Borgia !

Borgia !

 

de Michel Zévaco

Chapitre 1 PRIMEVÈRE

Rome ! L’antique capitale du monde civilisé dormait,appesantie en une morne tristesse.

Une sorte de terreur mystérieuse et profonde glaçait la superbe cité jusque dans ses moelles. Rome se taisait, Rome priait, Rome étouffait.

Là où la voix puissante de Cicéron avait fait retentir la tribune d’un Forum tumultueux, psalmodiaient des voix sinistres. Là où les Gracchus avaient combattu pour la liberté, pesait de tout son poids le sombre et farouche despotisme de Rodrigue Borgia.

Et Rodrigue Borgia n’était qu’une personne dans la trinité menaçante qui régnait sur la Ville des Villes. Rodrigue avait un fils qui, plus que lui, représentait la Violence, et une fille qui,mieux que lui, symbolisait la Ruse !

Le fils s’appelait César. La fille s’appelait Lucrèce…

 

Nous sommes au mois de mai de l’an 1501, à l’aube du seizième siècle. Ce jour-là, le soleil s’est levé dans un ciel rutilant. La matinée est radieuse. Une joie immense est dans les airs.

Mais Rome demeure glacée, glaciale, car les prêtres règnent sur terre. Pourtant, devant la grande porte du château Saint-Ange, la forteresse qui, près du Vatican, hérisse ses odieuses tourelles,des hommes du peuple sont rassemblés par la curiosité.

Pieds nus, en haillons, la tête couverte de crasseux bonnets phrygiens, ils contemplent, avec une admiration pleine de respect,un groupe de jeunes seigneurs qui, réunis sur la place, paradent,causent bruyamment, rient aux éclats et dédaignent de laisser tomber un regard sur la tourbe qui, de loin, les envie.

Ces cavaliers, couverts de velours et de soie, par-dessus lesfines cuirasses, parfois entrevues dans un mouvement des manteauxchatoyants, brodés d’or, montés sur de beaux chevaux, sont groupésprès de la porte du château… Soudain, cette porte s’ouvre toutegrande.

Le silence se fait. Les têtes se découvrent. Un homme à figurebasanée, vêtu de velours noir, paraît sur un magnifique étalon noiret s’avance vers les jeunes seigneurs qui, sur une seule ligne, serangent pour le saluer.

Il laisse errer ses yeux sur la ville qui, à son aspect, sembleplus silencieuse encore, comme prise d’une angoisse.

Puis, sa tête tombe sur sa poitrine. Et il murmure quelquesparoles que nul n’entend :

– Cet amour me brûle… Primevère !… Primevère !…Pourquoi t’ai-je rencontrée ?…

Alors, il fait de la main un signe aux cavaliers et la petitetroupe, riant et caracolant, se met en marche vers l’une des portesde Rome tandis que, parmi les gens du peuple courbés, passe commeun frisson ce mot sourdement répété par des bouches haineuses etcraintives :

– Le fils du Pape !… Monseigneur CésarBorgia !…

 

En cette même matinée de mai, à sept lieues de Rome environ, surla route de Florence, cheminait, solitaire, au pas de son rouan, unjeune cavalier, qui, sans hâte, insoucieusement, se dirigeait versla Ville des Villes. Il paraissait vingt-quatre ans.

Son costume était fatigué, délabré. Il y avait plus d’unereprise à son pourpoint, et ses bottes en peau de daim étaientrapiécées par endroits.

Mais vraiment, il avait fière mine sous ses longs cheveux quiretombaient sur les épaules en boucles naturelles, avec sa finemoustache retroussée en crocs, sa taille svelte, hardimentdécouplée, ses yeux vifs et perçants, et surtout cet air d’ingénuegaîté qui rayonnait sur son visage.

Bien que le jeune homme n’eût ni l’allure, ni la physionomied’un contemplatif, il semblait s’abandonner à une sorte de rêverieet son regard parcourait avec indolence la campagne romaine brûléepar le soleil, vaste plaine déserte et nue.

– Parbleu ! s’écria-t-il, voilà qui ne ressemble guèreaux tant joyeux environs de mon cher Paris, avec ses bois ombreux,ses bouchons et ses guinguettes où l’on boit de si joli vin, et sesfilles accortes… Allons, Capitan, un temps de trot, mon ami… etvoyons si nous ne pourrons rencontrer quelque honnête hôtellerie oùdeux bons chrétiens comme toi et moi puissent s’abreuver…

Capitan, c’était le nom du cheval. Celui-ci dressa les oreilleset prit un trot relevé.

Dix minutes ne s’étaient pas écoulées lorsque le cavalier, sedressant sur ses étriers, aperçut au loin un petit nuage depoussière blanche qui, rapidement, s’avançait au-devant de lui.Quelques instants plus tard, il distingua deux chevaux lancés augalop.

Sur l’un d’eux flottait une robe noire : un prêtre !Sur l’autre, une robe blanche : une femme !

Presque aussitôt, ils furent sur lui.

Le jeune Français s’apprêtait à saluer la dame blanche avectoute la grâce que la nature lui avait départie, lorsque à sagrande stupéfaction, elle arrêta net sa monture lancée à fond detrain et vint se ranger près de lui.

– Monsieur, s’écria-t-elle d’une voix tremblante, qui quevous soyez, secourez-moi !…

– Madame, répondit-il avec chaleur, je suis tout à vous, etsi vous voulez me faire l’honneur de me dire en quoi je puis vousservir…

– Délivrez-moi de cet homme !…

Du doigt, elle désignait le moine qui s’était arrêté et quihaussait dédaigneusement les épaules.

– Un homme d’église ! s’exclama le Français.

– Un démon… Je vous en supplie, faites que je puissecontinuer seule mon chemin…

– Holà, sire moine, vous avez entendu ?…

L’homme noir ne jeta même pas un coup d’œil sur celui qui luiparlait ainsi et, s’adressant à la jeune femme :

– Vous vous repentirez amèrement… mais il sera troptard.

– Silence, moine ! éclata le jeune cavalier. Silenceou, par le ciel, tu vas faire connaissance avec cetteépée !

– Vous osez menacer un prêtre ? fit le moine d’unevoix fielleuse.

– Vous osez bien, vous, menacer une femme !Arrière ! Tournez bride à l’instant, ou vous n’aurez plusjamais occasion de menacer qui que ce soit.

En même temps, le Français tirait son épée et marchait sur lemoine. Celui-ci lança au jeune homme un regard de rage affreuse,puis, tournant bride, il s’enfuit au galop dans la direction deRome. Une minute on put voir son manteau noir qui voltigeait auvent comme les ailes d’un oiseau de malheur. Puis il disparut.

Le jeune cavalier se retourna alors vers la dame blanche. Ildemeura saisi d’admiration.

C’était une jeune fille d’environ dix-huit ans, d’unemerveilleuse beauté. D’admirables cheveux d’un blond cendréencadraient harmonieusement un visage qu’éclairaient deux grandsyeux noirs. Une sorte de grâce hautaine se dégageait de toute sapersonne.

À ce moment, la rougeur de l’indignation empourprait son visageet la rendait mille fois plus belle encore. Elle aussi avait suivides yeux l’affreux moine qui s’envolait comme un hibou.

– Je vous dois, dit-elle d’une voix pure et chantante, jevous dois toute ma reconnaissance, monsieur… ?

– Le chevalier de Ragastens, répondit le cavalier ens’inclinant profondément.

– Un Français !

– Parisien, madame…

– Eh bien… monsieur le chevalier de Ragastens, soyez millefois remercié pour l’immense service…

– Bien faible service, madame, et j’eusse été heureux detirer l’épée contre un ennemi sérieux, en l’honneur d’une dameaussi accomplie… Mais pourrais-je savoir pourquoi ce moine…

– Oh ! c’est bien simple, monsieur, fit la jeune fillequi ne put s’empêcher de frissonner. J’ai commis l’imprudence dem’écarter seule, plus que je ne devais… Cet homme s’est tout à coupapproché de moi… Il m’a outragée par ses paroles… j’ai voulu fuir…il m’a poursuivie…

Il était visible qu’elle ne disait pas toute la vérité.

– Et vous ne le connaissez pas ? reprit le jeunehomme. Elle hésita un instant. Puis, se décidant :

– Je le connais… pour mon malheur !… C’est le vilinstrument d’un homme néfaste et puissant… Oh ! monsieur, vousdisiez que c’est là un ennemi peu sérieux… Ce moine est aucontraire, pour vous, et dès ce moment, un redoutable ennemi… Sivous le rencontrez, fuyez-le… Si votre destinée est de vous trouveravec lui, n’acceptez rien de lui… Redoutez le verre d’eau qu’ilvous offrira, le fruit dont il mangera une moitié devant vous,l’arme qu’il vous priera d’accepter… Redoutez surtout qu’il ne vousfasse saisir et jeter dans quelque oubliette du château Saint-Ange…Le moine que vous venez de voir s’appelle dom Garconio…

– Madame, reprit le chevalier de Ragastens, je vous rendsgrâce pour les inquiétudes que vous voulez concevoir à mon sujet…Mais je ne crains rien, ajouta-t-il en se redressant…

– Il faut que je vous demande un autre service…

– Parlez, madame !

– C’est de ne pas chercher à voir de quel côté je medirige… de ne pas chercher à savoir qui je suis…

– Quoi ! madame !… Je n’aurai donc aucun souvenirde cette rencontre que je bénis… Je ne saurais même pas quel nom jedois mettre sur ce visage charmant qui va, dès cette heure, hantermes rêves ?…

Le chevalier parlait d’une voix émue et tendre. Elle le regardaavec un intérêt non dissimulé. Un sourire vint se jouer sur seslèvres.

– Je ne puis vous dire mon nom, dit-elle. De trop gravesintérêts m’obligent à le tenir caché… Mais je puis vous dire lesurnom que m’ont donné ceux qui me connaissent.

– Et quel est ce surnom ? demanda le Français.

– Quelquefois… on m’appelle… Primevère !…

Et, faisant un signe d’adieu, la dame blanche prit le galop ets’enfonça dans la direction de Florence…

Le chevalier était demeuré sur place, tout étourdi, ébloui parcette éclatante et fugitive apparition. Son regard demeuraitinvinciblement attaché sur la robe blanche qui flottait dans unnuage de poussière.

Il la vit tourner brusquement à droite et se jeter en pleinecampagne. Puis elle disparut.

Longtemps, il demeura au même endroit… Enfin, il poussa unsoupir.

– Primevère ! fit-il. Le joli nom ! Primevère…primavera… printemps ! Elle est belle, en effet,belle comme le printemps en fleur… Mais à quoi bon songer àcela ! Sans doute elle m’aura oublié dans une heure… Et quandmême, que pourrais-je espérer, pauvre aventurier ?

Sur cette mélancolique réflexion, le chevalier de Ragastenspoursuivit vers Rome son voyage interrompu.

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