Capitaines courageux

III

Ce fut le sommeil de plomb qui vous éclaircitl’âme, l’œil et le cœur, et vous met mourant de faim devant lasoupe. Ils vidèrent un grand plat d’étain plein de morceaux depoisson tout juteux – les résidus que le cuisinier avait ramassésle soir précédent. Ils nettoyèrent les plats et les casseroles dela bordée des aînés partis pour la pêche, taillèrent des tranchesde lard pour le repas de midi, faubertèrent[15] legaillard d’avant, remplirent les lampes, tirèrent du charbon et del’eau pour le cuisinier, et passèrent l’inspection de l’avant-caleoù s’empilaient les provisions du bateau. Ce fut une autre bellejournée – tranquille, douce et claire ; et Harvey s’emplitd’air jusqu’au fond des poumons.

D’autres goélettes avaient monté pendant lanuit, et les longues houles bleues étaient couvertes de voiles etde doris. Au loin sur l’horizon, la fumée de quelque paquebot, lacoque invisible, barbouillait l’azur, et du côté de l’est lesvoiles de perroquet d’un gros navire, juste en train de se gonfler,y faisaient une entaille carrée. Disko Troop fumait, appuyé contrele toit de la cabine – un œil sur les bateaux à l’entour, etl’autre sur la petite flamme de girouette à la pomme du grandmât.

– Quand papa fait cette tête-là, dit Dantout bas, c’est qu’il médite quelque chose de fameux pour tout lemonde. Je paierais mon gage et ma part que nous allons mouillerbientôt. Papa connaît la morue, et la flottille sait bien que papala connaît. Les vois-tu arriver un à un, sans avoir l’air de rien,cela va sans dire, mais en tournant tout le temps autour denous ? Voici le Prince Leboo ; c’est un bateaude Chatham. Il est monté de la nuit dernière. Et vois-tu ce gros-làavec une pièce dans sa voile de misaine et un foc neuf ? C’estle Carrie Pitman de West Chatham. Il ne va pas garder satoile longtemps, à moins que son sort n’ait changé depuis l’autresaison. Il ne fait guère que dériver. Il n’y a pas d’ancre quipuisse le retenir… Quand la fumée s’élève comme ça en petitsanneaux, c’est que papa est en train d’étudier le poisson. Si nouslui parlions en ce moment, il serait furieux. La dernière fois quecela m’est arrivé, il a pris une botte et me l’a flanquée à latête.

Disko Troop regardait à l’avant, la pipe auxdents, avec des yeux qui semblaient ne rien voir. Comme le disaitson fils, il étudiait le poisson – mettant sa connaissance et sonexpérience du Banc aux prises avec la morue en train de s’ébattredans ses propres eaux. Il admettait la présence à l’horizon desgoélettes à l’œil inquisiteur comme un hommage à sa supériorité.Mais maintenant que cet hommage était rendu, il voulait se retireret s’en aller faire son mouillage seul, jusqu’au moment de remontervers la Vierge[16] pour pêcher dans les rues de cetteville grondante sur les eaux. C’est ainsi que Disko Troop pensa autemps qu’il venait de faire, aux tempêtes, courants, ressourcesalimentaires et autres arrangements domestiques, en se plaçant aupoint de vue d’une morue de vingt livres ; il devint lui-même,en fait, l’espace d’une heure, une morue, et en prit l’apparenced’une façon étonnante. Puis, il retira la pipe d’entre sesdents.

– Papa, dit Dan, nous avons fini notrebesogne. Est-ce que nous pouvons sortir un brin ? C’est un bontemps pour la pêche.

– Pas dans cet accoutrement cerise ni cessouliers couleur de pain brûlé. Donne-lui des vêtements qui aientdu sens commun.

– Papa est content – cela le prouve, ditDan ravi, en entraînant Harvey dans la cabine, tandis que Trooplançait une clef en bas des marches. Papa garde mes vêtements deréserve dans un endroit où il puisse y donner un coup d’œil, àcause que maman dit que je suis sans soin.

Il fourragea dans un coffre, et en moins detrois minutes Harvey était paré de bottes en caoutchouc qui luimontaient à mi-cuisse, d’un lourd jersey bleu reprisé aux coudes,d’une paire de mitaines et d’un suroît.

– Maintenant, tu ressembles à quelquechose, dit Dan. Dépêchons !

– Ne t’éloigne pas. Reste à portée, ditTroop ; ne t’en vas pas rendre des visites dans la flottille.Si quelqu’un te demande ce que j’ai l’intention de faire, dis lavérité, car tu n’en sais rien.

Un petit doris rouge, marqué du nom deHattie S., reposait à l’arrière de la goélette. Dan amenale câblot, et sauta légèrement sur les planches du fond, tandis queHarvey tombait gauchement derrière lui.

– C’est pas une manière d’entrer dans unbateau, dit Dan. S’il y avait de la mer, tu irais au fond, c’estsûr. Il faut que tu apprennes à t’en servir.

Dan assujettit les tolets, prit le banc denage d’avant et regarda faire Harvey. Le jeune garçon avait ramé, àla façon des dames, sur les étangs d’Adirondack ; mais il y ade la différence entre des tolets de bois grinçants et des« rullocks »[17] bienéquilibrés – entre des rames légères et de grossiers avirons dehuit pieds. Cela collait dans la lente houle, et Harveybougonnait.

– Court ! Nage court ! dit Dan.Si tu entraves ton aviron dans un petit peu de mer, c’est bon pourfaire chavirer. Est-ce pas un bijou ? Et c’est à moi,encore !

Le petit doris était propre comme un sou neuf.Il portait dans ses petits flancs une ancre minuscule, deux cruchesd’eau et quelque soixante-dix brasses de fin cordage brun de doris.Une trompette de fer-blanc reposait dans des boucles de corde justesous la main droite de Harvey, à côté d’un maillet de vilainetournure, d’une courte gaffe et d’un bâton plus court encore. Unecouple de lignes, garnies de plombs très lourds et de doubleshameçons, toutes deux enroulées avec soin sur des dévidoirs carrés,se trouvaient calées à leur place par le plat-bord.

– Où sont la voile et le mât ?demanda Harvey, car ses mains commençaient à avoir desampoules.

Dan éclata de rire.

– On ne fait guère marcher à la voile lesdoris de pêche. On pousse, mais on n’a pas besoin de pousser sidur. Est-ce que tu ne voudrais pas l’avoir à toi ?

– Bah ! J’imagine que mon pèrepourrait m’en donner un ou deux si je les demandais, réponditHarvey.

Il avait été trop occupé jusqu’alors pourpenser beaucoup à sa famille.

– C’est vrai. J’oubliais que ton père estmillionnaire. Hein, tu ne fais guère le millionnaire en cemoment ? Mais tu sais qu’un doris avec le gréement et lesaccessoires – Dan parlait comme s’il se fût agi d’une baleinière –coûte des sommes. Est-ce que tu crois que ton père t’en donneraitun comme – comme joujou favori ?

– Ça ne m’étonnerait pas. Ce serait à peuprès la seule chose pour laquelle je ne l’ai pas encore embêté.

– Hein ! tu dois en faire un rudegâté à la maison, et en casser, de la monnaie. Ne fends pas l’eaucomme cela, Harvey. C’est court, la vraie manière ; il n’y ajamais de mer tout à fait calme, et les houles…

Crac ! La poignée d’aviron vint frapperHarvey sous le menton et le renversa cul par-dessus tête.

– C’était ce que j’allais te dire. Il afallu que j’apprenne aussi ; mais, moi, je n’avais pas plus dehuit ans quand j’ai été à cette école-là.

Harvey regagna son banc, les mâchoiresendolories et le sourcil froncé.

– Ça ne vaut rien de s’en prendre auxchoses, dit papa. C’est notre faute quand nous ne pouvons pas lesdiriger, à ce qu’il dit. Allons, essayons ici. Manuel va nousdonner la profondeur.

Le Portugais se balançait à un bon mille delà, mais quand Dan leva le bout d’un aviron, il agita le brasgauche à trois reprises.

– Trente brasses, dit Dan, en attachantun morceau de boëtte salée à l’hameçon. Dehors les plombs. Amorce,comme je fais, Harvey, et n’embrouille pas ton dévidoir.

La ligne de Dan fut dehors longtemps avant queHarvey eût découvert le secret pour attacher l’amorce et pourlancer les plombs. Le doris dériva tranquillement. Ce n’était pasla peine de mouiller avant de s’être assuré d’un bon endroit.

– Nous y voici ! cria Dan.

Et une averse d’embrun vint s’abattre enclapotant sur les épaules de Harvey, tandis qu’une grosse morue setrémoussait et battait de la queue le long du bord.

– Le « muckle » ! Harvey,le « muckle » ! sous ta main ! Vite !

Évidemment « muckle » ne pouvaitdésigner la trompette ; aussi Harvey passa-t-il le maillet.Dan étourdit le poisson selon les règles avant de le tirer à bord,et arracha l’hameçon à l’aide du bâton court qu’il appelait une« fourchette ». Puis, Harvey sentit que cela tiraitaussi, et ramena sa ligne avec ardeur.

– Mais, c’est des fraises !cria-t-il. Regarde !

L’hameçon s’était pris dans une touffe defraises[18], rouges d’un côté et blanches del’autre, à la ressemblance parfaite du fruit de terre, sauf qu’iln’y avait pas de feuilles, et que la tige était tuyautée etvisqueuse.

– N’y touche pas ! Secoue-les. Non,n’…

L’avertissement venait trop tard. Harvey lesavait tirées de l’hameçon et les admirait.

– Oh ! là là là là ! se mit-ilà crier, comme il commençait à ressentir dans les doigts le mêmeeffet que s’il eût pris des orties à poignées.

– Maintenant, tu sais ce que ça veutdire, un fond de fraises. Il n’y a qu’au poisson qu’on devraittoucher les mains nues, dit papa. Secoue-les contre le plat-bord,et réamorce, Harvey. Cela ne t’avancera pas de regarder. Tout celaest compté dans le gage.

Harvey sourit à la pensée de ses dix dollarset demi par mois, et se demanda ce que sa mère aurait dit si elleavait pu le voir penché par-dessus le bord d’un doris de pêche, enplein océan. Elle qui souffrait toutes les agonies chaque foisqu’il sortait sur le lac Saranac ! Et, en passant, Harvey serappela nettement qu’il avait coutume de rire de ses appréhensions.Tout à coup, la ligne partit comme l’éclair entre ses doigts, lessciant même à travers les mitaines, ces mailles de laine censéesles protéger.

– C’est un mastoc[19].Donne-lui du jeu suivant sa force ! cria Dan. Je vaist’aider.

– Non, je ne veux pas, haleta Harvey ense pendant à la ligne. C’est mon premier poisson. Est-ce – est-ceune baleine ?

– Un flétan, peut-être bien.

Dan chercha à voir dans l’eau et brandit lelourd « muckle », prêt à tout événement. Quelque chose deblanc et d’ovale voletait et tremblotait à travers l’émeraude.

– Je parierais la moitié de mon gagequ’il pèse plus de cent. Es-tu toujours aussi envieux de l’amenertout seul ?

Harvey avait les jointures à vif et en sangaux endroits où elles avaient cogné contre le plat-bord. Le visagebleu pourpre, moitié à cause de l’émotion, moitié à cause del’effort, il dégouttait de sueur, et n’y voyait presque plus àforce de fixer les rides éblouissantes de soleil qui, à la surfacede l’eau, répondaient aux vibrations de la ligne. Les gamins n’enpouvaient plus, longtemps avant le flétan qui se chargea d’eux etdu doris durant les vingt minutes qui suivirent. Mais, pour finir,le gros poisson fut gaffé et hissé à bord.

– Chance de débutant, dit Dan, ens’essuyant le front. Il pèse bien un cent.

Harvey regarda l’énorme bête gris pommelé d’unair d’orgueil indescriptible. À terre il avait maintes fois vu desflétans sur les marbres visqueux des marchés, mais jamais il ne luiétait arrivé de demander comment ils se trouvaient là. Maintenant,il le savait ; et il n’était pas un pouce de son corps qui negémit de fatigue.

– Si papa était par ici, dit Dan enhissant sa ligne, il lirait ce signe-là aussi clair que dans unlivre. Le poisson devient de plus en plus petit, et tu as pris pourainsi dire le plus gros flétan que nous puissions trouver pendantcette campagne. La pêche d’hier – l’as-tu remarqué ? – c’étaittout gros poisson, sans un flétan. Papa, lui, lirait ces signes-làsans hésiter. Papa dit que tout est indication sur le Banc, et peutse lire bien ou de travers. Papa est plus profond que leTrou-de-Baleine.

Il parlait encore lorsqu’un coup de pistoletfut tiré à bord du Sommes Ici, et qu’un panier à pommes deterre fut hissé dans les agrès d’avant.

– Qu’est-ce que je te disais, hein ?C’est l’appel pour tout l’équipage. Papa a une idée en tête, sansquoi il n’interromprait jamais la pêche à cette heure-ci de lajournée. Enroule ta ligne, Harvey, et nous allons rentrer.

Ils étaient sous le vent de la goélette, toutprêts à lancer le doris sur la mer tranquille, quand des cris demalédiction à un demi-mille de là les mena vers Pen, lequel couraitautour d’un point fixe, pour tout le monde sorte de gigantesquepunaise d’eau. Le petit homme se penchait en arrière, en avant,avec une énorme énergie, mais, à la fin de chacune de cesmanœuvres, son doris, après un demi-tour, revenait sur sacorde.

– Il faut aller à son secours, sans quoiil prendrait racine et monterait en graine ici, dit Dan.

– Qu’est-ce qui se passe ? demandaHarvey.

C’était pour lui tout un monde nouveau, où aulieu de faire la loi à ses aînés, il lui fallait poser humblementdes questions. De plus, la mer était horriblement grande etimpassible.

– L’ancre est prise. Pen les perd toutes.Perdu déjà deux cette campagne-ci, sur des fonds de sable encore,et papa dit qu’à la prochaine qu’il perd, sûr comme nous sommes entrain de pêcher, il lui donnera la « kelleg ». Ça luibriserait le cœur, à Pen.

– Qu’est-ce que c’est que la« kelleg » ? demanda Harvey, avec la vague idée quece pouvait être quelque espèce de torture en usage dans la marine,comme celle de la « cale[20] »dans les histoires.

– Une grosse pierre en guise d’ancre. Onpeut voir une « kelleg » à l’avant d’un doris d’aussiloin qu’on peut voir le doris lui-même, et toute la flottille saitce que cela veut dire. On se moquerait affreusement de lui. Pen nepourrait pas plus supporter cela qu’un chien une casserole à laqueue. C’est une telle sempiternelle sensitive !

– Eh quoi, Pen ! Encore pris ?N’essaie plus de tes inventions. Reviens dessus, et tiens ta cordedroite de haut en bas.

– Elle ne bouge pas, dit le petit homme,tout essoufflé. Elle ne bouge pas un brin, et j’ai vraiment essayéde tout.

– Qu’est-ce que c’est que tout ceméli-mélo à l’avant ? dit Dan, en désignant un sauvageenchevêtrement d’avirons de rechange et de cordages de doris,entortillés tous ensemble par la main de l’inexpérience.

– Oh ! ça, déclara Pen avec orgueil,c’est un cabestan espagnol. C’est Mr. Salters qui m’a montrécomment le faire ; mais même cela ne la fait pas bouger.

Dan se pencha autant qu’il pouvait par-dessusle plat-bord pour dissimuler un sourire, donna une ou deuxsecousses au cordage, et, sans plus de façons, l’ancre vintsur-le-champ.

– Hisse, Pen, dit-il en riant, ou elle vase prendre encore.

Ils le laissèrent en train de regarder avec degrands yeux bleus tragiques les pattes de la petite ancre toutéchevelées d’herbes marines, tandis qu’il se confondait enremerciements.

– Oh ! dis donc, pendant que j’ypense, Harvey, dit Dan, quand ils furent hors de portée de voix,Pen n’est pas tout à fait bien calfaté. Ce n’est pas qu’ilsoit en rien dangereux, mais il n’a pas toutes ses idées.Comprends ?

– Est-ce bien vrai, ou bien est-ce un desjugements de ton père ? demanda Harvey comme il se courbaitsur les avirons.

Il se sentait déjà en voie de les manier plusaisément.

– Papa ne s’est pas trompé, cette fois.Pen est pour sûr un toqué. Non, ce n’est pas exactement ça, mais unpeu comme un idiot inoffensif. Voici comment c’est arrivé – tunages bien pour l’instant, Harvey – et je te le dis parce qu’il estjuste que tu le saches. C’était autrefois un prêcheur moravien. Ils’appelait Jacob Boller, à ce que papa m’a dit, et il habitait avecsa femme et quatre enfants quelque part du côté de la Pensylvanie.Or, voilà que Pen emmène toute sa famille à un meeting moravien –un meeting en plein air, plus que probable – et ils restent dansJohnstown juste pour y passer une nuit. Tu as entendu parler deJohnstown ?

Harvey réfléchit.

– Oui, oui. Mais je ne sais plus à proposde quoi. C’est un nom qui sonne pour moi comme Ashtabula.

– Tous les deux sont de grandescatastrophes – c’est pourquoi, Harvey. Eh bien ! cette simplenuit où Pen et les siens étaient à l’hôtel, la ville de Johnstownfut emportée. La digue creva et l’inonda, et les maisons partirentà la dérive, s’entre-choquèrent et sombrèrent. J’ai vu les images,c’est affreux. Pen eut son monde noyé tout en tas sous ses yeuxavant de savoir au juste ce qui arrivait. À partir de ce moment-là,il n’a plus eu toutes ses idées. Il soupçonna bien qu’il s’étaitpassé quelque chose là-haut à Johnstown, mais quand il y seraitallé de sa pauvre vie, il ne pouvait se rappeler quoi, et il se mità errer de droite et de gauche avec un sourire étonné. Il ne savaitpas ce qu’il était, et encore moins ce qu’il avait été, et c’estainsi qu’il tomba dans les jambes de l’oncle Salters en train defaire des visites dans Alleghany City. La moitié des gens, du côtéde ma mère, sont éparpillés à l’intérieur de la Pensylvanie, etl’oncle Salters passe les hivers en tournées de visites. Il adoptacomme qui dirait Pen, voyant bien ce que son trouble était ;et il l’amena dans l’Est où il lui procura du travail dans saferme.

– C’est pour cela que je l’ai entendul’autre nuit appeler Pen « cultivateur » quand lesbateaux s’entre-choquaient. Est-ce que ton oncle Salters est uncultivateur ?

– Cultivateur ! s’écria Dan. Il n’yaurait pas assez d’eau ici au Cap Hatteras pour lui laver la mottede terre d’après ses bottes. Il est et mourra tout ce qu’il y a deplus cultivateur. Mais, Harvey, sais-tu bien que j’ai vu cetype-là, au coucher du soleil, tendre un seau et se mettre à trairele robinet du charnier comme si c’était le pis d’une vache. Voilàle cultivateur que c’est. Eh bien, Pen et lui firent marcher laferme – au nord de la route d’Exeter, que c’était. L’oncle Saltersl’a vendue ce printemps à un jobard de Boston qui voulait bâtir unemaison de campagne, et il en a tiré la forte galette. Et puis euxdeux toqués ont roulé leur bosse par-ci par-là jusqu’au jour oùceux de l’église de Pen – les Moraviens – ont découvert où il avaitdérivé et échoué, et ont écrit à l’oncle Salters. Je n’ai jamais suau juste ce qu’ils disaient ; mais l’oncle Salters futfuribond. Il est surtout épiscopalien – mais pour une fois, ils’est démené comme s’il était baptiste ; et a déclaré qu’iln’allait pas livrer Pen à aucune sacrée confrérie de Moraviens pasplus de Pensylvanie que d’ailleurs. Puis, il s’en vient trouverpapa, remorquant Pen – c’était il y a deux tournées – et déclarequ’il leur faut, à lui et à Pen, faire une tournée de pêche pourleur santé. J’suppose qu’il croyait que les Moraviens n’iraient pascourir sur le Banc après Jacob Boller. Papa fut d’accord, carl’oncle Salters avait fait la pêche par boutades durant trenteannées, quand il n’était pas en train d’inventer des engraisbrevetés, et il obtint une part sur le Sommes Ici ;la tournée fit tant de bien à Pen que Papa prit l’habitude del’emmener. À quelque jour, dit papa, il se souviendra de sa femmeet des mioches et de Johnstown, et alors, plus que probable, ilmourra, à ce qu’il dit. T’en vas pas parler de Johnstown, ni derien de tout cela à Pen, ou l’oncle Salters te ferait passerpar-dessus bord.

– Pauvre Pen ! murmura Harvey. Jen’aurais jamais pensé, à les voir ensemble, que l’oncle Saltersprenait intérêt à lui.

– J’aime Pen, cependant ; nousl’aimons tous, dit Dan. Nous aurions dû lui donner une remorque,mais je voulais te dire cela d’abord.

Ils se trouvaient maintenant tout contre lagoélette, les autres bateaux un peu derrière eux.

– Inutile de hisser les doris à bordjusqu’après dîner, dit Troop du haut du pont. Nous allons faire latoilette tout de suite. Fixez les tables, mes garçons !

– Tout cela est plus profond que leTrou-de-Baleine, dit Dan en clignant de l’œil, comme il disposaitl’attirail de la toilette. Regarde ces bateaux-là, qui se sontavancés depuis ce matin. Ils attendent tous papa. Les vois-tu,Harvey ?

– Pour moi, ils se ressemblent tous.

Et, de fait, pour un terrien, les goélettesqui tanguaient à l’entour semblaient sortir du même moule.

– Eh bien, non, cependant. Ce paquebotjaune, sale, avec son beaupré estivé de ce côté, c’est l’Espoirde Prague. Il a pour patron Nick Brady, l’homme le plus chichedu Banc. Nous le lui dirons quand nous toucherons le Grand-Récif.Tout là-bas, plus loin, c’est l’Œil du Jour.Il appartientaux deux Jerauld. Il est de Harwich, marche assez bien et a de lachance ; mais papa, lui, trouverait du poisson dans uncimetière. Les trois autres, par le travers, c’est leMargie-Smith, la Rose, et l’Edith S.Walen, tous de chez nous. J’imagine que nous allons voirdemain l’Abbie M. Deering, dites, papa ? Ilslâchent tous le banc de Queereau.

– Demain tu ne verras pas beaucoup debateaux, Danny. (Quand Troop appelait son fils Danny, c’était signeque le vieux était content.) Mes garçons, il y a trop de monde ici,continua-t-il, s’adressant à l’équipage qui grimpait à bord. Nousallons les laisser amorcer gros pour prendre petit.

Il regarda dans le parc ce qu’on avaitpris ; c’était curieux comme le poisson était petit etuniforme. Sauf le flétan de Harvey, il n’y avait sur le pont rienau-dessus de quinze livres.

– Je guette le temps, ajouta-t-il.

– Vous allez être obligé de le fairevous-même, Disko, car, moi, je ne vois aucun signe, déclara LongJack, en balayant du regard le clair horizon.

Cependant, une demi-heure plus tard, comme ilsétaient à la toilette, la brume du Banc tomba sur eux, « entrepoisson et poisson », comme ils disent. Elle chassait de façoncontinue et en festons, roulant et fumant tout le long de l’eauincolore. Les hommes arrêtèrent la toilette sans un mot. Long Jacket l’oncle Salters glissèrent les barres du cabestan dans leursalvéoles, et se mirent à amener l’ancre, le cabestan grinçant aufur et à mesure que le cordage de chanvre humide se tendait sur lamèche. Manuel et Tom Platt donnèrent un coup de main pour finir.L’ancre vint avec un sanglot, et la voile de cape se gonfla, tandisque Troop l’assujettissait à la barre.

– Hisse le foc et la misaine, dit-il.

– Échappons-leur dans la brume !cria Long Jack, en amarrant solidement l’écoute du foc, tandis queles autres faisaient grimper les anneaux cliquetants et grinçantsde la misaine ; et le gui de misaine cria, comme le SommesIci dressant la tête dans le vent fonçait en pleine blancheurpâle et tourbillonnante.

– Il y a du vent derrière cette brume-là,dit Troop.

C’était tout étonnement, passé ce qu’on peutdire, pour Harvey ; et le plus étonnant encore, c’est que sonoreille ne percevait aucun ordre, sauf, à l’occasion, de la part deTroop, un grognement, finissant en :

– C’est bien, mon fils !

– Jamais vu lever l’ancreauparavant ? demanda Tom Platt à Harvey qui, la boucheouverte, considérait la toile humide de la misaine.

– Non. Où allons-nous ?

– Pêcher et mouiller, comme tu le verrasbien toi-même avant d’avoir été une semaine à bord. C’est tout dunouveau pour toi, mais on ne sait jamais ce qui vous arrivera.Ainsi, regarde, est-ce que moi – Tom Platt – j’aurais jamaispensé…

– Ça vaut mieux que quatorze dollars parmois et une balle dans le ventre, dit Troop, de la barre. File unbrin ton écoute de foc.

– Les dollars et les cents valent mieux,repartit l’homme du vaisseau de guerre, tout en faisant quelquechose à un grand foc auquel un espar de bois était attaché. Maisnous ne pensions guère à cela quand nous garnissions les barres ducabestan sur la Miss Jim Buck[21], aularge de Beaufort Harbour, avec Fort-Maçon en train de nous lancerdes boulets rouges sur l’arrière, et une tempête déchaînée pour querien n’y manque. Où étiez-vous alors, Disko ?

– Ici même, ou aux environs, réponditDisko, à gagner mon pain sur la mer profonde, et à tâcher d’éviterles Indépendants Reb[22]. Désoléde ne pouvoir t’offrir de boulets rouges, Tom Platt ; mais jesuppose que nous allons arriver tout droit à la rencontre du ventavant de voir Eastern Point.

On entendait maintenant aux flancs du bateauun incessant babil mêlé de coups de fouet, que venaient par-cipar-là agrémenter quelque claque solide et le petit jet d’embrunretombant avec un bruit de cailloux sur le gaillard d’avant. Legréement laissait dégoutter une eau visqueuse, et les hommes setenaient en rang, les bras croisés, à l’abri du rouf – tous, saufl’oncle Salters, qui restait assis avec entêtement sur le panneauprincipal à dorloter ses mains piquées.

– J’suppose qu’elle endurerait bien unevoile d’étai, dit Disko en glissant un regard vers son frère.

– J’suppose que cela ne lui seraitd’aucun profit. Où est le bon sens de gaspiller de la toile ?répliqua le cultivateur-marin.

La barre se tendit d’une façon presqueimperceptible sous les mains de Disko. Quelques secondes plus tard,la crête sifflante d’une vague vint fouetter le bateau en lignediagonale, atteignit l’oncle Salters entre les deux épaules, et letrempa de la tête aux pieds. Il se leva en s’ébrouant, et ne sedirigea vers l’avant que pour en recevoir une autre.

– Regarde papa lui donner la chasse toutautour du pont, dit Dan. L’oncle Salters s’imagine que notre toile,c’est sa part de bateau. Voilà deux campagnes que papa s’est mis àlui donner ce baptême. Hi ! celle-là l’a attrapé où il met sesvivres.

L’oncle Salters s’était réfugié auprès dugrand mât, mais une vague vint s’aplatir sur ses genoux. Les traitsde Disko étaient aussi impassibles que le cercle de la roue.

– J’imagine qu’elle se comporterait mieuxsous une voile d’étai, Salters, dit Disko, comme s’il n’avait rienvu.

– Établis ton vieux cerf-volant, alors,rugit la victime à travers un nuage d’embrun ; seulement, net’en prends pas à moi s’il arrive quoi que ce soit. Pen, descends àl’instant prendre ton café. Tu devrais avoir assez de bon sens pourne pas rester à bourdonner partout sur le pont par ce temps.

– Maintenant, ils vont se gorger de caféet jouer au trictrac jusqu’à ce que les vaches rentrent, dit Dan,comme l’oncle Salters poussait Pen dans le poste d’avant. Me sembleque nous en avons de tout ça pour une éternité. Il n’y a rien aumonde de plus salement paresseux et de plus mou qu’un« banquier » quand il n’est pas sur le poisson.

– Je suis content que tu aies parlé,Danny, cria Long Jack qui depuis un instant regardait autour delui, en quête d’un amusement. J’avais complètement oublié que nousavions un passager sous ce chapeau du débarcadère T[23]. Il n’y a pas de paresse pour ceux quine connaissent pas leurs cordages. Passe-le-nous, Tom Platt, qu’onlui apprenne.

– Ce n’est pas mon tour, cette fois, ditDan en ricanant. Il faut que tu t’en tires tout seul. Papa m’aappris, à moi, à coups de cordage.

Pendant une heure Long Jack promena sa proiede long en large, lui enseignant, comme il disait, « leschoses qu’à la mer tout homme doit connaître, aveugle, ivre ouendormi ». Il n’y a guère de gréement sur une goélette desoixante-dix tonneaux avec un bout de mât de misaine, mais LongJack avait le don de la clarté. Quand il voulait attirerl’attention de Harvey sur les drisses de pic, il incrustait sesphalanges dans la nuque du gamin et le forçait à fixer son regardl’espace d’une demi-minute. Il appuyait généralement sur ladifférence qui existe entre l’avant et l’arrière en frottant le nezde Harvey sur une certaine longueur du bout-dehors, et la directionde chaque cordage allait se graver dans l’esprit de l’enfant àl’aide du bout de ce cordage même.

Plus facile eût été la leçon si le pont eûtété libre ; mais il semblait qu’il y eût place pour tout etn’importe quoi, sauf un homme. À l’avant le cabestan et sonattirail, avec la chaîne et les câbles de chanvre, tous vousfaisant désagréablement trébucher ; le tuyau de poêle dugaillard d’avant, et près du panneau les fascières où l’onconservait les foies de morue. Derrière, le gui de misaine et lecapot du grand panneau prenaient tout l’espace que ne réclamaientpas les pompes et les parcs pour la toilette. Puis venaient lespiles de doris attachées à des chevilles à boucles près du gaillardd’arrière ; le rouf, avec les baquets et un tas d’objetsbizarres amarrés tout autour ; enfin, dans sa cornière, le guide grande voile, de soixante pieds, partageant l’ensemble de toutesa longueur, forçant l’équipage à se baisser à tout moment.

Tom Platt, comme de juste, ne pouvait se teniren dehors de l’affaire, et il intervenait avec d’interminables etinutiles descriptions de voiles et de mâture sur le vieilOhio.

– Ne t’occupe pas de ce qu’il dit ;suis-moi bien, jeune innocent. Tom Platt, ce vieux sabot-ci n’estpas l’Ohio, et tu lui brouilles les idées à ce garçon.

– Il sera perdu pour toujours s’ilcommence sur un bachot de cette espèce, soutint Tom Platt.Laisse-lui l’occasion de se mettre au courant de quelques notionsgénérales. La navigation à voiles est tout un art, Harvey, comme jete le montrerais si je te tenais sur la hume de misaine de l’…

– Je le sais. Tu vas le tuer à force dediscours. Silence, Tom Platt ! Maintenant, après tout ce quej’ai dit, comment prendrais-tu un ris dans la misaine,Harvey ? Prends ton temps pour répondre.

– Je halerais cela en dedans, dit Harvey,en brandissant le doigt dans la direction du vent.

– Quoi ? L’AtlantiqueNord ?

– Non, le gui. Puis, je passerais cettecorde que vous m’avez montrée là derrière…

– En voilà une manière, s’exclama TomPlatt.

– Doucement ! Il est en traind’apprendre, et il n’a pas encore les vrais noms. Continue,Harvey.

– Oh ! c’est le palan de ris. Jecrocherais la poulie au palan de ris, et alors je lâcherais.

– Amener la voile, enfant !Amener ! dit Tom Platt avec l’angoisse d’un professionnel.

– J’amènerais les drisses de mâchoire etle pic, continua Harvey.

Ces noms lui étaient restés dans la tête.

– Touche-les de la main, dit LongJack.

Harvey obéit.

– J’amènerais jusqu’à ce que cette bouclede corde – sur la chute – la ba… – non, c’est patte – jusqu’à ceque la patte arrive au bas du gui. Alors, je la ficellerais de lafaçon que vous avez dit, et puis je hisserais de nouveau lesdrisses de pic et de mâchoire.

– Tu as oublié de passer l’armure del’empointure, mais avec du temps et un peu d’aide tu apprendras.Chaque cordage à bord a sa raison d’être ; autrement, ilpasserait par-dessus bord. Me suis-tu bien ? C’est des dollarset des cents que je te mets en poche, petite crevette declandestin, afin que, lorsque tu auras pris de l’embonpoint, tupuisses conduire un bateau de Boston à Cuba et leur dire que c’estLong Jack qui t’a appris. Maintenant, je vais te donner un brin lachasse tout autour, en faisant l’appel des cordages, et tu mettrasla main dessus à mesure que je les nommerai.

Il commença, et Harvey, qui se sentait plutôtfatigué, se dirigeait lentement vers le cordage nommé, tandis qu’unbout de corde venait lui caresser les côtes, à lui en faire presqueperdre la respiration.

– Quand tu posséderas un bateau, dit TomPlatt, le regard sévère, tu pourras en prendre à ton aise.Jusque-là, tâche d’attraper les ordres au vol. Encore une fois –pour être sûr !

L’exercice avait fouetté le sang de Harvey, etce dernier coup de garcette le réchauffa tout à fait. Or, c’étaitun garçon singulièrement débrouillard, le fils d’un homme fortintelligent et d’une femme très nerveuse, doué d’un beau caractèrerésolu que la gâterie systématique avait failli tourner enobstination de mule. Il regarda les autres, et vit que Dan lui-mêmene souriait pas. Tout cela était évidemment compris dans le travailjournalier, quelque mal qu’on en ressentît. Hoquet, soupir etgrimace, et l’avis fut avalé. La même vivacité d’esprit quil’induisait à prendre tel avantage sur sa mère, lui fit clairementsentir que personne sur le bateau, sauf peut-être Pen, nesupporterait la moindre niaiserie. On apprend beaucoup rien qu’autimbre de la voix. Long Jack fit encore l’appel d’une demi-douzainede cordages, et Harvey dansa sur le pont comme une anguille àl’heure du jusant, un œil sur Tom Platt.

– Très bien. Voilà du bon, dit Manuel.Après souper, je te montrerai une petite goélette que je fais avectous ses cordages. Comme cela, nous apprendrons.

– De première – pour un passager, ditDan. Papa vient de reconnaître que tu vaudras peut-être ton painavant de passer au fond de l’eau. C’est une grosse affaire pourpapa. Je t’en apprendrai encore à notre prochain quartensemble.

– Du suif ! grogna Disko cherchant àvoir à travers le brouillard qui fumait à la proue du bateau.

On ne pouvait rien distinguer à dix pieds audelà du bout-dehors de foc qui se levait dans la brume, tandis quele long du bord roulait la procession sans fin des pâles vaguessolennelles, dans un concert de chuchotements et de baisers.

– Maintenant, je vais t’apprendre quelquechose que Long Jack ne sait pas ! cria Tom Platt, en sortantd’un coffre de l’arrière un plomb de grande sonde tout bossué,creusé à un bout.

Puis, il prit dans une soucoupe du suif demouton dont il enduisit ce creux, et se dirigea versl’avant :

– Je vais t’apprendre comment on faitvoler le Pigeon-Bleu. Chuuu !

Disko imprima à la roue un mouvement quimaîtrisa la marche de la goélette, tandis que Manuel, aidé deHarvey (et quel orgueil en tirait le jeune garçon !) amenaitle foc d’un bloc sur le bout-dehors. Le plomb chanta une chansonprofonde et bourdonnante, comme Tom Platt le faisait tourner ettourner encore.

– Eh ! l’homme, vas-y ! ditLong Jack avec impatience. Nous ne sommes pas à vingt-cinq pieds deFire-Island par la brume. Ce n’est pas la mer à boire.

– Pas de jalousie, Galway.

Le plomb, lâché, fit « plof » dansla mer, loin à l’avant, comme la goélette continuait sa marche ense dressant lentement.

– Le sondage, c’est tout une affaire,sans que ça en ait l’air, dit Dan, quand, pendant une semaine, onn’a guère pour œil que ce plongeur-là. Qu’est-ce que vous croyez,papa ?

Les traits de Disko se détendirent. Sonhabileté et son honneur étaient liés à l’avance qu’il avait prisesur le reste de la flottille, et il avait la réputation d’un maîtreartiste qui connaissait le Banc les yeux fermés.

– Soixante, peut-être – si je suis bonjuge, répondit-il en jetant un coup d’œil sur la boussole minusculeà la fenêtre du rouf.

– Soixante ! cria Tom Platt, enhissant la sonde en grandes boucles humides.

La goélette reprit encore une fois saroute.

– Lève ! dit Disko, au bout d’unquart d’heure.

– Qu’est-ce que vous croyez ?murmura Dan.

Et il regarda Harvey avec orgueil. Mais Harveyétait trop orgueilleux de ses propres exploits pour se laisseralors impressionner.

– Cinquante, dit le père. Je crois bienque nous sommes en plein sur la crevasse du Banc-Vert, sur le vieuxSoixante-Cinquante[24].

– Cinquante ! rugit Tom Platt. (Onpouvait à peine le voir à travers la brume.) Elle porte à un mètretout au plus – comme les obus à Fort-Maçon.

– Amorce, Harvey, dit Dan, en se baissantpour s’emparer d’une ligne à tourniquet.

La goélette, sa voile d’avant battant avecrage, semblait errer confusément dans l’ouate. Les hommesattendirent en regardant les gamins qui commençaient à pêcher.

– Euhhh ! (Les lignes de Dan setendirent sur les entailles et les balafres de la lisse.) Maiscomment, quand le diable y serait, papa pouvait-il savoir ?Aide-nous, Harvey, là. C’est un gros. Et hameçonné à fond, jet’assure.

Ils tirèrent ensemble, et amenèrent une moruede vingt livres avec les yeux à fleur de tête, qui avait engloutil’appât jusqu’au fond de l’estomac.

– Dis donc, elle est toute couverte depetits crabes, s’écria Harvey en la retournant.

– Par la grande poulie à croc, elles sontdéjà sales ! dit Long Jack. Disko, vous avez donc des yeux derechange sous la quille ?

Éclaboussante, l’ancre fila, et ils coururenttous aux lignes, chaque homme à sa place autour des pavois.

– Est-ce qu’elles sont bonnes tout demême à manger ? demanda Harvey haletant, comme il amenait uneautre morue couverte de crabes.

– Pour sûr. Quand elles sont sales, c’estsigne qu’elles ont formé troupeau par milliers, et quand ellesprennent l’appât de cette façon, c’est qu’elles ont faim. Net’occupe pas si la boëtte tient. Elles mordraient à l’hameçon toutnu.

– Dites donc, c’est épatant !s’écria Harvey, tandis que le poisson s’en venait palpitant etéclaboussant – presque tout hameçonné à fond, comme Dan avait dit.Pourquoi ne peut-on pas toujours pêcher du bateau au lieu desdoris ?

– On peut toujours, tant qu’on n’a pascommencé la toilette. Après cela, les têtes et les issues s’en vonteffaroucher le poisson jusqu’à la baie de Fundy. La pêche en bateaun’est pas reconnue aussi productive, cependant, à moins d’en savoirautant que papa en sait. J’suppose que nous allons mettre notre« trawl »[25] dehorsce soir. C’est plus dur pour les reins comme ceci que du doris,n’est-ce pas ?

C’était un travail plutôt éreintant, car, dansun doris, l’eau porte le poids de la morue jusqu’à la dernièreminute, et l’on est, pour ainsi dire, corps à corps avecelle ; tandis que les quelques pieds de bordage d’une goélettefont autant de poids mort de plus à hisser, et l’estomac prend descrampes à se courber ainsi par-dessus les pavois. Mais ce fut unesauvage et curieuse partie de plaisir aussi longtemps que celadura ; et le tas était volumineux, qui s’élevait à bord quandle poisson cessa de mordre.

– Où sont Pen et l’oncle Salters ?demanda Harvey, en secouant de ses cirés les matières visqueuses,et en prenant soigneusement exemple sur les autres pour rouler saligne.

– Va nous chercher du café etregarde.

Sous la lumière jaune de la lampe posée surl’arbre du treuil, la table du poste rabattue et déployée,entièrement inconscients de l’existence du poisson ou de l’état dutemps, étaient assis les deux hommes, un jeu de trictrac entre eux,l’oncle Salters grognant à chaque geste de Pen.

– Qu’est-ce qu’il y a donc ? demandale premier, comme Harvey, une main dans la boucle de cuir en hautde l’échelle, se penchait, appelant le cuisinier.

– Du gros poisson et sale – des tas etdes tas, répondit Harvey, imitant Long Jack. Où en est lapartie ?

Little Pen ouvrit la bouche toute grande.

– Il n’y a pas de sa faute, dit sèchementl’oncle Salters, Pen est sourd.

– Le trictrac, n’est-ce pas ? ditDan, comme Harvey s’en revenait en chancelant à l’arrière avec lecafé fumant dans un seau de fer-blanc. Cela va nous débarrasser dunettoyage pour ce soir. Papa est un homme juste. C’est eux quidevront le faire.

– Et pendant qu’ils feront le nettoyage,deux jeunes garnements de ma connaissance boëtteront quelquesbaquets de « trawl », déclara Disko en amarrant la roue àson lien.

– Hum ! Papa, j’crois que j’aimeraismieux nettoyer.

– Je n’en doute pas. Mais tu nenettoieras pas. À la toilette ! à la toilette ! Pen valancer pendant que vous deux vous boëtterez.

– Pourquoi, tonnerre de Dieu ! cesmousses de malheur ne nous ont-ils pas dit que vous aviezcommencé ? dit l’oncle Salters, en traînant la jambe jusqu’àsa place à la table. Dan, voilà un couteau qui a la mâchoireédentée.

– Si ça ne vous réveille pas quand onjette l’ancre, je vous recommande de prendre un mousse à votrecompte, dit Dan en tâchant de se reconnaître dans l’obscurité,par-dessus les baquets pleins de « trawl » amarrés àl’abri du rouf. Oh ! Harvey, voudrais-tu sauter en bas et nousrapporter de la boëtte ?

– Celle-ci fera l’affaire, dit Disko.J’imagine que la boëtte fraîche rendra plus, au train dont vont leschoses.

Cela voulait dire que les mousses devaientboëtter avec des issues choisies de morue au fur et à mesure qu’onnettoyait le poisson – un progrès sur l’opération qui consistait àpatauger les mains nues dans les petits barils de boëtte à fond decale. Les baquets étaient pleins de ligne proprement enroulée,portant de distance en distance un gros hameçon ; et l’essaicomme le boëttage de chacun des hameçons avec l’arrimage de laligne amorcée de façon à filer librement quand lancée du doris,était tout une science. Dan s’en tirait dans l’obscurité, sans mêmeregarder, tandis que Harvey se prenait les doigts dans les crochetset gémissait sur sa malchance. Mais les hameçons volaient entre lesdoigts de Dan comme les aiguilles à tricoter sur le sein d’unevieille fille.

– J’aidais à boëtter le« trawl » à terre avant de savoir bien marcher, dit-il.Mais c’est tout de même un idiot de travail. Eh, papa ! (Ilcria du côté du panneau où Disko et Tom Platt étaient en train desaler.) Combien de baquets comptez-vous qu’il faudra ?

– Trois environ. Dépêchons !

– Il y a trois cents brasses de« trawl » à chaque baquet, expliqua Dan ; plus quesuffisant pour mettre dehors ce soir. Haï ! Maladroit que jesuis. (Il mit son doigt dans sa bouche pour le sucer). Je te ledis, Harvey, il n’y aurait pas dans tout Gloucester assez d’argentpour me louer et m’embarquer sur un vrai trawler[26].C’est peut-être du progrès, mais, à part cela, c’est le plus saleet le plus dégoûtant des métiers.

– Je me demande ce que nous faisons, sice n’est pas de la vraie pêche au « trawl », dit Harveyd’un ton maussade. J’ai les doigts en lambeaux.

– Bah ! c’est juste une des damnéesexpériences de papa. Il ne pêche pas au « trawl », àmoins qu’il n’y ait pour cela de tout à fait bonnes raisons. Papas’y connaît. C’est pourquoi il boëtte comme il fait. Nous allonsl’avoir plein à craquer quand nous le tirerons, ou nous ne verronspas une nageoire.

Pen et l’oncle Salters firent le nettoyagecomme Disko l’avait ordonné, mais les mousses en profitèrent peu.Les baquets ne furent pas plutôt garnis que Tom Platt et Long Jack,qui venaient d’explorer avec une lanterne l’intérieur d’un doris,les enlevèrent, les chargèrent avec quelques petites bouées de« trawl » peintes, et firent passer le bateau par-dessusbord dans ce que Harvey regardait comme une mer excessivementforte.

– Ils vont se noyer. Vois, le doris estchargé comme un wagon de marchandises ! s’écria-t-il.

– Nous allons revenir, dit Long Jack, etau cas où vous ne nous attendriez pas, vous aurez tous deux affaireà nous si la ligne est embrouillée.

Le doris s’éleva sur la crête d’une vague, et,juste au moment où il semblait impossible qu’il pût éviter de sefracasser contre le flanc de la goélette, glissa par-dessus cettecrête, et disparut, humé dans la ténèbre moite.

– Accroche-toi à ça, et ne t’arrête pasde sonner ferme, dit Dan, en passant à Harvey le cordon d’unecloche qui pendait juste derrière le cabestan.

Harvey sonna énergiquement, car il se sentaitresponsable de deux existences. Mais Disko, en train de griffonnersur un livre de loch dans la cabine, ne ressemblait guère à unassassin, et quand il passa pour aller souper, il sourit mêmefroidement devant l’anxiété du jeune garçon.

– Ce n’est pas du gros temps, ça, ditDan. Allons donc, toi et moi pourrions aller tendre ce« trawl » ! Ils sont seulement allés juste assezloin pour ne pas embrouiller notre câble. Ils n’ont guère besoin decloche, va.

– Ding ! dang ! dong !

Harvey alla toujours, en variant de temps àautre par de véritables carillons, pendant une demi-heure encore.Puis, on entendit beugler et buter le long du bord. Manuel et Danse précipitèrent sur les crochets du palan de doris ; LongJack et Tom Platt firent ensemble leur apparition sur le pont,avec, semblait-il la moitié de l’Atlantique Nord sur le dos, et ledoris les suivit dans l’air pour venir toucher le pont avec unbruit sourd.

– Pas un nœud, dit Tom Platt toutdégouttant. Danny, ça va bien, mon gars.

– Le plaisir de votre compagnie aubanquet, dit Long Jack, en exprimant l’eau de ses bottes à chaqueenjambée, tandis qu’il esquissait un pas d’éléphant et envoyait sonbras revêtu de toile cirée dans le visage de Harvey. Nouscondescendons à honorer la seconde bordée de notre présence.

Et tous quatre, de leur pas de roulis, s’enallèrent souper. Harvey se bourra tant qu’il put de soupe depoisson et de beignets, puis tomba profondément endormi au momentoù Manuel sortait d’un coffre une charmante réduction de deux piedsde la Lucy Holmes, son premier bateau, et se préparait àlui montrer les cordages. Harvey ne remua même pas les doigtslorsque Pen le poussa dans sa couchette.

– Ce doit être une triste – bien tristechose pour sa mère et son père, dit Pen, en considérant le visagedu jeune garçon, de croire qu’il est mort. Perdre un enfant –perdre un garçon !

– Sors d’ici, Pen, dit Dan. Va-t’en àl’arrière finir ta partie avec l’oncle Salters. Dis à papa que, sicela lui est égal, je vais faire le quart de Harvey. Il n’en peutplus.

– C’est un bon enfant, dit Manuel, en sedébarrassant de ses bottes et en disparaissant dans les noiresombres de la couchette inférieure. Je crois qu’il fera un bravehomme, Danny. Je ne vois pas qu’il soit aussi fou que ton père ledit. Oui-da ?

Dan éclata de rire, mais le rire se termina enronflement.

Dehors, c’était la brume épaisse, où le ventse levait, et les vieux prolongeaient leur quart. Les heuressonnaient, claires, dans la cabine ; la proue hardie dubateau, dans sa lutte avec les lames, plongeait sous leurclaque ; le tuyau du poêle, sur le gaillard d’avant, sifflaitet gargouillait quand l’eau de mer l’atteignait ; et lesgamins continuaient de dormir, tandis que Disko, Long Jack, TomPlatt et l’oncle Salters, chacun à son tour, s’en allaientclopin-clopant à l’arrière regarder la roue, à l’avant voir sil’ancre tenait bon, ou larguer un peu plus de câble pour éviter lefrottement, avec, entre chaque ronde, un coup d’œil au feu demouillage tout embrumé.

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