent à une femme en faute. Lafemme comme il faut n’a donc point, comme la grande damed’autrefois, une allure de haute lutte, elle ne peut rien brisersous son pied, c’est elle qui serait brisée. Aussi est-elle lafemme des jésuistiques mezzo termine, des plus louchestempéraments, des convenances gardées, des passions anonymes menéesentre deux rives à brisants. Elle redoute ses domestiques comme uneAnglaise qui a toujours en perspective le procès en criminelleconversation. Cette femme si libre au bal, si jolie à la promenade,est esclave au logis ; elle n’a d’indépendance qu’à huis clos,ou dans les idées. Elle veut rester femme comme il faut. Voilà sonthème. Or, aujourd’hui, la femme quittée par son mari, réduite àune maigre pension, sans voiture, ni luxe, ni loges, sans lesdivins accessoires de la toilette, n’est plus ni femme, ni fille,ni bourgeoise ; elle est dissoute et devient une chose. Lescarmélites ne veulent pas d’une femme mariée, il y auraitbigamie ; son amant en voudra-t-il toujours ? là est laquestion. La femme comme il faut peut donner lieu peut-être à lacalomnie, jamais à la médisance.

– Tout cela est horriblement vrai, dit la princesse deCadignan,

– Aussi, reprit Blondet, la femme comme il faut vit-elle entrel’hypocrisie anglaise et la gracieuse franchise du dix-huitièmesiècle ; système bâtard qui révèle un temps où rien de ce quisuccède ne ressemble à ce qui s’en va, où les transitions ne mènentà rien, où il n’y a que des nuances, où les grandes figuress’effacent, où les distinctions sont purement personnelles. Dans maconviction, il est impossible qu’une femme, fût-elle née auxenvirons du trône, acquière avant vingt-cinq ans la scienceencyclopédique des riens, la connaissance des manéges, les grandespetites choses, les musiques de voix et les harmonies de couleurs,les diableries angéliques et les innocentes roueries, le langage etle mutisme, le sérieux et les railleries, l’esprit et la bêtise, ladiplomatie et l’ignorance, qui constituent la femme comme ilfaut.

– D’après le programme que vous venez de nous tracer, ditmademoiselle Des Touches à Emile Blondet, où classeriez-vous lafemme-auteur ? Est-ce une femme comme il faut ?

– Quand elle n’a pas de génie, c’est une femme comme il n’enfaut pas, répondit Emile Blondet en accompagnant sa réponse d’unregard fin qui pouvait passer pour un éloge adressé franchement àCamille Maupin. Cette opinion n’est pas de moi, mais de Napoléon,ajouta-t-il.

– Oh ! n’en voulez pas à Napoléon, dit Daniel d’Arthez enlaissant échapper un geste naïf, ce fut une de ses petitessesd’être jaloux du génie littéraire, car il a eu des petitesses. Quipourra jamais expliquer, peindre ou comprendre Napoléon ? Unhomme qu’on représente les bras croisés, et qui a tout fait !qui a été le plus beau pouvoir connu, le pouvoir le plus concentré,le plus mordant, le plus acide de tous les pouvoirs ;singulier génie qui a promené partout la civilisation armée sans lafixer nulle part ; un homme qui pouvait tout faire parce qu’ilvoulait tout ; prodigieux phénomène de volonté, domptant unemaladie par une bataille, et qui cependant devait mourir de maladiedans son lit après avoir vécu au milieu des balles et desboulets ; un homme qui avait dans la tête un code et une épée,la parole et l’action ; esprit perspicace qui a tout deviné,excepté sa chute ; politique bizarre qui jouait les hommes àpoignées par économie, et qui respecta trois têtes, celles deTalleyrand, de Pozzo di Borgo et de Metternich, diplomates dont lamort eût sauvé l’Empire français, et qui lui paraissaient peserplus que des milliers de soldats ; homme auquel, par un rareprivilége, la nature avait laissé un cœur dans son corps debronze ; homme rieur et bon à minuit entre des femmes, et, lematin, maniant l’Europe comme une jeune fille qui s’amuserait àfouetter l’eau de son bain ! Hypocrite et généreux, aimant leclinquant et simple, sans goût et protégeant les arts ; malgréces antithèses, grand en tout par instinct ou parorganisation ; César à vingt-cinq ans, Cromwell àtrente ; puis, comme un épicier du Père La Chaise, bon père etbon époux. Enfin, il a improvisé des monuments, des empires, desrois, des codes, des vers, un roman, et le tout avec plus de portéeque de justesse. N’a-t-il pas voulu faire de l’Europe laFrance ? Et, après nous avoir fait peser sur la terre demanière à changer les lois de la gravitation, il nous a laissésplus pauvres que le jour où il avait mis la main sur nous. Et lui,qui avait pris un empire avec son nom, perdit son nom au bord deson empire, dans une mer de sang et de soldats. Homme qui, toutpensée et tout action, comprenait Desaix et Fouché !

– Tout arbitraire et tout justice à propos, le vrai roi !dit de Marsay.

– Ah ! quel blézir te tichérer en fus égoudant, dit lebaron de Nucingen.

– Mais croyez-vous que ce que nous vous servons soitcommun ? dit Blondet. S’il fallait payer les plaisirs de laconversation comme vous payez ceux de la danse ou de la musique,votre fortune n’y suffirait pas ! Il n’y a pas deuxreprésentations pour le même trait d’esprit. – Sommes-nous donc siréellement diminuées que ces messieurs le pensent ? dit laprincesse de Cadignan en adressant aux femmes un sourire à la foisdouteur et moqueur. Parce qu’aujourd’hui, sous un régime quirapetisse toutes choses vous aimez les petits plats, les petitsappartements, les petits tableaux, les petits articles, les petitsjournaux, les petits livres, est-ce à dire que les femmes serontaussi moins grandes ? Pourquoi le cœur humain changerait-il,parce que vous changez d’habit ? A toutes les époques lespassions seront les mêmes. Je sais d’admirables dévouements, desublimes souffrances auxquelles manque la publicité, la gloire sivous voulez, qui jadis illustrait les fautes de quelques femmes.Mais pour n’avoir pas sauvé un roi de France, on n’en est pas moinsAgnès Sorel. Croyez-vous que notre chère marquise d’Espard nevaille pas madame Doublet ou madame du Deffant, chez qui l’ondisait tant de mal ? Taglioni ne vaut-elle pas Camargo ?Malibran n’est-elle pas égale à la Saint-Huberti ? nos poètesne sont-ils pas supérieurs à ceux du dix-huitième siècle ? Si,dans ce moment, par la faute des épiciers qui gouvernent, nousn’avons pas de genre à nous, l’Empire n’a-t-il pas eu son cachet demême que le siècle de Louis XV, et sa splendeur ne fut-elle pasfabuleuse ? les sciences ont-elles perdu ? Pour moi, jetrouve la fuite de la duchesse de Langeais, dit la princesse enregardant le général de Montriveau, tout aussi grande que laretraite de mademoiselle de La Vallière.

– Moins le roi, répondit le général ; mais je suis de votreavis, madame, les femmes de cette époque sont vraiment grandes.Quand la postérité sera venue pour moi, est-ce que madame Récamiern’aura pas des proportions plus belles que celles des femmes lesplus célèbres des temps passés ? Nous avons fait tantd’histoire que les historiens manqueront ! Le siècle de LouisXIV n’a eu qu’une madame de Sévigné, nous en avons milleaujourd’hui dans Paris qui certes écrivent mieux qu’elle et qui nepublient pas leurs lettres. Que la femme française s’appelle femmecomme il faut ou grande dame, elle sera toujours la femme parexcellence. Emile Blondet nous a fait une peinture des agrémentsd’une femme d’aujourd’hui ; mais au besoin cette femme quiminaude, qui parade, qui gazouille les idées de messieurs tels ettels, serait héroïque ! Et, disons-le, vos fautes, mesdames,sont d’autant plus poétiques qu’elles seront toujours et en touttemps environnées des plus grands périls. J’ai beaucoup vu lemonde, je l’ai peut-être observé trop tard ; mais, dans lescirconstances où l’illégalité de vos sentiments pouvait êtreexcusée, j’ai toujours remarqué les effets de je ne sais quelhasard, que vous pouvez appeler la Providence, accablant fatalementcelles que nous nommons des femmes légères.

– Je l’espère, dit madame de Vandenesse, que nous pouvons êtregrandes autrement…

– Oh ! laissez le marquis de Montriveau nous prêcher,s’écria madame d’Espard.

– D’autant plus qu’il a beaucoup prêché d’exemple, dit labaronne de Nucingen.

– Ma foi, reprit le général, entre tous les drames, car vousvous servez beaucoup de ce mot-là, dit-il en regardant Blondet, oùs’est montré le doigt de Dieu, le plus effrayant de ceux que j’aivus a été presque mon ouvrage…

– Eh ! bien, dites-nous-le ? s’écria lady Barimore.J’aime tant à frémir !

– C’est un goût de femme vertueuse, répliqua de Marsay enregardant la charmante fille de lord Dudley.

– Pendant la campagne de 1812, dit alors le général Montriveau,je fus la cause involontaire d’un malheur affreux qui pourra vousservir, docteur Bianchon, dit-il en me regardant, vous qui vousoccupez beaucoup de l’esprit humain en vous occupant du corps, àrésoudre quelques-uns de vos problèmes sur la Volonté. Je faisaisma seconde campagne, j’aimais le péril et je riais de tout, enjeune et simple lieutenant d’artillerie que j’étais ! Lorsquenous arrivâmes à la Bérésina, l’armée n’avait plus, comme vous lesavez, de discipline, et ne connaissait plus l’obéissancemilitaire. C’était un ramas d’hommes de toutes nations, qui allaitinstinctivement du nord au midi. Les soldats chassaient de leursfoyers un général en haillons et pieds nus quand il ne leurapportait ni bois ni vivres. Après le passage de cette célèbrerivière, le désordre ne fut pas moindre. Je sortais tranquillement,tout seul, sans vivres, des marais de Zembin, et j’allais cherchantune maison où l’on voulût bien me recevoir. N’en trouvant pas, ouchassé de celles que je rencontrais, j’aperçus heureusement, versle soir, une mauvaise petite ferme de Pologne, de laquelle rien nepourrait vous donner une idée, à moins que vous n’ayez vu lesmaisons de bois de la Basse-Normandie ou les plus pauvres métairiesde la Beauce. Ces habitations consistent en une seule chambrepartagée dans un bout par une cloison en planches, et la pluspetite pièce sert de magasin à fourrages. L’obscurité du crépusculeme permit de voir de loin une légère fumée qui s’échappait de cettemaison. Espérant y trouver des camarades plus compatissants queceux auxquels je m’étais adressé jusqu’alors, je marchaicourageusement jusqu’à la ferme. En y entrant, je trouvai la tablemise. Plusieurs officiers, parmi lesquels était une femme,spectacle assez ordinaire, mangeaient des pommes de terre, de lachair de cheval grillée sur des charbons et des betteraves gelées.Je reconnus parmi les convives deux ou trois capitainesd’artillerie du premier régiment dans lequel j’avais servi. Je fusaccueilli par un hourra d’acclamations qui m’aurait fort étonné del’autre côté de la Bérésina ; mais en ce moment le froid étaitmoins intense, mes camarades se reposaient, ils avaient chaud, ilsmangeaient, et la salle jonchée de bottes de paille leur offrait laperspective d’une nuit de délices. Nous n’en demandions pas tantalors. Les camarades pouvaient être philanthropes gratis, une desmanières les plus ordinaires d’être philanthrope. Je me mis àmanger en m’asseyant sur des bottes de fourrage. Au bout de latable, du côté de la porte par laquelle on communiquait avec lapetite pièce pleine de paille et de foin, se trouvait mon anciencolonel, un des hommes les plus extraordinaires que j’aie jamaisrencontrés dans tout le ramassis d’hommes qu’il m’a été permis devoir. Il était Italien. Or, toutes les fois que la nature humaineest belle dans les contrées méridionales, elle est alors sublime.Je ne sais si vous avez remarqué la singulière blancheur desItaliens quand ils sont blancs… C’est magnifique, aux lumièressurtout. Lorsque je lus le fantastique portrait que Charles Nodiernous a tracé du colonel Oudet j’ai retrouvé mes propres sensationsdans chacune de ses phrases élégantes. Italien, comme la plupartdes officiers qui composaient son régiment, emprunté, du reste, parl’empereur à l’armée d’Eugène, mon colonel était un homme de hautetaille ; il avait bien huit à neuf pouces, admirablementproportionné, peut-être un peu gros, mais d’une vigueurprodigieuse, et leste, découplé comme un lévrier. Ses cheveuxnoirs, bouclés à profusion, faisaient valoir son teint blanc commecelui d’une femme ; il avait de petites mains, un joli pied,une bouche gracieuse, un nez aquilin dont les lignes étaient minceset dont le bout se pinçait naturellement et blanchissait quand ilétait en colère, ce qui arrivait souvent. Son irascibilité passaitsi bien toute croyance, que je ne vous en dirai rien ; vousallez en juger d’ailleurs. Personne ne restait calme près de lui.Moi seul peut-être je ne le craignais pas ; il m’avait pris,il est vrai, dans une si singulière amitié que tout ce que jefaisais, il le trouvait bon. Quand la colère le travaillait, sonfront se crispait, et ses muscles dessinaient au milieu de sonfront un delta, ou, pour mieux dire, le fer à cheval deRedgauntlet. Ce signe vous terrifiait encore plus peut-être que leséclairs magnétiques de ses yeux bleus. Tout son corps tressaillaitalors, et sa force, déjà si grande à l’état normal, devenaitpresque sans bornes. Il grasseyait beaucoup. Sa voix, au moinsaussi puissante que celle de l’Oudet de Charles Nodier, jetait uneincroyable richesse de son dans la syllabe ou dans la consonne surlaquelle tombait ce grasseyement. Si ce vice de prononciation étaitune grâce chez lui dans certains moments, lorsqu’il commandait lamanœuvre ou qu’il était ému, vous ne sauriez imaginer combien depuissance exprimait cette accentuation si vulgaire à Paris. Ilfaudrait l’avoir entendu. Lorsque le colonel était tranquille, sesyeux bleus peignaient une douceur angélique, et son front pur avaitune expression pleine de charme. A une parade, à l’armée d’Italie,aucun homme ne pouvait lutter avec lui. Enfin d’Orsay lui-même, lebeau d’Orsay, fut vaincu par notre colonel lors de la dernièrerevue passée par Napoléon avant d’entrer en Russie. Tout étaitopposition chez cet homme privilégié. La passion vit par lescontrastes. Aussi ne me demandez pas s’il exerçait sur les femmesces irrésistibles influences auxquelles votre nature (le généralregardait la princesse de Cadignan) se plie comme la matièrevitrifiable sous la canne du souffleur ; mais, par unesingulière fatalité, un observateur se rendrait peut-être compte dece phénomène, le colonel avait peu de bonnes fortunes, ounégligeait d’en avoir. Pour vous donner une idée de sa violence, jevais vous dire en deux mots ce que je lui ai vu faire dans unparoxisme de colère. Nous montions avec nos canons un chemintrès-étroit, bordé d’un côté par un talus assez haut, et de l’autrepar des bois. Au milieu du chemin, nous nous rencontrâmes avec unautre régiment d’artillerie, à la tête duquel marchait le colonel.Ce colonel veut faire reculer le capitaine de notre régiment qui setrouvait en tête de la première batterie. Naturellement notrecapitaine s’y refuse ; mais le colonel fait signe à sapremière batterie d’avancer, et malgré le soin que le conducteurmit à se jeter sur le bois, la roue du premier canon prit la jambedroite de notre capitaine, et la lui brisa net en le renversant del’autre côté de son cheval. Tout cela fut l’affaire d’un moment.Notre colonel, qui se trouvait à une faible distance, devine laquerelle, accourt au grand galop en passant à travers les pièces etle bois au risque de se jeter les quatre fers en l’air, et arrivesur le terrain en face de l’autre colonel au moment où notrecapitaine criait : – A moi !… . en tombant. Non, notre colonelitalien n’était plus un homme !… Une écume semblable à lamousse du vin de Champagne lui bouillonnait à la bouche, ilgrondait comme un lion. Hors d’état de prononcer une parole, nimême un cri, il fit un signe effroyable à son antagoniste, en luimontrant le bois et tirant son sabre. Les deux colonels yentrèrent. En deux secondes nous vîmes l’adversaire de notrecolonel à terre, la tête fendue en deux. Les soldats de ce régimentreculèrent, ah ! diantre, et bon train ! Ce capitaine,que l’on avait manqué de tuer, et qui jappait dans le bourbier oùla roue du canon l’avait jeté, avait pour femme une ravissanteItalienne de Messine qui n’était pas indifférente à notre colonel.Cette circonstance avait augmenté sa fureur. Sa protectionappartenait à ce mari, il devait le défendre comme la femmeelle-même… Or dans la cabane où je reçus un si bon accueil au delàde Zemblin, ce capitaine était en face de moi, et sa femme setrouvait à l’autre bout de la table vis-à-vis le colonel. CetteMessinaise était une petite femme appeler Rosina, fort brune, maisportant dans ses yeux noirs et fendus en amande toutes les ardeursdu soleil de la Sicile. En ce moment elle était dans un déplorableétat de maigreur ; elle avait les joues couvertes de poussièrecomme un fruit exposé aux intempéries d’un grand chemin. A peinevêtue de haillons, fatiguée par les marches, les cheveux endésordre et collés ensemble sous un morceau de châle en marmotte,il y avait encore de la femme chez elle : ses mouvements étaientjolis ; sa bouche rose et chiffonnée, ses dents blanches, lesformes de sa figure, son corsage, attraits que la misère, le froid,l’incurie n’avaient pas tout à fait dénaturés, parlaient encored’amour à qui pouvait penser à une femme. Rosine offrait d’ailleursen elle une de ces natures frêles en apparence, mais nerveuses etpleines de force. La figure du mari, gentilhomme piémontais,annonçait une bonhomie goguenarde, s’il est permis d’allier cesdeux mots. Courageux, instruit, il paraissait ignorer les liaisonsqui existaient entre sa femme et le colonel depuis environ troisans. J’attribuais ce laissez-aller aux mœurs italiennes ou àquelque secret de ménage ; mais il y avait dans la physionomiede cet homme un trait qui m’inspirait toujours une involontairedéfiance. Sa lèvre inférieure. mince et très-mobile, s’abaissaitaux deux extrémités, au lieu de se relever, ce qui me semblaittrahir un fonds de cruauté dans ce caractère en apparenceflegmatique et paresseux. Vous devez bien imaginer que laconversation n’était pas très-brillante lorsque j’arrivai. Mescamarades fatigués mangeaient en silence, naturellement ils mefirent quelques questions ; et nous nous racontâmes nosmalheurs, tout en les entremêlant de réflexions sur la campagne,sur les généraux, sur leurs fautes, sur les Russes et le froid. Unmoment après mon arrivée, le colonel, ayant fini son maigre repas,s’essuie les moustaches, nous souhaite le bonsoir, jette son regardnoir à l’Italienne et lui dit : – Rosina ? Puis, sans attendrede réponse, il va se coucher dans la petite grange aux fourrages.Le sens de l’interpellation du colonel était facile à saisir. Aussila jeune femme laissa-t-elle échapper un geste indescriptible quipeignait tout à la fois et la contrariété qu’elle devait éprouver àvoir sa dépendance affichée sans aucun respect humain, et l’offensefaite à sa dignité de femme, ou à son mari ; mais il y eutencore dans la crispation des traits de son visage, dans lerapprochement violent de ses sourcils, une sorte de pressentiment :elle eut peut-être une prévision de sa destinée. Rosina restatranquillement à table. Un instant après, et vraisemblablementlorsque le colonel fut couché dans son lit de foin ou de paille, ilrépéta : – Rosina ?… L’accent de ce second appel fut encoreplus brutalement interrogatif que l’autre. Le grasseyement ducolonel et le nombre que la langue italienne permet de donner auxvoyelles et aux finales, peignirent tout le despotisme,l’impatience, la volonté de cet homme. Rosina pâlit, mais elle seleva, passa derrière nous, et rejoignit le colonel. Tous mescamarades gardèrent un profond silence ; mais moi,malheureusement, je me mis à rire après les avoir tous regardés, etmon rire se répéta de bouche en bouche. – Tu ridi ? dit lemari. – Ma foi, mon camarade, lui répondis-je en redevenantsérieux, j’avoue que j’ai eu tort, je te demande mille foispardon ; et si tu n’es pas content des excuses que je te fais,je suis prêt à te rendre raison… – Ce n’est pas toi qui as tort,c’est moi ! reprit-il froidement. Là-dessus, nous nouscouchâmes dans la salle, et bientôt nous nous endormîmes tous d’unprofond sommeil. Le len- demain, chacun, sans éveiller son voisin,sans chercher un compagnon de voyage, se mit en route à safantaisie avec cette espèce d’égoïsme qui a fait de notre dérouteun des plus horribles drames de personnalité, de tristesse etd’horreur, qui jamais se soient passés sous le ciel. Cependant, àsept ou huit cents pas de notre gîte, nous nous retrouvâmes presquetous, et nous marchâmes ensemble, comme des oies conduites entroupe par le despotisme aveugle d’un enfant. Une même nécessiténous poussait. Arrivés à un monticule d’où l’on pouvait encoreapercevoir la ferme où nous avions passé la nuit, nous entendîmesdes cris qui ressemblaient au rugissement des lions dans le désert,au mugissement des taureaux ; mais non, cette clameur nepouvait se comparer à rien de connu. Néanmoins nous distinguâmes unfaible cri de femme mêlé à cet horrible et sinistre râle. Nous nousretournâmes tous, en proie à je ne sais quel sentiment defrayeur ; nous ne vîmes plus la maison, mais un vaste bûcher.L’habitation, qu’on avait barricadée, était toute en flammes. Destourbillons de fumée, enlevés par le vent, nous apportaient et lessons rauques et je ne sais quelle odeur forte. A quelques pas denous, marchait le capitaine qui venait tranquillement se joindre ànotre caravane ; nous le contemplâmes tous en silence, car nuln’osa l’interroger, mais lui, devinant notre curiosité, tourna sursa poitrine l’index de la main droite, et de la gauche montrantl’incendie : – Son’io ! dit-il. Nous continuâmes à marchersans lui faire une seule observation.

– Il n’y a rien de plus terrible que la révolte d’un mouton, ditde Marsay.

– Il serait affreux de nous laisser aller avec cette horribleimage dans la mémoire, dit madame de Vandenesse. Je vais en rêver…..

– Et quelle sera la punition de la première de monsieur deMarsay ? dit en souriant lord Dudley.

– Quand les Anglais plaisantent, ils ressemblent aux tigresapprivoisés qui veulent caresser, ils emportent la pièce, ditBlondet.

– Monsieur Bianchon peut nous le dire, répondit de Marsay ens’adressant à moi, car il l’a vue mourir.

– Oui, dis-je, et sa mort est une des plus belles que jeconnaisse. Nous avions passé le duc et moi la nuit au chevet de lamourante, dont la pulmonie, arrivée au dernier degré, ne laissaitaucun espoir, elle avait été administrée la veille. Le duc s’étaitendormi. Madame la duchesse, s’étant réveillée vers quatre heuresdu matin, me fit, de la manière la plus touchante et en souriant,un signe amical pour me dire de le laisser reposer, et cependantelle allait mourir ! Elle était arrivée à une maigreurextraordinaire, mais son visage avait conservé ses traits et sesformes vraiment sublimes. Sa pâleur faisait ressembler sa peau à dela porcelaine derrière laquelle on aurait mis une lumière. Ses yeuxvifs et ses couleurs tranchaient sur ce teint plein d’une molleélégance, et il respirait dans sa physionomie une imposantetranquillité. Elle paraissait plaindre le duc, et ce sentimentprenait sa source dans une tendresse élevée qui semblait ne plusconnaître de bornes aux approches de la mort. Le silence étaitprofond. La chambre, doucement éclairée par une lampe, avaitl’aspect de toutes les chambres de malades au moment de la mort. Ence moment la pendule sonna. Le duc se réveilla, et fut au désespoird’avoir dormi. Je ne vis pas le geste d’impatience par lequel ilpeignit le regret qu’il éprouvait d’avoir perdu de vue sa femmependant un des derniers moments qui lui étaient accordés ;mais il est sûr qu’une personne autre que la mourante aurait pu s’ytromper. Homme d’état, préoccupé des intérêts de la France, le ducavait mille de ces bizarreries apparentes qui font prendre les gensde génie pour des fous, mais dont l’explication se trouve dans lanature exquise et dans les exigences de leur esprit. Il vint semettre dans un fauteuil près du lit de sa femme, et la regardafixement. La mourante avança un peu la main, prit celle de sonmari, la serra faiblement ; et d’une voix douce, mais émue,elle lui dit : – Mon pauvre ami, qui donc maintenant tecomprendra ? Puis elle mourut en le regardant.

– Les histoires que conte le docteur, reprit le comte deVandenesse, font des impressions bien profondes.

– Mais douces, reprit madame d’Espard en se levant.

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