Biribi – Discipline Militaire

Biribi – Discipline Militaire

de Georges Darien

PRÉFACE

Ce livre est un livre vrai. Biribi a été vécu.

Il n’a point été composé avec des lambeaux de souvenirs, des haillons de documents, les loques pailletées des récits suspects. Ce n’est pas un habit d’Arlequin, c’est une casaque de forçat – sans doublure.

Mon héros l’a endossée, cette casaque, et elle s’est collée à sa peau. Elle est devenue sa peau même.

J’aurais mieux fait, on me l’a dit, de la jeter – avec art – sur les épaules en bois d’un mannequin.

Pourquoi ?

Parce que j’aurais pu, ainsi, mettre une sourdine aux cris rageurs de mes personnages, délayer leur fiel dans de l’eau sucrée, matelasser les murs du cachot où ils écorchent leurs poings crispés, idyliser[1] leurs fureurs bestiales, servir enfin au public, au lieu d’un tord-boyau infâme, un mêlé-cassis très bourgeois, – avec beaucoup de cassis.

J’aurais pu, aussi, parler d’un tas de choses dont je n’ai point parlé, ne pas dédaigner la partie descriptive,tirer sur le caoutchouc des sensations possibles, et ne point laisser de côté, comme je l’ai fait, – volontairement, – des sentiments nécessaires : la pitié, par exemple.

J’aurais pu, surtout, m’en tenir aux généralités, rester dans le vague, faire patte de velours, – en laissant voir, adroitement, que je suis seul et unique en mon genrepour les pattes de velours, – et me montrer enfin très digne, trèsauguste, très solennel, – presque nuptial, – très haut surfaux-col.

Aux personnes qui me donnaient ces conseils,j’avais tout d’abord envie de répondre, en employant, pour parlerleur langue, des expressions qui me répugnent, que j’avais voulufaire de la psychologie, l’analyse d’un état d’âme, la dissectiond’une conscience, le découpage d’un caractère. Mais, comme ellesm’auraient ri au nez, je leur ai répondu, tout simplement, quej’avais voulu faire de la Vie.

Et elles ont ri derrière mon dos.

Ce n’est pourtant pas si drôle que ça. J’aimis en scène un homme, un soldat, expulsé, après quelques mois deséjour dans différents régiments, des rangs de l’armée régulière,et envoyé, – sans jugement, – aux Compagnies de Discipline. Sansjugement, car le Conseil de corps devant lequel il comparaît secontente de faire le total de ses punitions plus ou moinsnombreuses, et le général, qui décide de son envoi à Biribi, suitl’avis du Conseil de corps. Il est incorporé aux Compagnies deDiscipline comme forte tête, indiscipliné, brebis galeuse,individu intraitable donnant le mauvais exemple. Aucuntribunal, civil ou militaire, ne l’a flétri ; les folios depunitions de son livret matricule sont noirs, mais son casierjudiciaire est blanc. Pas un malfaiteur, un irrégulier. Cet hommepasse trois ans aux Compagnies de Discipline ; et comment il ausé ces trois années, j’ai essayé de le montrer. J’ai voulu qu’ilvécût comme il a vécu, qu’il pensât comme il a pensé, qu’il parlâtcomme il a parlé. Je l’ai laissé libre, même, de pousser ces crisaffreux qui crèvent le silence des bagnes et qui n’avaient pointtrouvé d’écho, jusqu’ici. J’ai voulu qu’il fût lui, – un paria, undésolé, un malheureux qui, pendant trois ans, renfermé, aigri,replié, n’a regardé qu’en lui-même, n’a pas lu une ligne, n’arespiré que l’air de son cachot, – un cachot ouvert, le pire detous. J’ai voulu, surtout, qu’il fût ce douloureux, fort et jeune,qui pendant longtemps ne peut pas aimer et qui finit par haïr.

J’ai voulu qu’il souffrît, par devant témoins,ce qu’il a souffert isolé.

Maintenant, a-t-on bien fait de l’envoyerlà-bas ? A-t-on eu tort de le faire souffrir ? Peut-être.Mais ce sont des questions auxquelles je ne veux pas répondre. Monlivre n’est pas là. Il est tout entier dans l’étude de l’homme, iln’est point dans l’étude des milieux. Je constate les effets, je nerecherche pas les causes. Biribi n’est pas un roman àthèse, c’est l’étude sincère d’un morceau de vie, d’un lambeausaignant d’existence. Ce n’est pas non plus, – et ce seraitcommettre une grossière erreur que de le croire, – un romanmilitaire.

Où voit-on l’armée dans ce livre, l’arméetelle que nous la connaissons, l’armée telle que nous larencontrons tous les jours, l’armée régulière, enfin ? Est-cel’armée, cette poignée d’indisciplinés revêtus de la capote griseet soumis à des règlements inconnus dans les régiments ?Est-ce l’armée, ce bas-fond où croupissent les reléguésmilitaires ? C’est l’armée comme le bagne est la société.

L’armée ! Mais si j’eusse voulu parlerd’elle, je n’aurais point été la chercher là. J’aurais été lachercher où elle est. Et, dans un roman prochain,L’Épaulette, je me réserve le droit de dire ce que j’enpense et de convaincre de mauvaise foi ceux qui m’auront maljugé.

Ah ! je le sais bien, le malheureux queje mets en scène, aigri par la souffrance, aveuglé par la haine,s’emporte violemment, parfois, contre le système militaire toutentier. Il le charge de tous ses crimes, lui fait porter le poidsde toutes ses défaillances, l’accuse de toutes ses mauvaisespassions… Mais c’était nécessaire, cela ! C’était nécessaire,cette exagération même des diatribes, cette outrance maladive de lacolère et des imprécations ! La souffrance déclame. Seulement,cette déclamation-là, souvent, ce n’est pas un cri derévolte : c’est un bâillement.

« La haine est immortelle », dit monhéros dans un des chapitres de ce livre.

Non, elle finit par s’éteindre ; elle esttellement lourde à porter ! Si grandes qu’aient été sa misèreet ses douleurs, si justes que puissent être ses ressentiments,l’homme, sortant du milieu où il a souffert, ne demande qu’àoublier. Il oubliera, lui aussi. Ou alors, il faudrait qu’il netrouvât, dans la société où il est rentré, que la déception quibrise après l’humiliation qui ronge, que le désespoir morne aprèsla souffrance rageuse. Mais cela n’est pas possible…

Et il ne restera, de son existence sombre deparia, que ces confessions poignantes qu’il a arrachéesbrutalement, telles quelles, de son cœur encore endolori, et que jetranscris ici, en ce livre incomplet sans doute, mais qui aura, dumoins, le mérite d’être sincère.

Paris, janvier 1890.

GEORGES DARIEN.

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