Capitaines courageux

V

Ce fut le point de départ de maintesconversations avec Dan, qui raconta à Harvey pourquoi iltransférerait le nom de son doris au « haddocker[38] » imaginaire du modèle Burgess.Harvey en entendit long sur la véritable Hattie, deGloucester ; vit une boucle de ses cheveux – que Dan, aprèsavoir constaté le peu de profit des belles paroles, avait fini par« chiper » alors qu’elle était assise devant lui àl’école cet hiver – et une photographie. Hattie avait environquatorze ans, professait le plus affreux mépris pour les jeunesgarçons, et avait, tout l’hiver, piétiné sur le cœur de Dan. Toutcela, sous le sceau d’un secret solennel, fut révélé sur les pontsenlunés, dans l’obscurité profonde ou dans la brumesuffocante ; la roue geignant derrière eux, le pont grimpantdevant, et dehors sans repos la mer en sa clameur. Une fois, celava sans dire, alors que les gamins commençaient à se connaître, unebataille eut lieu qui fit rage de la proue à la poupe jusqu’à ceque Pen montât pour les séparer, mais il promit de n’en pas parlerà Disko, qui trouvait qu’en temps de quart se battre était pire quedormir. Harvey, physiquement, n’était pas l’égal de Dan, mais ilfaut dire, à l’éloge de sa nouvelle éducation, qu’il prit bien sadéfaite et n’essaya pas des petits moyens pour disputer l’avantageà son adversaire.

C’était après la guérison d’une kyrielle declous entre les coudes et les poignets, là où le jersey humide etles cirés coupent à même la chair. L’eau salée l’y cuisait de façonpeu plaisante, mais, quand ils furent mûrs, Dan les traita avec lerasoir de Disko, et assura Harvey qu’il était maintenant un« fameux banquier », les furoncles étant la marque de lacaste qui le réclamait.

En sa qualité de jeune garçon, et de jeunegarçon fort occupé, il ne se cassait pas la tête à penser. Il étaitextrêmement peiné pour sa mère, souvent aspirait à la voir etpar-dessus tout à lui raconter cette étonnante vie nouvelle, lafaçon brillante dont il s’en acquittait. Autrement, il préférait nepas trop se demander comment elle supportait la secousse de saprétendue mort. Mais un jour, comme il se tenait sur l’échelle dugaillard d’avant, en train de taquiner le cuisinier qui les avaitaccusés, lui et Dan, de voler des beignets, il lui vint à l’espritque ceci était de beaucoup préférable à l’ennui d’être gourmandépar des étrangers dans le fumoir d’un paquebot public.

Il était reconnu comme faisant partie de tousles plans du Sommes Ici ; avait sa place à table etparmi les couchettes, et pouvait tenir son personnage dans leslongues conversations les jours de mauvais temps, où les autresétaient toujours prêts à écouter ce qu’ils appelaient les« contes de fées » de sa vie à terre. Il ne lui avait pasfallu plus de deux jours pour sentir que s’il parlait de sonexistence passée – cela semblait bien loin – comme étant sienne,personne excepté Dan (et la croyance de Dan lui-même fut l’objetd’une amère épreuve) n’y ajouterait foi. Aussi imagina-t-il un ami,un garçon dont il avait entendu parler, qui conduisait dans Tolède,Ohio, un drag en miniature attelé de quatre poneys, commandait cinq« complets » à la fois, et menait des choses appelées« cotillons » dans des réunions où l’aînée des jeunesfilles n’avait pas tout à fait quinze ans, mais où tous lesprésents étaient d’argent massif. Salters protestait que ce genrede boniment était on ne peut plus dangereux, sinon positivementblasphématoire, mais il écoutait aussi avidement que lesautres ; et leurs critiques à tous finirent par donner àHarvey des idées entièrement nouvelles sur les« cotillons », complets, cigarettes à bouts dorés,bagues, montres, parfums, petits dîners, champagne, jeux de carteset commodités d’hôtel. Petit à petit, il changeait de ton quand ilparlait de son « ami », que Long Jack avait baptisé« l’Agneau sans cervelle », « le Bébé doré surtranche », « le Vanderpoop[39] ennourrice » et autres noms d’amitié ; et, les pieds dansses bottes de mer et croisés sur la table il inventait même deshistoires sur certains pyjamas de soie et certainescravates importées, tout exprès, au déshonneur de« l’ami ». Harvey était quelqu’un qui savait s’adapteraux milieux, un œil perçant et une oreille fine ouverts sur toutvisage et tout accent autour de lui.

Il ne fut pas longtemps à savoir où Diskogardait le vieil octant vert-de-grisé qu’ils appelaient le hogyoke – sous le paquet de couvertures de sa couchette. QuandDisko prenait la hauteur du soleil, et que, à l’aide de l’almanachdu Vieux Fermier, il trouvait la latitude, Harvey nefaisait qu’un bond jusqu’en bas de la cabine pour graver le calculet la date à l’aide d’un clou sur la rouille du tuyau de poêle. Or,le mécanicien en chef du paquebot n’eût pu faire plus, et nulmécanicien de trente années de services n’eût été capable deprendre, fût-ce à moitié, l’air d’ancien marinier avec lequelHarvey, d’abord soigneux de cracher par-dessus la lisse, publiaitla position de la goélette pour ce jour-là, et alors, seulementalors, débarrassait Disko de l’octant. Ces choses ne vont pas sansune certaine étiquette.

Le dit hog yoke, une carte marined’Eldridge, l’almanach agricole, le Pilote de la Côte deBlunt, et le Navigateur de Bowditch, étaient toutes lesarmes qu’il fallait à Disko pour le guider, à part la grande sondequi était son œil de réserve. Harvey tua presque Pen avec, lapremière fois que Tom Platt lui enseigna à faire « voler lepigeon bleu » ; et quoi qu’il ne fût pas de force àrésister à un sondage soutenu dans un peu de mer, Disko l’employaitvolontiers sur les hauts-fonds en temps calme avec un plomb de septlivres. Comme disait Dan :

– Ce n’est pas le sondage que papademande. C’est des échantillons. Graisse-le bien, Harvey.

Harvey enduisait de suif le creux qui setrouvait à la base du plomb, et apportait soigneusement sable,coquille, fange, tout ce que ce pouvait être, à Disko, lequeltouchait, sentait et donnait son avis. Comme il a été dit, quandDisko pensait morue, il pensait en morue ; et grâce à unmélange d’instinct et d’expérience depuis longtemps éprouvés,promenait le Sommes Ici de mouillage en mouillage,toujours avec le poisson, comme un joueur d’échecs aux yeux bandésjoue sur l’échiquier qu’il ne voit pas.

Mais l’échiquier de Disko, c’était leGrand-Banc – un triangle de deux cent cinquante milles sur chaquecôté – un désert d’eaux roulantes, empaqueté de brume humide,affligé de tempêtes, harcelé de glace à la dérive, entaillé dupassage des paquebots insouciants, et que pointillait de ses voilesla flottille de pêche.

Des jours durant ils travaillèrent dans labrume – Harvey à la cloche – jusqu’au moment où, familiarisé avecl’opacité de l’atmosphère, le jeune garçon sortit en compagnie deTom Platt, le cœur plutôt sur les lèvres. Mais la brume ne selevait pas, et le poisson mordait, et nul n’est capable de resterplongé dans l’effroi sans espoir six heures de suite. Harvey seconsacra à ses lignes et à la gaffe ou fourchette, selon ce que TomPlatt réclamait ; et ils regagnaient la goélette à l’aviron,guidés par la cloche et l’instinct de Tom, tandis que la conque deManuel, grêle et à peine distincte, résonnait à côté d’eux. Ce futl’expérience d’un monde qui n’était plus la terre et, pour lapremière fois depuis un mois, Harvey rêva de planchers d’eaumobiles et fumants tout autour du doris, de lignes qui s’égaraientdans rien et de l’atmosphère du dessus qui se fondait avec la merdu dessous à dix pieds de ses yeux tendus. Quelques jours plustard, il se trouvait dehors avec Manuel sur ce qui aurait dû avoirquarante brasses de profondeur, mais le câblot de l’ancre fila danstoute sa longueur, et voilà que l’ancre ne trouva rien, sur quoiHarvey fut pris d’un mortel effroi, parce qu’il avait perdu sondernier contact avec la terre.

– Le « Trou-de-Baleine »,prononça Manuel en ramenant l’ancre. En voilà une bonne pour Disko.Rentrons !

Et il revint à force de rame vers la goélettepour trouver Tom Platt et les autres en train de se moquer dupatron qui, pour une fois, les avait conduits au bord du stérileabîme de la Baleine, le trou vide du Grand-Banc. Ils s’en allèrentà travers la brume mouiller ailleurs, et, cette fois, quand ilsortit dans le doris de Manuel, Harvey sentit ses cheveux sedresser sur sa tête. Une blancheur évoluait dans la blancheur de labrume avec une haleine semblable à l’haleine de la tombe, et ce futun grondement, un plongeon et l’eau rejaillissante. Telle fut saprésentation au redoutable iceberg d’été, sur le Banc, et ils’accroupit au fond du bateau sous le rire de Manuel.

Il y eut toutefois des jours clairs, paisibleset doux, où il semblait que c’eût été péché de faire autre choseque de paresser sur les lignes à main et de gifler d’un coupd’aviron les méduses errant au ras de l’eau ; et il y eut desjours de brises légères, où Harvey apprit à gouverner la goéletted’un mouillage à un autre.

Un tressaillement le parcourut la premièrefois que, la main sur les rayons de la roue, il sentit la quillelui répondre et glisser par-dessus les longs entre-deux des lames,pendant que la voile de misaine fauchait d’arrière en avant sur lebleu du ciel. Voilà qui vraiment était magnifique, en dépit deDisko prétendant qu’un serpent se fût brisé les reins à suivre sonsillage. Mais, comme toujours, la roche Tarpéienne était près duCapitole. Ils naviguaient sous le vent, le foc déployé – un vieuxfoc, par bonheur – et Harvey remettait la goélette au vent pourmontrer devant Dan à quel point de perfection il était passé maîtredans l’art. Bang ! la misaine passa de l’autre côté, et lacorne en alla poignarder et pourfendre le foc que le grand étaiempêchait naturellement de suivre le même chemin. Le lambeau futamené au milieu d’un silence glacial, et Harvey, les quelques joursqui suivirent, employa ses heures de loisir à apprendre, sous ladirection de Tom Platt, comment on se sert d’une aiguille et d’unepaumelle. Dan en poussa des cris de joie, car il avait, disait-il,commis exactement la même bévue dans les premiers temps.

Comme tous les jeunes garçons, Harvey imitachacun des hommes à tour de rôle, jusqu’au jour où il fut arrivé àcombiner la façon particulière de se pencher qu’avait Disko à laroue, le tour de bras de Long Jack quand on ramenait les lignes, lecoup réussi d’aviron que Manuel donnait, dans son doris, le dosarrondi, et la noble enjambée Ohio de Tom Platt le long dupont.

– C’est curieux de voir comme il s’y met,dit Long Jack, un après-midi de brume où Harvey, appuyé aucabestan, avait l’œil en observation. Je parierais mon gage et mapart qu’il se joue à lui-même la comédie plus que de raison etqu’il se prend pour un hardi marin. Regarde son petit bout de dosen ce moment.

– C’est ainsi que nous commençons tous,dit Tom Platt. Les mousses, ça veut tout le temps se faire croiredes hommes jusqu’à ce qu’ils se prennent eux-mêmes au mot, et c’estcomme cela jusqu’à ce qu’ils meurent – avec des prétentions et desprétentions ! J’en ai fait autant sur le vieil Ohio,je le sais bien. J’ai pris mon premier quart – un quart dans leport – en me croyant plus fin que Farragut[40]. Dan estaussi pétri d’une foule d’idées de ce genre. Regarde-les en cemoment en train de jouer au vieux marsouin – du fil de caret pourcheveux, et pour sang du goudron de Norvège. (Il parla du haut del’escalier dans la cabine.) J’suppose que pour une fois, Disko,vous vous êtes trompé dans vos jugements. Qu’est-ce qui diable abien pu vous faire dire à nous tous ici présents que l’agneau avaitl’esprit dérangé ?

– Il l’avait, répliqua Disko. Il étaitfou à lier quand il est arrivé à bord ; mais j’avouerai quedepuis il s’est considérablement assagi. Je l’ai guéri.

– Il nous en conte pas mal, dit TomPlatt. L’autre soir, ne nous a-t-il pas parlé d’un petit type de sataille, qui gouvernait une satanée petite voiture gréée de quatreponeys par les rues de Tolède, Ohio, oui, je crois que c’était bienlà, et qui donnait des soupers à un tas de petits types de sonespèce. Drôles de blagues, mais sacrément amusantes, tout de même.Il en sait comme cela à la douzaine.

– J’suppose qu’il les sort de sonimagination, cria Disko de la cabine, où il avait le nez plongédans le livre de loch. La raison dit que tout cela est de sa façon.Ça ne pourrait duper personne que Dan, et il en rit lui-même. Jel’ai entendu, quand j’avais le dos tourné.

– Vous a-t-on jamais raconté ce queSiméon Pierre Ca’houn disait quand on se mit en tête de marier sasœur Hitty à Loring Jerauld, et que les camarades lui montèrentcette scie là-bas du côté des Georges ? dit d’une voixtraînante l’oncle Salters qui dégouttait paisiblement à l’abri dela pile de doris de tribord.

Tom Platt tira sur sa pipe en dédaigneuxsilence : c’était un homme du Cap Cod, et il connaissait ceconte depuis pas moins de vingt ans. L’oncle Salters poursuivit enriant avec un bruit de râpe :

– Siméon Pierre Ca’houn disait, etc’était comme de juste, à propos de Loring : « C’est undemi-monsieur, qu’il disait, et aut’ moitié un voutu imbéci’; et jeme suis laissé di’e qu’e’ s’était ma’iée à un homme ’iche. »Siméon Pierre Ca’houn n’avait pas de palais, et c’est comme çaqu’il parlait.

– Il ne parlait pas l’allemand dePensylvanie, répliqua Tom Platt. Tu ferais mieux de laisserraconter cette histoire à un du Cap. Les Ca’houns, c’étaient desbohémiens de par là-bas derrière.

– Bah ! Je ne fais pas métier debeau phraseur, dit Salters. J’en viens à la morale de la chose.C’est justement ce qu’est, à peu près, notre Harvey ! Moitiéde la ville, et l’autre moitié un foutu imbécile ; et il y aquelque apparence que c’est un homme riche. Yah !

– Vous est-il jamais venu à l’idée duplaisir qu’il y aurait à naviguer avec tout un équipage deSalters ? dit Long Jack. Moitié dans le sillon et moitié dansla bouse, comme Ca’houn ne disait pas, et qui veut se faire passerpour un pêcheur !

Un petit rire circula aux dépens deSalters.

Disko restait bouche close et bûchait le livrede loch qu’il tenait dans sa main carrée, taillée à coups dehache ; voici ce qu’on y lisait, en tournant les pagessouillées :

« 17 juillet. – Aujourd’hui, brumeépaisse et peu de poisson. Mouillé nord. La journée finit demême.

« 18 juillet. – Le jour selève avec brume épaisse. Pris un peu de poisson.

« 19 juillet. – Lejour se lève avec légère brise de nord-est et beau temps. Mouilléest. Pris beaucoup de poisson.

« 20 juillet –Aujourd’hui, dimanche, le jour se lève avec brume et ventslégers. La journée finit de même. Total du poisson pris cettesemaine : 3.478. »

Ils ne travaillaient jamais le dimanche ;ils se rasaient et se lavaient s’il faisait beau, et Pensylvaniechantait des hymnes. Une fois ou deux, il suggéra l’idée qu’ilpourrait, si ce n’était pas se montrer trop hardi, y allerpeut-être d’un petit prêche. L’oncle Salters lui sauta presque à lagorge rien que pour en avoir fait la proposition, et lui rappelaqu’il n’était pas prédicateur et que ce n’étaient point là chosesauxquelles il dût songer.

– Nous le verrions se rappeler Johnstownla prochaine fois, expliqua Salters, et Dieu sait ce quiarriverait.

Ils se contentèrent donc de ses lectures àvoix haute dans un livre appelé Josèphe. C’était un vieuxbouquin relié de cuir, au relent de cent voyages, très solide etfort semblable à la Bible, mais tout vivant de récits de batailleset de sièges ; et ils l’écoutèrent presque de la première pageà la dernière. Autrement, Pen était un petit être silencieux. Ilrestait des trois jours de rang quelquefois sans prononcer un mot,quoiqu’il jouât au trictrac, écoutât les chansons et rît auxhistoires. Quand ils essayaient de le réveiller, ilrépondait :

– Ce n’est pas que j’aie l’intention defaire le mauvais camarade, mais c’est parce que je n’ai rien àdire. Je me sens la tête complètement vide. J’ai presque oublié monnom.

Puis il se retournait vers l’oncle Saltersavec le sourire de quelqu’un qui attend.

– Eh bien, quoi, PensylvaniePratt ! criait Salters. Tu vas m’oublier, moi aussi,un de ces jours.

– Non – jamais, déclarait Pen, enrefermant les lèvres d’un air décidé. Pensylvanie Pratt,naturellement, répétait-il et encore.

Parfois c’était l’oncle Salters qui oubliait,lui disant qu’il était Haskins ou Rich, ou Mac Vitty ; maisPen était toujours content – jusqu’à la prochaine fois.

Il se montrait toujours très tendre à l’égardde Harvey, qu’il plaignait aussi bien comme enfant perdu que commealiéné ; et quand Salters s’aperçut que Pen aimait le jeunegarçon, il se dérida aussi. Salters était loin d’être quelqu’und’aimable (il pensait qu’il était dans ses attributions de tenirles mousses) ; aussi la première fois que Harvey, touttremblant de peur, parvint, par un jour de calme, à grimper à lapomme du grand mât (Dan se tenait derrière lui, prêt à lui venir enaide), le gamin jugea-t-il de son devoir de pendre là-hautles grosses bottes de mer de Salters – en signe d’opprobre et dedérision vis-à-vis de la goélette la plus proche. Avec Disko,Harvey ne prenait aucune privauté ; pas même lorsque le vieux,cessant de le commander, le traita, comme le reste de l’équipage,avec des : « Ne voudrais-tu pas faire de telle et tellefaçon ? » et : « Je crois que tu feraismieux, » et ainsi de suite. Il y avait sur ces lèvres rasées àblanc, dans les coins froncés de ces yeux quelque chose d’on nepeut plus calmant pour l’ardeur d’un jeune sang.

Disko lui apprit à lire la carte pleined’empreintes de doigts et de trous d’épingle, laquelle était,disait-il, supérieure à n’importe quelle publicationofficielle ; il le menait, crayon en main, de mouillage enmouillage sur tout le chapelet des bancs – le Have, Western,Banquereau, Saint-Pierre, Green, et Grand – en parlant« morue » dans les intervalles. Il lui apprenait aussi leprincipe qui régissait l’usage du hog-yoke.

En ceci Harvey l’emportait sur Dan, car ilavait hérité de son père une tête organisée pour les chiffres, etl’idée de dérober une information à quelque éclair de ce soleilmaussade du Banc sollicitait toute sa vivacité d’esprit. En touteautre matière maritime son âge lui donnait l’infériorité. Commedisait Disko, il aurait fallu commencer à dix ans. Dan pouvaitboëtter le « trawl » ou mettre la main sur n’importe quelcordage dans l’obscurité, et au besoin, quand l’oncle Salters avaitun furoncle dans la main, procéder à la toilette au simple toucherdu doigt. Rien qu’à la sensation du vent sur son visage il pouvaitgouverner par n’importe quel semblant de gros temps, se prêtant,juste au moment où il le fallait, aux caprices du SommesIci. Il s’acquittait de ces choses aussi machinalement qu’ilbondissait dans les agrès ou faisait son doris partie intégrante desa volonté et de son corps. Mais il n’eût pas été capable decommuniquer sa science à Harvey.

Les jours de mauvais temps, quand ils setenaient cloîtrés dans le poste ou bien assis sur les coffres de lacabine, et que l’on entendait rouler et racler dans les silences dela conversation pitons, plombs et anneaux de réserve, on sentaitflotter dans la goélette une atmosphère assez nourrie deconnaissances générales. Disko racontait des voyages à la poursuitede la baleine entre 1850 et 1860 ; les grandes femelleségorgées à côté de leur petit, les agonies sur les eaux noires etagitées, et les jets de sang à quarante pieds en l’air ; lesbateaux volant en éclats ; les fusées brevetées qui partentpar le mauvais bout et bombardent l’équipage tremblant ; ledépeçage et la mise au chaudron ; et cette terrible« morsure » de 71, quand douze cents hommes s’étaienttrouvés sans abri sur la glace pendant trois jours – histoiresmerveilleuses, toutes vraies. Mais plus merveilleuses encoreétaient ses histoires de morue, la façon dont elles discutaient etraisonnaient leurs affaires privées tout au fond là-bas sous laquille.

Long Jack se sentait porté de préférence ausurnaturel. Il les tenait silencieux avec ses histoires derevenants, les « Yo-hoes » de la baie de Monomoy, quiraillent et épouvantent les solitaires chercheurs declovisses ; les marcheurs des sables et les hanteurs de dunes,qui ne se trouvent jamais convenablement enterrés ; le trésorcaché de l’île de Feu, et que gardent les esprits des hommes deKidd[41] ; les navires qui voguent dans lebrouillard, droit au-dessus de l’emplacement de Truro ; de ceport du Maine où personne autre qu’un étranger ne jettera l’ancredeux fois à certaine place, à cause d’un équipage mort qui rame àminuit le long du bord, l’ancre à la proue de son bateau démodé, etsiffle – n’appelle pas, je dis « siffle » l’âme del’homme qui a troublé son repos.

Harvey s’était toujours imaginé que la côteest de son pays natal, depuis le sud du mont Désert, n’était guèrepeuplée que de gens qui, en été, emmenaient là leurs chevaux, etconversaient dans des maisons de plaisance aux parquets demarqueterie et aux portières de perles. Il rit des histoires derevenants, – pas autant qu’il l’eût fait un mois auparavant, – etfinit par rester assis sans bouger, frissonnant.

Tom Platt s’en tirait avec son interminablevoyage autour du cap Horn sur le vieil Ohio au temps de lagarcette – avec une marine plus éteinte que ledodo[42] – la marine qui disparut dans lagrande guerre. Il leur racontait comme quoi on glissait dans uncanon des boulets rougis au feu, une bourre d’argile entre eux etla gargousse ; comme quoi ils fusaient et fumaient lorsqu’ilsfrappaient le bois et comment les petits mousses de la Miss JimBuck lançaient de l’eau sur eux en criant au fort derecommencer. Il racontait des histoires de blocus – les longuessemaines de balancement à l’ancre, dont seuls vous changeaient ledépart et le retour des steamers qui avaient consommé leur charbon(il n’y avait pas de changement pour le navire à voiles) ; leshistoires de tempêtes et de froid – le froid qui tenait nuit etjour deux cents hommes à broyer, hacher la glace sur le câble, lespoulies et le gréement, quand la cuisine était aussi rouge que lesboulets du fort et que les hommes buvaient du cacao à même le seau.Tom Platt ne connaissait rien à la vapeur. Il avait quitté leservice alors que c’était presque encore du nouveau. Ill’admettait, en temps de paix, pour une invention d’un caractèrespécieux, mais soupirait après le jour où la voie rebattrait auxmâts de frégates de dix mille tonneaux, armées de bouts-dehorslongs de cent quatre-vingt-dix pieds.

Quant à Manuel, son parler était lent etcaressant – tout à propos des jolies filles de Madère lavant dulinge dans le lit desséché de ruisseaux, au clair de lune, sous lesbananiers ondoyants ; des légendes de saints, et des récits dedanses ou de combats étranges là-bas dans les ports glacés deTerre-Neuve où l’on va faire de la boëtte. Salters, lui, étaitsurtout agricole, car, bien qu’il lût Josèphe etl’interprétât, sa mission en ce monde était de prouver la valeurdes engrais verts, et spécialement du trèfle de préférence à touteforme de phosphate. Il allait jusqu’à la diffamation s’ils’agissait de phosphates ; il tirait de sa couchette des« Orange Judd »[43]graisseux, et les chantait en brandissant son doigt sur Harvey,pour qui tout cela était du grec. Little Pen montrait un chagrin sisincère quand Harvey tournait en plaisanterie les lectures deSalters, que le gamin y renonça, et supporta la chose dans unsilence poli. Tout cela était très bon pour Harvey.

Le cuisinier naturellement ne se joignait pasà ces conversations. En règle générale il ne parlait que dans lescas absolument nécessaires ; mais parfois il recevait soudaincomme un étrange don de la parole, et parlait, moitié en gaélique,moitié en lambeaux d’anglais, pour ne s’arrêter plus une heuredurant. Il se montrait particulièrement communicatif avec les deuxmousses, et ne démordait jamais de sa prophétie, qu’un jour Harveyserait le maître de Dan, et que lui-même serait témoin de la chose.Il leur parlait du transport des dépêches en hiver là-haut par laroute de Cap-Breton, du convoi de chiens qui va à Coudray, et dusteamer-bélier Arctic qui brise la glace entre lecontinent et l’île Prince-Édouard. Puis, il leur racontait leshistoires que lui avait racontées sa mère, sur la vie tout là-basdans le sud où l’eau ne gèle jamais ; et il disait quelorsqu’il mourrait, son âme irait s’étendre sur une chaude etblanche baie de sable aux palmiers ondoyants. Les gamins trouvaientl’idée fort drôle pour un homme qui n’avait jamais vu de palme ensa vie. En outre, régulièrement à chaque repas, il demandait àHarvey, et Harvey seul, si la cuisine était à son goût ; etc’était chose qui faisait toujours s’esclaffer « la secondebordée ». Encore professaient-ils un grand respect pour lejugement du cuisinier, et en conséquence tenaient au fond de leurscœurs Harvey pour une sorte de mascotte.

Et tandis que Harvey absorbait par tous lespores de nouvelles connaissances et buvait la santé avec chaquegorgée de grand air, le Sommes Ici continuait son cheminen faisant ses affaires sur le Banc, et les couches gris argent depoisson bien pressé montaient de plus en plus haut dans la cale.Pas une journée de travail ne sortait de l’ordinaire, mais lesjournées moyennes étaient nombreuses et compactes.

Il va de soi qu’un homme de la réputation deDisko était étroitement épié – presque étouffé, comme disait Dan,par ses voisins ; mais il avait un très joli chic pour lesplanter là dans l’amoncellement et le glissement des bancs debrumes. Disko évitait la compagnie pour deux raisons. La première,c’est qu’il voulait se livrer seul à ses expériences ; laseconde, qu’il était opposé aux rassemblements mélangés d’uneflottille de toutes nations. Le gros en était surtout les bateauxde Gloucester, avec par-ci par-là quelques-uns de Princetown,Harwich, Chatham, et d’autres des ports du Maine ; mais leséquipages étaient recrutés Dieu sait où. Le péril engendrel’insouciance, et quand s’y ajoute l’appât du gain, il y a belleschances pour toute espèce d’accident dans la flottille encombrée,qui, tel un troupeau pressé de moutons, se porte autour de quelquechef non reconnu.

– Que les deux Jerauld les conduisent,dit Disko. Nous sommes obligés de rester un tantinet parmi eux surles Bancs de l’Est, mais, si la chance tient, nous n’aurons pas à yrester longtemps. L’endroit où nous sommes actuellement, Harvey,n’est en aucune façon considéré comme un bon terrain.

– Vraiment ? dit Harvey, qui étaiten train de tirer de l’eau (il venait d’apprendre comment balancerle seau) après une toilette exceptionnellement longue. Ça me seraitégal, alors, de tâter de quelque terrain pauvre pour changer.

– Tout le terrain que je désire voir – etje ne désire pas le tâter – c’est Eastern Point, dit Dan. Ditesdonc, papa, ça m’a tout l’air que nous n’aurons pas plus de deuxsemaines à rester sur les Bancs. Tu vas rencontrer alors toute lacompagnie que tu veux, Harvey. C’est le moment où l’on commence àtravailler. Plus de repas à heures fixes pour personne. Un morceausur le pouce quand on a faim, et la couchette quand il n’y a plusmoyen de tenir debout. Bonne affaire qu’on ne t’ait pas cueilli unmois plus tard que tu ne l’as été, car nous n’aurions jamais pu temettre en forme pour la Vieille Vierge.

Harvey comprit, d’après la carte d’Eldridge,que la Vieille Vierge et tout un essaim de bancs aux noms bizarres,étaient le tournant de la croisière, et que la chance aidant ilsfiniraient d’y employer leur sel ; mais en voyant la taille dela Vierge (c’était certain point imperceptible), il se demandacomment Disko, même avec le hog-yoke et la sonde, pourrait latrouver. Il apprit plus tard que Disko était tout à fait de force àcela comme à toute autre besogne, et pouvait même venir en aide àautrui.

Un grand tableau noir de quatre pieds sur cinqétait pendu dans la cabine, et Harvey n’en comprit l’utilité quelorsque, après quelques jours de brume aveuglante, on entenditl’appel discordant d’une de ces sirènes que l’on manœuvre avec lepied – machine dont la note rappelle celle d’un éléphantphtisique.

Ils faisaient alors un court mouillage,traînant l’ancre à la remorque sous eux pour épargner de lapeine.

– Une voile carrée qui beugle après salatitude, dit Long Jack.

Les voiles d’avant rouges et ruisselantesd’une barque sortirent en glissant du brouillard, et le SommesIci sonna trois fois sa cloche, selon la sténographie de lamer.

Le plus grand des deux bateaux masqua sonhunier au milieu des cris et des appels.

– Un Français, dit l’oncle Salters d’unton dédaigneux. Un bateau de Miquelon qui arrive de Saint-Malo. (Lecultivateur avait le flair d’un vieux loup de mer.) Je suisjustement presque au bout de mon tabac, Disko.

– De même, ici, fit Tom Platt. Eh !backez-vous– backez-vous ! Standez awayez,vous, espèce de cul-de-plomb ! mucho bono !Êtes-vous de – Saint-Malo, eh !

– Ah ! ah ! muchobono ! Oui ! oui ! Clos-Poulet ! –Saint-Malo ! Saint-Pierre-et-Miquelon, cria l’autreéquipage, en agitant des bonnets de laine et en riant.

Puis tous ensemble :

– Tableau !tableau !

– Monte le tableau, Danny. Cela medépasse la façon dont ces Français arrivent n’importe où, sauf quel’Amérique est d’une chouette largeur. Quarante-six quarante-neufest assez bon pour eux ; et j’imagine, en outre, que c’est àpeu près cela.

Dan dessina à la craie des chiffres sur letableau qu’ils pendirent dans les haubans du grand mât, tandis quela barque criait merci en chœur.

– Cela me semble plutôt peu gracieux deles laisser filer comme cela, suggéra Salters en tâtant dans sespoches.

– As-tu donc appris le français depuis ladernière campagne ? demanda Disko. Je n’ai plus envie de nousvoir lancer des pierres de lest à la tête pour t’entendre appelerles bateaux de Miquelon « sales cochons » comme tu fis àhauteur du Have.

– Harmon Rush disait que c’était le moyende les faire monter. Le simple parler des États-Unis est bien assezbon pour moi. Nous sommes tous horriblement au bout de notre tabac.Jeune homme, est-ce que, toi, tu ne parles pas français ?

– Oh ! oui, dit Harveyvaillamment ; et il brailla : Ohé ! Ditesdonc ! Arrêtez-vous ! Attendez ! Nous sommes venantpour tabac !

– Ah ! tabac, tabac !crièrent-ils. Et ils se remirent à rire.

– Cela a touché. Mettons un doris dehors,en tout cas, dit Tom Platt. Ce n’est pas que j’aie précisément descertificats de français, mais je sais un autre jargon qui, jecrois, fait l’affaire. Viens, Harvey, et sers-nousd’interprète.

Le bruit et la confusion furentindescriptibles lorsque lui et Harvey furent hissés contre la paroinoire de la barque. La cabine était placardée tout autour d’imagesde la Vierge aux couleurs flambantes – la Vierge de Terre-Neuve,comme ils l’appelaient. Harvey s’aperçut que son français étaittimbré au sceau d’un Banc non reconnu, et sa conversation dut seborner à des hochements de tête et à des grimaces. Mais Tom Plattn’eut qu’à agiter les bras pour faire avancer aisément les choses.Le capitaine lui offrit un verre d’un gin innommable, et le joyeuxéquipage le traita comme un frère. Alors commença le marché. Ilsavaient du tabac, des quantités – de l’américain, qui n’avaitjamais payé de droits à la France. Ils désiraient avoir du chocolatet du biscuit. Harvey revint à force de rames pour s’arranger avecle cuisinier et Disko qui détenaient les provisions, et à sonretour les boîtes de cacao comme les sacs de biscuit furent comptésà côté de la barre du français. On eût dit le partage d’un butin depirates ; mais Tom Platt en sortit ceinturé de« pig-tail »[44] noir etrembourré de tablettes de tabac à chiquer et à fumer. Sur quoi lesgais marins rentrèrent en cadence dans la brume, et la dernièrechose que Harvey entendit, fut un refrain en chœur :

Par derrièr’ chez ma tante,

Il est un bois joli,

Le rossignol y chante

Et le jour et la nuit…

Que donneriez-vous, belle,

Qui l’amèn’rait ici ?

Je donnerais Québec,

Sorel et Saint-Denis.

– Comment ça se fait-il que mon françaisn’ait pas marché, alors que ta conversation par signes a faitl’affaire ? demanda Harvey, quand l’objet du troc eut étédistribué parmi les hommes du Sommes Ici.

– Une conversation par signes !s’esclaffa Platt. Eh ! oui, c’était une conversation parsignes, mais un joli brin plus vieille que ton français, Harvey.Tous ces bateaux français sont bondés de francs-maçons, et voilàpourquoi !

– Es-tu donc franc-maçon ?

– On le dirait, tu ne trouves pas ?répondit l’homme du vaisseau de guerre, en bourrant sa pipe ;et Harvey eut à méditer sur un nouveau mystère de la merprofonde.

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