Capitaines courageux

X

Mais il en fut autrement du silencieuxcuisinier du Sommes Ici. Il s’en vint, ses hardes dans unmouchoir, et prit pension sur le Constance.Ce n’était pasles gages qu’il avait pour objet, et cela lui était bien égal dedormir n’importe où. Son affaire en ce monde, comme il en avaitreçu en rêve la révélation, était de suivre Harvey pour le reste deses jours. On essaya du raisonnement, et, pour finir, de lapersuasion ; mais un nègre de Cap Breton en vaut deux commeceux de l’Alabama, de sorte que le cuisinier et le suisse durent enréférer à Cheyne. Le millionnaire se contenta de rire. Il présumaque Harvey pourrait un jour ou l’autre avoir besoin d’un domestiqueattaché à sa personne, et il ne doutait pas qu’un volontaire valûtcinq mercenaires. Que l’homme, en conséquence, restât, même s’ils’appelait Mac Donald et jurait en gaëlique. Le wagon pouvaitretourner à Boston d’où, si le nègre était toujours du même avis,on l’emmènerait dans l’Ouest.

Avec le Constance, qu’en son forintérieur il détestait, partirent les derniers attributs de sasouveraineté de millionnaire, et Cheyne put se livrer tout entieraux charmes d’une énergique oisiveté. Ce Gloucester était unenouvelle ville dans un pays nouveau, et il forma le projet de« s’en emparer », comme jadis il s’était emparé de toutesles villes depuis Snohomish jusqu’à San Diego de cette partie dumonde d’où il tombait. On gagnait de l’argent le long de cette ruetortueuse qui était moitié débarcadère, moitié centred’approvisionnement de navires : en professionnel de marque ilvoulut apprendre comment se jouait le noble beau jeu. On luidéclara que sur cinq rissoles de poissons servies au premierdéjeuner du dimanche de la Nouvelle Angleterre, quatre venaient deGloucester, et on l’accabla de chiffres à l’appui – statistiques debateaux, équipement, droit d’attache, capital engagé, sel,emballage, comptoirs, assurances, gages, réparations, et profits.Il causa avec les propriétaires de ces grandes flottilles auprèsdesquels les « patrons » n’étaient guère plus que deshommes à gages, et dont les équipages étaient presque tous suédoiset portugais. Puis il conféra avec Disko, un des rares qui fussentpropriétaires de leur bateau, et fit des comparaisons de chiffresdans son vaste cerveau. Il alla à l’écart se « lover »sur des câbles-chaînes dans des boutiques de revendeurs de lamarine, posant cent questions avec la curiosité enjouée, nonapaisée d’un homme de l’Ouest, au point que tous les gens du quaivoulurent savoir « à quoi, tonnerre de Dieu, cherchait à envenir, après tout, ce client-là ». Il alla rôder dans lessalles de l’Assurance Mutuelle, et demanda des explications ausujet des signes mystérieux que jour par jour on traçait à la craiesur le tableau noir ; et ce fut cause qu’il vit s’abattre surlui les secrétaires de chacune des « Sociétés d’Assistance àla Veuve et l’Orphelin du Pêcheur » fondées dans la ville. Ilsmendièrent impudemment, chacun anxieux de battre le record détenupar l’autre institution, et Cheyne tiraillant sa barbe, les passatous à Mrs. Cheyne.

Elle demeurait dans un boarding-house prèsd’Eastern Point, établissement étrange que dirigeaient,semblait-il, les pensionnaires eux-mêmes, où les nappes étaient àcarreaux rouges et blancs – et où la population, qui semblait avoird’intimes rapports réciproques depuis des années, se levait àminuit pour faire des omelettes au fromage quand elle se sentaitfaim. Le second matin de son séjour, Mrs. Cheyne ôta ses« solitaires » avant de descendre pour le petitdéjeuner.

– Ce sont des gens on ne peut pluscharmants, confia-t-elle à son mari ; si bienveillants, sisimples, en outre, quoiqu’ils soient, pour ainsi dire, tous deBoston.

– Ce n’est pas de la simplicité, maman,dit-il, en regardant les galets derrière les pommiers où les hamacsétaient suspendus. C’est autre chose que nous – que je n’ai puacquérir.

– Cela ne peut être, répondittranquillement Mrs. Cheyne. Il n’y a pas ici une femme qui possèdeune robe de cent dollars. Comment, nous…

– Je le sais, ma chère. Nous avons – celava sans dire, que nous avons. Je crois qu’il s’agit seulement de lamode portée dans l’Est. Prenez-vous du bon temps ?

– Je ne vois pas beaucoup Harvey ;il est toujours avec vous ; mais je suis loin d’être aussinerveuse que je l’étais.

– Pour moi, je n’ai jamais pris autant debon temps depuis la mort de Willie[59]. Jamaisauparavant je ne m’étais fait une idée précise que j’avais un fils.Harvey est en passe de devenir un garçon étonnant. Faut-il allervous chercher quelque chose, chère amie ? Un coussin sous latête ? Bien, nous allons descendre encore jusqu’au quai pour yjeter un coup d’œil.

Harvey fut en ces jours l’ombre de son père,et tous deux flânèrent côte à côte, Cheyne prenant les montéescomme excuse pour poser sa main sur l’épaule carrée du jeune homme.Ce fut alors que Harvey s’aperçut avec admiration de ce qui nel’avait jamais frappé jusque-là, la faculté étonnante qu’avait sonpère de plonger au cœur de toutes nouvelles questions comme s’illes apprenait des passants de la rue.

– Comment leur faites-vous vider leur sacsans rien dire de vos propres affaires ? demanda le fils alorsqu’ils sortaient du hangar d’un gréeur.

– J’ai eu, en mon temps, affaire à pasmal de gens, Harvey, et on arrive de manière ou d’autre à lesjauger, je pense. Je me connais, aussi, quelque peu moi-même.

Puis, après une pause, comme ils s’asseyaientsur un rebord de quai :

– Les hommes s’en aperçoivent presquetoujours quand on a mis soi-même la main à la pâte, et ils voustraitent comme un des leurs.

– De la même façon qu’ils me traitentlà-bas, à l’entrepôt de Wouverman. Je fais partie de la foulemaintenant. Disko a dit à tout le monde que j’avais bien gagné mapaye.

Harvey étendit les mains et s’en frotta lespaumes l’une contre l’autre.

– Voilà qu’elles redeviennent toutesdouces, dit-il d’un air triste.

– Laissez-les comme cela quelques annéesencore, pendant que vous faites votre éducation. Vous aurez letemps ensuite de les durcir.

– Ou-ui, je le suppose, répliqua le jeunehomme d’un ton peu enthousiaste.

– Cela dépend de vous, Harvey. Vouspouvez rester sous les jupes de votre mère, cela va sans dire, etlui faire des embarras à propos de vos nerfs, de votre sensibilité,et de toutes sortes de fantaisies de ce genre.

– Ai-je jamais fait cela ? ditHarvey avec inquiétude.

Son père se tourna du côté où il était assiset étendit la main au loin :

– Vous savez aussi bien que moi,n’est-ce pas, que je ne peux rien faire de vous si vous ne vousconformez strictement à mes avis. Je peux vous diriger, étant seul,si vous voulez rester seul, mais j’e n’ai pas la prétention de vousgouverner à deux, vous et la maman. La vie, en tout cas,est trop courte pour cela.

– Cela ne joue guère en ma faveur,n’est-ce pas ?

– J’imagine que ce fut en grande partiede ma faute ; mais si vous voulez la vérité, vous n’avez pasfait grand’chose jusqu’à présent. Est-ce vrai, dites ?

– Hum ! Disko pense… Dites-moi,combien estimez-vous que cela vous a coûté pour m’élever depuis ledébut – en chiffres ronds ?

Cheyne sourit.

– Je n’en ai jamais conservé de traces,mais je pourrais évaluer la chose, en dollars et en cents, plutôt àcinquante mille qu’à quarante mille ; il se peut soixante. Lajeune génération revient cher. Il lui faut un tas de choses, dontelle se fatigue, et – le vieux crache les billets de mille.

Harvey eut un petit sifflement, mais au fonddu cœur il éprouvait plutôt quelque plaisir à penser que sonéducation avait tant coûté.

– Et tout cela est un capital jeté àl’eau, n’est-ce pas ?

– Placé, Harvey. Placé, j’espère.

– En ne l’évaluant qu’à trente mille, lestrente dollars que j’ai gagnés ne représentent que dix cents pourcent dollars. C’est une pêche calamiteuse.

Harvey branla la tête avec gravité.

Cheyne se mit à rire au point presque d’enchoir du haut des piles dans l’eau.

– Disko a tiré joliment plus que ça deDan depuis qu’il a pris dix ans ; et pourtant Dan va à l’écolela moitié de l’année.

– Oh ! voilà où vous voulez envenir, n’est-ce pas.

– Non. Je ne veux en venir à rien. Je neme sens pas fier de moi à l’heure qu’il est, – voilà tout… Jemériterais des coups de pieds dans le derrière.

– Je ne peux pas, mon grand, sans quoi jele ferais, je présume, si je me sentais bâti pour cela.

– Alors je m’en serais souvenu jusqu’audernier jour de ma vie – et jamais je ne vous auraispardonné, dit Harvey, les deux poings sous le menton.

– Précisément. C’est à peu près ce queje devrais faire. Vous comprenez ?

– Je comprends. C’est à moi qu’incombe lafaute, et à personne autre. Tout de même, il faudrait bien prendreun parti.

Cheyne tira un cigare de la poche de songilet, en coupa le bout avec ses dents, et se mit à fumer. Le pèreet le fils se ressemblaient beaucoup ; car si la barbe cachaitla bouche de Cheyne, Harvey avait le nez légèrement aquilin de sonpère, ses yeux noirs un tant soit peu rapprochés, et ses pommettesétroites et saillantes. Une touche de fard brun en eût fait de lafaçon la plus pittoresque un Peau-Rouge de roman.

– Vous pouvez maintenant, à partird’aujourd’hui, dit Cheyne lentement, continuer à me coûter entresix et huit mille dollars par an jusqu’au jour où vous serezélecteur. Oui, alors nous vous appellerons un homme. Vous pourrez,à partir de ce moment-là, continuer de même à vivre à mes crochetsau train de quarante ou cinquante mille dollars, en outre de ce quevotre mère vous donnera, avec un valet de chambre et un yacht oubien un « ranch » de fantaisie, dans lequel« ranch » vous pourrez prétendre faire l’élevage de toutun stock de trotteurs, et jouer aux cartes avec votreentourage.

– Comme Lorry Tuck ? lançaHarvey.

– Oui ; ou encore les deux petits deVitré, ou le fils du vieux Mac Quade. La Californie en est pleine,et voici, pendant que nous parlons, un échantillon de ceux del’Est.

Un étincelant yacht noir à vapeur, avec roufen acajou, habitacles nickelés, et tente rayée rose et blanc,montait dans le port en se trémoussant sous le pavillon de quelqueclub de New-York. Deux jeunes gens vêtus de ce qu’ils prenaientpour des costumes de mer jouaient aux cartes auprès de laclaire-voie du salon, et deux femmes avec des ombrelles rouge etbleue regardaient et riaient bruyamment.

– Je ne me soucierais pas de me voiremporté là-dedans par une brise quelconque. Pas de carrure,critiqua Harvey, comme le yacht ralentissait pour prendre soncorps-mort.

– Ils s’amusent comme ils peuvent. Jepeux vous offrir cela et deux fois autant, Harvey. Cela vousva-t-il ?

– Seigneur ! Mais ce n’est pas unemanière de descendre un youyou par-dessus bord, dit Harvey, encoretout entier au yacht. Si je ne pouvais pas faire glisser un palanmieux que cela, je resterais à terre… Et si cela ne m’allaitpas ?

– De rester à terre – ou quoi ?

– Yacht et « ranch » et vivreaux crochets du « vieux », et – me mettre derrière lamaman quand il y a des ennuis, dit Harvey en clignant de l’œil.

– Eh bien, en ce cas, je vous prends surl’heure avec moi, mon fils.

– À dix dollars par mois ?

Nouveau clin d’œil.

– Pas un cent de plus jusqu’à ce que vousle méritiez, et vous ne commenceriez à les toucher que dansquelques années.

– J’aimerais mieux commencer par balayerle bureau – n’est-ce pas ainsi que commencent les grosbonnets ? – et toucher quelque chose dès maintenant, que…

– Je le sais ; nous avons touséprouvé cela. Mais je crois que nous pouvons louer tous lesbalayeurs dont nous avons besoin. J’ai moi-même fait cette erreurde commencer trop tôt.

– Trente millions de dollars valaientbien une erreur, n’est-ce pas ? Je la risquerais pourautant.

– J’en ai perdu, j’en ai gagné. Je vaisvous raconter.

Cheyne tira sur sa barbe, sourit en laissantson regard franchir la nappe d’eau paisible, et prit la parole,sans s’adresser directement à Harvey, lequel eut soudain conscienceque son père était en train de raconter l’histoire de sa vie. Ilparlait d’une voix basse, égale, sans gestes et sans nuances, etc’était une histoire qu’auraient payée de bon cœur je ne saiscombien de dollars une douzaine de grands journaux – l’histoire dequarante années, qui se trouvait en même temps celle de l’OuestNouveau, dont l’histoire est encore à écrire.

Elle débutait par un garçon sans famille,lâché la bride sur le cou dans le Texas, et continuait,fantastique, à travers cent changements et tranches d’existence,les scènes changeant d’État d’Ouest en État d’Ouest, de cités quien un mois surgissaient et en une saison dépérissaient pourdisparaître complètement, à de sauvages aventures dans des campsplus sauvages encore, lesquels sont maintenant de laborieusesmunicipalités pavées. Elle englobait la construction de troislignes de chemin de fer et la ruine réfléchie d’une quatrième. Elleparlait de steamers, de territoires communaux, de forêts, de mines,tout cela peuplé, créé, déchiffré, creusé par des hommes de toutesles nations du globe. Elle touchait aux chances de richessegigantesque qui avaient passé devant des yeux qui ne pouvaientvoir, ou s’étaient trouvées manquées par le plus simple accident detemps et de voyage ; et à travers le changement de scèneséperdu, parfois à cheval, le plus souvent à pied, tantôt riche,tantôt pauvre, dedans, dehors, en arrière, en avant, matelot depont, homme d’équipe, entrepreneur de travaux publics, tenancier deboarding-house, journaliste, ingénieur, commis voyageur, agentd’immeubles, homme politique, battu à plates coutures, marchand derhum, propriétaire de mines, spéculateur, bouvier, ou chemineau,passait Harvey Cheyne, alerte et dispos, cherchant sa voie, et,comme il le disait, la gloire et l’avancement de son pays.

Il parla de la foi qui ne l’avait jamaisabandonné, même quand il se trouvait suspendu à l’âpre bord dudésespoir – la foi qui vient de la connaissance qu’on a des hommeset des choses. Il s’étendit, comme s’il se parlait à lui-même, surle courage et la ressource vraiment extraordinaires qu’en toustemps il avait trouvés en soi. Le fait était d’une évidence telledans l’esprit de l’homme qu’il ne changeait même pas d’accent. Ildécrivit comment il avait eu l’avantage sur ses ennemis ou leuravait pardonné, exactement comme ils avaient eu l’avantage sur luiou lui avaient pardonné en ces jours d’insouciance ; commentil avait supplié, cajolé, intimidé villes, compagnies, syndicats,tout cela pour leur bien durable ; s’était traîné autour, àtravers, sous montagnes et ravins, tirant après lui un chemin defer de pacotille, et, pour finir, comment il s’était assistranquille pendant que les communautés les plus diverses mettaienten lambeaux les derniers fragments de son caractère.

L’histoire tint Harvey presque hors d’haleine,la tête un peu relevée de côté, les yeux fixés sur le visage de sonpère, tandis que le crépuscule s’accentuait et que le bout rouge ducigare éclairait les joues creusées de sillons et les lourdssourcils. Il lui semblait voir une locomotive en train de fairerage à travers la campagne dans l’obscurité – un mille entre chaquelueur de la porte du fourneau ouverte ; mais cette locomotiveavait le don de la parole, et ses mots secouaient et réveillaientl’enfant jusqu’en la racine de l’âme. À la fin Cheyne lança au loinle bout de cigare, et tous deux restèrent assis dans l’obscurité,au-dessus de l’eau qui, en bas, lapait comme une langue.

– Je n’ai jamais encore raconté cela àpersonne, dit le père.

Harvey poussa un soupir.

– C’est certainement la plus grande chosequi fut jamais ! dit-il.

– Voilà ce que j’ai eu. J’enarrive maintenant à ce que je n’ai pas eu. Cela ne vousdira pas grand’chose, mais je ne veux pourtant pas que vousarriviez à mon âge avant d’avoir compris. Je sais manier leshommes, cela va de soi, et je ne suis pas un imbécile en ce quiconcerne mes propres affaires, mais – mais – je ne peux pasrivaliser avec l’homme qui a appris ! J’ai ramassépar-ci par-là le long de la route, mais j’imagine que celatranspire de toute ma personne.

– Je ne m’en suis jamais aperçu, dit lefils avec indignation.

– Vous vous en apercevrez, Harvey. Vousverrez – à peine serez-vous sorti du collège. Ne le sais-jepas ? Ne le sais-je pas à leur regard lorsqu’ils pensent queje suis un – un « mucker[60] »,comme on dit ici ? Je peux les réduire en miettes – oui – maisje ne peux les atteindre précisément là où est le foyer de leurvie. Je ne prétends pas dire qu’ils soient très, très haut, mais jesens que je suis, en quelque sorte, très, très loin. Maintenantvous, vous avez de la chance. Vous n’avez plus qu’à pomper tout lesavoir alentour, et vous vivrez au milieu de gens qui font la mêmechose. Ils le feront avec quelques milliers de dollars de revenutout au plus ; mais rappelez-vous que vous le ferez, vous,avec des millions. Vous apprendrez la loi suffisamment poursurveiller vos biens quand je ne serai plus de ce monde, et il vousfaudra nouer des liens solides avec ceux qui sont appelés à devenirles meilleurs sur le marché (ils sont utiles plus tard) ; etpar-dessus tout, il vous faudra faire ample provision de cettescience-des-livres, claire, commune, qu’on apprend la tête entreles mains. Rien ne vaut cette monnaie-là, Harvey, et elle estappelée à valoir de plus en plus chaque année dans notre pays – enaffaires comme en politique. Vous verrez.

– Il n’y a guère à rire pour moi danstout cela, dit Harvey. Quatre années de collège ! Je crois quej’aurais dû choisir le yacht et le valet !

– Ne vous tourmentez pas, mon fils,insista Cheyne. Vous placez votre capital dans l’affaire qui luifera rapporter les meilleurs dividendes ; et je crois que vousne trouverez pas votre avoir en quoi que ce soit diminué quand vousserez prêt à vous en saisir. Réfléchissez, et rendez-moi réponsedemain matin. Dépêchons-nous ! Nous allons être en retard poursouper.

Comme il s’agissait d’une conversationd’affaires, nul besoin n’était pour Harvey d’en parler à samère ; et Cheyne naturellement envisagea la chose au mêmepoint de vue. Mais Mrs. Cheyne vit et craignit, et se sentit un peujalouse. Son garçon, qui sautait sur elle à pieds joints, s’enétait allé, et à sa place régnait un jeune homme aux traitsmordants, étrangement silencieux, qui adressait de préférence saconversation à son père. Elle comprit qu’il s’agissait d’affaireset partant, de choses en dehors de ses attributions. Si elle eût puconserver des doutes, ils se dissipèrent lorsque Cheyne, allant àBoston, lui en rapporta une nouvelle bague marquise endiamants.

– Qu’est-ce que vous venez de complotertous deux, entre hommes ? dit-elle avec un faible petitsourire, comme elle tournait la bague dans la lumière.

– Causé – rien que causé, la maman ;Harvey est un enfant qui ne prend pas de détours.

Il n’en prenait pas, en effet. Il avait concluun traité pour son propre compte. Les chemins de fer, expliqua-t-ilgravement, l’intéressaient aussi peu que les coupes de bois, lapropriété foncière ou les mines. Si son âme soupirait après quelquechose, c’était après le contrôle sur les navires à voile que sonpère avait nouvellement achetés. Qu’on lui promît cela dans le lapsde temps qu’il considérait comme raisonnable et, de son côté, ilgarantissait application et sagesse au collège pour quatre ou cinqannées. Aux vacances il lui serait permis de s’initier pleinement àtous les détails se rattachant à la ligne – il n’avait pas posémoins de deux mille questions à son sujet, – depuis les papiers lesplus confidentiels du coffre-fort de son père jusqu’au remorqueurdans le port de San-Francisco.

– C’est une affaire conclue, dit Cheynepour finir. Vous aurez changé vingt fois d’avis avant de quitter lecollège, cela va sans dire ; mais si vous vous y accrochezdans des bornes raisonnables et n’embrouillez pas trop tout celad’ici le jour où vous atteindrez vingt-trois ans, je vous passeraila chose. Ça vous va-t-il, Harvey ?

– No-on ; cela ne vaut jamais riende partager une affaire en train. Il y a, à tous égards, trop deconcurrence de par le monde, et Disko prétend que « les gensde même sang ont le devoir de ne faire qu’un ». Son monde nediscute jamais avec lui. C’est une des raisons, affirme-t-il, pourlesquelles ils font de si belles pêches. Dites, le SommesIci part pour les Georges lundi. Ils ne restent pas longtempsà terre, n’est-ce pas ?

– Ma foi, nous devrions, je crois, nousen aller aussi. J’ai laissé mes affaires aller à vau-l’eau entredeux océans, et il est temps de rallier. Je le fais à regret,cependant. Je n’avais pas eu de vacances comme celles-ci depuisvingt ans.

– Nous ne pouvons pas nous enaller sans voir Disko partir, dit Harvey, et lundi est leMemorial Day. Restons jusqu’après, en tout cas.

– Qu’est-ce que c’est que cette affairede Memorial ? On en parlait au boarding-house, ditCheyne, indécis.

Lui non plus n’était pas pressé de gâter lesjournées d’or.

– Ma foi, autant que j’en peux juger,cette affaire-ciest une sorte de représentation consistanten chants et en danses, organisée pour les baigneurs. Disko ne s’ensoucie pas beaucoup, dit-il, parce qu’on fait une quête pour lesveuves et les orphelins. Disko est indépendant. Ne l’avez-vous pasremarqué ?

– Mais – oui. Un peu. Par endroits. C’estune fête locale, alors ?

– C’est l’assemblée d’été. On lit touthaut les noms des marins noyés ou égarés depuis la dernière fois,on fait des discours, on récite, et tout. Puis, prétend Disko, lessecrétaires des Sociétés d’Assistance s’en vont dans la cour dederrière se battre sur ce qu’on a ramassé. La vraie fête, dit-il, alieu au printemps. Les ministres y mettent alors tous la main, etil n’y a pas de baigneurs par là.

– Je comprends, dit Cheyne, avec labrillante et parfaite compréhension de quelqu’un né et élevé pourl’orgueil de la cité. Nous resterons pour la fête, et partirons lesoir.

– Je crois que je vais descendre jusquechez Disko pour l’engager à amener tout son monde avant qu’ilsmettent à la voile. Il faudra naturellement que je me tienne aveceux.

– Oui, vraiment, il le faut ? ditCheyne. Moi, je ne suis qu’un pauvre baigneur, mais vous, vousêtes…

– Un Terre-Neuvas – un Terre-Neuvas pursang ! cria Harvey par-dessus son épaule en sautant dans untramway électrique.

Et Cheyne poursuivit sa route dans sesdélicieux rêves d’avenir.

Disko n’avait rien à voir avec les réunionspubliques où l’on fait appel à la charité, mais Harvey déclara quetout le plaisir de la journée serait perdu, autant qu’il en allaitde lui, si ceux du Sommes Ici en étaient absents. AlorsDisko fit ses conditions. Il avait entendu dire – c’était étonnantcomme le long de la côte on était au courant de tout ce qui sepassait dans le monde, – il avait entendu dire qu’une « femmede théâtre de Philadelphie » devait prendre part à lareprésentation ; et il soupçonna qu’elle pourrait leur servirla chanson « Skipper Ireson’s Ride ». Pour lui, iln’avait pas plus à voir avec les femmes de théâtre qu’avec lesbaigneurs ; mais la justice était la justice, et quoique, àlui-même, le pied lui eût une fois manqué (ici Dan eut un petitrire étouffé) en matière de jugement, il ne fallait pas que cettechose-là eût lieu. C’est ainsi que Harvey revint à East Gloucester,et employa une demi-journée à expliquer à une actrice amusée, dontla royale réputation s’étendait sur les deux côtes, la profondeurde la bévue qu’elle allait commettre, et elle reconnut que c’étaitjustice, comme Disko l’avait dit.

Cheyne savait, grâce à une vieille expérience,comment les choses se passeraient ; mais tout ce qui était dela nature d’une réunion publique était aliment pour l’esprit de cethomme. Il vit les tramways électriques se hâter vers l’ouest, dansle matin chaud, brumeux, remplis de femmes en claires toilettesd’été, et d’hommes au visage pâle, en chapeaux de paille, fraiséchappés aux pupitres de Boston, la pile de bicyclettes àl’extérieur de la poste ; l’allée et venue des fonctionnairesaffairés, se congratulant l’un l’autre ; le coup de fouet etle balaiement lents de l’étamine dans l’air lourd ; et l’hommed’importance qui, armé d’un tuyau, inonde le trottoir debrique.

– Maman, dit-il soudain, est-ce que vousne vous rappelez pas – après que Seattle eût été incendiée – etqu’ils la firent remarcher ?

Mrs. Cheyne fit signe que oui, et laissatomber un regard de critique sur la rue tortueuse. Comme son mari,elle avait l’habitude de ces assemblées, à force de parcourirl’Ouest, et les comparait l’une à l’autre. Les pêcheurscommençaient à se mêler à la foule autour des portes de l’hôtel deville – Portugais aux bajoues bleues, leurs femmes tête nue pour laplupart ou enveloppée d’un châle ; gens de la Nouvelle-Écosse,à l’œil clair, et gens des provinces maritimes ; Français,Italiens, Suédois et Danois, avec les équipages étrangers degoélettes faisant le cabotage ; et partout des femmes en noir,qui se saluaient d’un air de sombre orgueil, car c’était leur grandjour. Et il y avait tous les ministres de diverses croyances, –pasteurs de congrégations puissantes et dorées sur tranche, venusau bord de la mer pour se reposer, aussi bien que simples bergers,– depuis les prêtres de l’Église sur la Montagne jusqu’auxex-marins luthériens à la barbe en broussaille, camarades de meravec les hommes d’une vingtaine de bateaux. Il y avait lespropriétaires de services de goélettes, larges contributeurs auxsociétés, et de petits personnages, leurs quelques bachotshypothéqués jusqu’à la pomme des mâts, aussi bien que des banquierset des agents d’assurances maritimes, des capitaines de remorqueurset de bateaux-citernes, des gréeurs, des ajusteurs, desdéchargeurs, des saleurs, des constructeurs et des tonneliers, ettoute la population mêlée des quais.

Ils passèrent le long de la rangée des siègesqu’égayaient les toilettes des baigneurs, et l’un desfonctionnaires de la ville fit la patrouille et sua sang et eaujusqu’à ce qu’il rayonnât des pieds à la tête de tout l’orgueilcivique. Cheyne lui avait parlé cinq minutes quelques joursauparavant, et la plus parfaite entente régnait entre eux deux.

– Eh bien, Mr. Cheyne, que dites-vous denotre cité ? – Oui, madame, vous pouvez vous asseoir où ilvous plaira. – Vous avez de ces sortes de choses-là, je présume,là-bas dans l’Ouest.

– Oui, mais nous ne sommes pas aussivieux que vous.

– C’est vrai, cela va sans dire. Ilaurait fallu que vous assistiez aux réjouissances quand nous avonscélébré notre deux cent cinquantième anniversaire d’existence. Jevous assure, Mr. Cheyne, que la vieille cité se fit honneur.

– Je l’ai entendu dire. Cela rapporte,aussi. Comment se fait-il toutefois que la ville n’ait pas un hôtelde premier ordre ?

– Juste au-dessus à gauche, Pedro, Autantde places que vous voudrez pour vous et les vôtres. – Ma foi, c’estce que je leur dis tout le temps, Mr. Cheyne. Celareprésente beaucoup d’argent, mais je présume que cela ne voustouche guère. Ce que nous demandons, c’est…

Une lourde main s’appesantit sur son épaule dedrap fin, et le patron très allumé d’un caboteur de Portland pourle transport du charbon et de la glace, lui fit faire demi-tour surlui-même.

– À quoi, tonnerre, voulez-vous en venir,mes gaillards, en appliquant de cette façon la loi sur la villequand tous les honnêtes gens sont à la mer ? Hé ! Laville est sèche comme un os et pue cent fois plus depuis que jel’ai quittée. Vous auriez bien dû en tout cas nous laisser un débitpour les boissons inoffensives.

– Vous ne me paraissez pas avoir jeûné cematin, Carsen. Nous discuterons cela plus tard. Asseyez-vous contrela porte et réfléchissez à tout ce que vous avez à me direlà-dessus jusqu’à ce que je revienne.

– Qu’est-ce que vous voulez que je fassede vos raisonnements ? À Miquelon, le champagne est à dix-huitdollars la caisse, et…

Le patron s’affala sur son siège, tandis queles premiers accords d’un orgue lui imposaient silence.

– Notre nouvel orgue, dit lefonctionnaire à Cheyne avec fierté. Il nous coûte quatre milledollars, savez-vous. Il nous faudra revenir aux grosses patentesl’an prochain pour le payer. Je n’allais pas laisser les ministresprendre toute la religion pour eux dans leur conférence. Voiciquelques-uns de nos orphelins qui se lèvent pour chanter. C’est mafemme qui leur a appris. Je compte vous revoir tout à l’heure, Mr.Cheyne, on me demande sur l’estrade.

Hautes » claires, et franches, les voixdes enfants couvrirent les derniers bruits de ceux quis’installaient à leurs places.

« Ô vous tous, Ouvrages du Seigneur,bénissez le Seigneur : louez-Le, et exaltez-Le àjamais ! »

Les femmes d’un bout à l’autre du hall sepenchèrent en avant pour regarder, tandis que les sons répercutésremplissaient l’air. Mrs. Cheyne en même temps que les autrespersonnes, commença à sentir sa respiration s’entrecouper ;jamais elle ne s’était imaginé qu’il y eût tant de veuves aumonde ; et instinctivement chercha des yeux Harvey. Il avaitretrouvé ceux du Sommes Ici au fond de l’auditoire, et setenait debout, comme par droit, entre Dan et Disko. L’oncleSalters, revenu du détroit de Pamlico la nuit précédente avec Pen,lui fit un accueil méfiant.

– Est-ce que votre monde n’est pas encoreparti ? grommela-t-il. Qu’est-ce que vous faites ici, jeunehomme ?

« Ô vous, Mers et Fleuves, bénissezle Seigneur : louez-Le, exaltez-Le àjamais ! »

– Est-ce qu’il n’est pas dans sondroit ? dit Dan. Il a été là-bas comme nous tous.

– Pas dans ces vêtements-là, grognaSalters.

– Veux-tu bien fermer ça, Salters, ditDisko. Voilà que tu as retrouvé ta bile. Reste où tu es, surtout,Harvey.

Alors, se levant, l’orateur de circonstance,autre pilier de la municipalité, prit la parole : il souhaitaau monde entier la bienvenue dans Gloucester, et fit remarquerincidemment en quoi Gloucester l’emportait sur tout le reste dumonde entier. Puis il en vint aux richesses maritimes de la cité,et parla du prix qu’il fallait, hélas ! payer la récolteannuelle. On entendrait tout à l’heure les noms de leurs morts,perdus là-bas – au nombre de cent dix-sept. (Ici, les veuvesrelevèrent un peu l’œil et s’entreregardèrent.) Gloucester nepouvait pas faire parade de manufactures ou de moulins puissants.Ses fils travaillaient pour tels gages que la mer voulait biendonner ; et ils savaient tous que ni les Georges ni le Bancn’étaient de paisibles pâturages. Le mieux pour ceux qui restaientà terre, était de venir en aide aux veuves et aux orphelins ;et après quelques considérations générales il prit cette occasionde remercier, au nom de la cité, les personnes qui, dans un siparfait sentiment du bien public, avaient consenti à apporter leurconcours aux réjouissances de la fête.

– Je déteste seulement les côtésmendiants de l’affaire, grogna Disko. Cela ne donne guère aux gensune riche opinion de nous.

– Si les gens ne sont pas prévoyants etne mettent pas de côté quand ils en ont l’occasion, répliquaSalters, c’est tout naturel qu’un jour vienne où ils ont à rougir.Tenez-vous pour averti, jeune homme. Les richesses, ça va bien pourun temps, mais si vous les gaspillez dans le luxe…

– Mais perdre tout ce qu’on a – tout, ditPen. Qu’est-ce qui vous reste à faire, alors ? Jadis,le – (les yeux d’un bleu limpide s’ouvrirent tout grands en haut,en bas, comme s’ils cherchaient quelque chose où asseoir leurregard) jadis, j’ai lu – dans un livre je crois – l’histoire d’unbateau où tout le monde fut noyé – sauf quelqu’un – qui m’adit…

– Des bêtises ! dit Salters enl’interrompant. Lis un peu moins et prends plus d’intérêt à tonaffaire, tu arriveras peut-être un peu mieux ainsi à payer tonentretien, Pen.

Harvey, pressé dans la foule des pêcheurs, sesentit parcouru d’un tressaillement qui, se glissant, rampant, etaccompagné de picotements, lui commença dans la nuque pour finirdans ses souliers. En outre il avait froid, quoique la journée fûtétouffante.

– C’est ça l’actrice dePhiladelphie ? demanda Disko Troop en fronçant les sourcilsdans la direction de l’estrade. Tu l’as renseignée à propos duvieux Ireson, n’est-ce pas, Harvey ? Tu sais pourquoimaintenant.

Ce ne fut pas « Ireson’s Ride » quel’artiste débita, mais une espèce de poème où il était questiond’un port de pêche appelé Brixham et d’une flottille de trawlers entrain de tirer des bordées la nuit contre la tempête, tandis queles femmes, pour les guider, allumaient du feu au bout du quai avectout ce qui leur tombait sous la main.

« They took the grandam’s blanket

Who shivered and bade them go ;

They took the baby’s cradle,

Who could not say them no. »[61]

– Mazette ! dit Dan, en risquant unœil par-dessus l’épaule de Long Jack. Voilà qui est chic !Cela a dû cependant coûter bon.

– En v’là une sale histoire, dit l’hommedu Galway, et un port salement éclairé, Danny.

« . …  …  …

And knew not all the while

If they were lighting a bonfire

Or only a funeral pile. »[62]

Tout le monde se sentait pris jusqu’aux fibrespar la voix de miracle ; et lorsque la chanteuse dit commentles équipages furent lancés tout ruisselants au rivage, tantvivants que morts, et comment les femmes transportèrent les corps àla lueur des feux, demandant : « Petit, est-ce tonpère ? » ou « Femme, est-ce ton homme ? »on eût pu entendre les respirations devenir plus rapides sur tousles bancs.

« And when the boats of Brixham

Go out to face the gales,

Think of the love that travels

Like light upon their sails ! »[63]

Lorsqu’elle eut fini on applaudit peu. Lesfemmes cherchaient leurs mouchoirs, et nombre d’hommes levaient auplafond des yeux brillants de larmes.

– Hum, fit Salters ; cela vouscoûterait un dollar à entendre dans n’importe quel théâtre –peut-être bien deux. Il y a, je présume, des gens qui peuvent sepermettre cela. Pour moi, c’est de l’argent franchement perdu… Maiscomment, pour l’amour de Dieu, le capitaine Bart Edwardes est-ilvenu toucher barre par là ?

– Il n’y a pas moyen de l’en empêcher,dit par derrière un homme d’Eastport. C’est un poète, et il fautqu’il dise sa pièce. C’est mon pays.

Il ne disait pas que le capitaine B. Edwardesavait fait des pieds et des mains pendant cinq années consécutivespour être autorisé à réciter un morceau de sa composition auMemorial Day de Gloucester. Un comité amusé et lassé avait fini paraccéder à son désir. La candeur du bonhomme et le bonheur dont ildébordait là, debout dans ce qu’il avait de plus beau comme habitsdu dimanche, lui gagna l’auditoire avant même qu’il eût ouvert labouche. On supporta assis, sans murmurer, trente-sept coupletstaillés à coups de serpe, où tout au long était décrite la perte dela goélette Joan Hasken passé les Georges dans le coup devent de 1867, et lorsqu’il arriva à la fin, on l’acclama d’une voixsympathique.

Un reporter de Boston plein de clairvoyances’éclipsa pour obtenir copie entière du poème épique et pourprendre une interview de l’auteur ; de sorte que la terren’eut plus rien à offrir au capitaine Bart Edwardes, ex-baleinierconstructeur de navires, patron-pêcheur, et poète, en lasoixante-treizième année de son âge.

– Eh bien ! moi, je prétends quec’est plein de bon sens, dit l’homme d’Eastport. Tel que vous mevoyez, j’ai tenu son écrit dans ces deux mains-là, tel qu’il l’alu, et je peux certifier qu’il a mis tout cela dedans.

– Si Dan ici présent n’arrivait pas àmieux employer sa main avant de casser la croûte le matin, il n’yaurait plus qu’à le fouetter, dit Salters pour soutenir l’honneurde ceux du Massachusetts en matière de principes généraux. Non pasque je vous accorde sans réserve que ce soit un homme fameux enfait de littérature – pour le Maine. Cependant…

– C’est pas possible, l’oncle Salters vamourir à cette tournée-ci ! Le premier compliment qu’il m’aitjamais fait, dit Dan en riant sous cape. Qu’est-ce que tu as,Harvey ? Tu ne dis rien et tu es verdâtre. Tu te sensmalade ?

– Je ne sais pas ce que j’ai, réponditHarvey. Je sens comme si mon intérieur était trop gros pour monextérieur. J’ai du plomb dans l’estomac et il me passe des frissonsdans le dos.

– De la dyspepsie ? Bah ! –comme c’est embêtant. Nous allons attendre la lecture, et puis nouspartirons, pour attraper la marée.

Les veuves – elles l’étaient presque toutes decette saison-là – se raidirent du haut en bas comme des gens quivont de sang-froid au-devant d’un coup de feu, car elles savaientce qui allait venir. Les femmes et les filles des baigneurs, enchemisettes roses et bleues, turent soudain leurs rires étouffés àpropos de l’étonnant poème du capitaine Edwardes, et tournèrent latête afin de voir pourquoi tout était silencieux. Les pêcheurs sepoussèrent en avant tandis que le fonctionnaire qui avait causéavec Cheyne, montait d’un pas précipité sur l’estrade et se mettaità lire la longue liste des pertes de l’année, en les divisant parmois. Les sinistres du dernier mois de septembre concernaient pourla plupart des célibataires et des étrangers, mais sa voixrésonnait tout de même très haut dans le silence du hall :

« 9 septembre. – GoéletteFlorie Anderson perdue, corps et biens, passé lesGeorges.

« Reuben Pilman, patron, 50 ans,célibataire, Main Street, en ville.

« Émile Olsen, 19 ans, célibataire, 329Hammond Street, en ville ; Danemark.

« Oscar Stanberg, célibataire, 25ans ; Suède.

« Carl Stanberg, célibataire, 28 ans,Main Street, en ville.

« Pedro, supposé de Madère, célibataire,Keene’s boarding-house, en ville.

« Joseph Welsh, dit Joseph Wright, 30ans, de Saint-Jean, Terre-Neuve. »

– Non – d’Augusta, Maine ! cria unevoix du milieu de la salle.

– Il s’est embarqué à Saint-Jean, dit lelecteur en cherchant à voir.

– Je le sais. Il est d’Augusta. C’est monneveu.

Le lecteur crayonna une correction en marge dela liste, et reprit :

« Même goélette, Charlie Ritchie,Liverpool, Nouvelle-Écosse, 33 ans, célibataire.

« Albert May, 267 Rogers Street, enville, 27 ans, célibataire.

« 27 septembre. – Orvin Dollard,39 ans, marié, noyé en doris passé Eastern Point. »

Le coup porta, car une des veuves recula sursa chaise, ne cessant de croiser et décroiser les mains. Mrs.Cheyne, qui avait écouté, les yeux grands ouverts, renversa la têteen arrière, et étouffa un sanglot. La mère de Dan, à quelquessièges plus loin à droite, vit, entendit, et s’approcha promptementd’elle. Le lecteur poursuivit. En atteignant les naufrages dejanvier et de février, les coups portèrent dru comme grêle, et lesveuves ne respirèrent plus que les dents serrées :

« 14 février. – GoéletteHarry Randolph, démâtée en rentrant de Terre-Neuve :Ase Musie, marié, 32 ans, Main Street, en ville, passé par-dessusbord.

« 23 février, – GoéletteGilbert Hope : s’est égaré en doris, Robert Beavon,29 ans, natif de Pubnico, Nouvelle-Écosse. »

Mais sa femme était dans le hall. On entenditun cri sourd, comme celui d’un petit animal qu’on eût heurté. Ilfut aussitôt réprimé, et une jeune femme quitta le hall enchancelant. Elle avait, durant des mois, espéré contre touteespérance, parce qu’on en avait vu, qui partis à la dérive endoris, s’étaient trouvés miraculeusement recueillis par desvoiliers de haute mer. Maintenant elle avait la certitude, etHarvey put voir le policeman héler du trottoir une voiture pourelle.

– C’est cinquante cents pour aller à lagare, commença le cocher.

Le policeman leva la main.

– Mais ça ne fait rien, je vais par là.Sautez dedans. Dites donc, Alfred, vous tâcherez de ne pas mepincer la prochaine fois que mes lanternes ne seront pas allumées.Hein ?

La porte de côté se referma sur la tached’éclatant soleil, et les yeux de Harvey revinrent au lecteur et àson interminable liste.

« 19 avril. – Goélette ManieDouglas perdue sur le Banc avec tout son monde.

« Edward Canton, 43 ans, patron, marié,en ville.

« D. Harwkins, dit Williams, 34 ans,marié, Shelbourne, Nouvelle-Écosse.

« G. W. Glay, homme de couleur, 28 ans,marié, en ville. »

Et toujours, et toujours. Harvey se sentait lagorge bouchée, et son estomac lui rappelait le jour où il étaittombé du paquebot.

« 10 mai. – Goélette SommesIci (le sang lui picota par tout le corps). Otto Svendon, 20ans, célibataire, en ville, tombé par-dessus bord. »

Encore un cri sourd, déchirant, de quelquepart au fond de la salle.

– Elle n’aurait pas dû venir. Ellen’aurait pas dû venir, dit Long Jack, avec une petite toux depitié.

– Ne pousse pas, Harvey, grommelaDan.

Harvey entendit bien la voix, mais le resten’était plus pour lui que ténèbre marbrée de disques de feu. Diskose pencha en avant pour parler à sa femme qui était assise, un braspassé autour de Mrs. Cheyne, et l’autre maintenant les mainscouvertes de bagues qui cherchaient à retenir, à agripper.

– Penchez la tête en avant – bien enavant ! murmura-t-elle. Cela va passer dans une minute.

– Je ne pe-eux pas ! Non, je nepe-eux pas ! Oh ! laissez-moi…

Mrs. Cheyne ne savait pas du tout ce qu’elledisait.

– Il le faut, répéta Mrs. Troop. Votregarçon vient de tomber en faiblesse. Cela leur arrive quelquefoisquand ils font leur croissance. Vous voulez prendre soin de lui,hein ? Nous pouvons sortir de ce côté. Soyez calme. Venez avecmoi. Bah ! ma chère dame, nous sommes femmes l’une et l’autre,n’est-ce pas ? Notre devoir est de prendre soin de nos hommes.Venez !

Ceux du Sommes Ici traversèrentpromptement la foule comme une garde du corps, et le Harvey qu’ilsétayèrent sur un banc dans une antichambre était un Harvey fortpâle et fort secoué.

– Il ne dément pas sa maman, fut la seuleobservation de Mrs. Troop, comme la mère se penchait sur sonfils.

– Comment avez-vous pu supposer qu’ilsupporterait cela ? s’écria-t-elle avec indignation ens’adressant à Cheyne, lequel n’avait rien dit du tout. C’étaithorrible… horrible ! Nous n’aurions pas dû venir. C’est fauxet stupide ! Ce n’est – ce n’est pas juste ! Pourquoi –pourquoi ne pas se contenter de mettre ces choses dans lesjournaux, à qui elles appartiennent ? Êtes-vous mieux, monamour ?

À vrai dire tout cela ne faisait qu’emplirHarvey de honte.

– Oh ! je crois que je vais tout àfait bien, dit-il, en faisant des efforts pour se mettre sur lespieds, avec un ricanement vite éteint.

– Ce doit être quelque chose que j’auraimangé à mon petit déjeuner.

– Le café peut-être, dit Cheyne dont levisage était tout en traits inflexibles, comme s’il avait ététaillé à même le bronze. Nous n’allons pas rentrer.

– Je pense qu’on ferait aussi bien dedescendre au quai, dit Disko. On étouffe au milieu de tous cesétrangers, et l’air frais remettra Mrs. Cheyne.

Harvey déclara qu’il ne s’était jamais de savie senti mieux ; mais ce ne fut guère que lorsqu’il vit leSommes Ici frais sorti des mains des chargeurs, audébarcadère de Wouverman, que son malaise se dissipa dans unétrange mélange d’orgueil et de chagrin. Il y avait par là des gens– baigneurs et autres de même sorte – qui jouaient dans des yolesou contemplaient la mer du bout des jetées ; mais c’est ducœur maintenant qu’il touchait les choses, – plus de choses que sapensée ne pouvait encore en embrasser. En tout cas, il eût pu toutaussi bien s’asseoir pour hurler de douleur, car la petite goéletteallait partir. Mrs. Cheyne se contentait de pleurer, de pleurer àchaque pas de la route, et de dire les choses les plusextraordinaires à Mrs. Troop, qui la dorlotait comme un enfant, aupoint que Dan, qui n’avait pas été « dorloté » depuisl’âge de six ans, se mit à siffler tout haut.

C’est ainsi que le vieil équipage – Harvey sesentait le plus ancien des marins – sauta dans la vieille goéletteparmi les doris décrépits, tandis que Harvey dégageait l’amarred’arrière du bout de la jetée ; puis ils la firent glisser enappuyant leurs mains le long de la paroi du quai. Chacun avait tantde choses à dire que personne ne dit rien d’extraordinaire. Harveychargea Dan de veiller aux bottes de mer de l’oncle Salters et àl’ancre de doris de Pen, et Long Jack implora Harvey de se rappelerses leçons en matière de choses maritimes ; mais lesplaisanteries tombaient à plat en présence des deux femmes, et onest malaisément drôle quand l’eau verte du port s’élargit entre debons amis.

– Hisse le foc et la misaine ! criaDisko, en se mettant à la barre, comme elle prenait le vent. Nousnous reverrons, Harvey. Je ne sais pas, mais j’en arrive à penserbeaucoup à toi et aux tiens.

Puis, elle glissa hors de portée de voix, etils s’assirent pour la regarder sortir du port. Et toujours Mrs.Cheyne pleurait.

– Bah ! ma chère dame, dit Mrs.Troop, nous sommes femmes l’une et l’autre, j’imagine. Bien sûr quecela ne vous soulagera guère le cœur de pleurer comme ça. Dieu saitque ça ne m’a jamais fait pour un liard de bien ; et pourtant,Il sait que j’en ai eu des raisons de pleurer !

Quelques années plus tard, sur l’autre rive del’Amérique, un jeune homme remontait à travers la visqueuse brumede mer une rue où s’engouffrait le vent et que flanquent les plussomptueuses maisons construites de bois imitant la pierre. En facede lui, comme il s’arrêtait auprès d’une grille de fer forgé,rentrait à cheval – à mille dollars le cheval eût été donné pourrien – un autre jeune homme. Et voici ce qu’ils dirent :

– Hello, Dan !

– Hello, Harvey !

– Que m’apprendras-tu de bon ?

– Eh bien, je crois que me voilà sur lepoint de devenir, à ce voyage-ci, cette espèce d’animal qu’onappelle un second. Et toi, en as-tu bientôt fini avec ce sacrécollège surfacturé ?

– Ça se tire. Je l’avoue, le LelandStanford Junior n’est pas à comparer avec le vieux SommesIci ; mais je vais entrer dans l’affaire pour tout de bonavant l’automne.

– Ce qui veut dire nos paquebots.

– Rien autre. Attends un peu que je temette le grappin dessus, Dan. Je vais faire plier la vieille lignejusqu’à ce qu’elle demande grâce, quand je vais la prendre enmain.

– J’en accepte le risque, dit Dan, avecun bon sourire fraternel, comme Harvey descendait de cheval et luidemandait s’il entrait.

– Bien sûr, c’est pour cela que j’ai prisle tramway ; mais dis donc, est-ce que le docteur est quelquepart par là ? Il faut que je noie cet idiot de nègre un de cesjours, ses mauvaises plaisanteries et le reste.

On entendit rire tout bas, mais d’un accent detriomphe, et l’ex-cuisinier du Sommes Ici émergea dubrouillard pour prendre la bride du cheval. Il ne tolérait quepersonne autre veillât aux besoins de Harvey.

– De la brume comme sur le Banc, n’est-cepas, docteur ? dit Dan d’un ton conciliant.

Mais le Celte d’un noir de charbon, doué deseconde vue, ne crut pas devoir répondre jusqu’au moment où, ayantdonné à Dan une tape sur l’épaule, il lui croassa à l’oreille lavieille, vieille prophétie :

– Maître – serviteur. Serviteur – maître.Vous vous souvenez, Dan Troop, de ce que je vous ai dit sur leSommes Ici ?

– Eh bien ! quoi, je n’irai pasjusqu’à nier que cela m’en a tout l’air, de la façon dont leschoses se présentent, dit Dan. Ah ! c’était un solide petitpaquebot, et de façon ou d’autre je lui dois beaucoup – à lui et àpapa.

– Moi aussi, dit Harvey Cheyne.

FIN

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