Belphégor

Belphégor

d’ Arthur Bernède
Partie 1
LE MYSTÈRE DU LOUVRE
Chapitre 1 LA SALLE DES DIEUX BARBARES

– Il y a un fantôme au Louvre !

Telle était l’étrange rumeur qui, le matin du17 mai 1925, circulait dans notre musée national.

Partout, dans les vestibules, dans les couloirs, dans les escaliers, on ne voyait que des gens qui s’abordaient, les uns effrayés, les autres incrédules, et s’empressaient de commenter l’étrange et fantastique nouvelle.

Dans la salle dite des « David »,devant le célèbre tableau, le Sacre de Napoléon, deux gardiens discutaient avec animation.

Bientôt, les balayeuses et les frotteurs qui,ce jour-là, n’accomplissaient que fort distraitement leur besogne,s’approchaient d’eux, afin d’écouter leur conversation, qui ne pouvait manquer d’être fort intéressante.

– Moi, je te dis que c’est un fantôme ! scandait l’un des gardiens.

Et tandis que son collègue éclatait de rire et haussait les épaules, il martelait avec un accent de conviction sous lequel perçait un certain émoi :

– Gautrais l’a vu !… Et c’est pas unblagueur ni un poltron !… Même qu’il est en train de faire sonrapport à M. le conservateur !

C’était exact.

Dans le bureau de ce haut fonctionnaire,Pierre Gautrais, un grand gaillard solide, robuste, aux épaulescarrées, à la figure franche et un peu naïve, déclarait à sonsupérieur, M. Lavergne, qui, assis devant sa table de travail etflanqué de son adjoint et de son secrétaire, l’écoutait d’un airbienveillant mais plutôt sceptique :

– Je l’ai vu comme je vous vois !…Je me laisserais plutôt couper la tête que de dire lecontraire.

– Dites-moi, Gautrais… Vous n’aviez pasbu un petit coup de trop ? observait M. Lavergne.

– Oh ! Monsieur le conservateur saitbien que je ne me grise jamais ! protestait PierreGautrais.

– Alors, vous avez eu unehallucination.

– Oh ! non, monsieur… J’étais bienréveillé, bien maître de moi. Je suis un ancien soldat… et je puisdire, sans me vanter, que je n’ai jamais eu peur, même lorsque, àVerdun, les marmites me tombaient sur la tête dru comme grêle… Ehbien ! je n’hésite pas à vous avouer que, rien que de penser àce que j’ai vu la nuit dernière, dans la salle des Dieuxbarbares… cela me fait courir un frisson dans le dos etdresser mes cheveux sur ma tête !

– Quelle heure était-il quand cephénomène s’est produit ? interrogeait leconservateur-adjoint.

– Une heure du matin, monsieur Rabusson,répliquait le gardien. J’étais en train de faire ma ronde dans lessalles du rez-de-chaussée qui donnent sur le bord de l’eau,lorsque, tout à coup, en arrivant dans la salle des Dieuxbarbares, j’aperçois une forme humaine qui, enveloppée d’unsuaire noir et coiffée d’une sorte de capuchon, me tournait le doset se tenait debout auprès de la statue de Belphégor…

« Tout en dirigeant vers elle la lumièrede mon falot, je m’écrie : « Qui est là ?… »Mais le fantôme, d’un bond prodigieux, se jette hors de la lumièrede ma lanterne… À la clarté de la lune qui passait à travers lesfenêtres, je le vois se faufiler entre deux rangées de statues ets’engouffrer dans la galerie qui conduit à l’escalier de laVictoire de Samothrace…Empoignant mon revolver, jem’élance à sa poursuite… Je le rejoins au moment où, après avoirgrimpé les marches, il atteignait le palier, et braquant sur luimon arme, je lui ordonne : « Halte ! ou jetire ! » Mais à peine avais-je mis le doigt sur ladétente que le fantôme faisait un bond de côté et disparaissaitcomme s’il s’était fondu dans les ténèbres… Affolé, je monte lesdegrés quatre à quatre, tout en déchargeant mon revolver… J’atteinsle palier… Je cherche, avec mon falot, où pouvait bien se cachermon lascar… Mais je ne découvre rien… J’examine le sol… Je palpeles murs qui portent les marques de mes balles… Toujoursrien !… C’est à croire que le fantôme s’est volatilisé àtravers les murs du palais… Voilà, monsieur, la vérité, toute lavérité, je vous le jure !

Visiblement impressionné par la manifestesincérité du gardien, excellent serviteur dont la bonne foi et lecourage étaient au-dessus de tout soupçon, M. Lavergne regarda tourà tour ses deux collaborateurs qui ne semblaient guère moinstroublés que lui par le récit qu’ils venaient d’entendre.

Puis, se levant, il fit :

– Eh bien ! nous allons voir…Suivez-nous, Gautrais.

Ils gagnèrent aussitôt la salle des Dieuxbarbares, où un groupe d’employés et d’hommes de servicepéroraient devant la statue de Belphégor.

Dès qu’ils virent apparaître les nouveauxarrivants, tous s’empressèrent de déguerpir, à l’exception dugardien en chef, Jean Sabarat, sorte d’hercule aux proportionsathlétiques, qui respirait à la fois la force, le calme et labravoure.

Tout en relevant respectueusement sacasquette, Sabarat se dirigea vers son chef.

– Monsieur le conservateur, annonça-t-il,on vient de découvrir ici des traces suspectes…

Et il désigna le socle de la statue deBelphégor, dieu des Moabites, dont le masque grimaçant,déconcertant, énigmatique, semblait contempler en ricanant leshumains qui l’entouraient.

M. Lavergne s’approcha et examina avecattention le piédestal. Il portait des éraflures toutes fraîches,assez profondes, qui semblaient avoir été faites à l’aide d’unciseau à froid.

Troublé par cette découverte, le conservateuren chef reprenait :

– Voilà qui n’est pas ordinaire ; etc’est à se demander si un cambrioleur ne s’est pas introduit dansle musée.

– Depuis le vol de La Joconde,observait M. Rabusson, de telles précautions ont été prises qu’ilest impossible de pénétrer la nuit dans le Louvre.

Le secrétaire ajoutait :

– Et même de s’y cacher avant lafermeture.

Grave, pensif, M. Lavergne décidait :

– Je vais prévenir la police.

Déjà il s’éloignait avec ses collaborateurs.Mais Sabarat, saisi d’une idée subite, le rejoignit endisant :

– Monsieur le conservateur, si nousmêlons la police à cette histoire, le fantôme, si tant est que cesoit un fantôme, se gardera bien de reparaître.

– Très juste…

– Aussi, je vous demande la permission deme cacher ce soir dans cette salle… et je vous garantis que sinotre gaillard revient, je me charge de lui régler son compte.

– Qu’en pensez-vous, messieurs ?demandait M. Lavergne.

– Sabarat a raison… approuvait M.Rabusson.

– Avec lui, on peut être tranquille,affirmait le secrétaire.

– Eh bien ! c’est entendu, mon cherSabarat… La nuit prochaine, c’est vous qui serez degarde !

Tous trois quittèrent la salle.

Dès qu’ils eurent disparu, Gautrais s’approchade Sabarat et lui demanda :

– Brigadier, voulez-vous que, cette nuit,je reste avec vous ?

– Je te remercie, mon vieux… mais cen’est pas la peine !

– Pourtant, il me semble que je pourraisvous être utile.

– J’aime mieux être seul.

Gautrais connaissait l’entêtement de soncollègue, un Basque, qui, par sa mère, avait du sang breton dansles veines… Il n’insista pas.

– Alors, bonne chance, brigadier, fit-ilen lui serrant la main.

Et encore sous l’impression des événementsauxquels il avait été mêlé, la nuit précédente, il s’en futrejoindre sa femme, une bonne grosse commère, au visage un peuempâté, mais naturellement réjoui, et qui, anxieuse de savoir,l’attendait dans la grande cour du Louvre.

– Quoi de nouveau ?interrogea-t-elle.

L’air sombre, le brave Gautraisrépliquait :

– Rien !… Marie-Jeanne !…C’est-à-dire que si !… Sabarat a demandé à passer la nuitprochaine tout seul dans la salle des Dieux barbares. Jevoulais veiller avec lui… mais il m’a envoyé promener…

– Il a bien fait.

– Pourquoi ?

– Parce que j’ai idée qu’il arriveramalheur à tous ceux qui s’occuperont de cette affaire.

– Allons donc ! Tu dis desbêtises…

– On verra bien ! Moi, mespressentiments ne me trompent jamais.

Mme Gautrais avait raison… Lacomédie de la veille allait se transformer en un des drames lesplus mystérieux et les plus effrayants qui eussent jamaisbouleversé l’opinion publique.

Lorsque le lendemain, dès la première heure,Gautrais, qui n’avait pas fermé l’œil, pénétra, le premier de tous,dans la salle des Dieux barbares, quel ne fut pas soneffroi en découvrant, près de la statue deBelphégor,renversée de son socle sur les dalles, le corpsinanimé de Sabarat.

Étouffant un cri d’angoisse et cherchant àsurmonter la terreur qui s’était emparée de lui, Gautrais se penchavers le malheureux… Bien qu’il ne portât aucune blessure apparente,le gardien en chef ne donnait plus signe de vie. Son revolvergisait près de lui, à portée de sa main crispée en un geste desuprême menace.

Au comble de l’affolement, Gautrais seprécipita dans la galerie voisine, appelant d’une voix detonnerre :

– Au secours ! au secours !

Deux gardiens qui, eux aussi, venaient auxnouvelles, accouraient et s’empressaient autour de Sabarat, qui,les yeux clos, exhala une faible plainte.

– Vivant !… Il est vivant !s’exclama Gautrais.

Un de ses collègues, qui venait de soulever leblessé, s’écriait, en montrant du doigt le derrière de satête :

– Regardez… là !

Sabarat portait à la base du crâne une fortecontusion qui avait dû être produite par un violent coup de marteauou de massue.

Gautrais, qui avait ramassé le revolver, enouvrait le barillet… Les six cartouches étaient intactes. Tout enmontrant l’arme à ses compagnons, il fit :

– Il a dû être surpris… Il n’a même paseu le temps de se défendre !

À peine avait-il prononcé ces mots que Sabaratentrouvrait les paupières. On eût dit que ses yeux, déjà voilés parla mort, cherchaient à percer les ténèbres qui l’environnaient deleur implacable linceul.

Sa main, qui semblait avoir retrouvé unvestige de force, s’accrocha au bras de l’homme qui le soutenait.Ses lèvres s’agitèrent… Un soupir rauque et prolongé gonfla sapoitrine… Et d’une voix à demi éteinte, mais où tremblait encore unécho d’épouvante, il râla :

– Le fantôme !… Lefantôme !…

Un spasme suprême lui tordit les membres… Satête ballotta sur ses épaules… Une écume rougeâtre frangea sabouche entrouverte…

Le gardien Sabarat était mort !

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