Benito Cereno

Benito Cereno

d’ Herman Melville

Benito Cereno

En l’an 1799, le capitaine Amasa Delano, de Duxbury, Massachusetts, commandant un navire marchand de fort tonnage équipé pour la chasse au phoque et le trafic général,mouillait avec une cargaison de prix dans le port de Santa Maria,petite île désertique et inhabitée, vers l’extrémité méridionale de la longue côte du Chili. Il avait touché là pour faire le plein d’eau.

Le second jour, peu après l’aube, comme il reposait sur sa couchette, son second vint l’informer qu’une voile étrangère entrait dans la baie. À cette époque, les navires n’étaient pas aussi nombreux qu’à présent dans ces eaux. Il se leva, s’habilla et monta sur le pont.

C’était un matin particulier à cette côte.Tout était calme et muet&|160;; tout était gris. La mer, bien qu’ondulée de longs arpents de houle, paraissait figée, et sa surface était lisse comme du plomb fondu refroidi et durci dans le moule du fondeur. Le ciel semblait un manteau gris. Des essaims gris d’oiseaux inquiets, folâtrant avec les essaims gris de vapeurs inquiètes auxquelles ils se mêlaient, effleuraient les eaux d’un vol bas et capricieux, comme les hirondelles rasent les prairies avant l’orage. Ombres présentes, présageant des ombres plusprofondes à venir.

À la surprise du capitaine Delano, l’étranger,observé à la lorgnette, n’arborait aucunes couleurs, bien que cefût la coutume, parmi les paisibles marins de toutes nations, depavoiser en entrant dans un port, quelque désert que fussent sesrivages et quand bien même un seul navire y mouillât. À considérerla solitude de ce lieu sans lois et la sorte d’histoires que l’onassociait alors à ces mers, la surprise du capitaine Delano eûtpeut-être augmenté jusqu’au malaise si l’homme n’avait été d’unnaturel singulièrement bon et confiant, peu enclin à prendrel’alarme – sauf après des incitations extraordinaires et répétées –lorsque ladite alarme impliquait une accusation de malignité contreson prochain. Quant à savoir, étant donné ce dont l’humanité estcapable, si un tel trait révèle, outre un cœur bienveillant, uneperception intellectuelle particulièrement rapide et pénétrante,nous abandonnerons cela au jugement des sages.

Mais quels que soient les soupçons quiauraient pu naître de prime abord à la vue de l’étranger, sansdoute se seraient-ils dissipés dans l’esprit de n’importe quelmarin, lorsque ce dernier aurait observé que le navire, en entrantdans le port, tirait trop près de la terre pour sa propre sécurité,vu la présence d’un récif immergé tout proche de sa proue. Ce faitsemblait prouver qu’il était étranger en vérité, non seulement auphoquier, mais encore à l’île, et par conséquent ne pouvait être unflibustier familier de cet océan. Le capitaine Delano continua àl’observer avec un vif intérêt, encore que cet examen fût renduassez malaisé par les vapeurs qui enveloppaient en partie sa coqueet à travers lesquelles ruisselait de façon quelque peu équivoquela lumière lointaine du falot matinal de la cabine&|160;; fortsemblable en cela au soleil – surgissant en demi-lune au bord del’horizon et entrant apparemment dans le port en compagnie del’étrange navire – soleil qui, voilé par les mêmes nuages bas etrampants, luisait comme l’œil sinistre d’une intrigante de Limaépiant la Plaza à travers l’ouverture indienne de sa noiresaya-y-manta.

Que le regard fût ou non trompé par lesvapeurs, plus on observait l’étranger, plus ses manœuvressemblaient singulières. Il parut bientôt difficile de décider s’ilavait vraiment l’intention d’entrer dans le port, quel était sonbut ou l’objet de ses tentatives. Le vent, qui s’était levé un peupendant la nuit, soufflait à présent de la façon la plus légère etla plus capricieuse, et par là augmentait encore l’incertitudeapparente des mouvements du navire.

Soupçonnant enfin que celui-ci pouvait être endétresse, le capitaine Delano fit mettre à l’eau sa chaloupe et,malgré l’opposition prudente de son second, se prépara à monter àbord du navire pour le piloter tout au moins dans le port. La nuitprécédente, un groupe de matelots s’en étaient allés à bonnedistance pêcher aux abords de quelques rocs détachés hors de vue duphoquier&|160;: ils étaient revenus, non sans un fructueux butin,une heure ou deux avant l’aube. Présumant que l’étranger avait étélongtemps retenu en eau profonde, le bon capitaine mit plusieurspaniers de poisson dans le canot en guise de présent, et partit.Comme il estimait en péril le navire qui continuait à naviguer tropprès du récif sous-marin, il pressa ses hommes, afin d’avertir entoute hâte les passagers de leur situation. Mais, avant que lecanot n’eût approché, le vent avait tourné et, quelque léger qu’ilfût, repoussé le vaisseau loin du récif en déchirant partiellementles vapeurs qui l’environnaient.

Observé de plus près, le navire, lorsqu’on putle voir distinctement juché au faîte de la houle couleur de plomb,avec les lambeaux de brume qui l’enveloppaient çà et là de leurshaillons, apparut comme un monastère blanchi à la chaux, après unetempête, sur quelque sombre escarpement des Pyrénées. Ce n’étaitpoint toutefois une ressemblance purement imaginaire qui incitaitle capitaine Delano à croire qu’il avait devant lui rien moinsqu’un chargement de moines&|160;: il semblait vraiment dansl’éloignement brumeux que de noirs capuchons regardassent en foulepar-dessus les pavois, et par instants l’on distinguait confusémentà travers les sabords ouverts d’autres silhouettes sombres etmouvantes pareilles à des Frères Noirs arpentant leurscloîtres.

De plus près encore, cet aspect changea, et levéritable caractère du vaisseau apparut nettement&|160;: un naviremarchand espagnol de première classe, transportant d’un portcolonial à l’autre de précieuses marchandises et notamment desesclaves noirs&|160;; un très grand et, pour son temps, très beauvaisseau, comme l’on en rencontrait alors parfois sur cet océan,que ce fussent des navires sur lesquels avaient été jadistransportés les trésors d’Acapulco ou des frégates retraitées de laflotte du roi d’Espagne qui, comme des palais italiens déchus,gardaient encore, malgré le déclin de leurs maîtres, des marques deleur état premier.

Comme la chaloupe s’approchait de plus enplus, on put voir que l’aspect de terre de pipe présenté parl’étranger était dû à la malpropreté et à la négligence. Sesespars, ses cordages et une grande partie de ses pavois, depuislongtemps déshabitués de la racle, du goudron et de la brosse,avaient revêtu une apparence laineuse. Il semblait que sa quilleeût été construite, sa membrure ajustée et lui-même lancé dans laVallée des Ossements Desséchés d’Ézéchiel.

Malgré les fonctions que le navire exerçaitprésentement, sa forme générale et son gréement paraissaientn’avoir subi aucune altération essentielle depuis le belliqueuxdessin à la Froissart qu’il avait originellement reçu. On ne luivoyait cependant aucuns canons.

Les hunes étaient vastes et gréées de ce quiavait été jadis une voilure octogonale, toute entière à présent enlamentable condition. Ces hunes étaient suspendues dans les airscomme trois volières ruinées, et dans l’une d’elles on voyait,perché sur une enfléchure, un blanc dormant&|160;: étrange oiseauqui doit son nom à son caractère somnambule et léthargique et qu’enmer on attrape fréquemment à la main. Délabré et vermoulu, legaillard d’avant semblait quelque ancienne tourelle depuislongtemps prise d’assaut, puis abandonnée à la ruine. Versl’arrière, deux galeries aux balustrades recouvertes çà et là deces mousses marines sèches et pareilles à l’amadou, partaient de lacabine de parade inoccupée dont les ouvertures, condamnées malgréla douceur du temps, étaient hermétiquement closes etcalfatées&|160;; ces balcons déserts surplombaient la mer comme ilseussent fait le Grand Canal de Venise. Mais le principal vestige degrandeur passée était l’ample ovale de la pièce de poupe en formed’écusson où s’entrelaçaient les armes gravées de la Castille et duLéon, entourées de médaillons représentant des groupesmythologiques et symboliques, en haut et au centre desquels un noirsatyre masqué foulait du pied le cou prostré d’une forme tordue,elle-même masquée.

Il était malaisé de savoir si le navire avaitune figure de proue ou seulement un simple éperon, à cause destoiles qui enveloppaient cette région, soit pour la protégerpendant le temps qu’on employait à la refourbir, soit pour cacherdécemment sa ruine. Grossièrement peinte ou tracée à la craie,comme par boutade, de la main d’un matelot, on voyait sur la faceantérieure d’une sorte de piédestal qui saillait au-dessous de latoile, la phrase&|160;: Seguid vuestro jefe (Suivez votrechef)&|160;; et non loin, sur les pavois de poulaine ternis,apparaissait en majestueuses capitales jadis dorées le nom dunavire&|160;: San Dominick, dont chaque lettre étaitcorrodée par les traînées de rouille qui avaient ruisselé deschevilles de cuivre, et sur lequel, telles des herbes funéraires,de sombres festons d’algues visqueuses se balançaient çà et làchaque fois que la coque roulait d’un roulement de corbillard.

Lorsque la chaloupe eut été enfin arrimée parle travers du passavant, sa quille, séparée encore de la coque parquelques pouces, crissa aigrement comme sur un récif de corailsous-marin&|160;: c’était une énorme saillie de balanes aggloméréesqui adhéraient sous l’eau aux flancs du navire ainsi qu’une verrue,témoignage des brises capricieuses et des longs calmes qui avaientretenu l’étranger quelque part dans ces mers.

Montant à bord, le visiteur se trouva aussitôtentouré d’une foule vociférante de blancs et de noirs, parmilesquels les derniers excédaient le nombre des premiers dans uneproportion inattendue, bien que ce navire étranger fût consacré àla traite. Cependant, dans un seul langage et d’une seule voix,tous se mirent à débiter un commun récit de souffrances, lesnégresses, qui ne laissaient pas d’être fort nombreuses, surpassantles autres par leur douloureuse véhémence. Le scorbut, accompagnéd’une fièvre, les avait cruellement décimés, emportantparticulièrement les Espagnols. Au large du Cap Horn, ils avaientéchappé de justesse au naufrage&|160;; puis, pendant de longsjours, ils étaient demeurés immobiles, sans vent. Il ne leurrestait que très peu de provisions&|160;; presque plus d’eau&|160;;leurs lèvres, en ce moment même, étaient desséchées.

Tandis que le capitaine Delano servait ainside point de mire à toutes ces langues volubiles, il inspectait duregard avec une égale vivacité les visages et les objets quil’entouraient.

Chaque fois que l’on aborde en mer un navirevaste et populeux, et surtout un navire étranger, pourvu parexemple d’un équipage de Lascars ou de Manillais, l’impressionressentie est, à certain égard, différente de celle qu’on éprouveen entrant dans une maison étrangère, aux habitants étrangers, surune terre étrangère. La maison comme le navire, l’un de ses murs etde ses volets, l’autre de ses hauts pavois semblables à desremparts, jusqu’au dernier moment dérobent au regard leurorganisation intérieure&|160;; mais le cas du navire offre en outrecette particularité&|160;: le spectacle vivant qu’il recèle, àl’instant soudain qu’il est révélé, produit en quelque sorte, parcontraste avec l’océan vide qui l’environne, l’effet d’unenchantement. Le navire paraît irréel&|160;; ces costumes, cesgestes et ces visages étrangers semblent n’être qu’un miragefantomatique surgi des profondeurs qui reprendront bientôt cequ’elles ont livré.

Peut-être fut-ce une influence semblable àcelle que l’on a tenté de décrire, qui, dans l’esprit du capitaineDelano, exagéra ce qu’un sobre examen eût pu trouver d’inusité à cespectacle&|160;; particulièrement les silhouettes remarquables dequatre nègres grisonnants, aux chefs pareils à de noires cimes desaules parsemées de cuscute, et qui offraient un contrastevénérable avec le tumulte qu’ils dominaient, couchés comme dessphinx, l’un sur le bossoir de tribord, l’autre sur celui debâbord, et les deux derniers face à face sur les pavois au-dessusdes porte-haubans. Ils tenaient chacun à la main de vieux bouts defilin non commis qu’ils déchiquetaient avec une sorte desatisfaction stoïque pour faire de l’étoupe, celle-ci s’amoncelantà leur côté en petits tas. Ils accompagnaient leur tâche d’un chantcontinu, bas et monotone&|160;; bourdonnant et ululant comme descornemuseurs grisonnants jouant une marche funèbre.

Le gaillard d’arrière supportait une dunettevaste et haute à l’avant de laquelle, élevés comme les étoupiers àquelque huit pieds au-dessus de la foule et espacés à intervallesréguliers, s’alignaient, jambes croisées, six autres noirs&|160;;chacun tenant une hachette rouillée qu’il était occupé à fourbircomme un marmiton à l’aide d’un morceau de brique et d’unchiffon&|160;; cependant qu’entre eux gisaient de petits amas dehachettes dont les tranchants rouillés, tournés vers le haut,attendaient semblable traitement. Tandis qu’occasionnellement lesquatre étoupiers s’adressaient brièvement à quelque membre ou àquelques membres de la foule d’en dessous, les six polisseurs dehachettes ne parlaient à quiconque et n’échangeaient aucun murmure,mais vaquaient silencieusement à leur tâche, sauf à certainsintervalles où, selon cette complaisance particulière du nègre àunir l’industrie et le passe-temps, ils entre-choquaient deux àdeux leurs hachettes comme des cymbales, avec un vacarme barbare.Tous les six, contrairement à la généralité, avaient l’apparencebrute d’Africains non frelatés.

Mais ce premier regard compréhensif quienveloppa les dix formes ainsi que d’autres groupes moinsremarquables, ne resta qu’un instant sur elles&|160;; impatient dubrouhaha de voix, le visiteur se détourna afin de chercher l’hommequi pouvait bien commander le navire.

Cependant, soit qu’il ne répugnât point àlaisser la nature s’exprimer elle-même par la voix de son équipagesouffrant, soit qu’il désespérât de la refréner pour l’instant, lecapitaine espagnol, un homme distingué, réservé et assez jeunecomme il apparaissait aux yeux d’un étranger, vêtu avec unerichesse singulière, mais portant visiblement les traces de soucis,d’inquiétudes et d’insomnies récentes, se tenait passivement àl’écart, appuyé au grand mât, jetant tantôt un coup d’œil morne etsans vie sur ses hommes en proie à l’excitation, tantôt un regardmalheureux vers son visiteur. Auprès de lui se tenait un noir defaible stature, qui levait de temps à autre vers l’Espagnol, commeun chien de berger, un visage rude où se mêlaient également lechagrin et l’affection.

Se frayant un passage à travers la foule,l’Américain s’avança vers l’Espagnol, l’assura de sa sympathie ets’offrit à lui porter secours dans la mesure de ses moyens. À quoil’Espagnol ne répondit pour le présent que par de graves etcérémonieux remerciements, l’humeur saturnine de la maladieassombrissant son formalisme national.

Mais sans perdre de temps en simplescompliments, le capitaine Delano retourna au passavant et fithisser les paniers de poisson&|160;; puis, comme le vent soufflaitencore légèrement, en sorte qu’il ne fallait point compter que lenavire pût être amené au mouillage avant que quelques heures aumoins ne se fussent écoulées, il ordonna à ses hommes de retournerau phoquier et d’en ramener autant d’eau que la chaloupe en pouvaitporter, ainsi que le pain frais dont le cuisinier disposerait, toutce qui restait de citrouilles à bord, une caisse de sucre et unedouzaine de ses propres bouteilles de cidre.

Quelques minutes après le départ du canot, levent tomba complètement, à l’ennui de tous, et la marée changeantese mit à entraîner irrésistiblement le navire vers le large.Présumant toutefois que cette situation ne durerait pas longtemps,le capitaine Delano s’efforça de ranimer l’espoir des étrangers,non sans éprouver une vive satisfaction à pouvoir converser assezlibrement dans leur langue natale – grâce à ses fréquents voyagesle long de la côte espagnole – avec des gens en semblablecondition.

Une fois seul avec eux, il ne tarda pas àobserver certaines choses qui tendaient à confirmer ses impressionspremières&|160;; mais sa surprise se perdit dans la pitié qu’iléprouva pour les Espagnols aussi bien que pour les noirs, les unset les autres évidemment affaiblis par le manque d’eau et devivres. Des souffrances prolongées semblaient avoir mis en lumièreles moins bonnes caractéristiques naturelles des nègres tout enentamant du même coup l’autorité des Espagnols sur eux&|160;; mais,étant donné les circonstances, cet état de choses eût été àprévoir&|160;: dans les armées, les flottes, les villes ou lesfamilles – dans la nature elle-même – rien ne relâche plus le bonordre que la misère. Cependant le capitaine Delano ne laissait pasde penser que si Benito Cereno avait montré plus d’énergie, ledérèglement n’eût point atteint la présente passe. Mais la débilitédu capitaine espagnol, qu’elle fût constitutionnelle ou provoquéepar les épreuves qu’il avait subies, qu’elle fût corporelle oumentale, était trop apparente pour passer inaperçue. En proie à unfixe découragement, comme si, longtemps moqué par l’espérance, ilne voulait plus s’y abandonner alors même qu’elle avait cesséd’être une moquerie, la perspective de mouiller à l’ancrel’après-midi ou le soir au plus tard, avec de l’eau en profusionpour ses hommes et un capitaine fraternel en guise de conseiller etd’ami, ne semblait point lui redonner du cœur dans une mesureperceptible. Son esprit paraissait accablé, sinon atteint plussérieusement encore. Enfermé dans ces murailles de chêne, astreintà une morne routine de commandement dont l’immutabilitél’accablait, il se mouvait lentement comme un abbé hypocondriaque,parfois s’arrêtant soudain, tressaillant ou regardant fixementdevant lui, mordant sa lèvre, mordant son ongle, rougissant,pâlissant, tourmentant sa barbe ou offrant encore d’autressymptômes d’un esprit absent et lunatique. Cet esprit disloquéétait logé, comme on l’a laissé entendre, dans une charpenteégalement disloquée. Il était assez grand, sans avoir jamais étérobuste, semblait-il, et les souffrances nerveuses l’avaient réduità présent à un état presque squelettique. Une tendance à quelqueaffection pulmonaire paraissait s’être récemment confirmée. Ilavait la voix d’un homme aux poumons à demi rongés, une voix rauqueet étouffée, un murmure voilé. Tandis qu’il allait ainsi d’un paschancelant, on ne s’étonnait point de voir son serviteurparticulier le suivre craintivement. Parfois le nègre donnait lebras à son maître, parfois il sortait pour lui son mouchoir de sapoche&|160;; accomplissant ces services ou d’autres de même sorteavec ce zèle affectionné qui donne un caractère filial ou fraternelà des actes purement domestiques et qui a conféré au nègre laréputation de faire le plus agréable serviteur privé dumonde&|160;; un serviteur avec qui le maître n’a pas besoind’entretenir des rapports de stricte supériorité, mais qu’il peuttraiter avec une confiance familière&|160;; moins un serviteurqu’un compagnon dévoué.

Remarquant l’indocilité bruyante des noirs engénéral, aussi bien que l’incapacité maussade dont les blancssemblaient faire preuve, ce ne fut pas sans une satisfactioncompatissante que le capitaine Delano observa la constance et labonne conduite de Babo.

Mais la bonne conduite de Babo, comme lamauvaise conduite des autres, ne semblait point arracher ledemi-dément Don Benito à sa nuageuse langueur. Non point quel’impression produite par l’Espagnol sur l’esprit de son visiteurfût précisément telle. Le capitaine Delano ne remarqua pour leprésent le trouble particulier de l’Espagnol que comme un traitsaillant de l’affliction générale du navire. Il ne manqua pointcependant d’être fort affecté par une attitude qu’il lui fallaitbien considérer pour l’heure comme l’indifférence sans aménité deDon Benito à son égard. Les manières de l’Espagnol trahissaient enoutre une sorte d’aigreur dédaigneuse et sombre qu’il ne semblaitfaire aucun effort pour cacher. Mais l’Américain, dans sa charité,mit cela au compte des effets harassants de la maladie, car ilavait noté dans des circonstances antérieures que des souffrancesphysiques prolongées semblent effacer chez certaines natures toutinstinct social d’amabilité&|160;; comme si, réduites elles-mêmesau pain noir, elles trouvaient juste que quiconque les approchaitfût indirectement contraint, par quelque manquement ou quelqueaffront, à partager leur lot.

Mais bientôt le capitaine Delano se persuadaque, malgré toute l’indulgence qu’il avait déployée dès l’abord enjugeant l’Espagnol, il ne s’était peut-être point, après tout,montré suffisamment charitable. Au fond, c’était la réserve de DonBenito qui lui déplaisait&|160;; or il faisait preuve de cette mêmeréserve à l’égard de quiconque, hormis son serviteur privé. Quantaux rapports réglementaires qui, selon l’usage marin, lui étaientfaits à heures fixes par quelque subordonné (blanc, mulâtre ounoir), c’était à peine s’il avait la patience de les écouter sanstrahir une aversion méprisante. Ses manières, en de tellesoccasions, ressemblaient par leur hauteur à celles dont fit sansdoute usage son impérial compatriote Charles-Quint, avantd’abandonner le trône pour vivre en anachorète.

Ce dégoût splénétique de sa position sefaisait jour dans presque toutes les fonctions qui enparticipaient. Aussi fier que morose, il ne condescendait à aucunmandat personnel. Toutes les fois que des ordres spéciaux étaientnécessaires, il en déléguait la délivrance à son serviteur privéqui, à son tour, les transférait à leur destination ultime par letruchement de courriers alertes, mousses espagnols ou petitsesclaves qui, comme des pages ou des poissons-pilotes, évoluaientcontinuellement à portée de la voix autour de Don Benito. En sortequ’à voir la façon nonchalante dont cet invalide errait de-ci delà, apathique et muet, aucun terrien n’eût pu imaginer qu’il étaitinvesti d’un pouvoir dictatorial au delà duquel, en mer, il n’estpoint de recours humain.

L’Espagnol semblait donc, dans sa réserve,être la victime involontaire d’un désordre mental. Mais, enréalité, sa réserve pouvait, dans une certaine mesure, procéderd’un dessein. S’il en était ainsi, on voyait chez Don Benito portéemorbidement à son comble cette prudence consciencieuse mais glacée,plus ou moins adoptée par tous les commandants de grands navires etqui, excepté dans des circonstances exceptionnelles, oblitère toutemanifestation d’autorité aussi bien que toute trace desociabilité&|160;; transformant l’homme en un bloc de bois, ouplutôt en un canon chargé qui, s’il n’est point fait appel à sontonnerre, n’a rien à dire.

À considérer l’homme dans cette lumière, on nevoyait plus qu’un signe naturel de l’habitude perverse provoquéepar l’exercice prolongé d’une si dure contrainte sur lui-même dansle fait que, malgré la présente condition de son navire, l’Espagnolpersistait à garder une attitude inoffensive sans doute – ou mêmeappropriée – sur un vaisseau bien équipé, comme le SanDominick pouvait l’avoir été au début de son voyage, mais àprésent rien moins que judicieuse. Peut-être l’Espagnol pensait-ilqu’il en est des capitaines comme des dieux&|160;: la réserve, entoutes circonstances, devant être leur lot. Peut-être encore, etplus vraisemblablement, cette attitude de domination sommeillanten’était-elle qu’un effort pour déguiser une faiblesse consciente –l’effet non d’une prudence profonde, mais d’un creux stratagème.Quoi qu’il en fût, que les manières de Don Benito fussent ou nonvoulues, plus le capitaine Delano remarquait la réserve dont ellesétaient empreintes, moins il ressentait de gêne lorsqu’il se voyaitlui-même l’objet d’une de ses manifestations particulières.

Au demeurant le capitaine n’était point seul àretenir ses pensées. Accoutumé à l’ordre tranquille qui régnaitparmi l’équipage du phoquier, cette confortable famille, laconfusion bruyante offerte par la tribu douloureuse du SanDominick appelait sans cesse son regard. Il observa plusieursinfractions graves non seulement à la discipline, mais à ladécence. Ces infractions, le capitaine Delano les attribua surtoutà l’absence de ces officiers subordonnés auxquels est confiée, enmême temps que d’autres fonctions plus hautes, ce qu’on peutappeler la police départementale d’un navire populeux. À vrai dire,les vieux étoupiers semblaient jouer parfois le rôle de gendarmesaux dépens des noirs, leurs compatriotes&|160;; mais, s’ilsréussissaient occasionnellement à calmer les querelles légères quis’élevaient de temps en temps entre deux hommes, ils ne pouvaientpresque rien pour rétablir la tranquillité générale. La conditiondu San Dominick était celle d’un vaisseau transatlantiquechargé d’émigrants&|160;; dans la multitude de ce fret vivant, ilse trouve sans doute quelques individus aussi peu turbulents quedes caisses ou des ballots, mais les remontrances amicales qu’ilsprésentent à leurs plus rudes compagnons ne sont point aussiefficaces que la poigne sans tendresse du second. Il manquait auSan Dominick ce que possède le vaisseau d’émigrants&|160;:des officiers supérieurs rigides. Or, on n’apercevait même pas surses ponts un quatrième lieutenant.

Le visiteur se sentit curieux de connaître parle menu les circonstances malheureuses qui avaient provoqué un telabsentéisme, avec toutes les conséquences qu’il comportait&|160;;car, s’il s’était fait quelque idée du voyage d’après les plaintesqui l’avaient accueilli dès le premier instant, il ne saisissaitencore clairement aucune de ses péripéties. La meilleure relationallait sans doute lui en être donnée par le capitaine. Pourtant levisiteur hésita d’abord à l’interroger, de crainte de s’attirerquelque hautaine rebuffade. Enfin, rassemblant son courage, ilaccosta Don Benito, renouvelant l’expression de son bienveillantintérêt et ajoutant que s’il connaissait l’histoire des infortunesdu navire, il serait peut-être mieux à même de les soulager. DonBenito lui ferait-il la faveur de les relaterentièrement&|160;?

Don Benito tressaillit&|160;; puis, comme unsomnambule soudain interrompu dans son sommeil, il regarda sonvisiteur d’un air absent et finit par baisser les yeux vers lepont. Il maintint cette posture si longtemps que le capitaineDelano, presque aussi déconcerté, et involontairement presque aussigrossier, se détourna brusquement et s’en fut à la rencontre d’undes matelots espagnols pour obtenir l’information désirée. Mais ilavait à peine fait cinq pas qu’avec une sorte d’empressement DonBenito l’invitait à revenir, déplorant sa distraction momentanée etse déclarant prêt à le satisfaire.

Pendant la plus grande partie du récit, lesdeux capitaines se tinrent à l’arrière du pont principal, lieuprivilégié dont nul ne s’approcha, hormis le serviteur.«&|160;Voici à présent cent quatre-vingt-dix jours, commençal’Espagnol dans son murmure voilé, que ce navire bien pourvu enofficiers et en hommes, et transportant plusieurs passagers decabine – quelque cinquante Espagnols en tout – partit deBuenos-Ayres à destination de Lima avec un chargement varié, thé duParaguay et autres marchandises de cette sorte, ainsi que (et ildésigna du doigt l’avant) ce lot de nègres qui ne sont plus àprésent que cent cinquante, comme vous le voyez, mais quicomptaient alors trois cents âmes. Au large du Cap Horn, nousessuyâmes de lourdes tempêtes. Une nuit, en un instant, trois demes meilleurs officiers et quinze matelots disparurent avec lagrande vergue, l’espar craquant sous eux dans les suspentes commeils s’efforçaient d’abattre à coups de leviers la voile glacée.Pour alléger la coque, les plus lourds sacs de maté furent jetés àla mer ainsi que la plupart des réservoirs d’eau qui étaient alorsamarrés sur le pont. Et cette dernière nécessité, jointe auxdétentions prolongées que nous subîmes par la suite, devaits’avérer comme la source de nos plus grandes souffrances.Lorsque…&|160;»

Ici, il eut un soudain accès de toux, provoquésans doute par sa détresse d’esprit. Son serviteur le soutint ettirant un cordial de sa poche, le porta à ses lèvres. Don Benito seranima quelque peu. Mais redoutant de le laisser sans appui tantqu’il n’avait pas complètement repris ses forces, le noir entouradu bras la taille de son maître, tout en tenant les yeux fixés surson visage comme pour épier le premier signe de completrétablissement ou de rechute.

L’Espagnol reprit, mais à mots obscurs etentrecoupés, ainsi qu’un homme dans un rêve.

«&|160;Oh&|160;! mon Dieu&|160;! plutôt que depasser par où j’ai passé, j’eusse accueilli avec joie les plusterribles tempêtes&|160;; mais…&|160;»

Sa toux revint avec une violence accrue&|160;;quand elle s’apaisa, il tomba lourdement sur son serviteur, leslèvres rougies et les yeux clos.

«&|160;Il délire en pensant à la peste qui asuivi les tempêtes,&|160;» soupira plaintivement leserviteur&|160;; «&|160;mon pauvre, pauvre maître&|160;!&|160;»dit-il en faisant d’une main un geste de désespoir et en essuyantde l’autre la bouche de Don Benito.&|160;» Mais prenez patience,Señor,&|160;» ajouta-t-il en se tournant vers le capitaine Delano,«&|160;ces accès ne durent pas longtemps&|160;; maître sera bientôtlui-même&|160;».

Don Benito, se ranimant, continua&|160;; maiscomme cette portion du récit fut délivrée d’une façon fort hachée,nous n’en donnerons ici que la substance.

Le navire avait été ballotté pendant de longsjours dans la tempête au large du Cap, quand le scorbut s’étaitdéclaré, emportant en foule les noirs et les blancs. Lorsqu’il eutenfin gagné le Pacifique, ses espars et ses voiles étaient siendommagés et si imparfaitement manœuvrés par les matelotssurvivants, à présent invalides pour la plupart, qu’incapable depoursuivre sa route vers le nord au plus près du vent, qui étaittrès violent, le navire ingouvernable avait été pendant des jourset des nuits poussé vers le nord-ouest, où la brise l’avaitabandonné soudain, en des eaux inconnues, à des calmes suffocants.L’absence des réservoirs d’eau se montrait à présent aussi fatale àla vie que leur présence avait été menaçante. Provoquée, ou dumoins aggravée, par une ration d’eau plus que chiche, une fièvremaligne suivit le scorbut&|160;; elle fit de si bonne besogne dansl’excessive chaleur du calme prolongé, qu’elle balaya, comme parvagues, des familles entières d’Africains et proportionnellement unnombre plus considérable encore d’Espagnols, emportant par unemalheureuse fatalité tous les officiers du bord. Aussi, dans lesbons vents d’ouest qui se trouvèrent suivre le calme, les voilesdéjà déchirées que l’on devait, au fur et à mesure des besoins,laisser pendre sans les serrer, avaient-elles été graduellementréduites à leur présente condition de loques. Afin de trouver desremplaçants à ses matelots perdus aussi bien que des provisionsd’eau et des voiles, le capitaine avait saisi la première occasionpour mettre le cap sur Baldivia, le port civilisé le plusméridional du Chili et de l’Amérique du Sud&|160;; mais quand ils’était approché de la côte, le gros temps ne lui avait pas mêmepermis d’apercevoir le port. Depuis lors, presque sans équipage,presque sans toile et presque sans eau, donnant par intervalles denouveaux morts à la mer, le San Dominick avait étéballotté par des vents contraires, entraîné par des courants ou peuà peu recouvert d’algues dans les calmes plats. Comme un hommeperdu dans les bois, il était plus d’une fois revenu sur sespropres traces.

«&|160;Mais à travers ces calamités,&|160;»reprit d’un ton voilé Don Benito en se retournant péniblement dansla demi-étreinte de son serviteur, «&|160;j’ai à remercier cesnègres que vous voyez, car s’ils peuvent paraître indociles à vosyeux inexpérimentés, ils se sont en vérité conduits avec moins deturbulence que leur propriétaire même ne l’eût cru possible en detelles circonstances&|160;».

Ici il tomba de nouveau en faiblesse. Denouveau son esprit s’égara&|160;: mais il se ressaisit et continuad’une façon moins obscure&|160;:

«&|160;Oui, leur propriétaire avait bienraison de m’assurer qu’aucunes entraves n’étaient nécessaires avecses noirs&|160;; en sorte que, non seulement ces nègres sonttoujours demeurés sur le pont selon l’usage du pays – et non pasjetés à fond de cale comme on fait dans les guinéens – mais encoredès le début ils ont été libres d’errer à leur guise dans certaineslimites données.&|160;»

Une fois de plus la faiblesse revint – ildélira&|160;; puis, se ressaisissant, il poursuivit&|160;:

«&|160;Mais c’est à Babo qu’après Dieu je doisma propre conservation, et c’est à lui surtout que revient lemérite d’avoir apaisé ses frères plus ignorants chaque fois qu’ilsétaient tentés de murmurer&|160;».

«&|160;Ah&|160;! Maître,&|160;» soupira lenoir en baissant la tête, «&|160;ne parle pas de moi&|160;; Babon’est rien&|160;; Babo n’a fait que son devoir.&|160;»

«&|160;Fidèle garçon&|160;!&|160;» s’écria lecapitaine Delano. «&|160;Don Benito, je vous envie un telami&|160;; car je ne puis l’appeler un esclave&|160;».

Tandis que maître et serviteur se tenaientdevant lui, le noir soutenant le blanc, le capitaine Delano nelaissa pas d’être sensible à la beauté d’une relation qui offraitun tel spectacle de fidélité de la part de l’un et de confiance dela part de l’autre. Le contraste des costumes, en marquant leurspositions respectives, rendait la scène plus frappante encore.L’Espagnol portait une ample jaquette chilienne de velourssombre&|160;; des culottes et des bas garnis de boucles d’argent augenou et au coup-de-pied&|160;; un sombrero de feutre fin à hautecalotte&|160;; une mince épée à monture d’argent suspendue à laceinture, accessoire presque invariable, et plus utilequ’ornemental, de l’habillement d’un gentilhomme de l’Amérique duSud à pareille heure. Excepté lorsque ses contorsions nerveuses yportaient occasionnellement le désarroi, il y avait dans sa miseune certaine recherche qui s’opposait curieusement au déplaisantdésordre qui régnait alentour, particulièrement dans le chaotiqueghetto entièrement occupé par les noirs devant le grand mât.

Le serviteur portait seulement de largespantalons qui, pour leur rudesse et leur rapiéçage, semblaientavoir été taillés dans quelque vieux morceau de hunier&|160;; ilsétaient propres et liés à la ceinture par un bout de filin noncommis qui faisait ressembler le nègre, avec cet air déprécatoireet composé qu’il prenait parfois, à quelque frère mendiant deSaint-François.

Encore qu’inadéquate au temps et au lieu, dumoins selon le jugement tout d’une pièce de l’Américain, etquoiqu’il parût étrange qu’elle eût survécu à tous ses malheurs, latoilette de Don Benito n’outrepassait peut-être pas le stylevestimentaire alors en usage parmi les Sud-Américains de saclasse.

Bien qu’il fût parti de Buenos-Ayres pour leprésent voyage, il s’était déclaré natif et résidant du Chili, dontles habitants n’avaient point universellement adopté la veste etles pantalons jadis plébéiens, se contentant de faire subir unemodification seyante à leur costume local qui ne le cédait enpittoresque à nul autre au monde. Cependant, étant donné la piteusehistoire du voyage et la pâleur de l’Espagnol, il semblait y avoirdans son appareil vestimentaire quelque chose de si incongru qu’ilévoquait l’image d’un courtisan invalide chancelant dans les ruesde Londres au temps de la peste.

La partie du récit qui peut-être excita leplus d’intérêt aussi bien qu’une certaine surprise, vu leslatitudes, fut la relation des longs calmes, et plusparticulièrement de la dérive si prolongée du navire. Tout en segardant, bien entendu, de communiquer cette opinion, l’Américainmit naturellement ces détentions, tout au moins partiellement, aucompte de manœuvres maladroites et d’une navigation défectueuse.Observant les petites mains jaunes de Don Benito, il en inféraaisément que le jeune capitaine n’avait point donné ses ordres àl’écubier, mais à la fenêtre de sa cabine, et s’il en était ainsi,pourquoi s’étonner de l’incompétence d’un homme en qui s’unissaientla jeunesse, la maladie et l’aristocratie&|160;? Telle fut saconclusion démocratique.

Cependant, la compassion l’emportant sur lacritique, le capitaine Delano, après avoir entendu de bout en boutson histoire et l’avoir assuré à nouveau de sa sympathie, nonseulement s’engagea, comme il l’avait fait dès l’abord, à pourvoiraux besoins immédiats de Don Benito et de ses gens, mais encorepromit de l’aider à se procurer une provision d’eau abondante etpermanente, ainsi que des voiles et du gréement&|160;; en outre,bien que cela dût le gêner considérablement, il lui offrit trois deses meilleurs matelots pour exercer provisoirement les fonctionsd’officiers de pont&|160;; afin que le navire pût se diriger sansdélai sur Concepcion, où il se radouberait complètement avant degagner Lima, son lieu de destination.

Une telle générosité ne fut pas sans effet,même sur l’invalide. Son visage s’illumina&|160;; frémissant etfiévreux, il rencontra le regard honnête de son visiteur. Il parutcomblé de gratitude.

«&|160;Cette excitation est mauvaise pourmaître,&|160;» murmura le serviteur qui lui prit le bras etl’attira doucement à l’écart en lui adressant quelques parolesd’apaisement.

Lorsque Don Benito revint, l’Américain observaavec chagrin que son espérance, comme l’embrasement soudain de sajoue, n’était que fièvre passagère.

Bientôt, regardant d’un air morne vers lapoupe, l’hôte invita son visiteur à l’y accompagner pour profiterde la moindre brise qui pourrait venir à souffler.

Pendant le récit, le capitaine Delano avaitune fois ou deux tressailli aux coups de cymbale des fourbisseursde hachettes, en s’étonnant qu’une telle interruption fût tolérée,surtout dans cette partie du navire et aux oreilles d’uninvalide&|160;; comme en outre l’aspect des hachettes n’était pasparticulièrement plaisant, et comme celui de leurs manieurs l’étaitmoins encore, ce ne fut pas, à dire vrai, sans quelque secrèterépugnance, ni même peut-être sans un léger frisson, que lecapitaine Delano acquiesça avec une complaisance apparente àl’invitation de son hôte. Et cela d’autant plus que, par un soucid’étiquette inopportun et capricieux, Don Benito, avec des salutscastillans, insista solennellement pour que son hôte le précédâtsur l’échelle qui menait à la plate-forme où, de chaque côté de ladernière marche, étaient assis quatre porteurs d’armes etsentinelles, deux d’entre eux appartenant à la redoutable rangée.Le capitaine Delano s’avança parmi eux d’un pas mal assuré, et, aumoment de les laisser derrière lui, comme un homme qui passe parles baguettes, il sentit ses mollets se raidir d’appréhension.

Mais lorsqu’il regarda autour de lui et vit larangée tout entière, pareille à une file de joueurs d’orgue debarbarie, toujours absorbée dans sa tâche avec une sorted’attention stupide qui excluait toute autre préoccupation, il neput que sourire de sa récente alarme.

À cet instant, comme il se tenait auprès deDon Benito et plongeait son regard sur les ponts en dessous, il futfrappé par l’un des cas d’insubordination déjà mentionnés. Troisgarçons noirs et deux mousses espagnols, assis ensemble sur leshachettes, étaient occupés à gratter une grossière gamelle de boisdans laquelle avait cuit quelque maigre pitance. Soudain l’un desnoirs, rendu furieux par une parole d’un de ses compagnons blancs,saisit un couteau et, bien que rappelé à l’ordre par un étoupier,frappa le jeune gars à la tête, lui faisant une estafilade d’où lesang jaillit.

Stupéfait, le capitaine Delano demanda ce quesignifiait semblable agression. À quoi le pâle Benito répondit enmurmurant vaguement que le noir avait fait cela simplement enmanière de jeu.

«&|160;Un jeu joliment sérieux, envérité,&|160;» reprit le capitaine Delano. «&|160;Si pareille chosese produisait à bord du Bachelor’s Delight, le châtimentsuivrait instantanément.&|160;»

À ces mots, l’Espagnol tourna vers l’Américainl’un de ses regards soudains, fixes et à demi fous&|160;; puis,retombant dans sa torpeur, il répondit&|160;: «&|160;Sans doute,sans doute, Señor.&|160;»

Ce malheureux, pensa le capitaine Delano,est-il donc l’un de ces capitaines de paille que j’ai connus, etqui avaient pour politique de fermer les yeux sur ce qu’ils nepouvaient réprimer&|160;? Je ne connais pas de spectacle plustriste que celui d’un commandant qui n’en a guère que le nom.

«&|160;Il me semble, Don Benito,&|160;» dit-ilalors en jetant un coup d’œil sur l’étoupier qui avait cherché àséparer les deux garçons, «&|160;que vous auriez profit à teniroccupés tous vos noirs, spécialement les jeunes, fût-ce à desbesognes inutiles, et quoi qu’il arrive au navire. Même avec mapetite bande, je trouve cette méthode indispensable. Une fois j’aimaintenu mon équipage sur le gaillard d’arrière sous prétexte debattre les nattes de ma cabine, alors que depuis trois jours jecroyais mon navire – nattes, hommes et le reste – voué à une perterapide, car nous étions pris dans une violente tempête et nous nepouvions que nous laisser dériver misérablement.&|160;»

«&|160;Sans doute, sans doute,&|160;» murmuraDon Benito.

«&|160;Mais,&|160;» continua le capitaineDelano en regardant de nouveau les étoupiers, puis les fourbisseursde hachettes voisins, «&|160;je vois que vous tenez tout au moinsquelques-uns de vos hommes occupés.&|160;»

«&|160;Oui,&|160;» fut encore la vagueréponse.

«&|160;Ces vieux nègres, là-bas, qui agitentleurs poings du haut de leurs chaires,&|160;» continua le capitaineDelano en désignant les étoupiers, «&|160;paraissent jouer le rôlede maîtres d’école à l’égard du reste, bien que leurs remontrancessoient parfois peu écoutées. Sont-ce des volontaires, Don Benito,ou bien est-ce vous qui les avez nommés bergers de votre troupeaude noirs moutons&|160;?&|160;»

«&|160;Quelques postes qu’ils occupent, c’estmoi qui les leur ai assignés,&|160;» répliqua l’Espagnol d’un tonaigre, comme s’il soupçonnait une intention satiriqueblessante.

«&|160;Et les autres, ces sorciersAchanti,&|160;» reprit le capitaine Delano, en regardant d’un œilquelque peu inquiet les fourbisseurs de hachettes brandir l’acierqui maintenant brillait par endroits, «&|160;ils semblent employésà curieuse besogne, Don Benito&|160;?&|160;»

«&|160;Dans les tempêtes que nous avonsrencontrées,&|160;» répondit l’Espagnol, «&|160;les marchandisesqui n’ont pas été jetées par-dessus bord furent gravementendommagées par l’eau de mer. Depuis que le calme est survenu, jefais monter chaque jour plusieurs caisses de couteaux et dehachettes pour les nettoyer et les remettre en état&|160;».

«&|160;Prudente idée, Don Benito. Vous êtespartiellement possesseur du navire et de la cargaison, jeprésume&|160;; mais non des esclaves, peut-être&|160;?&|160;»

«&|160;Je suis possesseur de tout ce que vousvoyez,&|160;» répondit impatiemment Don Benito, «&|160;excepté laplus grande partie des noirs qui appartenaient à mon défunt ami,Alexandre Aranda.&|160;»

En mentionnant ce nom, il parut brisé dedouleur, ses genoux tremblèrent, et son serviteur le soutint.

Pensant deviner la cause d’une émotion siextraordinaire, le capitaine Delano dit après une pause, pourconfirmer sa supposition&|160;: «&|160;Et, puis-je vous demander,Don Benito, – puisque, voici un moment, vous parliez de quelquespassagers de cabine – si l’ami dont la perte vous afflige tantaccompagnait ses noirs au début du voyage&|160;?&|160;»

«&|160;Oui.&|160;»

«&|160;Mais il mourut de la fièvre.&|160;»

«&|160;Il mourut de la fièvre… Oh&|160;! Quene puis-je…&|160;»

Frissonnant de nouveau, l’Espagnols’arrêta.

«&|160;Pardonnez-moi,&|160;» dit lentement lecapitaine Delano, mais je crois savoir, d’après une expériencesemblable, ce qui rend votre chagrin plus poignant. J’ai eu jadisl’infortune de perdre en mer un ami très cher, mon propre frère,alors subrécargue. Assuré du bien-être de son âme, j’auraissupporté virilement sa disparition&|160;; mais voir cet œilhonnête, cette honnête main – qui avaient tous deux si souventrencontré les miens – et ce cœur chaleureux, tout cela jeté auxrequins, comme on jette des déchets aux chiens&|160;! Ce fut alorsque je fis le vœu de ne jamais avoir pour compagnon de voyage unhomme que j’aimais, sans m’être pourvu à son insu de tout ce qu’ilfallait, en cas de fatalité, pour embaumer sa dépouille mortelleafin de pouvoir ensuite l’enterrer sur le rivage. Si les restes devotre ami se trouvaient à présent à bord de ce navire, Don Benito,la mention de son nom ne vous affecterait pas siétrangement.&|160;»

«&|160;À bord de ce navire&|160;?&|160;»répéta l’Espagnol. Puis, avec des gestes d’horreur qui semblaientécarter quelque spectre, il tomba évanoui dans les bras tendus deson serviteur qui parut implorer silencieusement le capitaineDelano de ne point revenir sur un thème si indiciblement douloureuxpour son maître.

Ce pauvre homme, pensa l’Américain peiné, estvictime de cette triste superstition qui associe les spectres aucorps humains désertés, comme les fantômes aux maisons abandonnées.Combien nous sommes différents&|160;! La simple suggestion de cequi, dans un cas semblable, m’eût procuré une satisfactionsolennelle, terrifie l’Espagnol au point de lui faire perdre sessens. Pauvre Alexandro Aranda&|160;! Que diriez-vous si vous voyiezvotre ami – le même qui, jadis, lorsqu’il vous laissait derrièrelui, eût tant souhaité vous apercevoir, ne fût-ce qu’un instant –transporté à présent de terreur à la seule pensée que vous pourriezêtre auprès de lui.

À ce moment, comme avec un morne glas funèbredont le son trahissait une fêlure, la cloche du gaillard d’avant,frappée par l’un des étoupiers grisonnants annonçait dix heures àtravers le calme de plomb, l’attention du capitaine Delano futattirée par la silhouette mouvante d’un gigantesque noir quiémergeait du gros de la foule pour s’avancer vers la dunette. Ilportait au cou un collier de fer d’où pendait une chaîne enrouléetrois fois autour de son corps et dont les derniers maillonsétaient cadenassés à une large bande de fer qui lui servait deceinture.

«&|160;Atufal marche comme un muet,&|160;»murmura le serviteur.

Le noir monta les degrés de la dunette, et,comme un fier prisonnier appelé à recevoir sa sentence, se tintavec une muette fermeté devant Don Benito, à présent remis de sonattaque.

Dès l’instant qu’il l’avait aperçu, Don Benitoavait tressailli, et une ombre de ressentiment s’était étendue surson visage&|160;; comme se souvenant tout à coup d’une vainecolère, il serra ses lèvres blanches.

C’est là quelque mutin obstiné, pensa lecapitaine Delano qui ne laissait pas d’observer avec admiration laformidable stature du nègre.

«&|160;Vois, il attend ta question,maître,&|160;» dit le serviteur.

Sur quoi Don Benito, détournant nerveusementson regard comme pour éluder par anticipation quelque réponserebelle, parla ainsi d’une voix troublée&|160;:

«&|160;Atufal, me demanderas-tu pardon àprésent&|160;?&|160;»

Le noir resta silencieux.

«&|160;Encore, maître,&|160;» murmura leserviteur en jetant à son compatriote un regard d’amer reproche.«&|160;Encore, maître&|160;; il finira bien par se soumettre àmaître.&|160;»

«&|160;Réponds&|160;», dit Don Benito, endétournant toujours les yeux,&|160;» dis seulement le motpardon, et tes chaînes te seront enlevées&|160;».

Alors le noir, levant lentement les deux bras,les laissa retomber inertes, en faisant retentir ses fers et encourbant la tête&|160;; comme pour dire&|160;:

«&|160;Non, je suis satisfait.&|160;»

«&|160;Va,&|160;» dit Don Benito, avec uneémotion contenue et secrète.

Aussi délibérément qu’il était venu, le noirobéit.

«&|160;Excusez-moi, Don Benito,&|160;» dit lecapitaine Delano, «&|160;mais cette scène me surprend&|160;; quesignifie-t-elle, je vous prie&|160;?&|160;»

«&|160;Elle signifie que ce nègre seul, detoute la bande, m’a donné un sujet particulier d’offense. Je l’aimis aux fers&|160;; j’ai…&|160;»

Ici il s’arrêta en portant la main à la tête,comme s’il avait un vertige ou comme si ses souvenirss’embrouillaient soudain, mais le regard bienveillant de sonserviteur sembla le rassurer, et il continua&|160;:

«&|160;Je ne pouvais fouetter un tel colosse.Mais je lui ai signifié de me demander pardon. Il ne l’a pointencore fait. Sur mon ordre, il comparaît devant moi toutes les deuxheures.&|160;»

«&|160;Et depuis combien de temps celadure-t-il&|160;?&|160;»

«&|160;Depuis quelque soixantejours.&|160;»

«&|160;Mais, à tout autre égard, il se montreobéissant&|160;? Et respectueux&|160;?&|160;»

«&|160;Oui.&|160;»

«&|160;Sur ma conscience,&|160;» s’écriaimpulsivement le capitaine Delano, il faut que cet homme soit animéd’un esprit royal.&|160;»

«&|160;Peut-être y a-t-il quelquedroit,&|160;» répondit amèrement Don Benito&|160;; «&|160;ilprétend qu’il était roi dans son pays.&|160;»

«&|160;Oui,&|160;» dit le serviteur, glissantson mot, «&|160;ces fentes aux oreilles d’Atufal ont jadis portédes pendeloques d’or&|160;; mais le pauvre Babo n’était qu’unesclave dans son pays&|160;; Babo était esclave d’homme noir et levoilà maintenant esclave d’homme blanc.&|160;»

Quelque peu ennuyé par ces irruptionsfamilières dans la conversation, le capitaine Delano se tourna d’unair étonné vers le serviteur, puis jeta à son maître un regardd’interrogation&|160;; mais, comme s’ils eussent été depuislongtemps accoutumés à ces petits vices de forme, ni l’un nil’autre ne parurent le comprendre.

«&|160;Quelle fut, je vous prie, l’offensed’Atufal, Don Benito&|160;?&|160;» demanda le capitaineDelano&|160;; «&|160;si ce n’est rien de très sérieux, laissez-moivous donner un conseil simpliste&|160;: en considération de sadocilité générale aussi bien que par un respect naturel pour safierté, levez sa punition.&|160;»

«&|160;Non, non, maître ne fera jamaiscela,&|160;» murmura le serviteur comme pour lui-même, «&|160;lefier Atufal doit d’abord demander pardon à maître. L’esclave portele cadenas, mais maître porte la clef.&|160;»

Son attention ainsi éveillée, le capitaineDelano remarqua alors pour la première fois une clef suspendue aucou de Don Benito par un mince cordon de soie. Devinant aussitôt,aux syllabes chuchotées par le serviteur, quel était l’emploi de laclef, il sourit et dit&|160;: «&|160;Ainsi donc, Don Benito, uncadenas et une clef&|160;; des symboles significatifs, envérité.&|160;»

Se mordant les lèvres, Don Benitodéfaillit.

Le capitaine Delano, que sa simplicité nativerendait incapable de satire ou d’ironie, avait laissé tomber cetteremarque en guise d’allusion plaisante à la façon singulière dontl’Espagnol marquait son autorité sur le noir&|160;; cependant,l’hypocondriaque parut la prendre comme une réflexion malicieusesur son impuissance avouée à briser, du moins par sommationsverbales, l’inébranlable volonté de l’esclave. Déplorant cettefausse interprétation, mais désespérant de la corriger, lecapitaine Delano abandonna le sujet&|160;; mais trouvant soncompagnon de plus en plus réservé, et comme occupé encore à digérerlentement le prétendu affront mentionné plus haut, peu à peul’Américain devint lui aussi moins loquace, oppressé qu’il était,en dépit de lui-même, par la rancune secrète que l’Espagnolsemblait nourrir contre lui dans sa susceptibilité morbide.Cependant le bon marin, étant d’un caractère tout opposé, se gardapour sa part de témoigner aussi bien que d’éprouver le moindreressentiment, et s’il resta silencieux, ne le fut que parcontagion.

À ce moment l’Espagnol, assisté par sonserviteur, s’écarta assez impoliment du capitaine Delano&|160;;procédé qui eût pu passer pour l’effet d’une mauvaise humeurcapricieuse, si maître et esclave, s’attardant au détour de laclaire-voie surélevée, ne s’étaient mis à chuchoter à voix basse.Cela ne laissait pas d’être déplaisant. Bien plus&|160;:l’expression changeante de l’Espagnol, parfois empreinte d’unesorte de majesté valétudinaire, paraissait à présent rien que moinsdigne&|160;; cependant que la familiarité ancillaire du serviteurperdait son charme originel de fidélité naïve.

Dans son embarras, le visiteur tourna sonvisage de l’autre côté du navire. Ce faisant, son regard vint àtomber sur un jeune matelot espagnol qui, une glène de cordage à lamain, montait du pont vers le premier capelage du gréementd’artimon. Peut-être l’homme eût-il échappé à son attention si,tout en grimpant sur l’une des vergues, il n’avait avec une sorted’insistance dérobée tenu les yeux fixés sur le capitaine Delano,pour les diriger ensuite, comme par un entraînement naturel, surles deux chuchoteurs.

Sa propre attention ainsi appelée à nouveau dece côté, le capitaine Delano tressaillit légèrement. Quelque chosedans les manières de Don Benito, à ce moment précis, semblaitrévéler que l’Américain avait été, au moins partiellement, le sujetde la consultation qui se poursuivait à l’écart, conjecture aussipeu agréable pour le visiteur que peu flatteuse pour l’hôte.

Les singulières alternances de courtoisie etde mauvaise éducation qu’il remarquait chez le capitaine espagnolne pouvaient donner lieu qu’à deux hypothèses&|160;: innocentefolie ou maligne imposture.

Mais la première idée, bien qu’elle eût puvenir naturellement à l’esprit d’un observateur indifférent, etbien qu’à certains égards elle n’eût pas été entièrement étrangèreau capitaine Delano, se trouvait virtuellement écartée depuis qu’ilcommençait à considérer la conduite de l’étranger sous le jour d’unaffront intentionnel. Pourtant, s’il n’était pas fou, quepenser&|160;? Dans les circonstances présentes, un gentilhomme, oumême n’importe quel rustre jouerait-il le rôle que son hôte jouaitactuellement&|160;? L’homme était un imposteur. Quelque aventurierde basse naissance paradant comme un grand seigneur de l’océan,mais si ignorant des exigences de la plus élémentaire bienséancequ’il se trahissait par le manque de formes inouï dont il faisaitpreuve. Cet appareil cérémonieux qu’il déployait à d’autresinstants semblait aussi bien caractéristique d’un homme qui joue unrôle au-dessus de son niveau réel. Benito Cereno – Don BenitoCereno – un nom ronflant. Un nom en outre qui, à cette époque,n’était point inconnu des subrécargues et des capitaines devaisseau habitués à trafiquer le long du continent espagnol, car ilappartenait à l’une des familles de négociants les plusentreprenantes et les plus étendues de toutes ces provinces&|160;;une famille dont plusieurs membres avaient des titres&|160;; sortesde Rothschild castillans avec un frère ou un cousin noble danschaque grande ville commerçante de l’Amérique du Sud. Le prétenduDon Benito était jeune, il avait peut-être vingt-neuf ou trenteans. Assumer un poste de cadet errant dans les affaires maritimesd’une telle famille, pouvait-on imaginer meilleur subterfuge pourun jeune coquin de talent et d’esprit&|160;? Mais l’Espagnol étaitpâle et invalide. Qu’importait&|160;! On avait vu des roués assezhabiles pour simuler une maladie mortelle. Dire que sous cetteapparence de faiblesse infantile, la plus sauvage énergie sepouvait dissimuler&|160;! Dire que ces velours de l’Espagnoln’étaient peut-être que le couvert de ses griffes&|160;!

Ces images ne vinrent point d’une suite depensées&|160;; elles ne jaillirent pas du dedans, mais du dehors,et se répandirent tout à coup comme la gelée blanche&|160;; maispour s’évanouir aussitôt que le bon naturel du capitaine Delanoregagna comme un doux soleil son méridien.

Jetant à nouveau les yeux sur Don Benito –dont le profil, visible au-dessus de la claire-voie, était àprésent tourné vers lui – le capitaine Delano fut frappé de lanetteté et de la délicatesse des traits, affinés encore parl’amenuisement dû à la maladie, aussi bien qu’ennoblis par labarbe. Les soupçons s’évanouirent. C’était là le véritable rejetond’un véritable hidalgo Cereno.

Soulagé par ces pensées et d’autres plusheureuses, le visiteur, fredonnant légèrement, se mit à arpenter ladunette d’un pas indifférent, afin de ne point trahir à Don Benitoses soupçons d’incivilité, voire de duplicité&|160;; car les faitsne manqueraient pas de montrer le caractère illusoire de sadéfiance, encore que les circonstances qui l’avaient provoquéedemeurassent inexpliquées pour le présent. Mais une fois ce petitmystère éclairci, le capitaine Delano pensa qu’il pourrait éprouverun extrême regret d’avoir permis à Don Benito de pénétrer lesconjectures peu charitables auxquelles il s’était livré. Bref, ilpréférait pour un temps laisser le bénéfice du doute àl’Espagnol.

Celui-ci cependant, le visage assombri etcontracté, et toujours soutenu par son serviteur, s’avança vers lecapitaine Delano. Avec un embarras encore accru et non sans donnerune sorte d’intonation singulière et intrigante à son murmurevoilé, il engagea la conversation suivante&|160;:

«&|160;Señor, puis-je vous demander depuiscombien de temps vous mouillez auprès de cetteîle&|160;?&|160;»

«&|160;Oh&|160;! Depuis un jour ou deux, DonBenito.&|160;»

«&|160;Et quel est le dernier port où vousayez touché&|160;?&|160;»

«&|160;Canton.&|160;»

«&|160;Et là, Señor, vous avez échangé vospeaux de phoque contre du thé et des soies&|160;? C’est bien ce quevous avez dit, je crois&|160;?&|160;»

«&|160;Oui. Des soies surtout.&|160;»

«&|160;Et la différence, vous l’avez reçue enespèces, sans doute&|160;?&|160;»

Le capitaine Delano, donnant quelques signesd’agitation, répondit&|160;:

«&|160;Oui&|160;; j’ai reçu de l’argent&|160;;mais non point en très grande quantité.&|160;»

«&|160;Ah&|160;!… Bien. Puis-je vous demandercombien d’hommes vous avez à bord, Señor&|160;?&|160;»

Le capitaine Delano tressaillit légèrement,mais répondit&|160;:

«&|160;Environ vingt-cinq, en tout.&|160;»

«&|160;Et à présent, Señor, tous à bord, jesuppose&|160;?&|160;»

«&|160;Tous à bord, Don Benito,&|160;»répondit le capitaine avec satisfaction.

«&|160;Et ils seront tous à bord cette nuit,Señor&|160;?&|160;»

À cette dernière question, qui venaitcouronner une enquête si insistante, le capitaine Delano n’eût puse retenir pour rien au monde de dévisager fort sérieusement lequestionneur. Mais celui-ci, au lieu de soutenir son regard, baissales yeux vers le pont avec toutes les marques d’une confusioncraintive&|160;; présentant un contraste piteux avec son serviteurqui, à ce moment même, s’agenouillait à ses pieds pour ajuster uneboucle d’argent, mais dont les yeux, lorsqu’il eut achevé sa tâche,se tournèrent avec une humble curiosité vers le visage incliné deson maître.

L’Espagnol, toujours avec un susurrementsuspect, répéta sa question&|160;:

«&|160;Et… et ils seront à bord cette nuit,Señor&|160;?&|160;»

«&|160;Oui, autant que je sache,&|160;»répondit le capitaine Delano. «&|160;Mais non,&|160;» reprit-ilavec une intrépide sincérité, «&|160;quelques-uns parlent de s’enaller pêcher de nouveau vers minuit.&|160;»

«&|160;Vos canots vont généralement… vont plusou moins armés, je présume, Señor&|160;?&|160;»

«&|160;Oh&|160;! Une pièce de six ou deux pourparer à l’imprévu,&|160;» lui fut-il répondu avec une crâneindifférence «&|160;et un petit stock de mousquets, de harpons etde coutelas.&|160;»

Tout en répondant ainsi, le capitaine Delanoregarda Don Benito, mais celui-ci avait les yeux détournés.Changeant de sujet avec une brusquerie maladroite, il fit uneallusion maussade au calme, puis, sans s’excuser, se retira unefois de plus avec son serviteur vers les pavois opposés, où lechuchotement reprit.

À cet instant, et avant que le capitaineDelano eût eu le temps de réfléchir à ce qui venait de se passer,il vit le jeune matelot espagnol déjà mentionné descendre dugréement. Comme il se penchait en avant pour sauter sur le pont, sablouse – ou sa chemise – de grosse laine, ample, flottante etabondamment tachée de goudron, s’ouvrit très bas sur la poitrine,révélant un sous-vêtement souillé qui semblait être fait de latoile la plus fine, bordé au cou d’un étroit ruban bleu fané etusé. Cependant, le regard du jeune matelot se fixant de nouveau surles chuchoteurs, le capitaine Delano y crut discerner unesignification cachée, comme si de silencieux signesfranc-maçonniques avaient été à cet instant échangés.

Cet incident attira une fois de plus sonpropre regard sur Don Benito, et, comme devant, il fut amené àconclure qu’il formait lui-même le sujet de la conférence. Ils’arrêta. Le bruit des hachettes fourbies vint à ses oreilles. Iljeta de nouveau à la dérobée un rapide regard sur les deux hommes.Ils avaient l’air de conspirateurs. Après le récent questionnaireet l’incident du jeune matelot, ces circonstances provoquèrent untel retour de défiance involontaire que le caractèreparticulièrement spontané de l’Américain ne le put supporter.Prenant un air de gaieté enjouée, il traversa le pont à larencontre des deux hommes, disant&|160;: «&|160;Ah&|160;! DonBenito, vous semblez accorder à ce noir une grande place dans votreconfiance&|160;; en fait, c’est une manière de conseillerprivé.&|160;»

Sur quoi le serviteur leva les yeux avec unricanement bonhomme, mais le maître tressaillit, comme sousl’atteinte d’une morsure venimeuse. Quelques instants s’écoulèrentavant que l’Espagnol se fût suffisamment ressaisi pourrépondre&|160;; ce qu’il fit enfin avec une froide contrainte,disant&|160;: «&|160;Oui, Señor, j’ai confiance en Babo.&|160;»

Ici Babo, changeant son ricanement de puregaieté animale en un sourire intelligent, regarda son maître nonsans gratitude.

Voyant que l’Espagnol gardait une réservesilencieuse, comme s’il laissait entendre, volontairement ou non,que la proximité de son hôte était à cet instant gênante, lecapitaine Delano, ne voulant point paraître incivil même àl’incivilité, fit quelque remarque banale et s’en fut&|160;;tournant et retournant dans son esprit le mystérieux comportementde Don Benito Cereno.

Il était descendu de la dunette et, absorbédans ses pensées, passait près d’une sombre écoutille qui menait àl’entrepont, quand il y perçut un mouvement et regarda pour voir cequi bougeait. Au même instant une étincelle brilla dans l’ombre del’écoutille, et il vit l’un des matelots espagnols, qui rôdait parlà, porter rapidement la main à sa poitrine sous sa chemise commepour cacher quelque chose. Avant que l’homme eût pu reconnaîtreavec certitude l’identité du passant, il disparut en bas. Mais lecapitaine Delano l’avait vu assez clairement pour se convaincre quec’était le même jeune matelot déjà remarqué dans le gréement.

Qu’était-ce donc qui avait ainsiétincelé&|160;? pensa-t-il. Ce n’était ni une lampe, ni uneallumette, ni une braise ardente. Se pouvait-il que ce fût unbijou&|160;? Mais depuis quand les marins portaient-ils des bijoux…ou du linge bordé de soie&|160;? Avait-il fouillé dans les coffresdes passagers défunts&|160;? Mais s’il en était ainsi, il nes’aviserait guère de porter un article volé à bord du navire.Ah&|160;! Ah&|160;! Si vraiment j’ai vu, voici un instant, cegarçon suspect échanger un signe secret avec son capitaine, siseulement je pouvais être certain que dans mon trouble, mes sens neme trompent pas, alors…

Ici, passant d’un motif de soupçon à l’autre,son esprit revint à la teneur des étranges questions qui luiavaient été posées au sujet de son navire.

Par une curieuse coïncidence, à mesure qu’ilse rappelait chacune des questions, ces noirs sorciers d’Achanti semirent à jouer des hachettes, comme pour accompagner d’un sinistrecommentaire les pensées de l’étranger blanc. Assailli par cesénigmes et ces mauvais présages, il eût été pour ainsi dire contrenature que le cœur le moins défiant ne livrât point accueil àquelques méchants soupçons.

Observant que le navire aux voiles enchantées,devenu la proie d’un courant, dérivait irrésistiblement vers lelarge avec une rapidité croissante&|160;; et remarquant que lephoquier était masqué à présent par un promontoire, le solide marinse mit à trembler sous l’influence de pensées qu’il osait à peines’avouer à lui-même. Par-dessus tout, Don Benito commença à luiinspirer une terreur spectrale. Et pourtant, lorsqu’il se redressa,dilata sa poitrine, s’affermit sur ses jambes et considérafroidement la question, – à quoi se réduisaient tous cesfantômes&|160;?

Si l’Espagnol nourrissait quelque desseinsinistre, ce ne devait pas être tant à l’égard de lui-même (lecapitaine Delano) que de son navire (le Bachelor’sDelight). Or le fait que la dérive entraînait à présent unnavire loin de l’autre, au lieu de favoriser ce dessein supposé,lui était, pour le moment du moins, contraire. Assurément toutsoupçon qui renfermait de telles contradictions devait êtreillusoire. En outre, n’était-il pas absurde de penser d’un vaisseauen détresse – d’un vaisseau que la maladie avait presqueentièrement privé de son équipage – d’un vaisseau dont lesoccupants mouraient de soif – n’était-il pas mille fois absurde decroire qu’un tel bâtiment pouvait être un pirate, ou que soncommandant, pour lui-même aussi bien que pour ses hommes, désiraitautre chose que d’être promptement secouru et restauré&|160;? Maispourtant, la détresse générale, et la soif en particulier, nepouvaient-elles être simulées&|160;? Et cet équipage espagnol, donton prétendait qu’il avait presque entièrement péri, ne pouvait-ilêtre intact et caché à ce moment même dans la cale&|160;? Enimplorant d’une voix navrante un verre d’eau fraîche, des démons àforme humaine avaient pénétré dans des habitations isolées, ne seretirant qu’après avoir commis un acte ténébreux. Et chez lespirates malais, c’était chose usuelle que d’attirer des navires àleur suite dans leurs retraites traîtresses, ou, en pleine mer, detromper les occupants d’un vaisseau ennemi par le spectacle deponts, clairsemés ou vides sous lesquels se cachaient une centainede lances et des bras jaunes prêts à les lancer à travers lespaillets. Non que le capitaine Delano eût accordé plein crédit àpareils faits lorsqu’il les avait entendu conter, mais à présentces histoires lui revenaient à l’esprit. La destination actuelle dunavire était le mouillage. Là, il serait à côté de son proprevaisseau. Une fois dans ce voisinage, le San Dominick nepourrait-il, comme un volcan endormi, libérer soudain des énergiesà présent cachées&|160;?

Il se rappela l’attitude de l’Espagnolracontant son histoire, ses suspens, ses faux-fuyantsténébreux&|160;: c’étaient là précisément les manières d’un hommequi invente son récit au fur et à mesure pour des fins coupables.Cependant, si l’histoire n’était pas vraie, quelle était lavérité&|160;? L’Espagnol avait-il pris possession du navire d’unefaçon illégale&|160;? Mais dans un grand nombre de détails,particulièrement ceux qui avaient trait aux circonstances les pluscalamiteuses, – comme la disparition fatale des matelots, leslouvoyages prolongés qui en avaient été la conséquence, lessouffrances endurées pendant les calmes persistants, et celles quela soif provoquait encore présentement –, sur tous ces points etsur d’autres encore le récit de Don Benito avait corroboré nonseulement les exclamations plaintives de la multitudeindiscriminée, noirs et blancs, mais encore – ce qu’il semblaitimpossible de contrefaire – l’expression même, le jeu de chaquetrait humain observés par le capitaine Delano. Si l’histoire de DonBenito était d’un bout à l’autre une invention, il n’y avait pasune âme à bord – jusqu’à la plus jeune négresse – qu’il n’eûtsoigneusement dressée et qui ne trempât dans le complot&|160;:déduction invraisemblable. Et pourtant, s’il y avait quelque raisonde mettre en doute la véracité du capitaine espagnol, cettedéduction était légitime.

Bref, à peine l’esprit de l’honnête marins’ouvrait-il à une inquiétude que, par une réaction spontanée dubon sens, il la rejetait aussitôt. Il finit par rire de cespressentiments et de l’étrange navire qui par son apparencesemblait en quelque sorte les favoriser&|160;; par rire aussi del’aspect bizarre des noirs, particulièrement de ces vieuxrémouleurs d’Achanti et de ces étoupiers semblables à de vieillestricoteuses clouées au lit&|160;; et il alla presque jusqu’à riredu sombre Espagnol lui-même, ce lutin fantomatique qui était aucentre de tout.

Pour le reste, tout ce qui semblaitsérieusement énigmatique, son bon naturel l’attribua au fait que lepauvre invalide savait à peine ce qu’il faisait, tantôt assombripar de noires vapeurs, tantôt posant au hasard des questions sanssignification et sans objet. Évidemment, l’homme n’était pas enétat pour le présent d’avoir la charge du navire. Sous quelquebienveillant prétexte, le capitaine Delano devrait lui retirer lecommandement et envoyer le San Dominick à Concepcion sousles ordres de son second, homme de confiance et bonnavigateur&|160;: plan qui ne se montrerait pas moins salutaire àDon Benito qu’au navire, car – délivré de toute anxiété et restantconfiné dans sa cabine – le malade, diligemment soigné par sonserviteur, aurait probablement avant la fin de la traverséerecouvré dans une certaine mesure sa santé, et du même coup sonautorité.

Ainsi roulaient les pensées de l’Américain.Elles étaient rassurantes. Il y avait une différence entre l’idéede Don Benito décidant ténébreusement du sort du capitaine Delanoet celle du capitaine Delano réglant d’une main légère le sort deDon Benito. Néanmoins, ce ne fut pas sans quelque soulagement quele bon marin aperçut au loin sa chaloupe, dont l’absence avait étéprolongée par sa détention inattendue aux côtés du phoquier et,pendant le voyage de retour, par l’éloignement progressif dubut.

La tache mouvante fut observée par les noirs.Leurs cris attirèrent l’attention de Don Benito qui, avec un retourde courtoisie, s’approcha du capitaine Delano en exprimant sasatisfaction de voir arriver des provisions, quelque restreintes etprovisoires qu’elles fussent.

Le capitaine Delano répondit&|160;; mais cefaisant, son attention fut attirée par quelque chose qui se passaitsur le pont au dessous&|160;: parmi la foule qui grimpait sur lespavois opposés au rivage en observant anxieusement l’approche dubateau, deux noirs, selon toute apparence incommodésaccidentellement par l’un des matelots, éclatèrent en d’horriblesimprécations à son adresse et, comme il faisait mine de protester,le précipitèrent sur le pont et le trépignèrent, malgré les crisimpérieux des deux étoupiers.

«&|160;Don Benito,&|160;» dit vivement lecapitaine Delano,&|160;» voyez-vous ce qui se passe là&|160;?Regardez&|160;!&|160;»

Mais, repris par sa toux, l’Espagnol chancelaen portant les deux mains à son visage, et parut sur le point dedéfaillir. Le capitaine Delano allait lui porter secours, mais déjàle serviteur, plus alerte, soutenait son maître d’une main et del’autre lui administrait un cordial. Don Benito ayant repris sesforces, le noir retira son appui et s’écarta de quelques pas, touten demeurant fidèlement à portée d’un simple murmure. Une tellemarque de discrétion effaça entièrement aux yeux du visiteurl’impropriété dont les conciliabules incivils mentionnés plus hauteussent pu faire accuser le serviteur&|160;; prouvant en outre que,si ce dernier était à blâmer, c’était sans doute plutôt par lafaute de son maître que par la sienne propre, puisqu’une foislaissé à lui-même il se conduisait si bien.

Son regard ainsi détourné d’une scène dedésordre au profit du spectacle plus plaisant qui s’offrait à lui,le capitaine Delano ne put s’empêcher de féliciter à nouveau DonBenito de posséder un serviteur qui, pour se mettre peut-être unpeu trop en avant de temps à autre, ne devait pas moins être d’unprix inestimable aux yeux d’un homme dans la situation del’invalide.

«&|160;Dites-moi, Don Benito,&|160;»ajouta-t-il avec un sourire, «&|160;j’aimerais que votre homme fûtà moi, Qu’en demanderez-vous&|160;? Cinquante doublons feraient-ilsl’affaire&|160;?&|160;»

«&|160;Maître ne se séparerait pas de Babopour mille doublons,&|160;» murmura le noir qui avait entendul’offre, la prenait au sérieux, et, avec la singulière vanité d’unesclave fidèle apprécié par son maître, montrait son dédain pourl’évaluation dérisoire dont il était l’objet de la part d’unétranger. Mais Don Benito, encore incomplètement remis de sa criseet de nouveau interrompu par sa toux, n’émit qu’une réponseindistincte.

Bientôt sa détresse physique devint si grandeet parut affecter son esprit de telle sorte, que le serviteur,comme pour cacher ce triste spectacle, conduisit doucement sonmaître en bas.

Laissé à lui-même, l’Américain, pour tromperle temps avant l’arrivée de son bateau, eût volontiers accosté l’undes matelots espagnols qui s’offraient à sa vue&|160;; mais sesouvenant d’une parole de Don Benito touchant leur mauvaiseconduite, il s’en abstint, en bon capitaine de vaisseau qui répugneà voir des matelots faire preuve de lâcheté ou d’infidélité.

Tandis qu’habité par ces pensées il dirigeaitson regard à l’avant sur cette poignée de matelots, il lui semblatout à coup que l’un d’eux lui retournait son regard avec uneintention particulière. Il se frotta les yeux et regarda encore,mais pour voir la même chose. Sous une nouvelle forme, plus obscureque les précédentes, les anciens soupçons revinrent&|160;;toutefois, en l’absence de Don Benito, moins chargés d’alarmequ’auparavant. En dépit du rapport peu favorable dont les matelotsavaient été l’objet, le capitaine Delano résolut d’accosterincontinent l’un d’eux. Descendant de la dunette, il se fraya unpassage à travers les noirs, son mouvement provoquant de la partdes étoupiers un cri bizarre auquel les nègres obéirent&|160;: ilsse jetèrent de côté pour lui faire place&|160;; mais, comme s’ilseussent été curieux de reconnaître la cause de cette visitedélibérée à leur ghetto, ils se refermèrent sans trop de désordrederrière l’étranger blanc et le suivirent. Sa marche ainsiproclamée comme par des hérauts montés, et sous l’escorte d’unegarde d’honneur cafre, le capitaine Delano, prenant un air enjouéet détaché, continua à avancer, non sans lancer de temps en tempsune parole plaisante aux nègres et surveiller attentivement duregard les visages blancs çà et là disséminés parmi les noirs commedes pions blancs aventureusement engagés dans les rangs del’adversaire.

Comme il se demandait lequel d’entre euxchoisir pour son dessein particulier, il remarqua par hasard unmatelot assis sur le pont et occupé à goudronner l’estrope d’unegrosse poulie, tandis qu’un cercle de noirs accroupis autour de luiconsidéraient ses gestes d’un œil inquisiteur.

L’humble besogne de l’homme contrastait avecquelque chose de supérieur dans sa personne. Sa main, noircie pardes plongeons répétés dans le pot de goudron qu’un nègre tenaitdevant lui, ne semblait pas s’allier naturellement à son visage,lequel eût été très beau sans son expression hagarde. Cetteexpression était-elle celle d’un criminel, il semblait difficiled’en décider&|160;; car, de même que la chaleur et le froidintenses, bien que dissemblables, produisent des sensationssemblables, de même l’innocence et le crime, lorsqu’ils s’associentaccidentellement avec la souffrance mentale, n’usent que d’un sceaupour imprimer une empreinte visible&|160;: celui du ravage.

Non point toutefois que cette réflexion vint àl’esprit du capitaine Delano, quelque charitable qu’il fût&|160;;il lui vint une autre idée&|160;! Observant que cette expression siétrangement hagarde allait de pair avec un œil sombre détournécomme dans le trouble ou la honte, et unissant assez illogiquementdans sa tête ses propres soupçons au sujet de l’équipage à lamauvaise opinion avouée par leur capitaine, il fut insensiblementgagné par certaines notions générales qui dissociaient lasouffrance et l’abattement de la vertu, pour les relierinvariablement au vice.

S’il se passe vraiment quelque chose de vilainà bord de ce navire, pensa le capitaine Delano, il est sûr que cethomme y a trempé la main comme il la trempe à présent dans legoudron. Je ne tiens pas à l’aborder. Je parlerai plutôt à cetautre, ce vieux Jack assis là sur le guindeau.

Il s’avança vers un vieux loup de merbarcelonais aux joues tannées et ravagées, aux favoris épais commedes buissons d’épines, affublé de culottes rouges en lambeaux etd’un bonnet de nuit souillé. Assis entre deux Africains somnolents,ce matelot, comme son jeune camarade, était penché sur un bout decorde – il épissait un câble – cependant que les deux noirssomnolents accomplissaient la fonction subalterne de tenir pour luiles extrémités des filins.

Dès qu’il vit le capitaine Delano s’approcher,l’homme pencha la tête plus bas qu’il n’était nécessaire pourvaquer à sa besogne. On eût dit qu’il désirait qu’on le crutabsorbé dans sa tâche avec un zèle peu commun. Interpellé, il levales yeux, mais avec une expression furtive et défiante biensingulière sur son visage battu des vents, comme un ours grizzliqui, au lieu de gronder et de mordre, se fût mis à minauder et àprendre des airs patelins. Il se vit poser plusieurs questions ausujet du voyage – des questions se référant à dessein à certainspassages du récit de Don Benito, et non corroborées précédemmentpar les cris impulsifs qui avaient accueilli le visiteur lorsqu’ilétait monté à bord. Le matelot répondit brièvement aux questions,confirmant tout ce qu’il restait à confirmer de l’histoire. Lesnègres qui entouraient le guindeau se joignirent à lui, mais àmesure qu’ils devenaient bavards, le vieux marin tombait peu à peudans le silence, et finalement son mutisme complet et sonexpression morose montrèrent qu’il ne se souciait pas de répondre àd’autres questions, bien que ses airs d’ours ne laissassent pasd’être mitigés par ses mines patelines. Désespérant d’avoir unlibre entretien avec un tel centaure, le capitaine Delano cherchades yeux autour de lui une silhouette plus engageante, maisn’envoyant aucune, enjoignit plaisamment aux noirs de lui faireplace&|160;; sur quoi, parmi des ricanements et des grimacesvariés, il regagna la dunette, en éprouvant d’abord, sans tropsavoir pourquoi, un léger sentiment de malaise, mais dansl’ensemble avec un renouvellement de confiance en BenitoCereno.

Il est clair, pensa-t-il, que ce vieux loup demer à favoris trahit sa mauvaise conscience. Sans doute, quand ilm’a venu venir, craignait-il qu’averti par le capitaine del’inconduite générale de l’équipage, je ne lui fisse une semonce,et voilà pourquoi il a baissé la tête. Et pourtant… et pourtant,maintenant que j’y pense, ce même vieux grison, si je ne me trompe,était l’un de ceux qui semblaient me regarder avec tantd’insistance il y a un instant. Ah&|160;! ces courants voustournent la tête presque aussi facilement qu’ils tournent lenavire. Mais voici un spectacle plaisant et comme ensoleillé&|160;;un spectacle bien humain.

Son attention avait été attirée vers unenégresse endormie, à demi visible à travers la dentelle dugréement, ses jeunes membres nonchalamment étendus sous le vent despavois, comme une biche à l’ombre d’un roc ombreux. Son faon, toutéveillé, se traînait pour saisir les seins voilés, son petit corpsnoir, entièrement nu, à demi soulevé du pont et jeté en travers ducorps de sa mère, ses mains, comme deux pattes, s’agrippant à elle,sa bouche et son nez fouillant en vain pour atteindre au but, toutcela avec une manière de grognement mécontent qui se mêlait auronflement placide de la négresse.

La vigueur peu commune de l’enfant éveillaenfin la mère. Elle sursauta et vit au loin le capitaine Delano.Mais, sans paraître éprouver aucune honte d’avoir été surprise dansune telle attitude, elle s’empara de l’enfant d’un air ravi, et lecouvrit de baisers avec des transports maternels.

Voici la nature à nu&|160;: une tendresse, unamour purs, pensa le capitaine Delano charmé.

Cet incident l’amena à observer plusparticulièrement les autres négresses. Leurs manières lui firent lameilleure impression&|160;; comme la plupart des femmes noncivilisées, elles semblaient unir une constitution robuste à uncœur délicat, également prêtes à mourir pour leurs enfants ou àcombattre pour eux. Naturelles comme des léopards, aimantes commedes colombes. Ah&|160;! pensa le capitaine Delano, peut-êtrecertaines de ces femmes sont-elles de celles que Mungo Park vit enAfrique et dont il donna une si noble description.

Ce spectacle naturel diminua insensiblement sadéfiance et son malaise. Enfin, il chercha des yeux sa chaloupe etconstata ses progrès&|160;: elle était encore à bonne distance. Ilse retourna alors pour voir si Don Benito avait reparu&|160;; maisil n’en était rien.

Pour changer la scène aussi bien que pour sedonner l’agrément d’observer l’approche du bateau, il franchit lesporte-haubans et monta jusqu’à la galerie de tribord. Ces balconsd’apparence vénitienne mentionnés plus haut, formaient desretraites coupées du pont. Comme son pied foulait les moussesmarines demi-humides, demi-sèches qui tapissaient l’endroit, commesa joue recevait l’évent d’un souffle de brise isolé, fantomatiquerisée sans héraut ni escorte&|160;; comme son regard tombait sur larangée de petits contre-sabords ronds, tous fermés d’une rondellede cuivre ainsi que les yeux d’un mort dans le cercueil, et sur laporte de la cabine, anciennement reliée à la galerie (où jadiss’étaient ouverts également les contre-sabords), mais à présentcalfatée et assujettie aussi fermement qu’un couvercle desarcophage à la paroi, au seuil et aux montants goudronnés d’unesombre couleur pourpre&|160;; comme il songeait au temps où danscette cabine et sur ce balcon d’apparat avaient retenti les voixdes officiers du roi d’Espagne, et où les filles des vice-rois deLima s’étaient accoudées, peut-être à l’endroit même où il setenait maintenant&|160;; comme ces images et d’autres encoreflottaient dans son esprit ainsi que la risée dans l’air calme, ilsentit monter en lui cette rêveuse inquiétude qu’un homme seul dansla prairie se prend à éprouver devant le repos de midi.

Il s’appuya à la balustrade ouvragée, tournantde nouveau son regard vers la chaloupe&|160;; mais ses yeuxtombèrent sur le ruban d’herbes marines qui traînait le long de laligne de flottaison du navire, aussi rigide qu’une bordure deplate-bande, et sur les parterres d’algues dont les larges ovalesou les croissants flottaient çà et là, séparés par de longuesallées solennelles qui traversaient des terrasses houleuses ets’incurvaient comme pour mener à des grottes cachées. Dominant toutcela, la balustrade où s’appuyait son bras, par endroits maculée depoix et par endroits rehaussée de mousses, semblait être le vestigecarbonisé de quelque kiosque dans un parc magnifique depuislongtemps délaissé.

À vouloir rompre un charme, il se trouvait denouveau ensorcelé. Bien qu’il voguât sur la vaste mer, il luisemblait être quelque part très loin à l’intérieur desterres&|160;; prisonnier dans un château abandonné d’où son regarddécouvrait des terres vides, des routes vagues que nulle voiture,nul passant ne venaient animer.

Mais ces enchantements se dissipèrent quelquepeu quand son regard tomba sur les porte-haubans corrodés. De styleancien, avec leurs maillons, leurs manilles et leurs clavettesmassives et rouillées, ils paraissaient mieux appropriés encore àla présente fonction du navire qu’à celle pour laquelle il avaitsans doute été construit.

À cet instant, il lui sembla voir bougerquelque chose près des chaînes. Il se frotta les yeux et regardafixement. Dans la forêt d’agrès qui les environnaient, il aperçut,caché derrière un grand hauban comme un Indien aux aguets derrièreun noyer d’Amérique, un matelot espagnol avec un épissoir à lamain. L’homme fit une sorte de geste imparfait dans la direction dubalcon, puis aussitôt, comme alarmé par un bruit de pas sur lepont, disparut dans les profondeurs de la forêt de chanvre ainsiqu’un braconnier.

Que voulait dire ceci&|160;? L’homme avaitessayé de lui communiquer quelque chose, à l’insu de chacun, mêmede son capitaine. Le secret était-il de quelque manière défavorableà Don Benito&|160;? Ses soupçons premiers allaient-ils êtrevérifiés&|160;? Ou bien, dans son humeur inquiète, prenait-il pourun geste significatif ce qui n’avait été de la part de l’hommequ’un mouvement tout involontaire requis par sa besogne&|160;?

Non sans trouble, il chercha de nouveau sachaloupe du regard, mais pour la trouver momentanément cachée parun éperon rocheux de l’île. Comme il se penchait en avant avecquelque vivacité, guettant l’instant où la proue se montrerait ànouveau, la balustrade céda sous lui comme du charbon de bois. S’iln’eût saisi un cordage qui se trouvait à sa portée, il fût tombé àla mer. Le craquement, bien que faible, et la chute, bien quesourde, des fragments pourris, devaient avoir été entendus. Il levales yeux. L’un des vieux étoupiers qui de son perchoir avait gagnéun bout-dehors, le considérait d’en haut avec une sobre curiosité,cependant qu’au-dessous du vieux nègre et invisible à ses yeux,apparaissait de nouveau le matelot espagnol qui, d’un sabord,aventurait un coup d’œil inquisiteur comme un renard à l’orifice desa tanière. Quelque chose dans l’expression de l’homme suggéra toutà coup au capitaine Delano l’idée insensée que l’indispositionalléguée par Don Benito en se retirant en bas n’était qu’unprétexte&|160;; qu’il était en train d’y mûrir quelque complot dontle matelot avait eu vent et contre lequel il cherchait à mettre engarde l’étranger, par gratitude peut-être pour une bonne parole quel’Américain avait prononcée en montant à bord. Était-ce enprévision d’une intervention de cette sorte que Don Benito avaitprécédemment jeté sur ses matelots un jour défavorable, tout encélébrant les louanges des nègres, alors qu’en vérité les premierssemblaient aussi dociles que les autres se montraientturbulents&|160;? Les blancs, en outre, étaient par nature les pluspénétrants. Un homme hanté de quelque méchant dessein ne devait-ilpas être porté à louanger une stupidité aveugle à sa dépravation età dénigrer une intelligence trop perspicace pour ne la pénétrerpoint&|160;? Peut-être. Mais si les blancs avaient connaissance deforfaits secrets à la charge de Don Benito, celui-ci était donc deconnivence avec les noirs&|160;? Non, ils paraissaient tropstupides&|160;; en outre, avait-on jamais entendu parler d’un blancassez renégat pour se liguer contre sa propre race avec desnègres&|160;? Ces énigmes lui rappelaient des perplexitésantérieures. Perdu dans leurs lacs, le capitaine Delano, qui avaità présent regagné le pont, arpentait les planches d’un pas inquiet,lorsqu’il remarqua un nouveau visage, celui d’un vieux marin assis,jambes croisées, auprès de la grande écoutille. Sa peau étaitplissée de rides comme la poche vide d’un pélican, ses cheveuxgivrés, son maintien grave et composé. Il avait les mains pleinesde cordages dont il faisait un grand nœud, et plusieurs noirsl’entouraient, qui mouillaient obligeamment les filins ici et làselon les exigences de l’opération.

Le capitaine Delano traversa le pont dans ladirection du matelot et se tint devant lui en silence, le regardfixé sur le nœud, son esprit passant, par une transition asseznaturelle, de l’enchevêtrement de ses pensées à celui du chanvre.Il n’avait jamais vu nœud si embrouillé sur un navire américain, nien vérité sur aucun autre. Il semblait que ce fût une combinaisonde demi-nœud bridé, de chaise de calfat, d’agui, de gueule de raieet de cul de porc double.

Enfin, impuissant à saisir la significationd’un tel nœud, le capitaine Delano interpella le noueur&|160;:

«&|160;Que nouez-vous là, monbrave&|160;?&|160;»

«&|160;Le nœud,&|160;» répondit brièvement lematelot, sans lever les yeux.

«&|160;Je le vois bien&|160;; mais pour quelusage&|160;?&|160;»

«&|160;Pour qu’un autre le défasse,&|160;»murmura le vieillard qui se remit à jouer des doigts, le nœud étantpresque achevé.

Soudain, comme le capitaine Delanol’observait, il lui tendit le nœud et dit dans un anglais haché –le premier qu’il entendît sur le navire – quelque chosecomme&|160;: «&|160;Défaites, coupez, vite.&|160;» Cela fut dittout bas, mais d’une façon si rapide et si condensée que les longsmots espagnols qui avaient précédé et qui suivirent eurent poureffet de couvrir presque entièrement les brèves syllabesanglaises.

Pendant quelques instants, un nœud dans lamain et un nœud dans la tête, le capitaine Delano demeuramuet&|160;; tandis que le vieillard, sans plus s’occuper de lui, sepenchait sur d’autres cordages. Cependant, il entendit un légerbruit et, se retournant, se trouva en présence du nègre enchaîné,Atufal, qui se tenait tranquillement derrière lui. Presque aussitôtle vieux matelot se leva en marmottant et, suivi de ses auxiliairesnoirs, s’en alla vers l’avant du navire où il disparut dans lafoule.

Un nègre d’un certain âge, avec une robe depetit enfant, une tête poivre et sel et un air de fondé-de-pouvoirss’avança alors vers le capitaine Delano. Dans un espagnol tolérableet après un clin d’œil entendu et bonasse, il l’informa que levieux faiseur de nœuds était simple d’esprit, mais inoffensif, etqu’il jouait souvent ses vieux tours. Le nègre conclut en luidemandant le nœud, car assurément l’étranger n’en avait que faire.Il lui fut tendu distraitement. Le nègre le reçut avec une sorte desalut et, tournant le dos, se mit à fouiner dans les lacs comme unagent des douanes en quête de dentelles de contrebande. Bientôt,avec un mot africain, il lança le nœud par-dessus bord.

Tout ceci est décidément bien étrange, pensale capitaine Delano avec un émoi qui tenait de la nausée&|160;;mais, comme un homme en proie aux premiers effets du mal de mer, iltenta de s’en débarrasser en niant ses symptômes. Une fois de plusil chercha des yeux sa chaloupe et constata avec plaisir qu’ayantlaissé l’éperon rocheux derrière elle, elle était de nouveau envue.

Non seulement cette apparition allégea dèsl’abord son malaise, mais encore, faisant preuve d’une efficacitéinattendue, elle le dissipa complètement. La vue moins distante decette chaloupe si bien connue dont les contours, non plus brouilléspar la brume, étaient clairement distincts, en sorte que sonindividualité apparaissait aussi nettement que celle d’un êtrehumain&|160;; cette chaloupe, le Rover pour lui donner sonnom, qui, bien qu’à présent en d’étranges mers, avait été souventhalée sur la plage où s’élevait la maison du capitaine Delano ettransportée jusqu’au seuil même de la porte devant laquelle on lavoyait couchée comme un chien de Terre-Neuve&|160;; la vue de cettechaloupe si familière évoqua mille associations rassurantes qui,par contraste avec ses soupçons antérieurs, l’emplirent d’uneconfiance insouciante, et même l’incitèrent à se reprocher à demisérieusement sa défiance antérieure.

«&|160;Comment, moi, Amasa Delano, Jack de laPlage, comme on m’appelait quand j’étais gosse, moi, Amasa qui, lecartable à la main, barbottais le long de la grève en route pourl’école, – une école ménagée dans un vieux ponton, – moi, le petitJack de la Plage qui m’en allais aux mûres avec le cousin Nat etles autres, je serais assassiné ici au bout du monde par unhorrible Espagnol à bord d’un bateau-pirate hanté&|160;? – Tropabsurde pour qu’on s’y arrête&|160;! Qui voudrait assassiner AmasaDelano&|160;? Sa conscience est nette. Il y a Quelqu’un là-haut.Fi, fi, Jack de la Plage. Tu es un enfant, en vérité&|160;; unenfant de la seconde enfance, mon vieux&|160;; tu commences àdivaguer et à radoter, j’en ai peur.&|160;»

Comme il s’avançait d’un cœur et d’un piedlégers vers l’arrière, il fut accosté par le serviteur de DonBenito dont l’expression plaisante répondait aux sentimentsprésents du capitaine&|160;; le nègre l’informa que son maître,remis de son accès de toux, présentait ses compliments à son bonhôte Don Amasa et qu’il aurait bientôt le plaisir de lerejoindre.

Eh&|160;! bien, voyez-vous cela&|160;? pensale capitaine Delano en arpentant la poupe. Quel âne j’étais&|160;!Ce bon gentilhomme qui m’envoie ses compliments, voici dix minutesje le voyais, une lanterne sourde à la main, tourner une vieillemeule dans la cale en aiguisant une hachette à mon intention.Allons, allons, ces calmes prolongés ont une influence morbide surl’esprit, comme je l’ai souvent entendu dire sans trop y croire.Ah&|160;! (il observait sa chaloupe) voici ce bon chien deRover, avec un os blanc dans la gueule. Mais c’est un biengros os pour lui, il me semble… Quoi&|160;? Le voilà pris dans lesremous du ressac qui l’entraîne pour l’instant en senscontraire&|160;? Patience.

Il était alors environ midi, bien qu’à lateinte grise de toutes choses, on eût dit toucher au soir.

L’accalmie se confirma. Au loin, en dehors del’influence terrestre, l’océan grisâtre semblait alourdi de plombet prostré, sa carrière finie, son âme en allée, défunt. Mais lecourant de terre où le navire était engagé, grossit, l’entraînanten silence de plus en plus loin vers les eaux figées du large.

Cependant le capitaine Delano, qui connaissaitces latitudes, ne perdait pas l’espoir de voir une brise, et mêmeune fraîche et belle brise, se lever d’un moment à l’autre&|160;:en dépit des perspectives présentes, il se flattait hardiment demouiller le San Dominick en lieu sûr avant la nuit. Ladistance perdue n’était rien, car avec un bon vent le navireregagnerait à la voile en dix minutes plus de soixante minutes dedérive. Tantôt tourné vers Rover qu’il voyait aux prisesavec la barre, tantôt guettant l’approche de Don Benito, ilcontinua à marcher de long en large sur la poupe.

Peu à peu le retard de chaloupe lui inspiraquelque ennui&|160;; ce sentiment se mua bientôt en malaise&|160;;et finalement, son regard tombant continuellement, comme d’une logedans un parterre, parmi l’étrange foule qui grouillait devant luiet au-dessous de lui, il vint à reconnaître le visage – à présentempreint d’indifférence – du matelot espagnol qui avait paru luifaire signe dans les porte-haubans de misaine, et ses anciennesinquiétudes le reprirent.

Ah&|160;! pensa-t-il – assez sérieusement –,c’est comme la fièvre&|160;: parce que l’accès est passé, il nes’ensuit pas qu’il ne doive revenir.

Bien qu’il eût honte de la rechute, il neparvint pas à l’éviter entièrement&|160;; et, faisant appel à toutesa confiance naturelle, il en vint insensiblement à uncompromis.

Oui, c’est là un étrange navire&|160;; uneétrange histoire aussi, et d’étranges passagers. Mais… rien deplus.

Pour empêcher son esprit de vagabonder jusqu’àl’arrivée de la chaloupe, il tenta de l’occuper en tournant et enretournant d’une façon purement spéculative quelques-unes desmoindres particularités du capitaine et de l’équipage. Entreautres, quatre faits singuliers lui revinrent en mémoire.

D’abord, l’affaire du mousse espagnol assaillià coups de couteau par l’esclave&|160;; et cela au vu de DonBenito. En second lieu, le noir Atufal tyranniquement traité parDon Benito, à la manière d’un taureau du Nil qu’un enfant mèneraitpar un anneau passé dans les narines. Troisièmement, le matelotpiétiné par les deux nègres, insolence qui avait passé sans l’ombred’une réprimande. Quatrièmement, la rampante soumission dontfaisaient preuve à l’égard de leur maître les éléments subalternesdu navire, pour la plupart des noirs, comme s’ils craignaient deprovoquer pour la moindre inadvertance son déplaisirdespotique.

Ces différents faits, rapprochés les uns desautres, semblaient quelque peu contradictoires. Mais qu’en déduire,pensa le capitaine Delano en jetant un coup d’œil sur la chaloupequi gagnait à présent du terrain, qu’en déduire&|160;? Eh&|160;!bien, ce Don Benito est un commandant fort capricieux. Mais cen’est pas le premier de cette sorte que je rencontre, bien que jedoive avouer qu’il l’emporte sur tous les autres. D’ailleurs cesEspagnols – continua-t-il en poursuivant ses rêveries – sont unedrôle de nation&|160;! le mot même d’Espagnol rend un curieux sonde conspirateur, un son à la Guy Fawkes. Et pourtant, dansl’ensemble, les Espagnols sont assurément d’aussi braves gens quequiconque à Duxbury, Massachusetts. Ah&|160;! bon&|160;! Voicienfin Rover.

Tandis que la chaloupe et sa cargaisonbienvenue touchaient au flanc du navire, les étoupiers, avec desgestes vénérables, s’efforçaient de contenir les noirs qui, à lavue des trois barils d’eau à ceintures de fer couchés au fond del’embarcation et des citrouilles racornies empilées à l’avant, sepenchaient par-dessus les pavois dans une exultationdésordonnée.

Don Benito parut alors avec son serviteur, letumulte hâtant peut-être sa venue. Le capitaine Delano lui demandala permission de distribuer l’eau lui-même, afin que tous eussentla même part et qu’ils ne se fissent point de mal en buvant avecexcès. Mais cette offre si sensée et si pleine d’égard pour DonBenito fut reçue avec une sorte d’impatience, comme si ce dernier,sachant que l’énergie d’un chef lui faisait défaut et nourrissantla vraie jalousie de la faiblesse, ressentait toute interventioncomme une offense. C’est ainsi, du moins, qu’en jugea le capitaineDelano.

Un instant après, comme l’on hissait lesbarils à bord, dans leur précipitation quelques-uns des nègresbousculèrent accidentellement le capitaine Delano qui se tenait surle passavant&|160;; sans prendre garde à Don Benito, celui-ci,cédant à l’impulsion du moment, ordonna aux noirs de reculer sur unton d’autorité bienveillante&|160;; recourant, pour renforcer sesparoles, à un geste mi-enjoué, mi-menaçant. Instantanément lesnoirs s’arrêtèrent à l’endroit précis où ils se trouvaient, chaquenègre et chaque négresse se figeant dans la posture même où le motl’avait surpris – et demeurant ainsi pendant quelques secondes –tandis qu’une syllabe inconnue courait d’un homme à l’autre entreles étoupiers juchés sur leur perchoir, comme entre les postessuccessifs d’un télégraphe. L’attention du capitaine Delano étaitabsorbée par cette scène, lorsque les polisseurs de hachettes selevèrent soudain à demi, et Don Benito poussa un cri rapide.

Pensant être massacré au signal de l’Espagnol,le capitaine Delano allait bondir dans sa chaloupe, lorsque lesétoupiers, sautant au milieu de la foule avec de vivesexclamations, firent reculer noirs et blancs et les exhortèrent ensubstance avec des gestes amicaux, familiers, presque enjoués, à nepoint faire les sots. Simultanément, les polisseurs de hachettesreprirent tranquillement leurs sièges, comme autant detailleurs&|160;; et l’on recommença aussitôt à hisser les barilscomme si rien ne s’était passé, noirs et blancs chantant aupalan.

Le capitaine Delano jeta un coup d’œil sur DonBenito. Lorsqu’il vit l’invalide au corps chétif reprendre peu àpeu ses sens dans les bras du serviteur où son agitation l’avaitencore jeté, il ne put que s’étonner de la panique qui s’était toutà coup emparée de lui&|160;: ce commandant qui, comme on venait dele voir, perdait tout empire sur lui-même pour un incident aussilégitime et aussi banal, comment avait-il pu le croire sur le pointde perpétrer son assassinat avec une énergique iniquité&|160;?

Les barils une fois sur le pont, le capitaineDelano reçut un certain nombre de jarres et de timbales des mainsde l’un des aides du commis aux vivres qui, au nom de Don Benito,le pria de distribuer l’eau comme il l’avait proposé. Il s’exécuta,faisant preuve d’une impartialité républicaine à l’endroit de cetélément républicain qui cherche toujours un niveau égal, et servantle plus jeune des noirs tout aussi bien que le plus âgé desblancs&|160;; hormis toutefois le pauvre Don Benito dont lacondition, sinon le rang, exigeait une ration supplémentaire. C’està lui en premier lieu que le capitaine Delano offrit le liquide enquantité abondante&|160;; mais quelque désir qu’il pût avoir decette eau fraîche, Don Benito n’en avala pas une goutte qu’il ne sefût incliné gravement et à plusieurs reprises devant sonvisiteur&|160;: échange de courtoisies que les Africains épris deparade approuvèrent en claquant des mains.

Deux des citrouilles les moins racorniesfurent réservées pour la table du commandant, et le reste haché surl’heure pour le régal de tous. Quant au pain tendre, au sucre et aucidre bouché, le capitaine Delano les eût donnés seulement auxEspagnols et surtout à Don Benito, mais ce dernier s’y refusa avecun désintéressement qui, de sa part, plut grandement àl’Américain&|160;; des portions furent donc distribuées à la rondeaux blancs comme aux noirs&|160;; excepté une bouteille de cidrequi, sur les instances de Babo, fut mise de côté pour sonmaître.

On peut observer ici que, cette fois comme laprécédente, l’Américain n’avait pas permis à ses hommes de monter àbord, afin de ne point ajouter à la confusion qui régnait sur lesponts.

Ne laissant pas d’être influencé par la bonnehumeur générale et oubliant pour le présent toute autre pensée quede bienveillance, le capitaine Delano, auquel de récents symptômesfaisaient escompter une brise dans l’espace d’une heure ou deux,renvoya la chaloupe au phoquier avec l’ordre que tous les hommess’employassent à transporter les barils à la source pour les yremplir. Il fit en outre mander à son second de se garder de touteinquiétude si, contre sa propre attente, le navire n’était pasmouillé à l’ancre au coucher du soleil, car en prévision de lapleine lune il demeurait à bord afin d’être prêt à jouer le rôle depilote au cas où le vent viendrait tôt ou tard à souffler.

Comme les deux capitaines observaient ensemblele départ de la chaloupe – cependant que le serviteur frottait ensilence une tache qu’il venait de remarquer sur la manche develours de son maître – l’Américain exprima son regret que leSan Dominick n’eût point de canots, ou tout au moins pointd’autre canot que la vieille carcasse inutilisable de la chaloupe.Aussi déjetée qu’un squelette de chameau perdu dans le désert etpresque aussi blanchie, elle gisait par le travers, retournée à lafaçon d’un pot, mais relevée légèrement d’un côté et formant ainsiun antre souterrain où l’on apercevait des groupes familiaux denègres, – surtout des femmes et de petits enfants, – accroupis surde vieilles paillasses ou perchés sur les sièges élevés du sombredôme, comme un cercle de chauves-souris réfugiées dans quelquegrotte accueillante&|160;; des gosses de trois ou quatre ans, toutnus, garçons ou filles, s’élançant hors de la caverne ou s’yengouffrant, comme de noirs essaims.

«&|160;Si vous aviez trois ou quatrechaloupes, Don Benito,&|160;» dit le capitaine Delano, «&|160;jecrois qu’en poussant aux avirons vos nègres pourraient aiderquelque peu les choses. Avez-vous quitté le port sans chaloupes,Don Benito&|160;?&|160;»

«&|160;Elles ont été emportées dans lestempêtes, Señor.&|160;»

«&|160;Mauvais, cela. Et vous avez perdu enmême temps beaucoup d’hommes. Des chaloupes et des hommes. Cedurent être de bien rudes tempêtes, Don Benito.&|160;»

«&|160;Plus rudes qu’il ne se peutexprimer,&|160;» répondit l’Espagnol en frissonnant.

«&|160;Dites-moi, Don Benito,&|160;» continuason compagnon avec un intérêt accru, «&|160;dites-moi, ces tempêtesvous ont-elles assailli dès que vous eûtes doublé le CapHorn&|160;?&|160;»

«&|160;Le Cap Horn&|160;? – Qui a parlé du CapHorn&|160;?&|160;»

«&|160;Mais vous-même, en me décrivant votrevoyage,&|160;» répondit le capitaine Delano, fort étonné de voirl’Espagnol avaler, comme on dit, ses propres paroles, encore qu’ilparût toujours en train d’avaler son propre cœur. «&|160;Vous-même,Don Benito, avez parlé du Cap Horn,&|160;» répéta-t-il avecinsistance.

L’Espagnol se détourna et, se penchant enavant, garda quelque temps l’attitude d’un homme qui se prépare àéchanger par un plongeon l’élément aérien pour l’élémentaqueux.

À cet instant un mousse blanc passa rapidementauprès d’eux dans l’exercice régulier de sa fonction, quiconsistait à se rendre à l’avant au poste d’équipage pour frappersur la grande cloche du navire la dernière demi-heure écoulée selonla pendule de la cabine.

«&|160;Maître,&|160;» dit le serviteur,cessant de frotter la manche de l’habit, et s’adressant àl’Espagnol perdu dans sa rêverie avec la timidité craintive d’unhomme chargé d’un devoir et qui prévoit que son exécutionimportunera la personne même par laquelle et pour le bénéfice delaquelle il a été instauré, «&|160;maître m’a dit de lui rappelertoujours, à une minute près, quand l’heure était venue de le raser,sans se soucier de l’endroit où il se trouvait, ni de ce qu’ilpouvait faire. Miguel est allé frapper la demie de l’après-midi.C’est l’heure, maître. Maître viendra-t-il dans lecuddy&|160;?&|160;»

«&|160;Ah&|160;!… Oui,&|160;» réponditl’Espagnol en tressaillant, comme s’il retombait de son rêve dansla réalité&|160;; puis, se tournant vers le capitaine Delano, ill’assura que leur conversation reprendrait peu après.

«&|160;Si maître veut causer avec DonAmasa,&|160;» dit le serviteur, «&|160;pourquoi Don Amasa neviendrait-il pas s’asseoir dans le cuddy près de maître&|160;?Maître parlera et Don Amasa écoutera, pendant que Babo jouera dusavon et du rasoir.&|160;»

«&|160;Oui&|160;», dit le capitaine Delano àqui ce plan sociable ne déplut point. «&|160;Oui, Don Benito, sivous n’avez rien contre, je vous accompagnerai.&|160;»

«&|160;Qu’il en soit ainsi, Señor.&|160;»

Comme les trois hommes se dirigeaient versl’arrière, l’Américain ne put s’empêcher de penser que laponctualité peu commune avec laquelle son hôte se faisait raser aumilieu du jour était encore un étrange exemple de son caractèrecapricieux. Mais il lui vint alors à l’esprit que l’anxieusefidélité du serviteur n’était point étrangère à cette affaire,d’autant plus que l’interruption sauvait opportunément son maîtrede l’accès mélancolique où il avait été sur le point de tomber.

L’endroit que l’on appelait le cuddy était uneclaire cabine de pont ménagée dans la poupe et formait une sorted’attique au-dessus de la grande cabine proprement dite. Lesquartiers des officiers l’avaient naguère occupée en partie, maisdepuis leur mort les cloisons avaient été abattues et tout l’espaceintérieur converti en une pièce unique&|160;: un hall marinspacieux et aéré&|160;; par l’absence de beaux meubles et lepittoresque désordre d’objets hétéroclites, ce cuddy ressemblait auvaste hall encombré de quelque gentilhomme campagnard célibataireet excentrique qui accroche à des andouillers de daim sa veste dechasse et sa blague à tabac, et range sa canne à pêche, sespincettes et son bâton pêle-mêle dans le même coin.

La ressemblance était accrue, sinonoriginellement suggérée, par des échappées sur la merenvironnante&|160;; car, sous un certain aspect, la campagne etl’océan semblent cousins germains.

Le plancher du cuddy était recouvert d’unenatte. Au mur, quatre ou cinq vieux mousquets reposaient dans desrainures horizontales qui couraient le long des poutres. Unevieille table à pieds griffus, assujettie au pont et portant unmissel fatigué, était surmontée d’un méchant petit crucifix fixé àla cloison. Sous la table, quelques coutelas tordus et un harponébréché gisaient parmi de vieux cordages mélancoliques pareils àdes cordelières de frères mendiants. On remarquait encore deuxcanapés en jonc de malacca, allongés, anguleux, noircis par l’âgeet aussi rébarbatifs d’apparence que des chevalets d’inquisiteur,ainsi qu’un grand fauteuil difforme et qui, avec son grossierappui-tête de barbier mû par une vis, semblait quelque grotesqueengin de torture du moyen âge. Dans un coin, un étui à pavillonlaissait voir un amas d’étamines colorées, les unes roulées, lesautres à demi déployées, d’autres encore tombées à terre. En face,se dressait un encombrant lavabo en acajou noir d’un seul bloc, queson piédestal faisait ressembler à des fonts baptismaux, flanquéd’une étagère contenant des peignes, des brosses et d’autresaccessoires de toilette.

Un hamac de rafia teint, déchiré, se balançaitauprès&|160;: ses couvertures étaient en désordre et son oreilleraussi ridé qu’un front soucieux, comme si on y eût dormi d’unsommeil inquiet alternativement visité de tristes pensées et demauvais rêves.

La face opposée du cuddy, qui surplombaitl’arrière du navire, était percée de trois ouvertures&|160;:hublots et sabords, selon qu’y pouvaient apparaître des visagesd’hommes ou des canons. On n’y voyait à présent ni hommes nicanons, bien que d’énormes anneaux à vis et d’autres ferruresrouillées de la charpente évoquassent des pièces devingt-quatre.

En entrant, le capitaine Delano jeta un coupd’œil sur le hamac et dit&|160;: «&|160;Vous dormez ici, DonBenito&|160;?&|160;»

«&|160;Oui, Señor, depuis que le temps est aucalme.&|160;»

«&|160;Cette pièce a l’air d’une sorte dedortoir, de salon, de voilerie, d’armurerie, de chapelle et decabinet de travail tout ensemble, Don Benito,&|160;» ajouta lecapitaine Delano en regardant autour de lui.

«&|160;Oui, Señor&|160;; les événements nem’ont guère permis de mettre beaucoup d’ordre dans mesarrangements.&|160;»

Ici le serviteur, une serviette sur le bras,indiqua d’un geste qu’il attendait le bon plaisir de son maître DonBenito signifiant qu’il était prêt, Babo le fit asseoir dans lefauteuil de malacca, attira en face un canapé pour la commodité del’hôte, puis commença les opérations en rejetant en arrière le colde son maître et en dénouant sa cravate.

Il y a quelque chose chez le nègre qui lequalifie particulièrement pour le rôle de domestique personnel. Laplupart des nègres sont des valets et des coiffeurs nés&|160;; ilsjouent du peigne et de la brosse aussi naturellement que descastagnettes et les manient apparemment avec une satisfactionpresque égale. Ils apportent aussi à l’exercice de ces fonctions untact plein de douceur et une extraordinaire vivacité ondoyante etsilencieuse non dénuée de grâce, singulièrement agréable à observeret plus agréable encore à subir. Enfin, par-dessus tout, ils ont legrand don de la bonne humeur. En l’occurrence, il ne s’agissaitpoint de rires ou de grimaces qui eussent été déplacés, mais d’uncertain enjouement aisé où concouraient harmonieusement chaqueregard et chaque geste, comme si Dieu eût accordé le nègre toutentier à quelque plaisant diapason.

Si l’on ajoute à cela cette docilité qui naîtdu contentement d’un esprit borné et sans aspirations, et cettefaculté d’aveugle attachement qui est parfois le propre desindividus dont la position d’inférieurs ne prête point àdiscussion, on comprendra aisément pourquoi ces hypocondriaques deJohnson et de Byron – le cas de cet autre hypocondriaque, BenitoCereno, n’étant peut-être pas très différent du leur – se prirentd’affection, à l’exclusion presque totale de la race blanche, pourleurs domestiques nègres Barber et Fletcher. Mais s’il y a quelquechose chez le nègre qui désarme les esprits cyniques ou morbidementamers, quelles complaisances n’éveillera-t-il pas, s’il apparaîtsous son aspect le plus favorable à un homme bienveillant&|160;?Or, lorsque les circonstances extérieures le laissaient à l’aise,le capitaine Delano ajoutait à la bienveillance la familiarité etl’humour. Chez lui, assis à sa porte, il avait souvent pris un vifplaisir à observer quelque homme de couleur, quelque homme libre, àsa besogne ou à son jeu. Si, au cours d’une traversée, il setrouvait avoir un matelot noir, il était invariablement sur un piedde bavardage et de semi-plaisanterie avec lui. En fait, comme laplupart des hommes doués d’un cœur gai et généreux, le capitaineDelano s’attachait aux nègres non par philanthropie, mais parnature, comme d’autres aux chiens de Terre-Neuve.

Jusqu’alors cette tendance s’était vu réprimerpar les circonstances dans lesquelles il avait trouvé le SanDominick. Mais dans le cuddy, soulagé de son précédent malaiseet, pour diverses raisons, d’humeur plus sociable qu’il ne l’avaitencore été ce jour-là, à la vue de ce serviteur nègre si débonnaireavec son maître et qui, la serviette sur le bras, exerçait unefonction aussi familière que celle de barbier, tout son ancienfaible pour les noirs lui revint.

Entre autres choses, il s’amusa de cet amourafricain pour les couleurs vives et les belles apparences, dont lenègre offrit un exemple singulier en prenant dans l’étui àpavillons une pièce d’étamine de toutes les nuances, qu’il plissaabondamment sous le menton de son maître en guise de tablier.

Les Espagnols ont une façon de se raser quidiffère légèrement de celle des autres nations. Ils font usaged’une cuvette, spécialement dénommée cuvette de barbier&|160;:évidée d’un côté, elle reçoit exactement le menton qui demeureappuyé contre elle pendant le savonnage&|160;; lequel s’effectuenon à l’aide d’un blaireau, mais par le moyen du savon trempé dansl’eau de la cuvette et frotté contre le visage.

Dans le cas présent, on eut recours, faute demieux, à l’eau de mer, la lèvre supérieure et le bas de la gorgeétant seuls savonnés, afin de respecter la barbe cultivée.

Ces préliminaires étant quelque peu nouveauxpour le capitaine Delano, il les observa curieusement, en sortequ’aucune conversation ne prit place, Don Benito ne paraissant pasdisposé pour le présent à la renouer.

Déposant sa cuvette, le nègre chercha parmiles rasoirs comme pour choisir le plus affilé, et l’ayant trouvé,aviva encore son tranchant en le passant d’un geste expert sur lapeau ferme, douce et huileuse de sa paume ouverte&|160;; il fitalors le geste de commencer, mais s’arrêta un instant à mi-chemin,tenant d’une main le rasoir levé, et de l’autre jouantprofessionnellement parmi le savon qui moussait sur le cou maigrede l’Espagnol. La vue de l’acier si brillant et si proche ne laissapas Don Benito insensible&|160;: il frissonna nerveusement, salividité habituelle accrue par le savon dont la blancheur étaitégalement avivée par le corps noir de suie qui contrastait avecelle. Toute la scène avait quelque chose de singulier, au moinspour le capitaine Delano qui, à considérer la posture des deuxhommes, ne put chasser l’idée saugrenue qu’il voyait dans le noirun bourreau et dans le blanc un homme au billot. Mais c’était là unde ces fantasmes capricieux qui apparaissent et s’évanouissent enun clin d’œil, et dont l’esprit le mieux réglé ne saurait sansdoute se garder.

Cependant l’Espagnol avait, dans sonagitation, desserré quelque peu l’étamine qui l’enveloppait, et unlarge pan se déroula comme un rideau par-dessus le bras du fauteuilpour tomber sur le sol, révélant dans une profusion de bandesarmoriales et de champs colorés – noir, bleu et jaune – un châteausur champ rouge sang en diagonale avec un lion rampant sur champblanc.

«&|160;Le château et le lion,&|160;» s’écriale capitaine Delano&|160;; «&|160;mais, Don Benito, c’est lepavillon espagnol dont vous vous servez là&|160;! Il est heureuxque ce soit moi, et non le roi, qui voie ceci,&|160;» ajouta-t-ilavec un sourire, «&|160;mais (et il se tourna vers le noir) c’esttout un, je suppose, pourvu que les couleurs soient gaies,&|160;»remarque plaisante qui ne manqua pas de divertir le nègre.

«&|160;Allons, maître,&|160;» dit-il enréajustant le pavillon et en renversant doucement la tête de DonBenito sur l’appui du fauteuil, «&|160;allons, maître.&|160;» Etl’acier brilla près de la gorge.

De nouveau Don Benito frissonnafaiblement.

«&|160;Il ne faut pas trembler comme ça,maître. Voyez, Don Amasa, maître tremble toujours quand je le rase.Et pourtant, maître sait que je ne l’ai jamais coupé, bien que celapourrait m’arriver un de ces jours, si maître tremble ainsi.Allons, maître,&|160;» reprit-il. «&|160;Et maintenant, Don Amasa,si vous voulez bien recommencer à parler de la tempête et de toutça, maître pourra écouter, et de temps en temps maître pourrarépondre.&|160;»

«&|160;Ah&|160;! oui, ces tempêtes,&|160;» ditle capitaine Delano&|160;; «&|160;mais plus je pense à votretraversée, Don Benito, plus je m’étonne, non pas des tempêtes,quelque terribles qu’elles aient dû être, mais de l’intervalledésastreux qui les suivit. Car, selon votre récit, il vous a falluplus de deux mois pour aller du Cap Horn à Santa-Maria, unedistance que j’ai moi-même couverte en quelques jours avec un bonvent. Il est vrai que vous avez connu des accalmies, de longuesaccalmies&|160;; mais c’est chose pour le moins inusitée que de sevoir ainsi immobiliser pendant deux mois. Ma foi, Don Benito, sitout autre que vous m’avait fait semblable récit, j’eusse été àdemi tenté de ne pas le croire.&|160;»

Ici le visage de l’Espagnol prit uneexpression involontaire, toute semblable à celle qu’il avait euesur le pont un instant auparavant et, soit tressaillement de sapart, soit coup de roulis soudain de la coque dans le calme, soitmaladresse momentanée du serviteur, à ce moment précis le sangparut sous le rasoir et des gouttes tachèrent la mousse crémeusequi couvrait la gorge&|160;; immédiatement le barbier noir ramenal’acier à lui, et gardant son attitude professionnelle, face à DonBenito et dos tourné au capitaine Delano, il tint en l’air lerasoir ruisselant en disant d’un ton mi-plaisant, mi-chagrin&|160;:«&|160;Vois, maître, tu as tellement tremblé&|160;: c’est lepremier sang de Babo.&|160;»

Nulle épée dégainée devant JamesIer d’Angleterre, nul assassinat perpétré en présence dece timide roi n’eussent imprimé sur son visage plus de terreur quen’en montrait à présent celui de Don Benito.

Pauvre homme, pensa le capitaine Delano, ilest si nerveux qu’il ne peut même endurer le spectacle d’unecoupure de rasoir&|160;; cet homme défait, malade, comment ai-je puimaginer qu’il voulait verser tout mon sang, alors qu’il ne peutsupporter de voir couler une petite goutte du sien propre&|160;? Envérité, Amasa Delano, tu n’es pas dans ton assiette aujourd’hui. Tuferas mieux de n’en point parler quand tu seras rentré chez toi,chimérique Amasa. A-t-il donc la mine d’un assassin&|160;? Plutôtcelle d’un homme qui va lui-même être dépêché. Allons, l’expériencede ce jour me sera une bonne leçon.

Tandis que ces idées couraient dans la tête del’honnête marin, le serviteur avait saisi la serviette qui reposaitsur son bras et disait à Don Benito&|160;: «&|160;Veux-tu répondreà Don Amasa, maître, pendant que je débarrasse le rasoir de cesvilaines taches et que je le repasse à nouveau.&|160;»

Comme il prononçait ces paroles, l’expressionde son visage à demi détourné, visible à la fois pour l’Espagnol etpour l’Américain, semblait suggérer qu’en incitant son maître àcontinuer la conversation, il souhaitait détourner opportunémentson attention du fâcheux incident qui venait de survenir. Heureux,semblait-il, de profiter du répit qui lui était offert, Don Benitoreprit son récit&|160;; il informa le capitaine Delano que nonseulement les calmes avaient été d’une durée exceptionnelle, maisque le navire était tombé sur des courants contraires, et relatad’autres circonstances, dont certaines n’étaient que la répétitionde déclarations antérieures, pour expliquer comment il avait pu sefaire que la traversée du Cap Horn à Santa Maria eût été d’unelongueur si excessive, tout en entremêlant de temps en temps sesparoles de louanges moins modérées que devant pour la bonneconduite générale des nègres.

Ces détails ne furent point donnésconsécutivement, le serviteur jouant de temps à autre durasoir&|160;; et ainsi, dans les intervalles de la toilette, récitet panégyrique se poursuivirent d’une façon particulièrementhachée.

Aux yeux du capitaine Delano dontl’imagination recommençait à battre la campagne, il y avait quelquechose de si creux dans les manières de l’Espagnol et dans lesilence du serviteur qui apparaissait comme leur commentairemystérieux, qu’il lui vint tout à coup à l’esprit que maître etdomestique, pour quelque dessein inconnu, étaient en train de joueren parole et en acte – oui, jusqu’au tremblement qui agitait lesmembres de Don Benito – une farce à son intention. Le soupçon decomplicité ne manquait point, d’ailleurs, d’un supportapparent&|160;: les conférences à voix basse déjà mentionnées. Maisalors, quel pouvait bien être l’objet de cette farce de barbierqu’on lui présentait&|160;? Enfin, regardant cette idée comme unrêve absurde que l’aspect théâtral de Don Benito dans son drapeaud’Arlequin lui avait peut-être insensiblement suggéré, le capitaineDelano se hâta de la chasser.

La barbe faite, le serviteur s’arma d’unepetite bouteille d’eau de senteur, versant quelques gouttes sur latête de son maître et frottant si diligemment que la violence del’exercice contracta les muscles de son visage d’une façonsingulière.

Il se saisit alors du peigne, des ciseaux etde la brosse, qu’il promena tout autour de la tête, lissant uneboucle, coupant un poil de favori séditieux, donnant un mouvementgracieux à la mèche du front et posant ici et là quelques touchesimpromptues qui dénotaient la main d’un maître&|160;; Don Benitocependant supportait tout cela avec la résignation dont chacun faitpreuve dans les mains d’un barbier, ou, tout au moins, beaucoupmoins impatiemment qu’il n’avait enduré le rasoir&|160;; il était àprésent si pâle et si rigide que le nègre avait l’air d’unsculpteur nubien achevant le buste d’un blanc.

Tout étant enfin terminé, le nègre enleval’étendard d’Espagne, le roula et le serra dans l’étui àpavillons&|160;; puis il souffla sa chaude haleine sur les cheveuxqui avaient pu se loger dans le cou de son maître&|160;; réajustacol et cravate&|160;; et chassa un bout de charpie du revers develours&|160;; après quoi, il recula de quelques pas et, s’arrêtantavec une expression de complaisance discrète, le serviteurconsidéra quelque temps son maître comme une créature formée, dumoins quant à la toilette, par ses mains expertes.

Le capitaine Delano le complimenta plaisammentsur son œuvre tout en congratulant Don Benito.

Mais ni les eaux parfumées, ni le shampooing,ni les témoignages de fidélité ou d’amabilité qu’il recevait, nedéridèrent l’Espagnol qui retomba dans sa tristesse taciturne etresta sur son siège. À cette vue, le capitaine Delano, jugeant saprésence indésirable, se retira sous prétexte de constater si,comme il l’avait prédit, on pouvait voir quelques symptômes debrise.

Il marcha vers le grand mât et demeura uninstant immobile, réfléchissant à la scène dont il venait d’êtretémoin non sans nourrir quelques soupçons indéfinis, quand ilentendit du bruit auprès du cuddy. Il se retourna et vit le nègre,portant sa main à sa joue. Le capitaine Delano s’avança vers lui ets’aperçut que la joue saignait. Il était sur le point de lui endemander la cause, quand le soliloque plaintif du nègrel’instruisit&|160;:

«&|160;Ah&|160;! Quand donc maître sera-t-ilguéri de sa maladie&|160;? C’est la maladie qui le rend méchant etle fait traiter Babo ainsi&|160;; couper Babo avec le rasoir parceque Babo, seulement par accident, a fait à maître une seule petiteégratignure, et ça pour la première fois depuis tant dejours&|160;! Ah&|160;! Ah&|160;! Ah&|160;!&|160;» Et il portait samain à son visage.

Est-ce possible&|160;? pensa le capitaineDelano. Était-ce donc pour passer son dépit espagnol en privécontre son pauvre ami, que Don Benito m’a incité par son airtaciturne à me retirer&|160;? Ah&|160;! Cet esclavage fait naîtrede vilaines passions chez l’homme. Pauvre garçon&|160;!

Il était sur le point de dire quelques mots desympathie au nègre, quand celui-ci regagna le cuddy avec une timiderépugnance.

Bientôt maître et serviteur apparurent ànouveau, le premier appuyé sur le second comme si rien ne s’étaitpassé.

Ce n’est qu’une querelle d’amoureux, aprèstout, pensa le capitaine Delano.

Il accosta Don Benito, et tous deuxcheminèrent de conserve. Ils avaient à peine fait quelques pas quele steward – un grand mulâtre à l’air de rajah, accoutré à lamanière orientale d’un turban en pagode formé de trois ou quatremouchoirs de Madras enroulés autour de sa tête – s’approchant avecun salaam, annonça que le déjeuner était servi dans la cabine.

Les deux capitaines se mirent en marche,précédés par le mulâtre qui se retournait tout en avançant avec dessourires et des saluts continuels pour les introduire finalementdans la cabine, ce déploiement d’élégance soulignantl’insignifiance du petit Babo à tête nue qui, conscient semblait-ilde son infériorité, observait du coin de l’œil le gracieux steward.Mais le capitaine Delano imputa en partie cette attention jalouseau sentiment particulier que l’Africain pur sang éprouve à l’égarddes sang-mêlés. Quant au steward, ses manières, si ellesn’annonçaient point beaucoup de dignité ou de respect de soi-même,montraient du moins son extrême désir de plaire&|160;; ce qui estdoublement méritoire par son caractère chrétien et chesterfieldientout ensemble.

Le capitaine Delano remarqua avec intérêt que,si le teint du noir était hybride, ses traits étaienteuropéens&|160;; classiquement européens.

«&|160;Don Benito,&|160;» murmura-t-il,«&|160;je suis heureux de voir ce chambellan à la verge d’or&|160;;il réfute une vilaine remarque qui me fut faite une fois par unplanteur de la Barbade&|160;: selon lui, quand un mulâtre a unvisage d’Européen régulier&|160;» il faut s’en méfier&|160;; c’estun démon. Mais voyez, votre steward a des traits plus réguliers queceux du roi George d’Angleterre, et pourtant le voilà qui hoche latête, qui salue, qui sourit&|160;; un roi en vérité – le roi desbons cœurs et des garçons polis. Et quelle agréable voix il a,n’est-il pas vrai&|160;?&|160;»

«&|160;Assurément, Señor.&|160;»

«&|160;Mais, dites-moi, ne s’est-il pastoujours conduit depuis que vous le connaissez comme un brave etdigne garçon&|160;?&|160;» demanda le capitaine Delano ens’arrêtant, tandis que le steward disparaissait dans la cabine avecune génuflexion finale&|160;; «&|160;pour la raison que je viens dementionner, je serais curieux de le savoir.&|160;»

«&|160;Francesco est un brave homme,&|160;»répondit assez nonchalamment Don Benito, en juge flegmatique qui neveut ni critiquer ni louer outre mesure.

«&|160;Ah&|160;! Je le pensais bien. Car ilserait étrange en vérité et peu flatteur pour nous autrespeaux-blanches, qu’un peu de notre sang mêlé à celui des Africains,au lieu d’améliorer la qualité de ce dernier, eût le triste effetde verser du vitriol dans le bouillon noir&|160;; améliorant sanuance, peut-être, mais non pas sa salubrité.&|160;»

«&|160;Sans doute, sans doute, Señor,mais&|160;» et il jeta un coup d’œil sur Babo, «&|160;pour ne pointparler des nègres, j’ai entendu appliquer la remarque de votreplanteur aux mélanges de sang espagnol et indien dans nosprovince&|160;». D’ailleurs je ne sais rien de la question,&|160;»ajouta-t-il négligemment.

Là-dessus, ils entrèrent dans la cabine.

Le déjeuner était naturellement frugal&|160;:un peu du poisson frais et des citrouilles du capitaine Delano, dubiscuit et du bœuf salé, la bouteille de cidre que l’on avaitréservée, et la dernière bouteille de vin des Canaries du SanDominick.

Quand ils entrèrent, Francesco, avec l’aide dedeux ou trois noirs, s’affairait autour de la table pour y porterles dernières touches. À la vue de leur maître, ils se retirèrent,Francesco avec un salut souriant&|160;; sans condescendre à leremarquer, l’Espagnol déclara à son compagnon avec une délicatesseblasée qu’il n’aimait point à s’entourer de serviteurssuperflus.

Sans autres convives, hôte et invités’assirent aux deux bouts de la table comme un ménage sans enfants,Don Benito indiquant de la main sa place au capitaine Delano et,faible comme il était, insistant pour que ce gentleman s’assîtavant lui.

Le nègre plaça une carpette sous les pieds deDon Benito et un coussin dans son dos, puis se posta non derrièrela chaise de son maître, mais derrière celle du capitaine Delano.Celui-ci en éprouva d’abord quelque surprise, mais il apparutbientôt qu’en prenant cette position, le noir restait encore fidèleà son maître, car en lui faisant face il était mieux à même deprévenir ses moindres désirs.

«&|160;Vous avez là un serviteur d’uneintelligence peu commune, Don Benito,&|160;» chuchota le capitaineDelano à travers la table.

«&|160;Vous dites vrai, Señor.&|160;»

Pendant le repas, l’invité revint encore surcertaines parties du récit de Don Benito, requérant ici et làquelques détails. Il demanda comment il avait pu se faire que lescorbut et la fièvre eussent produit une telle hécatombe parmi lesblancs, alors qu’ils avaient épargné la moitié des noirs. Comme sicette question évoquait aux yeux de l’Espagnol toute la scène del’épidémie et lui rappelait douloureusement qu’il se trouvait seuldans une cabine où naguère il était entouré d’un si grand nombred’amis et d’officiers, sa main trembla, son visage devint livide,des mots entrecoupés lui échappèrent&|160;; mais aussitôt, auxsouvenirs raisonnables du passé se substitua une terreur insenséedu présent. Ses yeux pleins d’effroi regardèrent fixement dans levide&|160;; car ils n’avaient rien devant eux, sinon la main duserviteur qui poussait vers son maître le vin des Canaries.Quelques gorgées le restaurèrent enfin partiellement. Il alléguavaguement les différences de constitution qui permettaient àcertaines races d’offrir à la maladie plus de résistance que lesautres. C’était là une idée nouvelle pour son compagnon.

Cependant le capitaine Delano, voulantentretenir son hôte de questions pécuniaires touchant les affairesqu’il avait entreprises pour lui, notamment (puisqu’il devait descomptes stricts à ses armateurs) en ce qui concernait la voilure derechange et d’autres articles de cette sorte, et préférantnaturellement régler de telles affaires en privé, vint à désirerque le serviteur se retirât, car il ne doutait pas que Don Benitopût se passer pour un instant de ses soins. Il patienta néanmoinsquelque temps, persuadé que Don Benito, à mesure que laconversation progresserait, sentirait de lui-même l’opportunité decette mesure.

Mais il attendit en pure perte. Enfin,rencontrant le regard de son hôte, le capitaine Delano fit un légersigne du pouce dans la direction du noir en murmurant&|160;:«&|160;Don Benito, pardonnez-moi, mais je me vois empêché detraiter librement le sujet dont je veux vous entretenir.&|160;»

Là-dessus, l’Espagnol changea decontenance&|160;; sans doute, pensa l’Américain, parce qu’ilressentait l’allusion comme une sorte de réflexion critique sur sonserviteur. Après un moment de pause, il assura son visiteur qu’iln’y avait aucun inconvénient à ce que le noir demeurât aveceux&|160;: depuis qu’il avait perdu ses officiers, il avait fait deBabo (dont la fonction originelle, comme il apparut à présent,était celle de capitaine des esclaves) non seulement son serviteuret son compagnon continuel, mais encore son confident en touteschoses.

Il n’y avait plus rien à dire aprèscela&|160;; bien qu’en vérité le capitaine Delano éprouvât unelégère pointe d’irritation à se voir ainsi débouté d’un souhait siminime par un homme auquel il se proposait de rendre de siimportants services. Allons, il faut mettre cela sur le compte dela dépression, pensa-t-il&|160;; et remplissant son verre, il semit à parler affaires.

Le prix des voiles et d’autres objets futfixé. Mais au cours de cet entretien, l’Américain observa que sison offre d’assistance avait été reçue avec un empressementfébrile, à présent qu’elle se réduisait à une transactioncommerciale, elle n’éveillait plus qu’une indifférence apathique.Don Benito, en fait, semblait se résoudre à entendre ces détailspar respect pour la bienséance, et non en homme conscient dubénéfice considérable qu’ils représentaient pour lui-même et pourson voyage.

Bientôt ses manières devinrent plus réservéesencore. Tout effort pour l’entraîner dans une conversation sociabledemeura vain. Rongé par son humeur splénétique, il restait là àtortiller sa barbe, tandis que la main du serviteur, muette commecelle qui écrivit sur la muraille, poussait doucement, mais sanssuccès, le vin des Canaries.

Le déjeuner terminé, ils s’assirent sur lehourdi matelassé, le serviteur plaçant un oreiller derrière sonmaître. Le calme prolongé avait altéré l’atmosphère. Don Benitosoupira lourdement, comme pour retrouver sa respiration.

«&|160;Pourquoi ne pas regagner lecuddy&|160;?&|160;» dit le capitaine Delano. «&|160;Il y a plusd’air là-bas.&|160;» Mais l’hôte demeura immobile etsilencieux.

Cependant son serviteur s’agenouilla devantlui avec un large éventail de plumes. Et Francesco, entrant sur lapointe des pieds, tendit une petite coupe d’eau aromatique au nègrequi en frotta par intervalles le front de son maître, lissant lescheveux sur les tempes comme une nourrice fait ceux d’un enfant. Ilne disait mot, mais fixait son regard sur les yeux de son maître,comme pour apporter quelque soulagement à l’esprit en détresse deDon Benito par le spectacle silencieux de la fidélité.

Présentement, la cloche du navire sonna deuxheures&|160;; à travers les fenêtres de la cabine, on vit la mer serider légèrement&|160;; et cela dans la direction souhaitée.

«&|160;Enfin,&|160;» s’écria le capitaineDelano. «&|160;Que vous disais-je, Don Benito&|160;?Regardez&|160;!&|160;»

Il avait sauté sur ses pieds en parlant avecune vive animation, dans le dessein de sortir son compagnon de satorpeur. Mais, bien que le rideau cramoisi de la fenêtre de poupebattît à ce moment contre sa joue pâle, Don Benito parut accueillirla brise moins volontiers encore que le calme.

Pauvre garçon, pensa le capitaine Delano, uneamère expérience lui a appris qu’un souffle ne fait pas plus levent qu’une hirondelle ne fait le printemps. Mais pour une fois ilse trompe. Je le lui prouverai en pilotant son navire dans leport.

Avec une allusion discrète à la conditiondébile de son hôte, il le pressa de rester tranquillement où ilétait, tandis que lui-même prendrait avec plaisir à sa charge lesoin de tirer du vent le meilleur parti possible.

En regagnant le pont, le capitaine Delanotressaillit au spectacle inattendu d’Atufal, dont la silhouettemonumentale était fixée sur le seuil comme l’un de ces portiers demarbre noir qui gardent le porche des tombes égyptiennes.

Mais cette fois, le tressaillement futpeut-être purement physique. À la personne d’Atufal qui offrait unsingulier exemple de docilité jusque dans l’obstination maussade,vint s’opposer celles des polisseurs de hachettes dans l’exercicepatient de leur industrie&|160;; les deux spectacles montrantnéanmoins que, malgré tout le relâchement dont l’autorité généralede Don Benito avait pu souffrir, chaque fois qu’il lui plaisaitd’en faire usage, il n’était point d’homme, si sauvage ou sicolossal fût-il, qui ne dût plus ou moins s’incliner devantlui.

Saisissant un porte-voix suspendu aux pavois,le capitaine Delano s’avança librement vers l’extrémité avant de lapoupe, délivrant ses ordres dans son meilleur espagnol. Les raresmatelots et les nombreux nègres, tous également ravis, se mirentdocilement en devoir de conduire le navire au port.

Tandis qu’il donnait quelques directions surla façon de hisser une bonnette, le capitaine Delano entendit toutà coup une voix répéter fidèlement ses ordres. Il se retourna etvit Babo qui jouait à présent, sous l’autorité du pilote, son rôleoriginel de capitaine des esclaves. Cette assistance se montraprécieuse. Les voiles en lambeaux et les vergues gauchies reprirentbientôt leur assiette. Et point de bras ni de drisse qui ne fussentmaniés aux chants joyeux des nègres pleins d’ardeur.

Braves gars, pensa le capitaine Delano, avecun peu d’entraînement ils feraient de bons marins. Voyez, lesfemmes même se mettent à tirer et à chanter, elles aussi. Il y a làsans doute quelques-unes de ces négresses Achanti qui font de simerveilleux soldats, à ce qu’on dit. Mais qui est à la barre&|160;?Il me faut là un bras exercé.

Il alla voir.

Le San Dominick gouvernait avec unelourde barre flanquée de grandes poulies horizontales. Devantchacune d’elles se tenait un subordonné noir, et entre eux, auposte de commande, un matelot espagnol dont le visage montraitqu’il prenait dûment sa part de l’espérance et de la confiancegénérale en la venue de la brise.

Il s’avéra le même homme qui s’était conduitd’une façon si suspecte sur le guindeau.

«&|160;Ah&|160;! C’est toi, mon brave,&|160;»s’écria le capitaine Delano. «&|160;Eh&|160;! bien, plus de coupsd’œil en coulisse à présent&|160;; regarde droit et tiens le navirede même. Tu connais ton affaire, j’espère&|160;? Et tu veux entrerau port, n’est-ce pas&|160;?&|160;»

«&|160;Si, Señor,&|160;» répondit l’homme avecun petit rire intérieur, en manœuvrant la barre d’une main ferme.Sur quoi, à l’insu de l’Américain, les deux noirs observèrent lematelot du coin de l’œil.

Assuré que tout allait bien à la barre, lepilote se dirigea vers le gaillard d’avant pour voir comment leschoses se passaient par là.

Le navire avait maintenant assez d’erre pouraffronter le courant. Avec l’approche du soir, la brise allaitcertainement fraîchir.

Ayant fait tout ce qu’il fallait pour leprésent, le capitaine Delano acheva de donner ses ordres auxmatelots et se tourna vers l’arrière pour aller rendre compte del’état des choses à Don Benito dans la cabine&|160;; peut-êtreaussi cet empressement à le rejoindre ne laissait-il pas d’êtreaccru par l’espoir de dérober quelques instants d’entretien privéavec l’Espagnol, tandis que son serviteur était occupé sur lepont.

Sous la poupe étaient ménagés de chaque côtédeux passages menant à la cabine&|160;; l’un situé plus à l’avantque l’autre et formant en conséquence un couloir plus long. Aprèss’être assuré que le serviteur était encore sur le pont, lecapitaine Delano s’engouffra dans la plus proche ouverture – ladernière mentionnée – toujours gardée par Atufal, et marcha d’unpas rapide jusqu’au seuil de la cabine devant laquelle il s’arrêtaun instant pour se remettre de sa précipitation. Puis, les parolesqu’il voulait prononcer déjà sur ses lèvres, il entra. Comme ils’avançait vers l’Espagnol assis sur le hourdi, il entendit unautre pas qui semblait réglé sur le sien. Par la porte opposée, unplateau à la main, le serviteur s’avançait également.

«&|160;Que Dieu confonde ce fidèleserviteur,&|160;» pensa le capitaine Delano&|160;; «&|160;quelleagaçante coïncidence&|160;!&|160;»

Peut-être l’agacement se fût-il transformé enun sentiment différent, sans la confiance inspirée par la briseentraînante. Mais, quoi qu’il en fût, il sentit un léger pincementau cœur en associant involontairement Babo et Atufal.

«&|160;Don Benito,&|160;» dit-il, «&|160;jevous apporte de bonnes nouvelles&|160;; la brise se maintiendra etsoufflera de plus en plus fort. À propos, votre pendule géante,Atufal, est là dehors. Par votre ordre,naturellement&|160;?&|160;»

Don Benito sursauta, comme s’il eût étéatteint par quelque brocard doucereusement satirique et siadroitement délivré sous le couvert de la politesse qu’il n’offraitaucune prise à la repartie.

On dirait un écorché vif, pensa le capitaineDelano&|160;; où peut-on le toucher sans le fairetressaillir&|160;?

Le serviteur, s’empressant auprès de sonmaître, arrangea un coussin&|160;; rappelé à la civilité,l’Espagnol répondit avec raideur&|160;: «&|160;Vous dites vrai.L’esclave se tient là où vous l’avez vu sur mon ordre, qui est deprendre son poste et d’attendre ma venue si à l’heure dite je metrouve dans la cabine.&|160;»

«&|160;Ah&|160;! Pardonnez-moi, mais c’est làtraiter le pauvre garçon comme un ex-roi désavoué. Ah&|160;! DonBenito,&|160;» ajouta-t-il en souriant, «&|160;malgré toute lalicence que vous autorisez à certains égards, je crains qu’au fondvous ne soyez un maître impitoyable.&|160;»

De nouveau Don Benito sursauta&|160;; et cettefois, comme le bon marin le pensa, sous l’effet d’un vrai remordsde conscience.

La conversation se fit alors plus contrainte.C’est en vain que le capitaine Delano appela l’attention de sonhôte sur le mouvement perceptible de la quille qui fendaitdoucement la mer&|160;; le regard terne, Don Benito répondait enpeu de mots, avec réserve.

Cependant, le vent qui n’avait cessé degrossir et de souffler dans la direction du port, entraînaitrapidement le San Dominick. Comme il doublait unpromontoire, le phoquier apparut au loin.

Le capitaine Delano avait à présent regagné lepont. Il y demeura un moment afin de modifier la route du navire etde passer ainsi à bonne distance du récif, puis il redescendit enbas pour quelques instants.

Cette fois, je redonnerai du cœur à mon pauvreami, pensa-t-il.

«&|160;De mieux en mieux, Don Benito,&|160;»s’écria-t-il en entrant d’un air allègre&|160;; «&|160;vous verrezbientôt la fin de vos soucis, du moins pour quelque temps. Car,vous le savez, lorsque après un long et triste voyage, l’ancretombe dans le port, il semble que le cœur du capitaine soit soulagéd’un poids immense. Nous filons fameusement, Don Benito. Mon navireest en vue. Regardez par ce sabord&|160;; le voici, toutparé&|160;! Le Bachelor’s Delight, mon bon ami. Ah&|160;!comme ce vent vous ravigote&|160;! Tenez, il faut que vous preniezune tasse de café avec moi ce soir. Mon vieux maître-coq vous feraun vrai café de sultan. Qu’en dites-vous, Don Benito,viendrez-vous&|160;?&|160;»

Tout d’abord, l’Espagnol leva fiévreusementles yeux et jeta un regard nostalgique vers le phoquier, tandis quele serviteur observait son visage avec une muette sollicitude. Toutà coup il reprit son ancienne froideur et, retombant sur sescoussins, garda le silence.

«&|160;Vous ne répondez pas. Allons, vous avezété mon hôte toute la journée&|160;; voudriez-vous quel’hospitalité restât toujours du même côté&|160;?&|160;»

«&|160;Je ne puis aller à votre bord,&|160;»répondit-il.

«&|160;Quoi&|160;? Cela ne vous fatiguera pas.Les navires mouilleront aussi près que possible, sauf à se balancerlibrement. Vous n’aurez guère qu’à passer d’un pont à l’autre.Allons, allons, il ne faut pas me refuser cela.&|160;»

«&|160;Je ne puis aller à votre bord,&|160;»répondit Don Benito sur un ton de répugnance décisive.

C’était tout juste s’il gardait un derniersemblant de courtoisie&|160;; avec une sorte de rigiditécadavérique, mordant au vif ses ongles minces, il regardait,dévisageait presque son hôte, comme impatient d’une présence quil’empêchait de s’abandonner entièrement à son accès morbide.Cependant le bruit des eaux partagées, entrant par les fenêtresavec un glouglou de plus en plus joyeux, semblait lui reprocher sonhumeur splénétique et lui dire que la nature ne s’en souciait mie,quand bien même il en deviendrait fou, car à qui la faute, s’ilvous plaît&|160;?

Mais à présent sa dépression était au pire,comme le bon vent était au mieux.

Il y avait maintenant chez, cet homme quelquechose qui outrepassait de telle sorte le manque d’aménité oul’aigreur dont il avait pu faire preuve jusqu’alors que, malgrétoute son indulgence naturelle, son hôte ne put le supporter pluslongtemps. Incapable de s’expliquer un tel comportement et jugeantque la maladie jointe à l’excentricité, quelque extrêmes qu’ellesfussent, ne formaient point une excuse adéquate, bien assuré enoutre que rien dans sa propre conduite ne pouvait justifier pareilmanquement, la fierté du capitaine Delano commença à s’éveiller. Ildevint lui-même réservé. Mais l’Espagnol parut n’en avoir cure. Surquoi, le quittant, le capitaine Delano monta une fois de plus surle pont.

Le navire était à présent à moins de deuxmilles du phoquier, et l’on voyait la baleinière lancée sur cetintervalle marin.

Pour être bref, les deux vaisseaux, grâce àl’habileté du pilote, voisinèrent bientôt au mouillage.

&|160;

Avant de regagner son propre vaisseau, lecapitaine Delano avait eu l’intention de communiquer à Don Benitodes détails pratiques concernant les services qu’il se proposait delui rendre. Mais, voyant ce qu’il en était, et peu désireux des’exposer à de nouvelles rebuffades, il résolut, puisque le SanDominick était mouillé à présent en lieu sûr, de quitterimmédiatement son bord, sans faire plus d’allusions à l’hospitalitéou aux affaires. Ajournant pour un temps indéterminé ses plansultérieurs, il réglerait ses actes futurs sur les circonstancesfutures. Sa baleinière était prête à le recevoir, mais son hôtes’attardait encore en bas. Eh&|160;! bien, pensa le capitaineDelano, s’il n’a guère d’éducation, raison de plus pour que j’enfasse preuve. Il descendit à la cabine pour lui faire des adieuxcérémonieux et peut-être tacitement réprobateurs. Mais à sa grandesatisfaction, Don Benito, comme s’il commençait à ressentir lepoids de la froideur polie que son hôte maltraité lui témoignaitpar représailles, se leva avec l’aide de son serviteur et,saisissant la main du capitaine Delano, resta debout, tremblant,trop agité pour parler. Cependant, le bon augure qu’on eût pu tirerde ce geste fut tout à coup anéanti car, retombant dans sa réserveavec une mine plus lugubre encore que devant, le regard à demidétourné, il reprit à nouveau sa place sur les coussins. Rappelantde même toute sa froideur, le capitaine Delano s’inclina et seretira.

Il était à peine à mi-chemin du corridorétroit, sombre comme un tunnel, qui menait de la cabine auxescaliers, quand un bruit pareil au tintement qui annonce uneexécution dans quelque cour de prison, vint retentir à son oreille.C’était l’écho de la cloche fêlée du bord qui sonnait l’heure,lugubrement répercutée dans ce caveau souterrain. Instantanément,par une fatalité irrésistible, son esprit, répondant au mauvaisprésage, accueillit un essaim de soupçons superstitieux. Ils’arrêta. En images infiniment plus rapides que ces phrases, toutesses défiances antérieures se déroulèrent dans sa tête avec leursplus menus détails.

Jusqu’alors son naturel crédule etbienveillant avait été trop prêt à dissiper par des excuses deraisonnables craintes. Pour quoi l’Espagnol, parfois exagérémentpointilleux, négligeait-il à présent, au mépris de la plusélémentaire courtoisie, de reconduire son hôte au bastingage&|160;?Son indisposition le lui interdisait-elle&|160;? L’indisposition nel’avait point empêché de faire des efforts plus pénibles au coursde la journée. La façon équivoque dont il venait de se conduirerevint à l’esprit du capitaine&|160;: il s’était levé, avait saisila main de son visiteur, fait un geste vers son chapeau, puis, enun instant, tout avait sombré dans un mutisme morne et sinistre.Fallait-il croire que, dans un bref accès de pitié, il s’étaitrepenti au moment final de quelque complot inique, pour y revenirensuite sans remords&|160;? Son dernier regard avait semblé lancerau capitaine Delano un ultime adieu, navrant mais résigné. Pourquoidécliner l’invitation de se rendre ce soir à bord duphoquier&|160;? L’Espagnol était-il moins endurci que le Juif quine s’abstint pas de souper à la table de celui qu’il avaitl’intention de trahir la même nuit&|160;? Que signifiaient lesénigmes et les contradictions qui s’étaient succédé tout le long dujour, si elles n’avaient pour objet de mystifier avant de frapperquelque coup furtif&|160;? Atufal, prétendu mutin, mais aussi ombreponctuelle, était à ce moment même en faction derrière la porte. Ilsemblait qu’il fût une sentinelle, et plus encore. Qui donc, de sonpropre aveu, l’avait posté là&|160;? Le nègre était-il auxaguets&|160;?

L’Espagnol derrière, sa créature devant&|160;:il courut involontairement vers la lumière.

Un instant après, mâchoire et poings serrés,il passait devant Atufal et se trouvait, sans armes, à l’air libre.Lorsqu’il vit son navire bien arrimé se balancer paisiblement surson ancre presque à portée de voix d’un appel ordinaire&|160;;lorsqu’il vit sa bonne chaloupe aux visages familiers s’élever ets’abaisser sur les vagues courtes aux côtés du SanDominick&|160;; lorsque, regardant autour de lui sur le pont,il vit les étoupiers jouer toujours activement des doigts,lorsqu’il entendit le sifflement sourd et nourri et lebourdonnement industrieux des polisseurs de hachettes toujourspenchés sur leur besogne interminable&|160;; lorsqu’il vit l’aspectbénin de la nature prenant son innocent repos du soir et le soleilvoilé brillant au campement tranquille de l’ouest comme la doucelumière de la tente d’Abraham&|160;; lorsque son œil et son oreillecharmés saisirent toutes ces choses en même temps que la silhouetteenchaînée du nègre, la mâchoire et la main crispées se détendirent.Une fois de plus il sourit aux fantômes qui l’avaient moqué, et iléprouva une pointe de remords à la pensée qu’en leur livrantaccueil pour un moment, il avait implicitement trahi un doutepresque athéiste à l’endroit de la vigilante Providence divine.

Il y eut quelques minutes de délai au coursdesquelles la chaloupe fut gaffée jusqu’à la coupée. Pendant cetintervalle, une sorte de satisfaction attristée envahit lecapitaine Delano à l’idée des bons offices qu’il avait rendus cejour-là à un étranger. Ah&|160;! pensa-t-il, après de bonnesactions et quelque ingrat que puisse se montrer le bénéficiaire,votre conscience, elle, ne reste pas indifférente.

Cependant, il s’apprêta à descendre dans lachaloupe, le visage tourné vers le pont, et son pied pressa lepremier barreau de l’échelle. Au même instant, il entendit appelercourtoisement son nom&|160;; et, à son agréable surprise, vit DonBenito s’avancer avec un air d’énergie inaccoutumée, comme si audernier moment il avait voulu faire amende honorable pour sonrécent manque de courtoisie. Avec une amabilité instinctive, lecapitaine Delano, retirant son pied, se tourna vers l’Espagnol ets’avança également à sa rencontre. À cette vue, la précipitationnerveuse de Don Benito s’accrut, mais son énergie vitale venant àle trahir, son serviteur, afin de mieux le soutenir, plaça la mainde son maître sur son épaule nue et l’y maintint doucement, enfaisant de son corps une sorte de béquille.

Quand les deux capitaines se rencontrèrent,l’Espagnol saisit à nouveau avec ferveur la main de l’Américaintout en le regardant gravement dans les yeux, mais, commeauparavant, trop épuisé pour parler.

Je lui ai fait tort, pensa le capitaine Delanoavec quelque regret&|160;; sa froideur apparente m’a trompé&|160;;en aucun cas il n’a eu l’intention de m’offenser.

Cependant, comme s’il craignait que la scène,en se prolongeant, ne fût une trop grande fatigue pour son maître,le serviteur parut anxieux de la terminer. Jouant toujours son rôlede béquille et marchant entre les deux capitaines, il s’avança aveceux vers la coupée&|160;; tandis que Don Benito, qui semblait émude contrition, refusait de lâcher la main du capitaine Delano et laretenait dans la sienne, en travers du corps du noir.

Ils se trouvèrent bientôt auprès dubastingage, leurs yeux plongeant dans la chaloupe dont l’équipagelevait vers eux leurs regards curieux. Attendant avec quelqueembarras que l’Espagnol eût desserré son étreinte, le capitaineDelano leva le pied pour enjamber le seuil de la coupéeouverte&|160;; mais Don Benito retenait toujours sa main. Il finitpourtant par lui dire d’une voix agitée&|160;: «&|160;Je ne puisaller plus loin&|160;; je dois ici vous dire adieu. Adieu, moncher, cher Don Amasa. Allez… allez&|160;!&|160;» Ici, il libérabrusquement sa main. «&|160;Allez, et que Dieu vous garde mieux quemoi, mon excellent ami.&|160;»

Ne laissant pas d’être touché, le capitaineDelano allait s’attarder encore, mais, rencontrant le regarddiscrètement admonitoire du serviteur, il prit congé hâtivement etdescendit dans sa chaloupe, poursuivi par les adieux continuels deDon Benito qui semblait enraciné au bord de la coupée.

S’asseyant à l’arrière, le capitaine Delano,après un dernier salut, donna le signal du départ. L’équipage mitles avirons debout. Le brigadier repoussa la chaloupe à unedistance suffisante pour que les avirons pussent retomber dansl’eau de toute leur longueur. Dès que cette manœuvre fut achevée,Don Benito bondit par-dessus les pavois et tomba aux pieds ducapitaine Delano, tout en jetant des appels vers son navire, maisd’un ton si frénétique que personne dans la chaloupe ne put lecomprendre. Cependant trois matelots espagnols, qui semblaient nepoint partager cette incompréhension, se jetèrent à la mer de troisendroits divers et éloignés du navire, et nagèrent après leurcapitaine, comme pour le secourir.

L’officier de chaloupe, stupéfait, demandavivement ce que cela signifiait. À quoi le capitaine Delano, avecun sourire dédaigneux à l’adresse de l’inexplicable Benito Cereno,répondit que pour sa part il n’en savait rien et n’en avaitcure&|160;; mais il semblait que l’Espagnol se fût mis en tête dedonner à ses gens l’impression que la chaloupe cherchait à leravir. «&|160;Ou bien… poussez, il y va de votre vie&|160;!&|160;»cria-t-il éperdument, sursautant au vacarme soudain quiretentissait sur le navire, toujours dominé cependant par le tocsindes polisseurs de hachettes&|160;; et saisissant à la gorge DonBenito, il ajouta&|160;: «&|160;Ce pirate complote notremeurtre&|160;!&|160;» Ici, vérifiant apparemment ces mots, leserviteur, une dague à la main, monta sur le bastingage et sauta,comme pour assister son maître jusqu’à la fin dans sa fidélitédésespérée&|160;; tandis que, pour aider, semblait-il, le noir, lestrois matelots espagnols s’efforçaient d’escalader la proueencombrée. Cependant, toute l’armée des nègres, comme enflammés àla vue de leur capitaine en danger, suspendaient aux pavois leuravalanche de suie.

Tout ceci, ainsi que ce qui avait précédé etce qui suivit, se déroula avec une telle rapidité que passé,présent et futur semblèrent ne faire qu’un.

Voyant venir le nègre, le capitaine Delanoavait rejeté l’Espagnol de côté, presque immédiatement aprèsl’avoir saisi, et, changeant de position par un geste de reculinconscient, avait lancé les bras en l’air de façon à s’emparer duserviteur dans sa chute&|160;; ce qu’il fit si promptement que lenoir, dont la dague se trouvait dirigée vers le cœur du capitaineDelano, parut avoir visé ce but en sautant. Mais l’arme futarrachée et l’assaillant jeté au fond de la chaloupe dont lesavirons, maintenant dégagés, poussaient rapidement au large.

En cette conjoncture, la main gauche ducapitaine Delano empoigna de nouveau Don Benito à demi affaissé,sans prendre garde à sa condition défaillante, tandis que son pieddroit maintenait à terre le nègre prostré, que son bras droitpressait sur le dernier aviron pour ajouter à la vitesse et que sonregard tendu en avant encourageait les hommes à faire tout cequ’ils pouvaient.

Mais alors, l’officier de la chaloupe quiavait réussi à repousser l’assaut des matelots espagnols et qui, levisage tourné vers l’arrière, poussait sur l’aviron du brigadier,appela tout à coup l’attention du capitaine Delano sur le manège dunoir&|160;; tandis qu’un rameur portugais lui criait d’écouter ceque disait l’Espagnol.

Jetant un coup d’œil à ses pieds, le capitaineDelano vit la main libre du serviteur armée d’une seconde dague –que sa petitesse lui avait permis de dissimuler dans sa ceinture delaine – dont il menaçait le cœur de son maître en se redressant aufond du bateau par une reptation serpentine, avec une expressionlivide et vengeresse qui trahissait le dessein central de sonâme&|160;; cependant que l’Espagnol, à demi suffoqué, cherchaitvainement à l’éviter, en prononçant des mots étouffés intelligiblesau seul Portugais.

À ce moment un éclair révélateur traversal’esprit longtemps obscurci du capitaine Delano, illuminant d’uneclarté toute nouvelle le mystérieux comportement de Benito Cereno,ainsi que chacun des incidents énigmatiques de la journée et toutle voyage passé du San Dominick. Il rabattit la main deBabo, mais son cœur le frappa plus durement encore. Avec une pitiéinfinie, il délivra Don Benito de sa propre étreinte. Ce n’étaitpoint le capitaine Delano, mais Don Benito que le noir, en sautantdans la chaloupe, avait voulu poignarder.

Les deux mains du noir furent saisies, tandisque le capitaine Delano, regardant le San Dominick avecdes yeux désormais dessillés, voyait les nègres, non plus en proieau désordre, au tumulte, à l’inquiétude frénétique qu’avait paruleur inspirer Don Benito, mais le masque arraché, brandissant deshachettes et des coutelas dans leur féroce révolte de pirates.Pareils à de noirs derviches en délire, les six Achanti dansaientsur la poupe. Empêchés par leurs ennemis de sauter dans l’eau, lesmousses espagnols gagnaient à la hâte les plus hautesvergues&|160;; quant aux quelques matelots moins alertes et quin’étaient point déjà à la mer, on les apercevait sur le pont auxprises avec les noirs dans une mêlée désespérée.

Cependant le capitaine Delano, hélant sonpropre vaisseau, ordonna d’ouvrir les sabords et de sortir lescanons. Mais à ce moment le câble du San Dominick ayantété coupé, le coup de fouet de la corde entraîna le linceul detoile qui enveloppait l’étrave, révélant soudain, comme la coqueblanchie tournait vers le large, la mort pour figure de proue, sousforme d’un squelette humain&|160;; crayeux commentaire aux motsinscrits à la craie en dessous&|160;: «&|160;Suivez votrechef.&|160;»

À cette vue, Don Benito, se couvrant levisage, gémit&|160;: «&|160;C’est lui, Aranda&|160;! Mon amiassassiné et privé de sépulture&|160;!&|160;»

En atteignant le phoquier, le capitaine Delanocria qu’on lui lançât des cordes, lia le nègre qui n’offrit pointde résistance, et le fit hisser sur le pont. Il se préparait àaider Don Benito, maintenant presque inanimé, à gravir la paroi dunavire, mais celui-ci, exsangue comme il était, refusa de bouger oude se laisser mouvoir avant que le nègre n’eût été descendu dans lacale loin du regard. Assuré que la chose était faite, il ne reculaplus devant la montée.

La chaloupe fut immédiatement renvoyée, afinde recueillir les trois matelots à la mer. Cependant les canonsétaient prêts, mais le San Dominick ayant quelque peudérivé vers la poupe du phoquier, seule la dernière pièce del’arrière put être pointée. On tira six fois, dans l’espoird’estropier le navire fugitif en abattant ses vergues, mais avec leseul effet d’atteindre quelques cordages sans conséquence. Bientôtle navire fut hors de portée des canons&|160;: il gouvernait droitvers le large, les noirs pressés en foule autour du beaupré tantôtpoussant des clameurs insultantes à l’adresse des blancs, tantôtsaluant de leurs bras levés l’étendue de l’océan assombri –corbeaux croassants échappés à la main de l’oiseleur.

Le premier mouvement fut de filer les câbleset de donner la chasse. Mais, après réflexion, il parut plusprometteur de poursuivre avec la chaloupe et la yole.

Le capitaine Delano demanda alors à Don Benitode quelles armes à feu disposait le San Dominick&|160;; illui fut répondu qu’elles étaient toutes hors d’usage parce qu’audébut de la mutinerie un passager de cabine, mort depuis, avaitsecrètement faussé la platine des quelques mousquets du bord. DonBenito cependant rassembla le reste de ses forces pour supplierl’Américain de ne point livrer la chasse, que ce fût avec le navirelui-même ou avec la chaloupe&|160;; car les nègres s’étaient déjàrévélés comme de tels desperados, qu’en cas d’assaut le massacretotal des blancs serait inévitable. Mais, considérant que cetavertissement venait d’un esprit accablé par le malheur,l’Américain ne renonça point à son dessein.

Les chaloupes furent parées et armées.Vingt-cinq hommes y prirent place sur l’ordre du capitaine Delano.Il se disposait à y descendre lui-même, lorsque Don Benito saisitson bras.

«&|160;Quoi&|160;! Avez-vous sauvé ma vie,Señor, pour aller à présent gaspiller la vôtre&|160;?&|160;»

Les officiers, en considération de leursintérêts, de ceux du voyage, et des obligations qu’ils avaient àl’égard des armateurs, élevèrent également de fortes objectionscontre le départ de leur commandant. Après avoir pesé un momentleurs remontrances, le capitaine Delano se sentit obligé derester&|160;; il mit à la tête de l’expédition son second, hommeathlétique et résolu qui avait servi à bord d’un corsaire et,chuchotaient ses ennemis, à bord d’un navire de pirates. Pourencourager les matelots, on leur dit que le capitaine espagnolconsidérait son vaisseau comme perdu&|160;; que vaisseau etchargement (celui-ci comprenant de l’or et de l’argent) valaientplus de dix mille doublons. Qu’ils le prissent, et ils auraient unebonne part du butin. Les matelots répondirent par desacclamations.

Il s’en fallait de peu que les fugitifsn’eussent gagné le large. Il faisait presque nuit&|160;; mais lalune se levait. Après des efforts violents et prolongés, leschaloupes parvinrent à se rapprocher du navire et les assaillants,restant sur leurs avirons, s’arrêtèrent à une distance convenablepour décharger leurs mousquets. N’ayant point de balles àretourner, les nègres répondirent par des hurlements. Mais à laseconde volée, ils lancèrent leurs hachettes à la mode indienne.L’une d’elles trancha les doigts d’un matelot. Une autre atteignitl’avant de la baleinière, coupa le câble et se ficha dans leplat-bord comme une cognée de bûcheron. L’officier l’arracha,frémissante, à son logement, et la renvoya. Le gantelet relancés’enfonça dans la galerie arrière brisée du navire où ildemeura.

Devant la réception trop chaleureuse desnègres, les blancs gardèrent une distance plus respectueuse.Évoluant à présent juste hors de portée des hachettes, ilscherchèrent, en vue de la mêlée prochaine, à inciter les noirs à seséparer des armes qui pouvaient être les plus meurtrières dans uncorps à corps, en les lançant sottement contre un but trop éloigné,dans la mer. S’avisant bientôt du stratagème, les nègress’arrêtèrent, mais déjà un grand nombre d’entre eux durentremplacer leurs hachettes perdues par des anspects&|160;; échangequi se montra finalement favorable aux assaillants, comme ilsl’avaient escompté.

Cependant le navire poussé par un bon ventfendait toujours les eaux, tandis que les chaloupes,alternativement, se laissaient distancer, puis revenaient à forcede rames pour décharger de nouvelles volées.

Le feu était surtout dirigé vers l’arrière oùla plupart des nègres à présent se pressaient. Pourtant l’objectifn’était pas de tuer ou de blesser les nègres, mais bien de lescapturer avec le navire. Il fallait donc recourir à l’abordage, cequi ne pouvait se faire avec les chaloupes tant que le SanDominick maintiendrait son allure.

Le second eut alors une idée. Observant queles mousses espagnols étaient toujours dans les hunes, aussi hautqu’ils pouvaient atteindre, il leur cria de descendre jusqu’auxvergues et de couper les voiles. Ce qui fut fait. Vers le mêmetemps, pour des raisons qui furent révélées par la suite, deuxEspagnols en habit de marin qui s’exposaient ostensiblement furenttués, non par des volées de balles, mais par des coups délibérémentvisés&|160;; et, comme il apparut plus tard, le noir Atufal etl’Espagnol à la barre furent également tués par l’une des déchargesgénérales. Le navire, ayant perdu ses voiles et ses chefs, échappaentièrement au contrôle des nègres.

Il se mit à tourner lourdement dans le ventavec ses mâts grinçants, sa proue venant lentement s’offrir auxregards des matelots, son squelette étincelant au clair de lunehorizontal et jetant sur l’eau une ombre gigantesque striée decôtes. Le bras étendu du fantôme semblait faire signe aux blancs dele venger.

«&|160;Suivez votre chef&|160;!&|160;» cria lesecond&|160;; et, des deux côtés à la fois, les chaloupesabordèrent le navire. Harpons et coutelas croisèrent hachettes etanspects. Entassées sur le canot couché par le travers, lesnégresses entonnèrent un chant plaintif dont l’acier entrechoquéformait le refrain.

Pendant un temps, l’attaque demeuraindécise&|160;; les nègres se resserrant pour la repousser&|160;;les matelots à demi refoulés, encore incapables de prendre pied surle navire, combattant comme des troupiers en selle, une jambe jetéede côté par-dessus les pavois, l’autre au dehors, et jouant ducoutelas comme d’un fouet de charretier. Mais en vain. Ils allaientavoir le dessous lorsque, se ralliant comme un seul homme en ungroupe compact, avec un grand cri ils sautèrent à bord où, mêlésaux noirs, ils se séparèrent à nouveau malgré eux. Le temps dequelques respirations, il y eut un bruit vague, étouffé, intérieur,comme d’espadons se ruant ici et là, sous l’eau, parmi des bancs denoires anguilles. Bientôt, se regroupant, et rejoints par lesmatelots espagnols, les blancs revinrent à la surface, entraînantirrésistiblement les nègres vers l’arrière. Une barricade de barilset de sacs courait d’un bord à l’autre devant le grand mât&|160;:là, les nègres firent volte-face. Malgré leur mépris pour toutepaix ou trêve, ils eussent été bien contents de souffler&|160;;mais, les marins infatigables franchirent la barrière et reprirentaussitôt le corps à corps. Épuisés, les noirs combattaientmaintenant en désespérés. Comme des loups, leurs langues rougespendaient hors de leurs bouches sombres. Mais les pâles matelotsavaient les dents serrées&|160;; pas un mot ne fut prononcé&|160;;et au bout de cinq minutes le navire fut pris.

Près de vingt nègres avaient été tués.Indépendamment de ceux que les balles avaient atteints, un grandnombre présentaient des blessures – dues pour la plupart auxharpons à long fer – assez semblables à celles que les faux desHighlanders infligèrent aux Anglais à Preston Pass. L’autre camp necomptait point de morts, mais plusieurs blessés, quelques-unsgrièvement, y compris le second. Les nègres survivants furentprovisoirement ligotés, et le navire remorqué dans le port où il sebalança de nouveau sur son ancre.

Il suffira de dire – en passant sous silenceles incidents et les mesures qui suivirent – qu’après deux jours deradoub, les deux navires voguèrent de conserve vers Concepcion duChili, d’où ils partirent pour Lima du Pérou&|160;; et là, devantles tribunaux du vice-roi, toute l’affaire fut instruite dès ledébut.

Bien qu’au milieu de la traversée l’infortunéEspagnol, délivré de toute contrainte, eût semblé recouvrer lasanté et le libre exercice de sa volonté, pourtant, conformément àses prévisions, peu avant d’arriver à Lima, il retomba dans sonétat antérieur et devint bientôt si faible qu’il fallut le porter àterre à bras d’hommes. Apprenant son histoire et sa condition,l’une des nombreuses institutions religieuses de la Cité des Roislui ouvrit un refuge hospitalier où médecins et prêtres luiprodiguèrent leurs soins, un membre de l’ordre s’offrant à jouerauprès de lui, la nuit comme le jour, le rôle de gardienparticulier et de consolateur.

Les extraits suivants, traduits d’après l’undes documents officiels espagnols, jetteront, nous l’espérons,quelque lumière sur le récit précédent&|160;; ils révéleront toutd’abord de quel port le San Dominick était parti et quelleavait été la véritable histoire de son voyage jusqu’au temps de sonescale à l’île de Santa Maria.

Mais, avant de donner les extraits, il siéraitpeut-être de les faire précéder d’une remarque.

Le document, choisi parmi beaucoup d’autrespour une traduction partielle, contient la déposition de BenitoCereno, la première reçue par le tribunal. Certaines de sesrévélations furent, à ce stade du procès, considérées commedouteuses pour des raisons à la fois savantes et naturelles. Letribunal inclina à croire que le déposant ne laissait pas d’avoirl’esprit troublé par les récents événements et qu’il imaginait dansson délire des choses qui n’avaient jamais pu se passer. Mais lesdépositions subséquentes des matelots survivants, appuyant lesrévélations de leur capitaine dans plusieurs de leurs détails lesplus étranges, conférèrent crédit du même coup à tout le reste. Ensorte que le tribunal, dans sa décision finale, fonda ses sentencescapitales sur des déclarations qu’il eût jugé de son devoir derejeter si elles n’avaient reçu confirmation.

*

* *

Je soussigné, Don José de Abos et Padilla,notaire de Sa Majesté pour le Revenu Royal, et greffier de cetteprovince, et notaire public de la Sainte Croisade de cet évêché,etc.

Certifie et déclare, conformément auxexigences de la loi, que dans la cause criminelle intentée levingt-quatre du mois de septembre de l’annéedix-sept-cent-quatre-vingt-dix-neuf contre les nègres Sénégalais duvaisseau le San Dominick, la déclaration suivante a étéfaite par devers moi.

Déclaration du premier témoin, DonBenito Cereno.

Les mêmes jour, mois et année&|160;; SonExcellence le docteur Juan Martinez de Rozas, Conseiller del’Audience Royale de ce Royaume et connaissant des lois de cetteIntendance, a ordonné au capitaine du vaisseau le SanDominick, Don Benito Cereno, de comparaître devant lui&|160;;ce qu’il fit dans sa litière, assisté du moine Infelez&|160;;lequel Don Benito Cereno, en présence de Don José de Abos etPadilla, Notaire Public de la Sainte Croisade, prêta serment par lenom de Dieu, Notre Seigneur, et par un signe de croix&|160;; sousla foi duquel il promit de dire la vérité sur tout ce qu’il savaitet sur tout ce qu’on lui demanderait&|160;; – et étant interrogéconformément à la teneur de l’acte initial du procès, il dit, quele vingtième du mois de mai dernier, il quitta avec son navire leport de Valparaiso à destination de Callao&|160;; transportant àson bord des produits du pays et cent soixante noirs des deuxsexes, qui appartenaient pour la plupart à Don Alexandro Aranda,gentilhomme, de la cité de Mendoza&|160;; que l’équipage du navirese composait de trente-six hommes, en outre des personnes quis’étaient embarquées en qualité de passagers&|160;; que les nègresétaient notamment les suivants&|160;:

(Ici, dans l’original, suit une liste dequelque cinquante noms, descriptions et âges, établis d’aprèscertains documents d’Aranda recouvrés, et aussi d’après lessouvenirs du déposant&|160;; nous en donnerons seulement quelquesextraits.)

Un noir de dix-huit ou dix-neuf ans environ,nommé José&|160;: c’est là l’homme qui exerçait les fonctions deserviteur auprès de son maître, Don Alexandro, et qui, l’ayantservi depuis quatre ou cinq ans, parle bien l’espagnol&|160;; … unmulâtre, nommé Francesco, stewart des officiers, doué d’uneprestance et d’une voix agréables, ayant chanté dans les églises deValparaiso, natif de la province de Buenos-Ayres, âgé d’environtrente-cinq ans… Un beau nègre, nommé Dago, qui avait été pendantde longues années fossoyeur chez les Espagnols, âgé de quarante-sixans… Quatre vieux nègres, natifs d’Afrique, âgés de soixante àsoixante-dix ans, mais sains de corps, calfats de profession, etportant les noms suivants&|160;: – le premier s’appelait Mûri, etil fut tué (ainsi que son fils nommé Diamelo)&|160;; le second,Nacta&|160;; le troisième, Yola, tué de même&|160;; le quatrième,Chofan&|160;; et six nègres adultes, âgés de trente à quarante-cinqans, tous non policés, et nés parmi les Achanti&|160;: Martinqui,Yan, Lecbe, Mapenda, Yambaio, Akim&|160;; quatre d’entre eux furenttués&|160;; … un puissant nègre, nommé Atufal, qui était censéavoir été chef en Afrique, et que ses propriétaires prisaienthautement… Et un petit nègre du Sénégal, depuis quelques annéesseulement parmi les Espagnols, âgé de trente ans environ, et du nomde Babo&|160;; … qu’il ne se souvient pas du nom des autres, maisque, escomptant toujours trouver le reste des papiers de DonAlexandre, il pourra alors dresser la liste complète de tous lesnoirs, et la remettre à la cour&|160;; … et trente-neuf femmes etenfants de tout âge.

(Après le catalogue, la déposition sepoursuit en ces termes&|160;:)

…&|160;Que tous les nègres dormaientsur le pont, comme il est coutumier dans la traite, et ne portaientpoint de fers, le propriétaire, son ami Aranda, lui ayant ditqu’ils étaient tous dociles&|160;; … que le septième jour aprèsavoir quitté le port, à trois heures du matin, tous les Espagnolsétant endormis sauf les deux officiers de quart, le maîtred’équipage Juan Robles, le maître charpentier Juan Bautista Gayete,l’homme de barre et son aide, les nègres se révoltèrentsoudainement, blessèrent grièvement le maître d’équipage et lemaître charpentier, et tuèrent successivement dix-huit des hommesqui dormaient sur le pont, les uns à coups d’anspect et dehachette, les autres en les jetant vivants par-dessus bord aprèsles avoir liés&|160;; que des Espagnols qui se trouvaient sur lepont, ils laissèrent environ sept matelots vivants et liés pour lamanœuvre du navire, auxquels il convient d’ajouter trois ou quatrehommes qui se cachèrent et restèrent également en vie. Que, bienque les nègres se fussent au cours de la révolte rendus maîtres del’écoutille, six ou sept hommes dangereusement atteintsl’empruntèrent pour se rendre au poste des blessés, sans aucunempêchement de leur part&|160;; que le second, et une autrepersonne dont il ne se rappelle point le nom, tentèrent de monterpar l’écoutille, mais qu’ayant été blessés aussitôt, ils furentobligés de regagner la cabine&|160;; que le déposant résolut àl’aube de monter jusqu’au dôme, où se trouvaient le nègre Babo,meneur de la mutinerie, et Atufal, son assistant&|160;; qu’il leurparla, les exhortant à cesser de commettre de telles atrocités, etleur demandant en même temps ce qu’ils voulaient et ce qu’ilsavaient l’intention de faire, ajoutant qu’il était prêt à obéir àleurs ordres&|160;; que malgré ceci, ils jetèrent en sa présencepar-dessus bord trois hommes vivants et liés&|160;; qu’ils direntau déposant de monter sur le pont, en l’assurant qu’ils ne letueraient point&|160;; qu’il le fit&|160;; que le nègre Babo luidemanda s’il se trouvait dans ces mers quelque pays noir où ilspussent être transportés&|160;; qu’il répondit&|160;: non&|160;;que le nègre Babo lui ordonna ensuite de les mener au Sénégal ouaux îles voisines de Saint-Nicolas&|160;; qu’il répondit que lachose était impossible vu la grande distance, la nécessité dedoubler le Cap Horn, la mauvaise condition du vaisseau, le manquede provisions, de voiles et d’eau&|160;; mais que le nègre Babo luirépliqua qu’il devrait les y conduire en tout cas&|160;; qu’ilsagiraient en tous points conformément aux instructions du déposantsur les rations d’eau et de vivres&|160;; qu’après une longueconférence, étant absolument contraint de les satisfaire, car ilsmenaçaient de tuer tous les blancs si on ne les menait point auSénégal, le déposant leur dit que la première chose nécessaire auvoyage était l’eau&|160;; qu’ils gagneraient d’abord le rivage pours’en procurer, et qu’ensuite ils poursuivraient leur route&|160;;que le nègre Babo acquiesça&|160;; que le déposant mit le cap surles ports intermédiaires, dans l’espoir de rencontrer quelquevaisseau espagnol ou étranger qui les pût sauver&|160;; qu’au boutde dix ou onze jours ils arrivèrent en vue de terre, etcontinuèrent leur course en longeant la côte dans le voisinage deNasca&|160;; que le déposant observa alors des signes d’agitationet de rébellion chez les nègres, parce qu’il différait de faire leplein d’eau&|160;; que le nègre Babo ayant exigé avec des menacesque ceci fût fait sans faute le jour suivant, il lui dit qu’ilvoyait clairement que le rivage était escarpé, et qu’il ne trouvaitpoint les rivières désignées sur la carte, avec d’autres raisonsadaptées aux circonstances&|160;; que le mieux serait d’aller àl’île déserte de Santa Maria, où ils trouveraient aisément de l’eauet des vivres, comme faisaient les étrangers&|160;; que le déposantn’alla point à Pisco, qui était proche, ni à tout autre port de lacôte, parce que le nègre Babo lui avait signifié à plusieursreprises qu’il tuerait tous les blancs s’il apercevait une cité, unvillage ou un établissement quelconque sur les rivages verslesquels ils vogueraient&|160;; qu’ayant déterminé de gagner l’îlede Santa Maria, comme le déposant l’avait projeté, afin de tentersoit de rencontrer pendant la traversée ou dans l’île elle-même unvaisseau qui pût les secourir, soit de s’en échapper en canot etd’atteindre la côte voisine d’Arruco, pour adopter les mesuresnécessaires, il changea immédiatement de route et gouverna surl’île&|160;; que les nègres Babo et Atufal tenaient des conférencesjournalières, disputant s’il était nécessaire pour leur retour auSénégal de tuer tous les Espagnols, et particulièrement ledéposant&|160;; que huit jours après avoir quitté la côte de Nasca,le déposant étant de quart aux premières heures de l’aube, et peuaprès que les nègres eussent tenu conseil, le nègre Babo vinttrouver le déposant pour lui dire qu’il avait résolu de tuer sonmaître, Don Alexandro Aranda, parce qu’autrement lui et sescompagnons ne seraient point assurés de leur liberté, et aussiparce qu’il entendait maintenir les marins dans la sujétion en lesavertissant du chemin qu’on leur ferait prendre si quelqu’und’entre eux lui résistait&|160;; qu’enfin cet avertissement nepouvait être mieux donné que par la mort de Don Alexandro&|160;;que le déposant ne comprit point alors – et qu’il n’eût pucomprendre – ce que signifiait cette dernière phrase, sinon que lamort de Don Alexandro était projetée&|160;; que le nègre Baboproposa ensuite au déposant d’appeler le second, Raneds, quidormait dans la cabine, avant que le meurtre ne fût perpétré, decrainte que cet homme, qui était bon marin, ne fût tué avec DonAlexandro et les autres&|160;; que le déposant, qui était l’ami dejeunesse de Don Alexandro, pria et conjura, mais en vain&|160;; quele nègre Babo lui répondit que la chose était inévitable, et quetous les Espagnols risqueraient la mort s’ils essayaient defrustrer sa volonté sur ce point ou sur tout autre&|160;; qu’enprésence de ce dilemme, le déposant appela le second, Raneds, quifut contraint de rester à l’écart, et qu’immédiatement le nègreBabo ordonna à l’Achanti Martinqui et à l’Achanti Lecbe d’allercommettre le meurtre&|160;; que les deux hommes, armés dehachettes, descendirent à la couchette de Don Alexandro&|160;;qu’ils le traînèrent sur le pont, ensanglanté et encorevivant&|160;; qu’ils allaient le jeter dans cet état par-dessusbord, lorsque le nègre Babo les arrêta, leur ordonnant d’achever lemeurtre sur le pont devant lui&|160;; ce qui fut fait&|160;; quesur ses directions, le corps fut transporté en bas, àl’avant&|160;; que le déposant ne le vit plus pendant troisjours&|160;; … que Don Alonzo Sidonia, vieillard résidant depuislongtemps à Valparaiso et récemment appointé à un poste civil auPérou, ce pourquoi il s’était embarqué sur le SanDominick, dormait alors sur la couchette opposée à celle deDon Alexandre&|160;; qu’éveillé par ses cris saisissants et voyantles nègres armés de hachettes sanglantes, il se jeta à la mer parune fenêtre proche, et se noya, sans qu’il fût possible au déposantde l’assister ou de le ramener à bord&|160;; … que, peu de tempsaprès avoir tué Aranda, ils amenèrent sur le pont son cousingermain, Don Francisco Masa, de Mendoza, et le jeune Don Joaquin,Marques de Aramboalaza, récemment venu d’Espagne, ainsi que sonserviteur espagnol Ponce et les trois jeunes secrétaires d’Aranda,José Mozairi, Lorenzo Bargas et Hermenegildo Gandix, tous deCadix&|160;; qu’à Don Joaquin et à Hermenegildo Gandix le nègreBabo laissa la vie pour des motifs qui apparaîtrontpostérieurement&|160;; mais que Don Francisco Masa, José Mozairi,Lorenzo Bargas et le serviteur Ponce, ainsi que le maîtred’équipage Juan Robles, ses seconds Manuel Viscaya et RoderigoHurta, et quatre marins, furent sur son ordre jetés vivants à lamer, bien qu’ils ne fissent point de résistance et qu’ils nedemandassent rien sinon d’être épargnés&|160;; que le maîtred’équipage, Juan Robles, qui savait nager, resta le plus longtempssur l’eau, faisant des actes de contrition et, dans les dernièresparoles qu’il prononça, chargeant le déposant de faire dire lamesse pour son âme à Notre-Dame du Secours&|160;; … que, durant lestrois jours qui suivirent, le déposant, ne sachant ce qu’il étaitadvenu des restes de Don Alexandro, demanda fréquemment au nègreBabo où ils se trouvaient, le suppliant s’ils étaient encore àbord, d’ordonner qu’ils fussent conservés afin de les enterrer surle rivage&|160;; que le nègre Babo ne répondit rien jusqu’autroisième jour&|160;; mais qu’à l’aube du quatrième, comme ledéposant montait sur le pont, le nègre Babo lui montra un squelettequ’il avait substitué à la figure de proue du navire, l’image deChristophe Colomb par qui fut découvert le Nouveau Monde&|160;; quele nègre Babo lui demanda quel était ce squelette, et si, à voir sablancheur, il ne croyait pas que ce fût celui d’un blanc&|160;;qu’il se couvrit le visage, et que le nègre Babo, s’approchant toutcontre lui, prononça des paroles à cet effet&|160;: «&|160;Soisfidèle aux noirs d’ici jusqu’au Sénégal, ou ton âme suivra ton chefcomme ton corps le suit à présent,&|160;» avec un geste vers laproue&|160;; … que le même matin le nègre Babo mena successivementchacun des Espagnols à l’avant, lui demandant quel était cesquelette et si, à voir sa blancheur, il ne croyait pas que ce fûtcelui d’un blanc&|160;; que chacun des Espagnols se couvrit levisage&|160;; qu’à chacun le nègre Babo répéta les paroles qu’ilavait adressées d’abord au déposant&|160;; … qu’ils (les Espagnols)étant alors rassemblés à l’arrière, le nègre Babo les harangua,disant qu’il avait achevé à présent ce qu’il voulait faire, que ledéposant (en qualité de pilote des nègres) pouvait poursuivre saroute, l’avertissant lui et tous les autres, qu’ils suivraient, âmeet corps, le chemin de Don Alexandro s’il les voyait (lesEspagnols) parler ou comploter contre eux (les nègres), menace quifut répétée chaque jour&|160;; qu’avant les événements qui viennentd’être mentionnés, ils avaient ligoté le cuisinier pour le jeterpar-dessus bord, à cause de quelque parole qu’ils lui avaiententendu prononcer, mais que finalement le nègre Babo lui laissa lavie sauve à la requête du déposant&|160;; que quelques jours plustard, le déposant, afin de ne rien omettre pour protéger la vie dureste des blancs, exhorta les nègres à la paix et à latranquillité&|160;; qu’il consentit en outre à dresser un papier,signé par le déposant et par les marins qui savaient écrire, ainsique par le nègre Babo en son nom propre et aux noms de tous lesnoirs, dans lequel le déposant s’engageait, sous la conditionqu’ils cessassent de tuer les blancs, à les transporter au Sénégalet à leur céder formellement navire et cargaison, – dispositionsqui les satisfirent et les tranquillisèrent temporairement&|160;;…mais que le lendemain, afin de prévenir plus sûrement toute évasiondes blancs, le nègre Babo ordonna de détruire tous les canots àl’exception de la chaloupe, qui n’était plus navigable, et d’uncutter en bonne condition qu’il savait devoir être nécessaire pourtransporter les barils d’eau, et qu’il fit descendre dans lacale.

(Suivent diverses circonstances du voyagemouvementé et prolongé qu’ils entreprirent alors, ainsi que lesincidents d’une désastreuse accalmie&|160;; de cette partie de larelation est extrait le présent passage)&|160;:

…&|160;Que le cinquième jour de l’accalmie,tous les hommes du bord souffrant grandement de la chaleur et dumanque d’eau, et cinq d’entre eux étant morts dans des accès dedémence, les nègres devinrent irritables&|160;; que Raneds quimaniait un compas ayant fait à l’adresse du déposant un gesteaccidentel qui leur parut suspect, bien qu’il fût inoffensif, ilsle tuèrent&|160;; mais qu’ils le regrettèrent ensuite, le secondétant avec le déposant le seul pilote qui restât à bord.

…&|160;Qu’omettant d’autres événements, qui seproduisirent journellement, et qui ne feraient qu’évoquer vainementdes infortunes et des conflits passés, après soixante-treize joursde navigation, comptés depuis le départ de Nasca, pendant lesquelsils endurèrent les calmes déjà mentionnés et firent usage d’uneration d’eau très réduite, ils arrivèrent enfin à l’île de SantaMaria le dix-septième jour du mois d’août, vers six heures del’après-midi, heure à laquelle ils jetèrent l’ancre tout près dunavire américain, le Bachelor’s Delight, qui mouillaitdans la même baie sous le commandement du généreux capitaine AmasaDelano&|160;; mais qu’à six heures du matin ils s’étaient déjàtrouvés en vue du port, et que les nègres s’étaient montrésinquiets dès l’instant qu’ils avaient aperçu le navire, nes’attendant point à trouver quelqu’un dans les parages&|160;; quele nègre Babo les apaisa, les assurant qu’il n’y avait rien àcraindre&|160;; qu’il ordonna sur-le-champ de couvrir la figure deproue d’une toile, comme si elle eût été en réparation, et demettre quelque ordre sur les ponts&|160;; que le nègre Babo et lenègre Atufal tinrent conseil un moment&|160;; que le nègre Atufalétait d’avis de s’éloigner, mais que le nègre Babo s’y refusa etdécida de lui-même de la conduite à tenir&|160;; qu’il s’en futenfin trouver le déposant, lui proposant de dire et de faire toutce que le déposant déclare avoir dit et fait en présence ducapitaine américain&|160;; … que le nègre Babo l’avertit que, s’ils’écartait en aucune façon de ses instructions, prononçait uneseule parole ou se permettait un seul regard qui pût laisserdeviner le moins du monde les événements passés ou la situationprésente, il le tuerait instantanément, – lui montrant une daguequ’il tenait cachée et lui certifiant que ladite dague serait aussialerte que son œil&|160;; que le nègre Babo exposa alors le plan àtous ses compagnons, et qu’il leur plut&|160;; qu’afin de mieuxdéguiser la vérité, le nègre Babo imagina un grand nombred’expédients, dont certains unissaient le souci de la défense àcelui de la tromperie&|160;; que de ce nombre était le stratagèmedes six Achanti susnommés qui agissaient comme ses bravos&|160;;qu’il les posta au bord de la poupe, comme pour nettoyer deshachettes (contenues dans des caisses qui faisaient partie duchargement), mais en réalité pour s’en servir et les distribuer lecas échéant s’il venait à prononcer un certain mot, qu’il leurindiqua&|160;; qu’un autre expédient fut de présenter Atufal, sonprincipal auxiliaire, enchaîné, mais de telle sorte que les chaînespussent être rejetées en un moment&|160;; que dans les moindresdétails il informa le déposant du rôle qu’il devait jouer à proposde chaque expédient, et des propos qu’il devait tenir à chaqueoccasion, le menaçant toujours d’une mort instantanée s’il s’enécartait aucunement&|160;: que, sachant qu’un grand nombre denègres ne manqueraient pas d’être turbulents, le nègre Babo chargeales quatre nègres âgés qui étaient calfats, de maintenir l’ordresur les ponts autant qu’ils le pourraient&|160;; qu’à mainte etmainte reprise il harangua les Espagnols et ses compagnons, lesinformant de son plan, de ses expédients, et de l’histoire fictiveque le déposant devait raconter, afin qu’aucun d’eux ne s’enécartât&|160;; que ces dispositions furent prises et mûries pendantles deux ou trois heures qui s’écoulèrent entre l’instant qu’ilsaperçurent le navire pour la première fois et l’arrivée à bord ducapitaine Amasa Delano&|160;; que celle-ci eut lieu vers septheures et demie du matin, le capitaine Amasa Delano arrivant danssa chaloupe, et tous le recevant avec joie&|160;; que le déposantjoua le rôle de propriétaire principal et de libre capitaine dunavire dans la mesure où il se put contraindre&|160;; qu’il déclaraau capitaine Delano, lorsqu’il fut invité à le faire, qu’il venaitde Buenos-Ayres et qu’il se rendait à Lima avec trois centsnègres&|160;; qu’au large du Cap Horn, et dans une épidémiesubséquente, un grand nombre de nègres étaient morts&|160;; que,pour des causes similaires, tous les officiers et la plus grandepartie de l’équipage étaient morts également.

(La déposition se poursuit ainsi, relatanten détails l’histoire fictive dictée au déposant par Babo, etimposée au capitaine Delano par l’intermédiaire du déposant&|160;;donnant compte en outre des offres amicales du capitaine Delano,ainsi que d’autres incidents, tout cela étant omis ici. Aprèsl’étrange récit imaginaire, la déposition continue&|160;:)

…&|160;Que le généreux capitaineAmasa Delano resta à bord tout le jour et ne quitta le navire aumouillage qu’à six heures du soir, le déposant ne cessant del’entretenir de ses prétendues infortunes selon les instructionsmentionnées plus haut, et sans qu’il eût été en son pouvoir de direle moindre mot ou de risquer la moindre suggestion pour le mettreau fait du véritable état de choses&|160;; car le nègre Babo, enjouant le rôle d’un serviteur zélé avec toute la soumission quiconvient à un humble esclave, ne quittait pas le déposant uninstant, afin d’observer ses gestes et ses paroles, le nègre Babosachant fort bien l’espagnol&|160;; qu’en outre, d’autres nègres,qui savaient également l’espagnol, restaient dans son voisinagepour le guetter continuellement&|160;; … qu’une fois, comme ledéposant conversait sur le pont avec Amasa Delano, le nègre Babolui fit signe secrètement d’aller avec lui à l’écart, l’initiativedu geste semblant venir du déposant&|160;; qu’ils se retirèrent eneffet, et que le nègre Babo lui proposa alors d’obtenir d’AmasaDelano toutes les précisions possibles au sujet du navire, del’équipage et des armes&|160;; que le déposant lui demanda«&|160;Pourquoi&|160;?&|160;»&|160;; que le nègre Babo lui réponditqu’il le pouvait imaginer&|160;; qu’affligé par la perspective dudanger qui menaçait le généreux capitaine Amasa Delano, le déposantrefusa d’abord de lui poser les questions désirées et mit tout enœuvre pour inciter le nègre Babo à renoncer à ce nouveaudessein&|160;; que le nègre Babo montra la pointe de sadague&|160;; qu’après avoir obtenu les informations, le nègre Babol’attira de nouveau à l’écart, lui déclarant que dans la nuit il(le déposant) se trouverait commander deux vaisseaux au lieu d’un,car la plus grande partie de l’équipage de l’Américain serait alorsà la pêche, et les six Achanti prendraient aisément le navire à euxseuls&|160;; qu’avant l’arrivée à bord d’Amasa Delano, il n’avaitété fait aucune allusion à la capture du navire américain&|160;;que le déposant était impuissant à contrecarrer ce projet&|160;; …qu’à certains égards sa mémoire est confuse et qu’il ne peut serappeler distinctement chaque incident&|160;; … qu’aussitôt aprèsavoir jeté l’ancre à six heures du soir, comme il a été déclaréplus haut, le capitaine américain prit congé pour regagner sonpropre vaisseau&|160;; qu’obéissant à une impulsion soudaine que ledéposant croit devoir à Dieu et à ses anges, après avoir dit adieuau capitaine Delano, il le suivit jusqu’à la coupée où il demeura,sous prétexte de prendre congé, jusqu’à ce qu’Amasa Delano eût prisplace dans sa chaloupe&|160;; qu’à l’instant où elle poussait aularge, le déposant sauta de la coupée et tomba dans la chaloupe, ilne sait comment, sous la sauvegarde de Dieu&|160;; que…

(Ici, dans l’original, suit la relation dece qui se passa au moment de l’évasion, de la façon dont leSan Dominick fut repris, et du voyage jusqu’à la côte&|160;;avec un grand nombre d’expressions d’«&|160;éternellegratitude&|160;» envers le «&|160;généreuxcapitaine Amasa Delano&|160;» La déposition procède alorsà quelques remarques récapitulatives et au dénombrement partiel desnègres, en déterminant le rôle individuel qu’ils avaient joué dansles événements passés, afin d’établir, selon les instructions de laCour, les données sur lesquelles fonder le prononcé des sentencescriminelles. De cette partie sont extraits les passagessuivants&|160;:)

…&|160;Qu’il croit que tous lesnègres, sans avoir eu connaissance dès l’abord du projet derévolte, l’approuvèrent quand il eut été accompli… Que le nègreJosé, âgé de dix-huit ans, et au service personnel de DonAlexandro, fut celui qui informa le nègre Babo de l’état de chosesqui régnait dans la cabine avant la révolte&|160;; que ceci peutêtre inféré du fait que, les nuits précédentes, il quittait sacouchette, laquelle se trouvait dans la cabine située au-dessous decelle de son maître, pour monter sur le pont et rejoindre le meneuret ses acolytes&|160;; qu’il eut en outre des entretiens secretsavec le nègre Babo, entretiens au cours desquels il fut surprisplusieurs fois par le second&|160;; qu’une nuit le second lerenvoya à deux reprises&|160;; … que ce même nègre José, sans agirsur l’ordre du nègre Babo comme le firent Lecbe et Martinqui,poignarda son maître Don Alexandro, alors qu’on le traînait à demimort sur le pont&|160;; … que le stewart mulâtre Francesco faisaitpartie du premier groupe de rebelles, qu’il fut en toutes choses lacréature et l’outil du nègre Babo&|160;; que, pour faire sa cour,il proposa au nègre Babo, juste avant le repas dans la cabine,d’empoisonner un plat à l’intention du généreux capitaine AmasaDelano&|160;; que ce fait est connu, parce que les nègres l’ontrapporté mais que le nègre Babo, ayant d’autres desseins, ledéfendit à Francesco&|160;; … que l’Achanti Lecbe était l’un despires caractères&|160;; que le jour où le navire fut repris, ilparticipa à sa défense en brandissant une hachette dans chaquemain, et blessa à la poitrine le second d’Amasa Delano quandcelui-ci s’efforça de monter à bord&|160;; que tout le monde savaitcela&|160;; qu’en présence du déposant, Lecbe frappa d’une hachetteDon Francisco Masa, tout en l’entraînant, sur les ordres du nègreBabo, pour le jeter vivant par-dessus bord&|160;; qu’il avait enoutre trempé dans le meurtre de Don Alexandro Aranda et d’autrespassagers de cabine&|160;; qu’en raison de la fureur avec laquelleles Achanti combattirent lors de l’engagement avec la chaloupe,Lecbe et Yan furent les seuls survivants&|160;; que Yan était aussipervers que Lecbe&|160;; que ce fut lui qui, sur les ordres deBabo, mais de son plein gré, prépara le squelette de Don Alexandrod’une manière que les nègres dévoilèrent dans la suite au déposant,mais que lui-même, aussi longtemps qu’il sera en possession de saraison, se refusera à divulguer&|160;; que ce furent Yan et Lecbequi, la nuit, pendant une accalmie, rivèrent le squelette à laproue&|160;; que cela aussi lui fut dit par les nègres&|160;; quece fut le nègre Babo qui traça l’inscription au-dessous dusquelette&|160;; que le nègre Babo fut le meneur de la sédition ducommencement jusqu’à la fin&|160;; qu’il ordonna chaque meurtre, etqu’il fut comme le gouvernail et la quille de la révolte&|160;;qu’Atufal fut son lieutenant en tout&|160;; mais qu’Atufal necommit point de meurtre de sa propre main&|160;; et non plus lenègre Babo&|160;; … qu’Atufal fut tué d’un coup de mousquet dans lecombat avec les chaloupes, avant l’abordage&|160;; … que lesnégresses, toutes majeures, avaient connaissance de la révolte, etqu’elles se montrèrent satisfaites de la mort de leur maître, DonAlexandre&|160;; que, si les nègres ne les en avaient empêchées,elles eussent torturé à mort, au lieu de tuer simplement, lesEspagnols exécutés sur les ordres du nègre Babo&|160;; que lesnégresses usèrent de toute leur influence pour que le déposant fûtmis à mort&|160;; que pendant les différents meurtres, elleschantaient des chansons et dansaient – non pas gaiement, maissolennellement&|160;; et qu’avant l’engagement avec les chaloupesaussi bien que durant l’action, elles chantèrent aux nègres deschants mélancoliques, et que ce ton mélancolique était plusexcitant que tout autre eût pu l’être, et voulu tel&|160;; que toutceci est supposé vrai, parce que les nègres l’ont dit.

Que des trente-six hommes de l’équipage – àl’exclusion des passagers (tous morts à présent) dont le déposantavait connaissance – six seulement survécurent en outre de quatregarçons de cabine et mousses qui n’étaient pas inclus dansl’équipage&|160;; … que les nègres cassèrent le bras d’un desgarçons de cabine et qu’ils le frappèrent à coups de hachette.

(Viennent alors un certain nombre derévélations ayant trait à des périodes diverses. D’où les extraitssuivants&|160;:)

Que, pendant la présence du capitaine AmasaDelano à bord, plusieurs tentatives furent faites par les matelots,et notamment par Hermenegildo Gandix, pour lui suggérer levéritable état de choses&|160;; mais que ces tentatives furentinfructueuses en raison du danger mortel qu’elles comportaient, etsurtout en raison des expédients qui venaient contredire levéritable état de choses, ainsi que de la générosité et de la piétédu capitaine Delano, incapable de sonder une telleméchanceté&|160;; … que Luys Galgo, un matelot âgé de soixante ansenviron et appartenant anciennement à la flotte royale, fut l’un deceux qui essayèrent de fournir des indices au capitaine AmasaDelano&|160;; mais que son intention ayant été soupçonnée, sinondécouverte, il fut entraîné à l’écart sous un prétexte quelconque,amené dans la cale et assassiné. Que ceci fut rapporté dans lasuite par les nègres&|160;; … que l’un des mousses nourrissantquelques espoirs d’évasion inspirés par la présence du capitaineAmasa Delano, laissa imprudemment tomber un mot qui trahissait sonattente, lequel mot étant entendu et compris par un esclave aveclequel il partageait son repas, ce dernier le frappa à la tête deson couteau, lui infligeant une mauvaise blessure dont le garçonest pourtant en train de se remettre&|160;; que de même, peu aprèsque le navire eut été amené au mouillage, l’un des matelots quiétait à la barre se mit dans un mauvais cas en trahissantinconsciemment par sa contenance un espoir provoqué par la raisondéjà mentionnée&|160;; mais que ce matelot, grâce à la prudencedont il fit preuve ensuite, s’en tira indemne&|160;; … que cesdéclarations ont pour but de montrer à la Cour que depuis lecommencement jusqu’à la fin de la révolte, il fut impossible audéposant et à ses hommes d’agir autrement qu’ils ne firent&|160;; …que le troisième commis, Hermenegildo Gandix, qui d’abord avait étéforcé de vivre parmi les matelots, portant leur habit etapparaissant à tous égards comme l’un d’eux&|160;; que ledit Gandixfut tué par une balle de mousquet tirée par erreur de l’une deschaloupes américaines avant l’abordage&|160;; car, montant dans safrayeur jusqu’au gréement de misaine, il avait crié auxchaloupes&|160;: «&|160;N’abordez pas,&|160;» de crainte que lesnègres ne le tuassent à leur approche&|160;; que ceci induisant lesAméricains à croire qu’il favorisait de quelque manière la causedes nègres, ils tirèrent sur lui à deux reprises, en sorte qu’iltomba, blessé, du gréement et se noya dans la mer&|160;; … que lejeune Don Joaquin, Marques de Aramboalaza, de même qu’HermenegildoGandix, le troisième commis, fut abaissé à la fonction et àl’apparence extérieure d’un commun matelot&|160;; qu’en unecertaine occasion, comme Don Joaquin montrait quelque répugnance,le nègre Babo ordonna à l’Achanti Lecbe de prendre du goudron, dele chauffer et de le verser sur les mains de Don Joaquin&|160;; …que Don Joaquin fut tué par le fait d’une autre méprise desAméricains, méprise d’ailleurs impossible à éviter, car àl’approche des chaloupes, Don Joaquin fut forcé par les nègresd’apparaître sur les pavois avec une hachette attachée à sa main detelle sorte qu’elle eût le tranchant à l’extérieur et parûtbrandie&|160;; sur quoi, vu les armes à la main dans une attitudedouteuse, il fut pris pour un matelot renégat et tué&|160;; … quesur la personne de Don Joaquin fut trouvé un bijou qui, comme leprouvent les papiers découverts, était destiné à la châsse deNotre-Dame de la Miséricorde à Lima&|160;; offrande votive préparéeà l’avance et gardée depuis lors, par laquelle il voulait attestersa gratitude, en débarquant au Pérou, sa destination dernière, pourl’heureuse conclusion de tout le voyage accompli depuis son départd’Espagne&|160;; … que le bijou, ainsi que les autres effets dudéfunt Don Joaquin, est en la garde des frères de l’Hospital deSacerdotes, attendant la décision de l’honorable Cour&|160;; …qu’en conséquence de l’état du déposant, aussi bien que de la hâteavec laquelle les chaloupes étaient parties à l’attaque, lesAméricains ne furent pas avertis du fait que parmi l’équipageapparent se trouvaient un passager et l’un des commis déguisés parle nègre Babo&|160;; … qu’en outre des nègres tués au cours del’action, quelques-uns le furent après la capture et le mouillage,pendant la nuit, alors qu’ils étaient enchaînés aux anneaux dupont&|160;; que ces meurtres furent exécutés par les matelots avantqu’il ne fût possible de les en empêcher. Qu’aussitôt qu’il en eutété informé, le capitaine Amasa Delano usa de toute son autorité,et en particulier jeta à terre de sa propre main Martinez Gola qui,ayant trouvé un rasoir dans la poche d’une vieille jaquette qui luiappartenait, mais qui se trouvait à présent sur le dos d’un desnègres enchaînés, visait avec ledit rasoir la gorge du nègre&|160;;que le noble capitaine Amasa Delano arracha également de la main deBartholomé Barlo une dague dissimulée au temps du massacre desblancs, et dont il poignardait un nègre enchaîné qui, le même jour,avec l’assistance d’un autre nègre, l’avait jeté à terre ettrépigné&|160;; … que de tous les événements qui se sont produitspendant la longue période durant laquelle le navire était aux mainsdu nègre Babo, il ne peut ici rendre compte&|160;; mais qu’il adonné la substance de tout ce qu’il se rappelle présentement, etqu’il a parlé véridiquement selon le serment prêté&|160;;déclaration qu’il confirma et ratifia après qu’on lui en eut faitlecture.

Il déclara qu’il était âgé de vingt-neuf ans,et brisé de corps et d’esprit&|160;; que, lorsqu’il aurait étédéfinitivement renvoyé par la cour, il ne s’en retournerait pointchez lui au Chili, mais entrerait au monastère du MontAgonia&|160;; sur quoi il signa ainsi que Son Excellence, fit lesigne de la croix, et partit comme il était venu, sur sa litière,avec le moine Infelez, pour se rendre à l’Hospital deSacerdotes.

BENITO CERENO.

DOCTOR ROZAS.

Si la déposition de Benito Cereno a pu servirde clef pour forcer les rouages compliqués qui l’avaient précédée,comme un caveau dont le vantail est soudain rejeté, la coque duSan Dominick est à présent ouverte.

Jusqu’ici la nature de ce récit a nonseulement rendu inévitables les enchevêtrements du début, maisencore exigé qu’un grand nombre de choses, au lieu d’être narréesdans l’ordre où elles s’étaient passées, fussent rétrospectivementou irrégulièrement présentées&|160;; ce dernier cas est celui despassages suivants, qui concluront la relation.

Au cours du long et paisible voyage vers Lima,il y eut, comme on l’a déjà mentionné, une période pendant laquelleDon Benito recouvra quelque peu sa santé ou, du moins en partie, satranquillité. Avant la rechute marquée qui vint ensuite, les deuxcapitaines eurent maintes conversations cordiales, leur fraternelleabsence de réserve contrastant singulièrement avec les anciennesréticences.

L’Espagnol répétait sans cesse combien il luiavait été pénible de jouer le rôle imposé par Babo.

«&|160;Ah, mon cher Don Amasa,&|160;» dit unefois Don Benito «&|160;en ces instants où vous me trouviez simorose et si ingrat – où même, comme vous l’admettez à présent,vous pensiez presque que je complotais votre assassinat – en cesinstants, mon cœur était glacé&|160;; je ne pouvais vous regarderlorsque je songeais à la menace qui, à bord de ce navire aussi bienque du vôtre, était suspendue au-dessus de mon cher bienfaiteur. Etaussi vrai que Dieu existe, Don Amasa, je ne sais si le seul soucide ma propre sécurité m’eût donné le nerf de sauter dans votrechaloupe, n’eût été la pensée que si vous regagniez votre navire engardant votre ignorance, vous, mon meilleur ami, et tous ceux quivous entouraient, surpris cette nuit dans vos hamacs, ne vousseriez plus jamais éveillés en ce monde. Songez comme vous avezarpenté ce pont, comme vous vous êtes assis dans cette cabine,alors que chaque pouce de terrain était miné sous vous ainsi qu’unrayon de miel. Si j’avais hasardé la moindre suggestion, fait lemoindre pas dans le sens de l’éclaircissement, la mort, une mortexplosive – et la vôtre comme la mienne – eût terminé la scène.

«&|160;C’est vrai, c’est vrai,&|160;» s’écriale capitaine Delano en sursautant. «&|160;Vous avez sauvé ma vie,Don Benito, plus que je n’ai sauvé la vôtre&|160;; et vous l’avezsauvée à mon insu et contre ma volonté.&|160;»

«&|160;Non, mon ami,&|160;» reprit l’Espagnol,courtois jusqu’en matière de religion&|160;; «&|160;Dieu a charmévotre vie, mais vous avez sauvé la mienne. Quand je pense àcertaines choses que vous fîtes – vos sourires et voschuchotements, vos gestes et votre mimique téméraire&|160;! Pourmoins que cela, ils ont assassiné mon second, Raneds&|160;; mais lePrince du Ciel vous guidait sûrement à travers toutes lesembuscades.&|160;»

«&|160;Oui, tout est l’œuvre de la Providence,je le sais&|160;; mais j’étais ce matin-là d’une humeurparticulièrement plaisante, et le spectacle de tant de souffrances– plus apparentes que réelles – ajoutèrent à mon bon naturel lacompassion et la charité, les entrelaçant fort heureusement toutestrois. S’il en eût été autrement, il n’est pas douteux, comme vousle laissez entendre, que certaines de mes interventions auprès desnoirs se fussent terminées assez malencontreusement. En outre, lessentiments dont je parlais me permirent de surmonter ma défiancemomentanée en des circonstances où plus de pénétration m’eût coûtéla vie sans sauver celle d’autrui. Ce n’est qu’à la fin que messoupçons l’emportèrent, et vous savez combien ils étaient alorsloin du but.&|160;»

«&|160;Bien loin, en vérité,&|160;» dittristement Don Benito. «&|160;Vous aviez passé avec moi tout lejour, me parlant, me regardant, marchant avec moi, assis près demoi, mangeant et buvant avec moi&|160;; et pourtant, votre derniergeste fut d’empoigner comme un scélérat non seulement un innocent,mais le plus pitoyable de tous les hommes. Tant les expédients etles machinations malignes parviennent à en imposer&|160;; tant lesmeilleurs des hommes peuvent errer en jugeant la conduite d’autrui,si les réalités profondes de sa condition lui sont inconnues. Maisvous étiez forcé de juger ainsi, et vous avez été détrompé à temps.Plût à Dieu qu’il en fût toujours de même, et avec tous leshommes.&|160;»

«&|160;Je crois vous comprendre&|160;; vousgénéralisez, Don Benito, et de façon assez lugubre. Mais le passéest passé&|160;; pourquoi moraliser à son endroit&|160;?Oubliez-le. Voyez, ce brillant soleil a tout oublié, et la merbleue, et le ciel bleu&|160;; ils ont tourné de nouvellespages.&|160;»

«&|160;C’est qu’ils n’ont pas demémoire,&|160;» répondit-il avec abattement&|160;; «&|160;c’estqu’ils ne sont pas humains.&|160;»

Mais ces souffles d’alizés qui évententdoucement votre joue, Don Benito, ne viennent-ils pas vers vousavec l’apaisement d’une caresse humaine&|160;? Ce sont des amischaleureux, des amis constants que les alizés.&|160;»

«&|160;Leur constance ne fait que me pousservers ma tombe, Señor,&|160;» fut la réponse prophétique.

«&|160;Vous êtes sauvé, Don Benito,&|160;»s’écria le capitaine Delano, de plus en plus surpris etpeiné&|160;; «&|160;vous êtes sauvé&|160;; qu’est-ce donc qui ajeté une telle ombre sur vous&|160;?&|160;»

«&|160;Le nègre.&|160;»

Il y eut un silence, pendant lequell’hypocondre s’enveloppa lentement et inconsciemment de son manteaucomme d’un linceul.

Ils ne conversèrent point davantage cejour-là.

Mais si parfois la mélancolie de l’Espagnolfinissait par tomber dans le mutisme lorsqu’on abordait des sujetscomme le précédent, il en était d’autres à propos desquels il neparlait jamais et retrouvait toutes ses anciennes réserves. Passonssur le pire et, par souci de clarté, citons seulement quelquesexemples&|160;: l’habit si recherché et si coûteux qu’il portait lejour où se déroulèrent les événements relatés, il ne l’avait pasendossé de son plein gré&|160;; et pour l’épée à monture d’argent,symbole apparent de pouvoir despotique, ce n’était en vérité qu’unfantôme d’épée. Le fourreau, artificiellement raidi, étaitvide.

Quant au noir – dont le cerveau, non le corps,avait imaginé et conduit le complot de révolte – sa frêlecharpente, disproportionnée à son contenu, avait aussitôt cédé,dans la chaloupe, à la force musculaire supérieure quil’étreignait. Voyant que tout était fini, il n’émit pas un son, etne put y être forcé. Son expression semblait dire&|160;: puisque jene puis agir, je ne parlerai point. Mis aux fers dans la cale avecles autres, il fut transporté à Lima. Pendant la traversée, DonBenito n’alla pas lui rendre visite. Ni alors, ni dans la suite, ilne consentit à le regarder. Devant le tribunal, il refusa. Pressépar les juges, il défaillit. Sur le seul témoignage des matelotsreposa l’identité légale de Babo. Et cependant, comme on l’a vu,l’Espagnol faisait occasionnellement allusion au nègre&|160;; maisporter son regard sur lui, il ne le voulait ou ne le pouvaitpas.

Quelques mois plus tard, traîné vers le gibetà la queue d’une mule, le noir connut une fin silencieuse. Le corpsfut réduit en cendres&|160;; mais pendant de longs jours, la tête,cette ruche de subtilité, fixée sur une perche dans la Plaza,soutint, indomptée, le regard des blancs&|160;; les yeux tournés,par delà la Plaza, vers l’église Saint-Bartholomé dans les caveauxde laquelle dormaient alors, comme à présent, les os recouvrésd’Aranda&|160;; et, par delà le Pont Rimac, vers le monastère duMont Agonia où, trois mois après avoir été congédié par la cour,Benito Cereno, porté sur la bière, suivit vraiment son chef.

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