Barnabé Rudge – Tome II

Barnabé Rudge – Tome II

de Charles Dickens

Chapitre 1

 

Le lendemain matin, le serrurier resta en proie aux mêmes incertitudes, et le surlendemain, et plusieurs jours de suite encore. Souvent, après la chute du jour, il entrait dans la rue et tournait ses regards vers la maison qu’il connaissait si bien ; et il était sûr d’y voir la lumière solitaire briller encore à travers les fentes du volet de la fenêtre, quand tout paraissait au dedans muet, immobile, triste comme un tombeau. Comme il ne voulait pas risquer de perdre la faveur de M. Haredale en désobéissant à ses injonctions précises, il ne s’aventurait jamais à frapper à la porte ou à trahir sa présence ; mais, chaque fois que l’attrait d’un vif intérêt et d’une curiosité non satisfaite le poussait à venir voir de ce côté, et Dieu sait s’il y venait souvent, la lumière était toujours là.

Quand il aurait su ce qui se passait au dedans, il n’en aurait guère été plus avancé ; ce n’est pas là ce qui lui aurait donné la clef de ces veilles mystérieuses. À labrune, M. Haredale se renfermait chez lui, et au point du jour il sortait. Il ne manquait jamais une seule nuit le même manège. Il entrait et sortait toujours tout seul, sans varier le moins du monde ses habitudes.

Voici comment il occupait sa veillée. Le soir,il entrait au logis, absolument comme le jour où le serrurierl’avait accompagné. Il allumait une bougie, parcouraitl’appartement, l’examinant avec soin et en détail. Cela fait, ilretournait dans la chambre du rez-de-chaussée, posait son épée etses pistolets sur la table, et s’asseyait devant jusqu’au lendemainmatin.

Il avait presque toujours avec lui un livreque souvent il essayait de lire, mais sans pouvoir jamais y fixerles yeux ou sa pensée cinq minutes de suite. Le plus léger bruit audehors frappait son oreille : il semblait qu’il ne pouvait pasrésonner un pas sur le trottoir qui ne lui fit bondir le cœur.

Il ne passait pas ces longues heures desolitude sans rien prendre. Il portait généralement dans sa pocheun sandwich au jambon, avec un petit flacon de vin, dont il seversait quelques gouttes dans une grande quantité d’eau, et ilbuvait ce sobre breuvage avec une ardeur fiévreuse, comme s’ilavait la gorge desséchée ; mais il était rare qu’il prit unemiette de pain pour déjeuner.

S’il était vrai, comme le serrurier, aprèsmûre réflexion, paraissait disposé à le croire, que ce sacrificevolontaire de sommeil et de bien-être dût être attribué à l’attentesuperstitieuse de l’accomplissement d’une vision ou d’un rêve enrapport avec l’événement qui l’avait occupé tout entier depuis tantd’années ; s’il était vrai qu’il attendit la visite de quelquerevenant qui courait les champs à l’heure où les gens sonttranquillement endormis dans leur lit, il ne montrait toujoursaucune trace de crainte ou d’hésitation. Ses traits sombresexprimaient une résolution inflexible ; ses sourcils froncés,ses lèvres serrées, annonçaient une décision ferme etprofonde ; et, quand il tressaillait au moindre bruit,l’oreille aux aguets, ce n’était point du tout le tressaillement dela peur, c’était plutôt celui de l’espérance : car aussitôt ilsaisissait son épée, comme si l’heure était enfin venue ; puisil la serrait à poing fermé, et écoutait avidement, l’œilétincelant et l’air impatient, jusqu’à ce qu’il n’entendît plusrien.

Ces désappointements étaient fréquents, carils se renouvelaient à chaque son extérieur ; mais saconstance n’en était point ébranlée. Toujours, toutes les nuits, ilétait là à son poste, comme une sentinelle lugubre et sans sommeil.La nuit se passait, le jour venait : il veillait toujours.

Et cela bien des semaines. Il avait pris unlogement garni au Vauxhall pour y passer la journée et goûterquelque repos ; c’est de là qu’à la faveur de la marée ilvenait, ordinairement par eau, de Westminster à London-Bridge. pouréviter les rues populeuses.

Un soir, peu de temps avant le crépuscule, ilsuivait sa route accoutumée le long de la rivière, dans l’intentionde passer par la salle de Westminster-Hall, puis par la cour dupalais, pour aller prendre, comme d’habitude, le bateau deLondon-Bridge. Il y avait pas mal de gens rassemblés autour desChambres, pour voir entrer et sortir les membres du Parlement,qu’ils accompagnaient de leurs acclamations bruyantes,d’approbations ou de sifflets, selon leurs opinions connues. Entraversant la foule il entendit deux ou trois fois pousser le cride : « Pas de papisme ! » qui n’était pasnouveau pour ses oreilles ; mais il n’y fit seulement pasattention, en voyant qu’il partait d’un attroupement de fainéantsde bas étage ; et, sans en prendre aucun souci, il continuason chemin avec la plus parfaite indifférence.

Il y avait dans la salle de Westminster depetits groupes épars au milieu desquels les uns, en petit nombre,levaient les yeux vers la voûte majestueuse de l’édifice, éclairéepar les derniers feux du soleil couchant, dont les rayons obliquescoloraient ses vitraux, avant de s’éteindre tout à fait dansl’ombre. D’autres, des passants bruyants, des ouvriers quiretournaient chez eux en sortant de leurs ateliers, pressaient lepas, éveillant de leurs voix animées les échos sonores, et bouchantle jour de la petite porte lointaine, quand ils défilaient devantpour continuer leur route. D’autres, en conversation réglée sur dessujets politiques ou personnels, se promenaient lentement de longen large, les yeux fixés sur le sol, et semblaient être toutoreilles depuis les pieds jusqu’à la tête, pour écouter ce qui sedisait. Ici une demi-douzaine de gamins se chamaillaient ensemble,de manière à faire de Westminster une vraie tour de Babel ; làun homme isolé, demi-clerc et demi-mendiant, se promenait à pascomptés, épuisé par la faim qui perçait dans le désespoir de sestraits ; coudoyé, en passant, par un petit garçon chargé dequelque commission, dandinant son panier, et fendant, de ses crisperçants, la charpente même du plafond ; pendant qu’unécolier, plus discret et surtout plus prudent, s’arrêtait àmi-chemin pour remettre sa balle dans sa poche, à la vue du bedeauqui arrivait de loin en grondant. C’était l’heure de la soirée où,rien que le temps de fermer les yeux, on trouve en les rouvrant quel’obscurité a fait des progrès. La dalle, usée par les pas qui laréduisaient en poussière, faisait un appel aux murs élevés del’enceinte pour répéter le bruit retentissant des pieds toujours enmouvement, à moins qu’il ne fût dominé tout à coup par la chute dequelque lourde porte retombant contre le bâtiment, comme un coup detonnerre, qui noyait tous les autres bruits dans son fracaséclatant.

M. Haredale, donnant à peine un coupd’œil à ces groupes en passant, et un coup d’œil distrait, avaitdéjà presque traversé la salle, lorsque son attention fut attiréepar deux personnes debout devant lui. L’une d’elles, un gentlemand’une mise élégante, portait à la main une badine qu’il faisaittourner, en se promenant, de la façon la plus fashionable ;l’autre l’écoutait d’un air de chien couchant, avec des manièresobséquieuses et rampantes : c’était à peine s’il se permettaitde glisser un mot dans leur colloque. La tête rentrée dans lesépaules jusqu’aux oreilles, il se frottait les mains avec une bassecomplaisance, ou répondait de temps en temps par une simpleinclination de tête, qui tenait un juste milieu entre un signed’approbation et une plate révérence.

Après tout, ces deux hommes n’offraient riende bien remarquable : car ce n’est déjà pas si rare de voirdes gens faire une cour servile à un bel habit accompagné d’unecanne, sans vouloir parler ici des cannes à pommes d’or ou d’argentde nos seigneurs les lords, ni des baguettes officielles de nosmagistrats. Et pourtant, dans ce monsieur bien mis, et aussi dansl’autre, il y avait quelque chose qui fit éprouver àM. Haredale une sensation désagréable. Il hésita, s’arrêta, etse disposait à se jeter de côté pour éviter leur rencontre,lorsque, au même moment, les deux autres, s’étant retournésvivement, se trouvèrent face à face avec lui avant qu’il eût puleur échapper.

Le gentleman à la canne leva son chapeau etcommençait à s’excuser de ce choc imprévu ; M. Haredalese hâtait d’accepter l’explication et de s’évader, quand le premiers’arrêta tout court et s’écria : « Tiens ! c’estHaredale ! Parbleu ! voilà qui est étrange !

– C’est vrai, répondit-il avecimpatience. Oui, je…

– Mon cher ami, cria l’autre en leretenant, comme vous êtes pressé ! Une minute, Haredale, aunom de notre ancienne connaissance.

– Je suis pressé, en effet. Nous nedésirions cette rencontre ni l’un ni l’autre. Nous n’avons rien demieux à faire que de l’abréger. Bonsoir.

– Fi ! fi ! répliqua sir John,car c’était lui, vous êtes aussi trop maussade. Justement nousparlions de vous. J’avais encore votre nom sur les lèvres ;peut-être même me l’avez-vous entendu prononcer… Non ? J’ensuis fâché, j’en suis vraiment fâché. Vous reconnaissez notre amiici présent, Haredale ? convenez que c’est une singulièrerencontre. »

L’ami en question, évidemment mal à son aise,avait pris la liberté de serrer le bras de sir John et de lui faireentendre, par toute sorte d’autres signes, qu’il désirait évitercette présentation. Mais comme cela n’entrait pas dans les vues desir John, il n’eut pas l’air de s’apercevoir de ces supplicationsmuettes, et le montra de la main, en même temps qu’il disait« notre ami, » pour appeler plus particulièrement sur luil’attention.

Notre ami n’eut donc plus d’autre ressourceque d’étaler sur son visage le plus brillant sourire dont ilpouvait disposer, et de faire une révérence propitiatoire au momentoù M. Haredale tourna sur lui ses yeux. Se voyant reconnu, ilavança la main d’un air de gaucherie et d’embarras, qui ne fitqu’augmenter lorsque Haredale la rejeta d’un air de mépris, endisant froidement :

« M. Gashford ! Alors on nem’avait pas trompé. Il paraît, monsieur, que vous avez décidémentjeté le masque, et que vous poursuivez à présent avec l’ardeuramère d’un renégat ceux dont les opinions étaient autrefois lesvôtres. Grand honneur pour la cause que vous embrassez,monsieur ! Je fais mon compliment à celle que vous venezd’épouser, d’avoir fait, une pareille acquisition. »

Le secrétaire se frottait les mains avec forcerévérences, comme pour désarmer son adversaire en s’humiliantdevant lui. Sir John Chester s’écriait de l’air le plusréjoui : « Vraiment, il faut convenir que c’est unesingulière rencontre ! » Et là-dessus il prenait dans satabatière une prise de tabac avec son calme ordinaire.

« M. Haredale, dit M. Gashford,levant les yeux en cachette et les baissant tout de suite après,quand ils eurent rencontré le regard fixe et ferme du premier,M. Haredale est trop consciencieux, trop honorable, tropsincère, assurément, pour attribuer à d’indignes motifs unchangement d’opinions plein de loyauté, même quand ces opinionsnouvelles ne seraient pas d’accord avec celles qu’il professelui-même ; M. Haredale est trop juste, trop généreux,d’une intelligence trop éclairée, pour…

– Ah ! vraiment, monsieur ?reprit l’autre avec un sourire sarcastique en le voyant s’arrêterembarrassé. Vous disiez donc… ?

Gashford haussa légèrement les épaules et,baissant encore les yeux sur les dalles, garda le silence.

« Non ; mais, réellement, dit Johnvenant alors à son aide, convenons que c’est une rencontre tout àfait singulière. Haredale, mon cher ami, pardon ; je ne croispas que vous soyez frappé, comme il faut l’être, de ce qu’elle a deremarquable. Voyez un peu : nous voici là, sans rendez-vouspréalable, trois anciens camarades de collège, réunis dans la sallede Westminster ; trois anciens pensionnaires du triste etennuyeux séminaire de Saint-Omer, où vous deux vous étiez obligés,par votre titre de catholiques, de faire votre éducation, et oùmoi, l’une des espérances en herbe du parti protestant de cetemps-là, j’avais été envoyé pour prendre des leçons de françaisd’un Parisien pur sang.

– Vous pourriez ajouter une particularitéqui rend la chose encore plus singulière, sir John, ditM. Haredale : c’est que quelques-unes de ces espérancesen herbe du parti protestant sont en ce moment liguées dansl’édifice là-bas pour nous dépouiller du privilège abusif etmonstrueux d’apprendre à nos enfants à lire et à écrire ;c’est que, dans ce pays de liberté prétendue, en Angleterre même,où nous entrons par milliers tous les ans dans vos troupes pourdéfendre votre liberté, et pour aller mourir en masse à votreservice dans les sanglantes batailles du continent, vous aussi, parmilliers, à ce que j’entends dire, vous vous laissez persuader parce M. Gashford, qu’il faut nous regarder tous comme des loupset des bêtes fauves. Vous pourriez ajouter encore que celan’empêche pas cet homme-là d’être reçu dans votre société, de sepromener tranquillement par les rues en plein jour, la tête levée(pas comme en ce moment) : et je vous réponds que ce n’est pasla particularité la moins étrange de cette étrange rencontre.

– Oh ! vous êtes bien sévère pournotre ami, répliqua sir John avec un sourire engageant ;vraiment, je vous trouve bien sévère avec notre ami.

« Laissez-le continuer, sir John, ditGashford en tripotant ses gants, laissez-le continuer, j’y mettraide la patience, sir John. Quand on a l’honneur de votre estime, onpeut se passer de celle de M. Haredale. M. Haredale estun des hommes qui se sentent atteints par nos lois pénales, etnaturellement je ne dois pas m’attendre à me voir en faveur auprèsde lui.

– Ma faveur ! monsieur, repartitHaredale, jetant un regard amer à l’autre interlocuteur, elle vousest au contraire si bien acquise, que je suis charmé de vous voiren si bonne compagnie. N’êtes-vous, pas à vous deux, l’essence devotre fameuse Association ?

– Je dois vous dire, reprit sir John deson air le plus doucereux, qu’ici vous faites une méprise. C’est devotre part, pour un homme aussi exact et aussi judicieux, uneerreur qui m’étonne. Je n’appartiens pas à l’Association dont vousparlez ; je professe un immense respect pour ses membres, maisje n’en fais pas partie, quoique je sois, il est vrai, opposé parconscience à ce qu’on vous rende vos droits. Je regarde cela commemon devoir, j’en ai beaucoup de regret ; mais c’est unenécessité fâcheuse, et qui me coûte plus que vous ne pensez…Voulez-vous une prise ? si vous ne voyez pas d’inconvénient àprendre cette légère infusion d’un parfum innocent, vous entrouverez l’arôme exquis, j’en suis sûr.

– Pardon, sir John, dit Haredale enfaisant signe qu’il n’en usait pas, pardon de vous avoir mis aurang des humbles instruments qui travaillent au grand jour.J’aurais dû faire plus d’honneur à votre génie. Les hommes de votrecapacité se contentent de comploter impunément dans l’ombre et delaisser leurs enfants perdus exposés au premier feu desmécontents.

– Comment donc ! répliqua sir John,toujours avec la même douceur, vous n’avez pas besoin de vousexcuser. Ce serait bien le diable si de vieux amis comme vous etmoi ne pouvaient pas se passer quelques libertés. »

Gashford, qui avait été tout ce temps-là dansune agitation perpétuelle, mais sans lever les yeux, se tournaenfin vers sir John et se hasarda à lui glisser à l’oreille qu’ilétait obligé de partir, pour ne pas faire attendre milord.

« Vous n’avez que faire de voustourmenter, mon bon monsieur, lui dit M, Haredale ; je vaisvous quitter pour vous mettre plus à l’aise. » Et c’est cequ’il allait faire sans plus de cérémonie, lorsqu’il fut arrêté parun murmure et un bourdonnement qui partaient du bout de lasalle ; et, jetant les yeux dans cette direction, il vitarriver lord Georges Gordon, entouré d’une foule de gens.

La figure de ses deux compagnons laissapercer, chacun à sa manière, une expression de triomphe secret, quidonna naturellement à M. Haredale l’envie de ne point sedéranger devant ce chef de parti, et de l’attendre de pied fermesur son passage. Il se redressa donc, et, croisant ses brasderrière son dos, prit une attitude fière et méprisante, pendantque lord Georges s’avançait lentement, à travers la foule qui sepressait autour de lui, juste vers l’endroit où les troisinterlocuteurs étaient réunis.

Il venait de quitter à l’instant la chambredes Communes, et était venu tout droit à la salle du palais,répandant, selon sa coutume, le long de son chemin, la nouvelle dece qui avait été dit, le soir même, relativement aux papistes, despétitions présentées en leur faveur, des personnes qui les avaientappuyées, du jour où l’on passerait le bill, et du moment opportunqu’il faudrait choisir pour présenter à leur tour leur grandepétition protestante. Il débitait tout cela aux personnes quil’entouraient, en élevant la voix et ne ménageant pas les gestes.Ceux qui se trouvaient le plus près de lui se communiquaient leurscommentaires, et laissaient éclater des menaces et desmurmures ; ceux qui étaient en arrière de la foulecriaient : « Silence, » ou bien : « Nefermez donc pas le passage, » ou se pressaient contre lesautres pour tâcher de leur prendre leurs places ; en un mot,ils avançaient péniblement, de la façon la plus irrégulière et laplus désordonnée, comme fait toujours la foule.

Quand ils furent arrivés près de l’endroit oùse tenaient le secrétaire, sir John et M. Haredale, lordGeorges se retourna en faisant quelques réflexions incohérentesd’une nature assez violente, finit par le cri banal de « À basles papistes ! » et demanda aux assistants trois salvesde hourras pour appuyer sa motion. Pendant qu’on s’empressait,autour de lui, d’y répondre avec une grande énergie, il sedébarrassa de la multitude et s’avança auprès de Gashford. Commeils étaient tous les deux, ainsi que sir John, bien connus de lapopulace, elle fit un pas en arrière pour les laisser tous quatreensemble.

« Voici M. Haredale, lord Georges,lui dit sir John Chester, voyant que le noble lord regardaitl’inconnu d’un œil scrutateur, un gentleman catholiquemalheureusement… je regrette beaucoup qu’il soit catholique… maisc’est une de mes connaissances que j’estime beaucoup, une ancienneconnaissance aussi de M. Gashford. Mon cher Haredale, voicilord Georges Gordon.

– J’aurais reconnu tout de suite SaSeigneurie, quand je ne l’aurais jamais vue auparavant, ditM. Haredale. J’espère qu’il n’y a pas deux gentilshommes enAngleterre qui, en s’adressant à une populace ignorante etpassionnée, fussent capables de lui parler dans les termesinjurieux que je viens d’entendre, d’une part considérable de leursconcitoyens. Fi ! milord, fi !

– Je n’ai rien à vous dire, monsieur,répliqua lord Georges à haute voix, en agitant la main avec untrouble visible ; il n’y a rien de commun entre nous.

– Il y a bien des choses au contraire quidevraient être communes entre nous, dit M. Haredale ; jepuis dire même que Dieu nous a donné tout en commun… la charitécommune à tous les hommes, le sens commun, les notions les pluscommunes des convenances qui devraient vous interdire une pareilleconduite. Quand chacun de ces hommes que vous avez là autour devous aurait des armes dans les mains, comme ils les portent déjàdans le cœur, je ne quitterais pas la place sans vous dire que vousdéshonorez votre rang.

– Je ne vous entends pas, monsieur,répliqua-t-il encore du même ton ; je ne veux pas vousentendre, je me moque bien de ce que vous dites. Gashford, nerépliquez pas (en effet le secrétaire faisait mine de vouloirrépondre), je n’ai rien de commun avec les adorateurs desidoles. »

À ces mots il lança un coup d’œil à sir John,qui leva les mains et les sourcils, comme pour déplorer la conduitetéméraire de M. Haredale, en même temps qu’il adressait à lafoule et à son chef un sourire d’admiration.

« Lui ! me répliquer ! criaHaredale en toisant Gashford des pieds à la tête. Un homme qui acommencé par être un voleur, quand il n’était pas plus haut quecela ; qui, depuis, est devenu le fripon le plus servile, leplus faux, le plus éhonté ! un homme qui a rampé à plat ventretoute sa vie, déchirant la main qu’il léchait et mordant ceux qu’ilflattait ! Un sycophante qui n’a su, de sa vie ni de sesjours, ce que c’est qu’honneur, vérité, courage ; qui, aprèsavoir ravi l’innocence à la fille de son bienfaiteur, l’a épouséepour lui briser le cœur par ses cruels traitements ! Un chiencouchant qui allait remuer la queue à la fenêtre de la cuisine pourattraper un morceau de pain ! un mendiant qui demandait troispence à la porte de nos églises ! Voilà l’apôtre de foi dontla conscience délicate renie les autels où la honte de sa vie a étépubliquement dénoncée !… À présent, vous reconnaissezl’homme.

– Oh ! réellement… vous êtes trop,trop sévère avec notre ami, s’écria sir John.

– Laissez continuer M. Haredale, ditGashford, dont la hideuse figure était, pendant tout ce temps-là,trempée et dégouttante de sueur, il peut bien dire tout ce qu’ilvoudra, cela m’est aussi indifférent qu’à milord. S’il traitemilord lui-même comme vous venez de l’entendre, comment voulez-vousque moi je n’y passe pas à mon tour ?

– Ce n’est pas assez, milord, continuaM. Haredale, que moi, un aussi bon gentilhomme que vous, je nepuisse plus garder ma propriété, quelle qu’elle soit, que par uneconnivence de l’État, effrayé lui-même des lois cruelles dirigéescontre nous ; que nous ne puissions plus faire apprendre à nosenfants, dans les écoles, les premiers éléments du bien et dumal : il faut encore qu’on lâche après nous des dénonciateurscomme cet homme-là ! En voilà un brillant chef de file pourdonner le signal à vos cris de : « Pas depapistes ! » Fi donc ! fi donc ! »

La noble dupe, lord Georges Gordon, avait plusd’une fois regardé du côté de sir John Chester, pour lui demanders’il y avait quelque chose de vrai dans ce qu’on disait là deGashford, et chaque fois sir John lui avait répondu en haussant lesépaules et en lui faisant des yeux qui voulaient dire ;« Oh ciel ! non, » Alors milord reprit, toujoursaussi haut et avec la même affectation que tout àl’heure :

« Monsieur, je n’ai rien à vous répondre,et ne me soucie pas d’en entendre davantage. Je vous prie de ne pasm’imposer votre conversation, et de ne point me mêler dans vosattaques personnelles. Je ferai mon devoir envers mon pays et mescompatriotes, et ce n’est point par de telles violences qu’on m’enempêchera, qu’elles viennent ou non des émissaires du pape, je vousen réponds ; venez, Gashford. »

Ils avaient fait quelques pas, tout enparlant, et ils étaient arrivés à la porte de la salle, parlaquelle ils passèrent ensemble. M. Haredale, sans un motd’adieu, tourna du côté de l’escalier de la Tamise dont il étaitprès, et appela le seul batelier qui se trouvât encore au bas.

Mais la populace, dont l’avant-garde n’avaitpas perdu une parole de lord Georges Gordon, et dans laquelle avaitpromptement circulé le bruit que l’étranger était un papiste quivenait d’insulter milord pour s’être fait l’avocat de la causepopulaire, se précipita pêle-mêle et, poussant devant elle le noblelord, son secrétaire et sir John Chester, qui avaient l’air d’êtreà sa tête, se réunit en foule au haut de l’escalier oùM. Haredale attendait que le bateau fut prêt, et là se tinttranquille, laissant entre elle et lui un espace vide.

Mais si elle était inactive, elle n’était paspour cela silencieuse. Il commença par s’élever au milieu d’euxquelques murmures indistincts, suivis de quelques sifflets, quibientôt eux-mêmes se transformèrent en un orage violent. Alors onentendit une voix crier : « À bas lespapistes ! » et tout le monde fit chorus, rien de plus.Quelques moments après un homme se mit à crier : « Ilfaut le lapider ; » un autre : « Il faut luidonner un plongeon ; » un autre d’une voix destentor : « Pas de papisme ! » les autresrépétèrent en écho ce cri favori que la foule (environ deux centsbraillards) accueillit par une acclamation générale.

M. Haredale était resté calme jusque-làsur le bord des marches : en entendant cette manifestation, illeur jeta à la ronde un regard de mépris et descendit lentementl’escalier. Il était déjà près du bateau, quand Gashford seretourna de côté, d’un air innocent, et aussitôt une main se levadans la foule et lança à M. Haredale une grosse pierre qui lefrappa à la tête, et le fit chanceler sur ses pieds comme un hommeivre.

Le sang jaillit à l’instant de sa blessure etcoula le long de ses vêtements. Il se retourna tout de suite et,remontant les marches avec une audace et une colère qui les fittous reculer :

« Qui est-ce qui a fait cela ?demanda-t-il. Qu’on me montre celui qui m’a visé. »

Pas une âme ne bougea ; et pourtant, jeme trompe, il y eut un homme ou deux sur les derrières quis’esquivèrent et se glissèrent de l’autre côté, où ils se mirent àregarder, les mains dans les poches, comme des spectateursindifférents.

« Qui est-ce qui a fait cela ?répéta-t-il. Qu’on me montre celui qui l’a fait. Misérable chienque vous êtes, est-ce vous ? Le coup part de votre tête, si cen’est pas de votre bras…, je vous connais. »

À ces mots, il se jeta sur Gashford et le jetaà ses pieds, il y eut un mouvement soudain dans la foule, etplusieurs bras se levèrent contre lui ; mais en voyant sonépée nue, tous reculèrent encore.

« Milord, sir John, criait-il,allons ! Dégainez donc, l’un ou l’autre ; c’est vous quime devez raison de cet outrage, et me voilà en face de vous.Allons ! l’épée au poing, si vous êtes desgentilshommes. »

En même temps, il frappait la poitrine de sirJohn du plat de sa lame, et se mettait en garde, la figureenflammée, l’œil étincelant, seul contre tous.

Un instant, un instant seulement, aussi rapideque la pensée, on vit passer sur la doucereuse figure de sir Johnun éclair sombre que personne n’y avait vu jamais. Le momentd’après, il fit un pas en avant, étendit une main sur l’arme deM. Haredale, pendant que de l’autre il essayait d’apaiser lafoule.

« Mon cher ami, mon bon Haredale, vousêtes aveuglé par la colère ; c’est bien naturel, extrêmementnaturel, mais cela vous empêche de reconnaître même vos amis d’avecvos ennemis.

– Que si, que je les reconnais bien,n’ayez pas peur que je m’y trompe, répliqua-t-il, presque fou defureur. Sir John, lord Georges, est-ce que vous ne m’avez pasentendu ? Vous êtes donc des lâches !

– Allons, allons ! dit un homme quiperça la foule et le poussa doucement devant lui vers le bas desescaliers ; ne parlons plus de cela. Au nom du ciel,allez-vous-en. Que diable voulez-vous faire en face de tous cesgens-là ? et ne voyez-vous pas qu’il y en a deux fois autantdans la rue voisine, qui vont tomber sur vous dans unmoment ? » Et, en effet, on les voyait accourir.« Vous n’auriez pas poussé la première botte, que voustomberiez étourdi du coup de pierre que vous venez de recevoir.Voyons ! retirez-vous, monsieur, ou je vous promets que vousallez vous faire écharper. Venez, monsieur, dépêchez-vous… plusvite que ça. »

M. Haredale, qui commençait à se sentirtourner le cœur, reconnut la justesse de cet avis et descendit lesmarches avec l’assistance de son ami inconnu. John Grueby (carc’était lui) le fit monter dans le bateau qu’il poussa du pied,l’envoyant du coup à trente pieds du rivage, et recommanda aubatelier de gagner au large hardiment ; puis il remonta avecautant de calme et de sang-froid que s’il venait de débarquer.

La populace montra d’abord quelque velléité delui faire payer son intervention dans l’affaire ; mais, commeJohn avait l’air solide et de sang-froid, comme d’ailleurs ilportait la livrée de lord Georges, on se ravisa, et l’on secontenta d’envoyer de loin, après le bateau, une grêle de caillouxqui firent sur l’eau des ricochets innocents : car la barque,pendant ce temps-là, avait passé le pont, et glissait à toutesrames au milieu du courant.

Après cette récréation, les gens de la foules’en retournèrent, donnant, sur leur chemin, des coups de marteau àla protestante dans les portes des catholiques, cassant quelqueslanternes et rossant quelques constables égarés. Mais, en entendantannoncer à voix basse qu’il arrivait un détachement des gardes duroi, ils prirent leurs jambes à leur col, et la rue fut balayée enun moment.

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