Balaoo

Balaoo

de Gaston Leroux

Partie 1
L’ÉPOUVANTE AU VILLAGE

 

I – LE CRIME DE L’AUBERGE DU SOLEIL-NOIR

Il était dix heures du soir et depuis longtemps déjà il n’y avait plus âme qui vive dans les rues de Saint-Martin-des-Bois. Pas une lumière aux fenêtres, car les volets étaient hermétiquement clos. On eût dit le village abandonné.Enfermés chez eux bien avant le crépuscule, les habitants n’eussent consenti, pour rien au monde, à débarricader leurs demeures avant le jour.

Tout semblait dormir, quand un grand bruit de galoches et de souliers ferrés retentit sur les pavés sonores de la rue Neuve. C’était comme une foule qui accourait ; et bientôt l’on perçut des voix, des cris, des appels, des explications entre gens qui venaient d’on ne sait où. Pas un volet, pas une porte ne s’ouvrit au passage bruyant de cette troupe inattendue.

Chacun était encore sous le coup des deux assassinats de Lombard, le barbier du cours National, et de Camus,le tailleur de la rue Verte, suivant toute une série d’événementstantôt tragiques, tantôt sinistrement comiques et souventinexplicables.

On n’osait plus s’attarder sur les routes oùde riches paysans, au retour des grands marchés de Châteldon et deThiers, avaient été attaqués par des bandits masqués et avaient dû,pour sauver leur vie, se défaire de tout leur argent. Quelquescambriolages, d’une audace extraordinaire, perpétrés sous le nezdes propriétaires, sans que ceux-ci osassent protester, avaient étéle point de départ d’enquêtes judiciaires qui, menées d’abordmollement, n’avaient abouti à rien de sérieux. Cependant, quand,après les attaques nocturnes, les incendies, les vols qualifiés etautres larcins, survinrent ces deux extraordinaires assassinats deCamus et de Lombard, la justice se vit dans la nécessité de pousserles choses à fond. Elle menaça les plus timides pour les faireparler. Ils se seraient plutôt laissé arracher la langue. Certes,la justice ne pouvait plus ignorer vers qui allaient les soupçonsde tout le pays, mais elle dut renoncer à recueillir un témoignagelui permettant d’inculper qui que ce fût. Et le mystère desderniers crimes s’en trouva épaissi d’une bien singulièrefaçon.

Et c’était le comble qu’à côté d’affreux coupsde force, il y eût des farces… des farces extravagantes quiépouvantaient comme un attentat. D’honnêtes commerçants, en pleinerue Neuve, le soir, avaient été giflés à tour de bras, sans pouvoirdire d’où leur tombait le horion. On avait retrouvé dans sa cour,où elle avait attiré les voisins par ses cris désespérés, la mèrecommère Toussaint, l’entrepreneuse en broderie jupes par-dessustête et le corps bien endolori d’une fessée terrible administréepar un mystérieux inconnu. Il y avait de petits événements quitenaient de la sorcellerie. Malgré portes et serrures, certainsobjets, les uns légers et futiles et sans aucune valeur apparente,les autres d’un poids considérable, disparaissaient comme parenchantement. Un matin, ouvrant les yeux, le bon docteur Honoratn’avait plus trouvé, dans sa chambre, sa commode ni sa table denuit. Il est vrai qu’il dormait la fenêtre ouverte. Il ne porta pasplainte et garda pour lui son ahurissement, se contentant de fairepart de l’étrange phénomène à son ami, M. Jules, qui luiconseilla de fermer sa fenêtre pour dormir.

Enfin, on n’osait plus traverser la forêt oùil se passait des choses que l’on ne savait pas… Ceux qui enétaient revenus, de ces choses-là, ne se vantaient de rien, mais nese risquaient plus jamais de ce côté… C’est ce qu’on appelaitle mystère des Bois-Noirs !

Tant d’épreuves ne suffisaient-ellespoint ? Quelle nouvelle épouvante faisait donc courir, cesoir, dans le couloir ordinairement désert de la rue Neuve, lespauvres gens du pays de Cerdogne ?

Une chose en apparence bien banale, unaccident de chemin de fer ou, pour mieux dire, un attentat à la viedes voyageurs sur la petite voie d’intérêt local qui rejoint laligne de Belle-Étable à celle de Moulins, aux confins duBourbonnais, était la cause de tout ce bruit.

Une main criminelle avait arraché les rails àla sortie du tunnel qui débouche sur la Cerdogne et, si le convoi,qui devait traverser l’eau sur un pont en réparation, n’étaitarrivé à cet endroit avec une vitesse très ralentie, la catastropheeût été inévitable. Heureusement, on en était quitte pour la peur.Le fourgon seul avait été démoli. Quant aux voyageurs – unevingtaine –, ils avaient été surtout secoués par l’émotion. Aussis’étaient-ils enfuis à travers champs jusqu’àSaint-Martin-des-Bois, jetant l’alarme dans le village déjàcalfeutré pour la nuit.

À l’exception de deux ou trois d’entre eux,qui habitaient le village même, tous se rendirent chez les Roubionqui tiennent l’auberge à l’enseigne du Soleil-Noir, au coin de laplace de la Mairie et de la rue Neuve.

À l’auberge, la confusion fut complète.Pendant que les uns réclamaient des chambres, ou tout au moins unlit, une paillasse, les autres s’excitaient mutuellement sur ledanger qu’ils avaient couru.

L’opulente Mme Roubionessayait de contenter tout le monde, mais y parvenaitdifficilement. Un matelas faillit être mis en pièces. Quand, tantbien que mal, chacun fut casé, il se présenta un dernier voyageur,le front caché sous un bandeau. C’était le seul blessé.

– Tiens ! Monsieur Patrice !Vous êtes blessé ? demanda Mme Roubion avecsollicitude, en tendant sa main grasse au nouvel arrivant, un jeunehomme dans les vingt-quatre à vingt-cinq ans, de figure douce etsympathique, aux jolis yeux bleus, à la petite moustache blondesoigneusement relevée en croc.

– Oh ! Une écorchure ! Rien degrave… Demain, il n’y paraîtra plus !… Avez-vous une chambrepour moi ?

– Une chambre, monsieur Patrice… Il mereste le billard, oui !…

– Je prends le billard ! répondit lejeune homme en souriant.

Sur quoi, Mme Roubion allas’occuper de M. Gustave Blondel, commis voyageur en nouveautésd’une des premières maisons de Clermont-Ferrand qui, dans l’office,était en train de faire son lit sur la table, tout en menaçant lapatronne de la peine de mort si elle ne lui procurait,sur-le-champ, un traversin.

– Voyez-vous, belle dame, je suis trèsbien ici, mieux que dans la salle de billard où tous ces bavardsm’empêcheraient de sacrifier à Morphée ! Qu’est-ce qu’ils ontà gueuler comme ça !… De quoi se plaignent-ils ?…Puisqu’ils savent qui a fait le coup, qu’ils le disent !…

En entendant ces mots,Mme Roubion s’empressa de disparaître.

Dans la salle du cabaret, M. Sagnier, lepharmacien, venait d’arriver. Prévenu par le maire, il s’étaithéroïquement arraché aux bras tremblants de la belleMme Sagnier et il apportait ses bons offices. Netrouvant personne à soigner, il en conçut immédiatement une fortméchante humeur et mêla ses propos agressifs aux plus hostiles,affirmant qu’en face de pareils attentats il n’était plus possibleà un honnête homme de vivre, non seulement à Saint-Martin-des-Bois,mais dans tout le pays de Cerdogne.

Sur ces entrefaites, M. Jules – le maire– fit son entrée, suivi du bon docteur Honorat. Ils revenaient dela gare où ils avaient recueilli, de la bouche même des employés,des témoignages ne laissant aucun doute sur l’attentat. Ils étaienttous deux aussi pâles que s’ils avaient couru danger de mort.

– Encore un malheur, monsieur lemaire ! fit Roubion.

– Oui, répondit M. Jules, d’une voixqu’il ne parvenait point à affermir. Heureusement que nous n’avonspoint à regretter d’accidents de personnes !…

Un silence de glace accueillit ces paroles.Et, tout à coup, il y eut une voix qui cria :

– Et les assassins ? Quandest-ce qu’on les arrête ?…

Alors, ce fut une explosion. Il y eut desapplaudissements et des encouragements à l’adresse de celui quiavait ainsi parlé, mais celui-là – un paysan – ayant dit, se tut.Il était rouge jusqu’aux oreilles et son regard fuyait celui deM. le maire.

– La justice est venue ! Si vous lesconnaissez, pourquoi ne les lui avez-vous pas nommés, pèreBorel ? demanda le maire.

Le père Borel n’était point plus bête qu’unautre. Il n’alla pas chercher sa réplique bien loin :

– Sommes pas de la police, fit-il… Nipolicier, ni maire. Chacun son métier !

On ne les sortait pas de là : ça n’étaitpas leur métier ! Au commissaire au juge d’instruction, ilsrépondaient toujours la même chose : « C’est votreaffaire, c’est pas la mienne ! Le gouvernement vous paie poursavoir, gagnez votre argent ! », et autres nargues dumême acabit.

On était encore sous le coup de la réplique dupère Borel, quand Gustave Blondel, écartant tout le monde, seprésenta. Le commis voyageur s’assit sur le billard, et, croisantles bras, regardant bien en face M. le maire, luidit :

– Qu’est-ce qui vous occupe tant que ça,monsieur le maire ? Faut s’attendre à tout, dans un pays où ily a des gens dont le nom commence comme vaurien.

Un murmure de sympathique assentiment etquelques méchants rires s’élevèrent aussitôt ; mais l’effet deGustave Blondel fut coupé net par un incident imprévu. Les rirescessèrent brusquement, et chacun, maintenant, se poussant du coude,regardait s’avancer un nouvel arrivant devant qui on faisait placeavec un ensemble surprenant.

L’individu était vêtu d’un complet de veloursjaune passé à grosses côtes. De hautes guêtres lui montaient auxgenoux. Le col de sa chemise était lâche, laissant à nu un cou detaureau. Un feutre, qui n’avait plus de couleur, rejeté en arrière,découvrait une chevelure rousse, épaisse et inculte. La figureétait extraordinairement énergique et calme. Les yeux vertsregardaient l’assistance avec tranquillité et ennui. Les membresétaient trapus, les épaules étaient carrées, le dos un peu voûté,les mains dans les poches. Une impression saisissante de forcebrutale au repos, mais en éveil, se dégageait de ce redoutablepersonnage.

Il s’avança de son pas égal, au milieu d’unsilence de mort, jusque sous le nez du commis voyageur qui leregardait venir, et il avait certainement entendu ce que celui-civenait de lancer au maire, car il lui jeta de sa voix rude etsourde, où l’on sentait de la colère domptée :

– Vautrin, Vauriens ! C’estça que tu veux dire, mon gros ? Ne te gêne pas avec moi, tusais, je ne suis pas susceptible !

Et il continua son chemin du côté de lacheminée où se trouvait M. le maire.

– Bonsoir, monsieur le maire !

– Bonsoir, Hubert…

Et M. Jules dut serrer la maintendue…

L’homme s’installa carrément au coin de l’âtredans lequel on venait d’allumer une flambée et commanda un verre deblanc que Roubion s’empressa de lui servir. Il vida le verre,s’essuya les lèvres d’un coup de sa manche, et, tourné versBlondel :

– En voilà encore un, monsieur le maire,qui n’a pas digéré le dernier ballottage !… Seulement, mongros, faudrait voir… Ça va bien en réunion électorale de se traiterde crapules… Maintenant, faudrait se fiche un peu la paix… S’pas,m’sieur le maire ?

M. Jules, très embarrassé, fit entendreun grognement inintelligible.

Le commis voyageur n’avait pas bougé. Ilcontinuait à regarder l’homme roux aux yeux verts avec obstinationet déplaisance. Hubert se leva et, tendant la main àBlondel :

– Allons ! sans rancune !Chacun travaille pour son patron, quoi !… Toi, pour le roi,moi, pour le président de la République ! Si jamais t’asbesoin d’un bureau de tabac !…

Blondel descendit sans se presser du billard,haussa les épaules, tourna le dos et gagna l’office.

– Monsieur le maire, fit Hubert, d’unevoix sourde, je vous prends à témoin : voilà comment on traiteici les bons républicains ! Mais il me revaudra ça auxprochaines élections ! Rien de perdu… Je marque tout sur mespetits papiers, bien que je sache pas écrire !… Vous entendez,vous autres, qu’aviez l’air de rigoler, tout à l’heure…

Le cynisme avec lequel il mettait, d’un mot,le maire de son côté, comme si celui-ci, après les promiscuités duvote, devenait nécessairement son complice et son ami, faisaitcouler des gouttes de sueur au front dénudé de M. Jules.

L’homme jeta quatre sous sur la table etretourna à la porte de son pas tranquille. Quand il fut sur leseuil, il se retourna :

– Je vas retrouver les frères !dit-il… À propos, je reviens du tunnel ! J’ai vu ledégât ! C’est un sacré gredin qui a fait le coup : je ledirai à Élie et à Siméon tout à l’heure. Faudra bien tout de mêmequ’on trouve le bougre qui nous fait des coups pareils. La vien’est plus tenable pour les honnêtes gens !

Et il disparut sous le trou noir de lavoûte.

Aussitôt, la salle se vida, comme si le départde l’homme eût rendu à tout ce monde la liberté de mouvements, cedont chacun profitait pour fuir un endroit où pareille visitepouvait se renouveler.

Roubion et sa femme, aidés des domestiques,fermèrent les portes avec grand soin, celle de la voûte et celle ducabaret donnant directement sur la rue.

Il ne resta plus, dans la salle, que le jeunePatrice à qui les patrons avaient souhaité bonne nuit. Cependant,bien qu’il fût seul, en face de son billard, il entendait du bruità côté de lui. Il se rendit compte que quelqu’un se déshabillaitdans l’office dont la porte était fermée, mais qui communiquaitencore avec le cabaret par la petite fenêtre, restée ouverte, dupasse-plats. Et il reconnut tout de suite la voix du commisvoyageur qui, penché à cette ouverture, lui disait :

– Bonsoir, monsieur Patrice ! Sivous avez besoin de quelque chose, vous m’appellerez par là !…Hein ! On se croirait à confesse !…

Tous ces détails ne devaient plus jamaisquitter la pensée de Patrice, mais alors il n’en soupçonnait pasl’importance.

Il répondit poliment à Blondel et se hissa surle matelas qu’on lui avait jeté sur le billard ; quand ilsfurent couchés tous deux, la conversation s’engagea :

– Comment n’êtes-vous pas allé coucherchez votre oncle ? demandait Blondel.

– J’ai frappé à sa porte et j’ai appelé.Tout le monde dormait déjà bien sûr ! Je n’ai pas voulu lesréveiller.

– Mademoiselle Madeleine vabien ?

– Mais je l’espère, merci.

– C’est pour quand, les noces ?

– Vous le demanderez à mon oncle.

Blondel comprit qu’il avait été indiscret. Ilchangea de sujet et ils arrivèrent tout de suite à parler del’attentat et des derniers crimes que le commis voyageur mettaitcarrément sur le dos des frères Vautrin.

– Oh ! fit Patrice, àClermont-Ferrand, comme ici, on est bien d’avis qu’on ne peut pastout expliquer avec les Trois Frères.

– Avec les Trois Frères et lasœur on explique tout, fit le commis voyageur.

– Ce qui est tout à fait incroyable,insista Patrice, c’est qu’on n’ait trouvé aucune trace desassassins, pas plus chez Camus que chez Lombard.

– Possible, mais il y a une chosecertaine, répliqua l’autre : c’est que, si Camus et Lombardn’avaient pas ouvert leur porte la nuit où on les a assassinés,quand ils ont entendu dans la rue des gémissements et la voix decette petite sauvage de Zoé… ils vivraient encore. C’est la sœurqui les a attirés…

À ce moment, les deux hommes se turent d’unsubit accord. Et ils se dressèrent sur leur séant, l’oreille auxécoutes. Des gémissements venaient de la rue.

– Entendez-vous ? demanda la voixtoute changée de Blondel.

Patrice n’eut même pas la force de répondre.Il entendit le commis voyageur qui se levait, sautait sur lecarreau de l’office et pénétrait avec de grandes précautions dansla salle de billard :

– On dirait qu’on assassine quelqu’underrière la porte !…

Patrice, dont le métier était celui de premierclerc de notaire de son père, rue de l’Écu à Clermont-Ferrand,avait toujours montré un naturel assez timide. C’est en frissonnantqu’il se laissa glisser de son billard. La gorge serrée, le fronten sueur, il admira le courage de Blondel qui se rapprochait de laporte du cabaret donnant sur la rue et derrière laquelle s’étaientfait entendre les gémissements.

Le commis voyageur avait passé son pantalon,mais avait gardé son mouchoir sur la tête en guise de bonnet decoton.

Le gros garçon, nu-pieds, la chemise de nuitlâche au-dessus de la ceinture, et les deux bouts de son mouchoiren cornes au-dessus du front, était parfaitement grotesque.Cependant, Patrice ne songea pas à en rire.

Les gémissements brusquement s’étaient tus.Blondel et Patrice se regardèrent en silence, à la lueur lugubred’une lampe dont on avait baissé la mèche au-dessus du billard.Tout le drame mystérieux dont Camus et Lombard avaient été victimesleur passait devant les yeux. C’est ainsi que, pour ces deuxmalheureux, l’affaire avait commencé : par desgémissements.

Et soudain, ils tournèrent la tête. La portede l’escalier conduisant à l’étage supérieur venait d’être poussée,et Roubion, un revolver au poing, apparaissait.

– Avez-vous entendu ? fit-il, dansun souffle.

– Oui.

Roubion était un grand gaillard taillé, commesa femme, en colosse. Il tremblait comme une feuille. Tous troisrestèrent un instant debout, derrière la porte de la rue, penchéssur le silence de la nuit villageoise que rien ne venait plustroubler.

– Nous nous sommes peut-êtretrompés ! émit Roubion dans un soupir et après beaucoupd’hésitation.

Blondel, qui avait reconquis tout sonsang-froid, secoua la tête, négativement.

– On verra bien !… fit-il.

– Quoi ?… Vous n’allez pas ouvrir,peut-être ! protesta l’aubergiste.

Blondel ne répondit pas et s’en fut tisonnerl’âtre qui rendit quelque éclat. La nuit n’était pas chaude, bienqu’on fût au commencement de la belle saison. Tous trois furentbientôt devant la cheminée où Roubion leur fit chauffer du vin dansune casserole.

– Tout de même, fit entendre le commisvoyageur, si on arrivait à les prendre sur le coup, les bandits,c’est une affaire qui en vaudrait la peine !…

– Taisez-vous, Blondel ! ordonnaRoubion. Ne vous occupez pas de ça… Ça vous porteraitmalheur !

– Certainement, acquiesça Patrice, çan’est pas notre affaire !…

– Rappelez-vous Camus et Lombard !…S’ils n’avaient pas ouvert leur porte…

Blondel, qui était en tournée au moment desdeux crimes, demanda des détails.

Roubion s’en fut encore écouter à la porte etrevint, n’ayant rien entendu, tranquillisé à peu près.

– Voici exactement comment c’est arrivé,expliqua l’aubergiste. Lombard et sa vieille tante, après avoirtout barricadé chez eux comme on le fait tous les soirs maintenantà Saint-Martin, s’étaient couchés. La chambre de Lombard et cellede sa tante étaient au rez-de-chaussée. Le barbier dormaitprofondément quand il fut réveillé par la vieille qui se trouvaitdebout au pied de son lit et qui lui conseillait à voix bassed’écouter ce qui se passait. Lombard écouta. En effet, quelqu’undans la rue se plaignait. C’étaient comme des râles entremêlés depetits cris plaintifs. Lombard se leva et alluma sa bougie et prit,dans le tiroir de sa table de nuit, son revolver. Vous savezcombien on est précautionneux à Saint-Martin, et on n’a pas tortmalheureusement. La tante souffla à Lombard : « Surtout,pour l’amour de Dieu !… N’ouvre pas !… » Lombard,sans ouvrir encore la porte, se décida à parler : « Quiest là ? demanda-t-il, et qui se plaint ? » Une voixlui répondit : « C’est moi, Zoé. Pitié à la maisond’homme ! »

– Qu’est-ce que ça veut dire :pitié à la maison d’homme ? interrompit Blondel.

– Ah ! c’est des expressions à laZoé. Cette petite vit comme une bête, soit dans la tanière de sesfrères, soit dans la forêt, et, comme ses frères parlent entre euxargot, il en résulte pour elle un langage qui n’est pas celui detout le monde.

– Alors, vous voyez bien que c’étaitelle, fit Blondel. Il n’y a pas d’erreur !…

– Attendez ! Il n’était pas plus dedix heures et demie. Malgré l’opposition de sa tante, Lombardouvrit la porte. Il regarda dans la rue. La nuit était claire. Ilne vit rien et en fut bien étonné. Quant aux gémissements, ilss’étaient tus. Craignant un piège, il resta prudemment sur leseuil, appela Zoé, ne reçut pas de réponse, referma bienprécautionneusement sa porte et se recoucha en disant :« C’est encore une farce, il n’y a plus moyen de dormirtranquille à Saint-Martin-des-Bois ! » La tante aussi serecoucha, mais, après cette algarade, ne dormit pas. Elle restaéveillée toute la nuit.

– Oh ! fit Patrice, elle a bien dûs’endormir… Sans cela, elle aurait entendu !…

– Elle jure qu’elle n’a pas fermé l’œil.Et la porte de communication avec la chambre de son neveu étaitrestée ouverte. Au matin, elle se leva, comme à son habitude, etalla pousser les volets de Lombard. En se retournant, elle fut bienétonnée de ne point le voir dans son alcôve. La couverture étaitrepliée, le lit ouvert, comme si Lombard venait de se lever.Stupéfaite, elle ouvrit la porte qui donnait sur le magasin decoiffure et poussa un cri terrible : le corps du malheureuxbarbier se balançait au milieu de sa boutique, pendu à la lyre decuivre qui servait à l’éclairage. On crut d’abord à un suicide,mais le docteur Honorat et le médecin légiste ont dû conclure à unestrangulation qui avait précédé la pendaison.

– Oh ! à une strangulationeffroyable !

– Et si soudaine que le malheureuxn’avait pas eu même le temps de dire « ouf ! », sansquoi la vieille l’eût entendu. Ce qui parut tout d’abord le grandmystère, c’est la façon dont le corps avait pu être transporté dansle magasin et pendu… Il a été établi qu’aucune trace de pas nepouvait être relevée dans le magasin qui, la veille au soir, avaitété sablé à neuf. Enfin, ce qui prouvait bien, dès l’abord, queLombard ne s’était pas pendu lui-même, c’est qu’à côté de lui ne setrouvaient ni chaise, ni escabeau renversés.

– Oui, oui ! déclaraBlondel en hochant la tête, les misérables ont plus d’un tour dansleur sac !… Et pour Camus ?

– Même histoire. Lui aussi entendit aumilieu de la nuit des gémissements et reconnut la voix de Zoé.Camus était l’ami de Lombard ; tous deux étaient les seulsboiteux de la commune, ce qui les avait rapprochés. Il crutl’occasion bonne de découvrir l’assassin du barbier et de vengercelui-ci. Il s’arma et ouvrit sa porte, et, comme l’autre, il nevit rien, il n’entendit plus rien.

Mais, la porte refermée, il ne se coucha pas.Prudent, il alluma toutes les lampes de son magasin, et, lerevolver à sa portée, se mit à la caisse où il entama des travauxde comptabilité. Sur quoi, il avait ordonné à son petit commis,l’enfant que vous connaissez, de s’aller coucher. Or, au matin, enrentrant dans le magasin, le commis poussait un cri déchirant. Sonmaître était pendu à la tige de fer qui soutient au plafond lemètre avec lequel il mesurait le drap aux clients ! Lerevolver était toujours sur la caisse. On n’avait pas touché à lacaisse. La gorge de Camus portait les mêmes terribles marques destrangulation qu’on avait relevées sur Lombard. Et, dans la demeuredu tailleur comme chez le barbier, il fut impossible de découvriraucune trace de pas, aucune empreinte permettant uneexplication plausible de la marche du crime… On a dit et l’ondit encore : les Vautrin !… les Vautrin !… Ehbien ! ce sont eux qui ont amené la petite Zoé au juged’instruction. Celle-ci n’a pas eu de peine à prouver qu’elle setrouvait loin du crime au moment où il se commettait, et qu’onavait certainement imité sa voix.

– Et où était-elle donc ? demandaBlondel.

– Elle aidait la bonne de M. lemaire à laver la vaisselle. Il y avait un grand dîner chezM. Jules.

– Voilà un bel alibi ! ricana lecommis voyageur.

– Monsieur Blondel, vous êtes aveuglé parla politique !

Et Roubion leur versa encore du vin chaud.

– Et les Vautrin ? Est-ce qu’on lesa interrogés ?

– Le juge a voulu les interroger. Ils luiont fait répondre que la petite Zoé avait parlé pour toute lafamille et que, quant à eux, ça n’était pas à leur âge qu’ilscommenceraient à avoir affaire à la justice de leur pays. Puis ilsont fait parvenir à M. de Meyrentin, le juged’instruction, un extrait de leur casier judiciaire qui, en effet,est vierge, et ils l’avaient accompagné de cette mention :« Faut nous f… la paix, S. V. P… »

– Quel toupet ! s’exclamaBlondel.

– Écoutez ! interrompit Patrice.

Les gémissements avaient recommencé. Ilsfurent debout tous trois.

Patrice flageolait sur ses jambes molles, etil faillit se laisser tomber, en percevant distinctement,extraordinairement distinctement, la phrase fatale :« C’est moi, Zoé ; pitié à la maisond’homme ! »

Roubion, la main crispée sur son revolver,était d’une pâleur de cierge. Blondel dit, à voix basse :

– C’est bien la voix de Zoé. Il n’y a pasd’erreur, je la reconnais.

Et il se glissa derrière la porte.

Les gémissements s’étaient encore rapprochés.C’était comme si, maintenant, on les avait dans l’oreille, comme siquelqu’un, qui eût été tout près, tout près, vous les eût souffléstout bas… ; on entendait le bruit d’une haleine oppressée etl’étrange phrase désespérée Pitié ! Pitié à la maisond’homme !

Blondel se retourna d’un bond et courut auxqueues de billard. Il en prit une par le petit bout.

– Ah ! non !… N’ouvrezpas ! N’ouvrez pas !… bégaya l’aubergiste. C’est le coupde Lombard et de Camus !… C’est comme ça qu’on les aassassinés !… N’ouvrez pas ! ou nous sommesperdus !…

Il râlait ses mots et il avait un teltremblement dans sa peur qu’il dégoûta Blondel.

– Ah ! Il n’y a donc que des lâchesdans ce pays-là ! De deux choses l’une… ou bien c’est qu’onl’assassine, la petite… ou bien c’est les autres qui se fichent denous !… Enfin, ajouta-t-il en s’essuyant fébrilement du reversde sa manche de chemise la sueur qui coulait de son front, c’estpeut-être bien l’Hubert qui vient prendre sa revanche… Mais noussommes trois, hein !… Et vous, avec votre revolver, pèreRoubion.

– N’ouvrez pas ! N’ouvrez pas !répétait Roubion.

Maintenant on eût dit que Zoé sanglotaitderrière la porte.

– Il faut tout de même savoir ce quec’est ! protesta Blondel, toujours armé de sa queue debillard.

Alors il questionna d’une voixforte :

– Qui est là ? Qui est-ce quipleure ?… C’est toi, Zoé ?…

Les sanglots se changèrent en véritablesrâles.

Brusquement, il fit sauter le verrou et tournala clef de la porte :

– Où qu’ils sont, les bandits ?gronda-t-il… et il avança la tête…

Enfin il se planta sur le seuil avec sa queuede billard.

Ce coin de la rue Neuve était bien éclairé parla lumière du réverbère, au coin de la place de la Mairie.Cependant, Blondel ne distinguait rien et les gémissements, denouveau, avaient cessé. D’un signe, il appela Patrice et Roubion.Ils le rejoignirent, surmontant l’insupportable angoisse dont ilsavaient honte maintenant.

Au fond, ils ne se pardonnaient point d’êtresi lâches. Blondel l’avait dit : ils étaient trois… sanscompter que toute l’auberge était pleine de voyageurs quiaccourraient au premier appel ; il fallait, du moins,l’espérer.

– Est-ce que vous voyez quelquechose ? leur demanda le commis voyageur. Moi, je ne voisrien.

– Non ! Rien !… On ne voitrien !… Il n’y a rien !

– Tenez ! Attendez une seconde quej’aille jusqu’au coin de la ruelle… là…

– Monsieur Blondel, vous aveztort !… Vous avez tort !…

Mais l’autre était déjà dans la rue. Il nefaisait pas de bruit, marchant nu-pieds sur le pavé, et il seglissa ainsi jusqu’au coin de la ruelle de gauche, dans laquelle,sans s’y risquer, il regarda et écouta… Et puis il revint et s’enfut vers la droite, jusqu’au coin de la place de la Mairie.

La lueur du bec de gaz agitait l’ombreformidable de Blondel, toujours armé de la queue de billard, sur lemur d’en face… Un silence incompréhensible après les plaintes detout à l’heure pesait sur le village, et cela paraissait à Patriceplus effrayant que les gémissements eux-mêmes. Ces gémissements, onavait dû les entendre des maisons voisines : en face chez lesBouteiller et aussi chez Mme Godefroy, la receveusedes postes, mais rien n’avait remué de ce côté. La peur, quirégnait en maîtresse à Saint-Martin-des-Bois, n’ouvrait plus auxbruits de la nuit.

On referma la porte du cabaret. Dans le mêmemoment, Mme Roubion, plus morte que vive, rejoignitson mari et les deux voyageurs. Elle aussi avait entendu desbruits, mais jamais elle n’eût pensé que Roubion auraitl’imprudence de laisser ouvrir la porte. Et elle l’entraîna, lepoussant dans l’escalier, à coups de poing, emportant la clef de laporte de la rue pour être sûre qu’on ne rouvrirait point.

Quand il ne les entendit plus, Blondel setourna du côté de Patrice qui ne savait quelle contenancetenir.

– Mon petit, lui dit-il, vous êtes tropimpressionnable, vous ne pourrez plus dormir ici. Moi, ceshistoires-là, voyez-vous, ça me fait rire. On découvre comme ça destas de coïncidences une fois que les choses sont passées, et lesVautrin sont capables de tout ! Je les ai vus à l’œuvre auxélections dernières ! Il ne s’agit que de les connaître. S’ilsveulent se frotter à moi, qu’ils y viennent ! C’est moi quivais dormir derrière la porte, à votre place, sur le billard. Jeles attends.

Patrice répondit, un peu honteux :

– Nous ferions peut-être mieux de ne pasdormir du tout !

Mais l’autre avait déjà empoigné lescouvertures de Patrice et les transportait dans l’office. Et ilrevint avec ses affaires à lui qu’il jeta sur le billard.

Patrice le laissait faire, pas mécontent dutout de s’éloigner de la rue et de cette porte contre laquelle illui semblait entendre encore, par instants, des frôlements.

Ils burent encore un bol de vin fumant, seserrèrent la main en se souhaitant bonne nuit. Patrice voulaits’excuser, ne trouvait pas les mots, avait peur de passer pour unlâche. L’autre le poussa :

– Allez donc ! Allez donc, mon petitgars !

Puis Blondel grimpa sur le billard enbougonnant :

– V’là comme on vous élève les garçons,maintenant ; on en fait des demoiselles !

La tête sur l’oreiller, il alluma unecigarette dont il envoya la fumée au plafond. Par la petite porteentrouverte du passe-plats, Patrice le voyait parfaitement. Leclerc de notaire, sur son matelas disposé sur la table de l’office,était couché de telle sorte que sa tête se trouvait au niveau de latête de Blondel, sur le billard. Et, tout à coup, ce que vitPatrice, par le petit carré du passe-plats, le remplit d’une tellehorreur que ses cheveux se dressèrent sur sa tête.

 

Il continuait simplement de voir la figure deBlondel, mais quelle figure ! La hideuse épouvante ne s’étaitjamais imprimée au masque d’un homme en traits plus atrocementbouleversés. Les yeux désorbités, la bouche ouverte mais incapablede laisser échapper aucun son, toute la physionomie affreusementcrispée, Blondel fixait le plafond, sans faire un mouvement.

Patrice ne pouvait voir ce que voyait Blondel,et, si épouvanté qu’il fût lui-même, sa terreur n’était que lereflet de la terreur de l’autre.

Patrice tenta un mouvement pour se lever… Oui,il eut encore cette force et aussi cette bravoure, car il lui enfallait pour remuer… et il devait se passer du côté du plafond del’autre pièce quelque chose d’abominable et sa propre sécurité luicommandait de ne point bouger.

Le geste qu’il fit fut-il perçu ?…Voulait-on l’annihiler d’épouvante à son tour ?… Mais, du côtédu plafond de l’autre pièce, il entendit une voix qui râlait,formidable, son nom… oui… oui… son nom… Patrice !… Etcela certainement était un ordre affreux !… une menace qui leclouait à sa place !

Cette fois, il ne bougea plus et, les yeuxpleins d’horreur, il continua de regarder le petit carré dupasse-plats où s’encadrait le visage épouvanté et comme hypnotiséde Blondel…

Et tout à coup, le jeune homme vit descendredans ce petit carré, du haut du plafond qu’il ne pouvaitapercevoir… vit descendre deux mains crispées au-dessous de deuxmanchettes qui faisaient deux taches blanches très nettes dans lapénombre… deux bras terribles qui s’abattirent sur Blondel, quil’agrippèrent à la gorge et qui remontèrent vers le plafond aveccette gorge prisonnière.

Et Blondel n’avait même pas fait ouf ! Satête déjà se renversait, sa tête dont Patrice ne devait plus jamaisoublier les yeux désorbités comme prêts à jaillir, énormes, de lagaine des paupières.

Soulevés par les mains assassines, la tête,puis tout le haut du corps, disparurent de l’encadrement dupasse-plats ; puis ce furent les jambes qui quittèrent lebillard et montèrent, pendantes et parallèles, vers leplafond !…

Horreur !… Horreur !… Ah !crier !… Crier ! Patrice ne le peut pas !… Il ne lepeut pas !… Parce qu’il a trop peur ! Oui !… Il estlâche !… Il est lâche !… Ah ! remuer… fuir… courir…Les jambes de Patrice sont en plomb, en plomb !… Ah ! ilparvient à en allonger une hors du lit… une seule, sans bruit… Maisqu’est-ce qu’il peut faire avec une seule jambe hors du lit ?…Et il sent bien qu’il n’aura jamais la force de sortir l’autre…S’il pouvait sortir l’autre… et se sauver… se sauver sur ses jambesde plomb !… Mais encore, dans un souffle rauque, là-bas, ducôté du plafond, il y a un ricanement monstrueux, dans lequel ilentend très distinctement prononcer son nom :Patrice !…

Du coup, l’autre jambe est venue, et le voilàmaintenant, les pieds par terre, sur les carreaux, mais les reinscollés à son matelas… Oui, son nom prononcé là-haut, du côté duplafond, l’a collé irrémédiablement contre le lit improvisé…Pourquoi a-t-on prononcé son nom ?

L’homme du plafond sait évidemment,évidemment… absolument qu’il est là, lui, Patrice, puisqu’ill’appelle par son nom et, bien charitablement, l’avertit de ne pasbouger.

… Alors, il ne bouge pas… Il obéit…

… Et du coup, le souffle s’est tu… L’haleineénorme venue du plafond… on ne l’entend plus !… On ne l’entendplus !

… Et on ne voit plus rien au-dessus dubillard, par la petite fenêtre du passe-plats…

Si ! Si !… il revoit quelque chose,quelque chose qui revient, qui redescend un peu… les deux piedsde Blondel qui se balancent !…se balancent… et puiscessent peu à peu leur mouvement de pendule… et restent enfinimmobiles, la pointe en bas…

Il n’y a plus, maintenant, dans la salle decabaret du Soleil-Noir qu’un profond silence, ces deux piedsimmobiles au-dessus du billard, et, dans l’office, PatriceSaint-Aubin évanoui.

… Et peut-être encore l’assassin.

Car, s’il est entré quand on a ouvert la portede la rue, il faut bien maintenant qu’il sorte.

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