Capitaines courageux

IX

Quels que puissent être ses chagrins privés,un multimillionnaire, comme tout autre homme de travail, doitrester à la hauteur de son affaire. Harvey Cheyne père s’était,vers la fin de juin, rendu dans l’Est au-devant d’une femme brisée,à demi folle, qui nuit et jour rêvait de son fils en train de senoyer dans les eaux grises de l’Océan. Il l’avait entourée demédecins, d’infirmières expertes, de masseuses, voire d’amis àfidélité-remède ; mais tout fut inutile. Mrs. Cheyne demeuraitsilencieuse et pleurait, ou bien des heures durant parlait de songarçon à qui voulait l’entendre. D’espoir, elle n’en avait nul, etqui eût pu lui en offrir ? Tout ce qu’il lui fallait, c’étaitl’assurance que ceux qui se noient ne souffrent pas ; et sonmari montait la garde de peur qu’elle n’en fît l’expérience. De sonpropre chagrin il parlait peu – à peine en connut-il la profondeurjusqu’au jour où il se surprit à demander au calendrier placé surson pupitre :

– À quoi bon continuer ?

Il avait toujours eu, fort plaisante pour lui,comme idée de derrière la tête qu’un jour, lorsqu’il aurait toutmis en ordre et que l’enfant aurait quitté le collège, il prendraitson fils sur son cœur et le conduirait dans ses possessions. Alors,suivant son raisonnement, le raisonnement des pères occupés, cegarçon-là deviendrait sur-le-champ pour lui un compagnon, unassocié, un allié, et il s’ensuivrait de splendides annéesemployées à mener ensemble de grands travaux à bonne fin – lavieille tête domptant le jeune sang. Or, son enfant était mort –perdu en mer, comme s’il se fût agi d’un matelot suédois dequelqu’un des grands navires à thé de Cheyne ; l’épouse étaitmourante, ou pire ; lui-même se voyait à la merci de régimentsde femmes, de docteurs, de servantes et de dames decompagnie ; excédé, à n’en pouvoir mais, par le déplacement etle changement inquiets de ses pauvres caprices à elle ; sansplus d’espoir, sans plus de courage pour tenir tête à ses nombreuxennemis.

Il avait conduit sa femme à son palaisflambant neuf de San Diego, où elle et ses gens occupaient une ailede grand prix, et Cheyne, dans une pièce en véranda, entre unsecrétaire et une dactylographe, laquelle était aussitélégraphiste, peinait fastidieusement de jour en jour. Il y avaitentre quatre chemins de fer de l’Ouest une guerre de tarifs danslaquelle on le supposait intéressé ; une grève ruineuse avaitpris de l’extension dans ses chantiers de bois de l’Orégon, et lalégislature de l’État de Californie, qui ne témoigne guère d’amourpour ceux qui le créèrent, préparait contre lui une guerreouverte.

En temps ordinaire il eût accepté la batailleavant qu’on la lui offrît, eût mené campagne joyeuse et sansscrupules. Mais maintenant il restait assis sans force, son chapeaunoir de feutre mou avancé sur le nez, son grand corps ratatiné dansses vêtements lâches, les yeux sur ses souliers ou les jonqueschinoises de la baie, et répondant un « oui » absent auxquestions du secrétaire qui dépouillait le courrier du samedi.

Cheyne était en train de se demander ce qu’ilen coûterait de lâcher tout et de se retirer. Il était assuré pourdes sommes énormes, il pouvait acheter pour lui-même de royalesannuités, et entre une de ses terres du Colorado et une petitesociété (qui ferait du bien à sa femme), c’est-à-dire Washington etles Carolines du Sud, un homme pourrait oublier des plans réduits ànéant. D’un autre côté…

Le tic tac de la dactylographe s’arrêtanet ; la jeune fille regardait le secrétaire, lequel avaitpâli.

Il passa à Cheyne un télégramme qu’on faisaitsuivre de San Francisco :

Recueilli par goélette de pêcheSommes Ici étant tombé bateau grand plaisir sur Banc à pêcherbien portant attends Gloucester Massachusetts aux soins Disko Troopargent ou mandat télégraphiez quoi faire et comment vamaman Harvey N. Cheyne.

Le père le laissa choir, pencha la tête sur lecylindre du bureau fermé, et respira lourdement. Le secrétairecourut chercher le docteur de Mrs. Cheyne, lequel trouva Cheyne entrain de marcher de long en large.

– Qu’est-ce – qu’est-ce que vous enpensez ? Est-ce possible ? Est-ce que cela signifiequelque chose ? Je ne peux pas arriver à comprendre,pleura-t-il.

– Je comprends, moi, dit le docteur. Jeperds sept mille dollars par an – c’est tout.

Il pensa à la clientèle ardue de New-Yorkqu’il avait lâchée sur la demande impérieuse de Cheyne, et renditle télégramme avec un soupir.

– Entendez-vous que vous le luidiriez ? Ce peut être une imposture ?

– Pour quel motif ? répondit ledocteur avec calme. La preuve est trop certaine. C’est trèssûrement l’enfant.

Entra une femme de chambre parisienne,impétueusement, comme quelqu’un d’indispensable que retiennentseulement de gros gages.

– Mrs. Cheyne demande que Monsieur viennetout de suite. Elle croit Monsieur malade.

Le maître de trente millions de dollars courbala tête avec humilité pour suivre Julie ; et une voix grêle,aiguë, sur le palier supérieur du grand escalier carré de boisblanc, cria :

– Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-cequi est arrivé ?

Nulles portes ne purent arrêter le cri qui serépercuta à travers la maison sonore un moment plus tard, lorsquele mari lâcha brusquement la nouvelle.

– Et voilà qui va bien, dit avec sérénitéle docteur à la dactylographe. Le seul aphorisme médical qui dansles romans ait quelque apparence de vérité, c’est que la joie netue pas, Miss Kinzey.

– Je le sais ; mais nous avonsd’abord des tas de choses à faire.

Miss Kinzey était de Milwaukee, quelque peupositive en paroles, et comme elle avait du penchant pour lesecrétaire, elle devina qu’il y avait du travail en main. Il étaiten train d’étudier attentivement la vaste carte d’Amérique dérouléesur le mur.

– Milsom, nous traversons tout droit. Lewagon particulier – droit par – Boston. Fixez lesembranchements ! cria Cheyne du haut de l’escalier.

– J’y pensais.

Le secrétaire se tourna vers la dactylographe,et leurs yeux se rencontrèrent (d’où naquit une histoire – rien àfaire avec cette histoire). Elle regarda interrogativement, doutantde ses ressources. Il lui fit signe de se diriger vers le Morsecomme un général engage ses brigades dans l’action. Puis à la façond’un musicien il se passa la main dans les cheveux, regarda leplafond, et se mit au travail, pendant que les doigts blancs deMiss Kinzey appelaient le continent d’Amérique.

– K. H. Wade, Los Angeles – LeConstance est à Los Angeles, n’est-ce pas, MissKinzey ?

– Oui.

Miss Kinzey fit signe de la tête entre les tictac pendant que le secrétaire regardait à sa montre.

– Vous y êtes ! EnvoyezConstance, wagon particulier, ici, et arrangez pour spécialpartir d’ici dimanche en temps vous rattacher New-York Limited àSeizième rue, Chicago, mardi prochain.

Click – click – click !

– Pas moyen de faire mieux ?

– Pas sur ces pentes. Cela leur donnesoixante heures d’ici à Chicago. Ils ne gagneraient rien à fairechauffer spécialement une locomotive à l’est de cela. Vous yêtes ? Aussi arrangez avec Lake Shore and MichiganSouthern pour prendre Constance sur New-York Central andHudson River Buffalo à Albany, et B. and A. de même Albany àBoston. Indispensable atteindre Boston mercredi soir. Assurez-vousque rien n’empêche. Ai télégraphié aussi Canniff, Toucey etBarnes. Signez Cheyne.

Miss Kinzey fit oui de la tête, et lesecrétaire poursuivit :

– Et maintenant, Canniff, Toucey etBarnes, cela va sans dire. Vous y êtes ? Canniff, Chicago.Veuillez conduire mon wagon particulier Constance deSanta-Fé Seizième rue mardi prochain après midi sur N. Y.Limited direct à Buffalo et passez à N. Y. C. pourAlbany. – Jamais été à New-York, Miss Kinzey ? Nous ironsun de ces jours.

– Vous y êtes ? Menez le wagonBuffalo à Albany sur Limited mardi après-midi. Cela, c’estpour Toucey.

– Sans être jamais allée à New-York jesais cela ! – dit-elle avec un hochement de tête.

– Pardon. Maintenant, Boston et Albany,Barnes, mêmes instructions d’Albany direct à Boston. Partons troisheures cinq après-midi (inutile de télégraphier cela) ;arrivons neuf heures cinq du soir mercredi. Ainsi Wade est àcouvert pour tout, mais c’est chose qui se paie, de secouer lesdirecteurs.

– C’est merveilleux, fit Miss Kinzey,avec un regard d’admiration.

C’était le genre d’homme qu’elle comprenait etappréciait.

– Ce n’est pas mal, dit Milsommodestement. Oui, tout autre que moi aurait perdu trente heures etdépensé une semaine à arranger le trajet, au lieu de passer Cheyneau Santa-Fé direct à Chicago.

– Mais, dites, à propos de cette New-YorkLimited. Chauncey Depew lui-même n’a pas pu y accrocherson wagon, suggéra Miss Kinzey rentrant en possessiond’elle-même.

– Oui, mais il ne s’agit pas ici deChauncey. Il s’agit de Cheyne – tonna-t-il. Cela va.

– Parbleu. Je crois que nous ferions biende télégraphier au gosse. Vous avez oublié cela, en toutcas.

– Je vais demander.

Quand il revint avec le message du père,priant Harvey de venir à leur rencontre à Boston à telle heure, iltrouva Miss Kinzey riant sur les clefs. Et Milsom se mit à rireaussi, car, à tic tac furieux, Los Angeles disait :

« Nous demandons savoir pourquoi– pourquoi – pourquoi ? Malaise général s’estmanifesté et se répand. »

Dix minutes plus tard Chicago appela MissKinzey en ces termes : « Si cataclysme doit survenirprière avertir amis en temps. Nous nous mettons tous ici àcouvert. »

Ce qui fut dépassé par un message de Topeka(et en quoi cela regardait-il Topeka, Milsom lui-même n’eût pu ledire) : « Ne tirez pas, colonel. Nous allons nousrendre. »[55]

Cheyne eut un sourire farouche devant laconsternation de ses ennemis quand les télégrammes furent sous sesyeux.

– Ils croient que nous sommes sur lesentier de la guerre. Dites-leur, Milsom, que nous ne nous sentonspas en train de combattre pour le moment. Dites-leur ce que nousallons faire. Je crois que vous feriez bien de venir, vous et MissKinzey, quoiqu’il soit peu probable que je m’occupe d’affaires enroute. Dites-leur la vérité – pour une fois.

Sur quoi la vérité fut dite. Miss Kinzeycliqueta dans ce sentiment pendant que le secrétaire ajoutait lacitation mémorable : « Ayons la paix, » et dans dessalles de conseil à deux mille milles de là, les représentants desoixante-trois millions de dollars en intérêts de chemins de ferdiversement gérés respirèrent plus librement. Cheyne volait à larencontre du fils unique, à lui si miraculeusement rendu. L’ourscherchait son ourson, non pas les taureaux. [56] Derudes hommes qui avaient déjà tiré le couteau pour défendre leurexistence financière mirent bas les armes et lui souhaitèrent bonnechance.

Ce fut une fin de semaine affairée pour lestélégraphes ; car, maintenant que tout sujet d’anxiétésemblait écarté, hommes et cités s’empressèrent de se mettred’accord. Los Angeles fit appel à San Diego et à Barstow pour queles mécaniciens de la Southern California reçussent avis et setinssent prêts dans leurs cabanes isolées ; Barstow passa lemot à l’Atlantic and Pacific ; et Albuquerque le fit volertout le long de l’administration de l’Atchison, Topeka andSanta-Fé, même dans Chicago. Il s’agissaitd’« accélérer » sur ces deux mille trois cent cinquantemilles une locomotive, un « combinationcar »[57] avec équipe, et le grand wagonparticulier Constance tout doré. Le train prendrait le passur cent soixante-dix-sept autres venants et allants ; ilfallait avertir les expéditeurs et les équipes de chacun desditstrains. On aurait besoin de seize locomotives, seize mécaniciens etseize chauffeurs, – toutes et tous triés sur le volet. Il seraitaccordé deux minutes et demie pour changer de machines, trois pourfaire de l’eau et deux pour faire du charbon. « Prévenez leshommes, et disposez réservoirs et chutes en conséquence ; carHarvey Cheyne est pressé, pressé – pressé », chantaient lesfils télégraphiques. « On compte sur quarante milles à l’heureet les inspecteurs de division accompagneront ce train spécial surle parcours de leur division respective. De San Diego à la Seizièmerue, Chicago, qu’on étende le tapis magique. Vite ! oh,vite ! »

– Cela va chauffer, dit Cheyne, comme ilsroulaient hors de San Diego, le dimanche dès l’aube. Nous allonsnous dépêcher, la maman, aussi vite qu’il nous sera possible ;mais je ne pense pas qu’il vaille la peine que vous mettiez déjàvotre chapeau et vos gants. Vous feriez mieux de vous étendre et deprendre votre médicament. Je ferais bien avec vous une partie dedominos, mais c’est dimanche.

– Je serai gentille. Oh ! je seraigentille. Seulement – d’enlever mon chapeau me fait comme si nousne devions jamais arriver là-bas.

– Essayez de dormir un peu, la maman, etnous serons à Chicago avant que vous vous en aperceviez.

– Mais, père, c’est à Boston. Dites-leurde se presser.

Les coursiers à six pieds se martelaient leurroute vers San Bernardino et les terres incultes du Mohave, mais larampe n’était pas faite pour accélérer la vitesse. Cela viendraitplus tard. La chaleur du désert succéda à la chaleur des montagnescomme ils tournaient à l’est vers les Aiguilles et le fleuve duColorado. Le wagon crépitait dans la sécheresse absolue et leflamboiement, pendant qu’on posait de la glace pilée sur le cou deMrs. Cheyne, et il franchissait laborieusement les longues, longuespentes, passé Ash Fork, vers Flagstaff, où sous des cieux arides etlointains, s’étendent les forêts et les carrières. L’aiguille dumarqueur vacillait et se démenait de droite et de gauche ; lesescarbilles cliquetaient sur le toit, et un tourbillon de poussièresemblait comme pompé derrière les roues tourbillonnantes. L’équipedu « combination car » était assise sur lesbancs, haletante et en bras de chemise, et Cheyne s’aperçut bientôtqu’il était au milieu d’elle en train de lui crier, par-dessus lerugissement du wagon, de vieilles, vieilles histoires de chemin defer, que connaît tout homme du métier. Il leur parla de son fils,et dit comme quoi la mer avait rendu son mort, et ils hochaient latête, crachaient et se réjouissaient avec lui ; ilss’informaient d’« elle, là-bas derrière », et sielle pourrait supporter que le mécanicien « laisse l’autre, leConstance,filer un brin », et Cheyne pensa que oui.En conséquence, le grand cheval de feu fut « lâché »entre Flagstaff et Winslow au point qu’un inspecteur de divisionprotesta.

Mais, dans le grand salon où la femme dechambre française, blême de frayeur, se cramponnait à la poignéed’argent de la porte, Mrs. Cheyne se contentait de geindre un peuet demandait à son mari de les prier d’aller « vite ». Etc’est ainsi qu’ils laissèrent derrière eux les sables desséchés etles rochers brûlés d’Arizona, et continuèrent de griller jusqu’aumoment où le fracas des chaînes d’attelage et le sifflement desfreins pneumatiques leur dirent qu’ils étaient à Coolidge, près dela ligne de partage du continent.

Trois hommes hardis et expérimentés, – rassis,pleins d’assurance et le corps sec au début ; pâles,frissonnants et trempés à la fin de leur niche à ces rouesdiaboliques – enlevèrent le Constance par-dessus le grandremblai, d’Albuquerque à Glorietta et par delà Springer, plus hautet plus haut, jusqu’au tunnel de Raton sur la ligne de l’État, d’oùils redescendirent en se berçant dans La Junta, pour avoir unaperçu de l’Arkansas et se frayer un chemin jusqu’au bas de lalongue pente, jusqu’à Dodge City, où Cheyne reprit une fois de pluscourage en mettant sa montre en avance d’une heure.

On parlait fort peu dans le wagon. Lesecrétaire et la dactylographe étaient assis côte à côte sur lescoussins de cuir de Cordoue, auprès de la glace du posted’observation tout à la queue du train, à regarder fuir la houle etle remous des poteaux télégraphiques affluant derrière eux, et,croit-on, à prendre des notes sur le paysage. Cheyne allait etvenait nerveusement entre sa magnificence extravagante, et ledénuement complet du « combination car », uncigare non allumé aux dents, au point que les équipes, prises decompassion et oubliant qu’il était leur ennemi-né, finirent parfaire de leur mieux pour le distraire.

Le soir venu, les faisceaux de lampesélectriques éclairèrent ce palais de douleur regorgeant de luxe, etils avancèrent somptueusement, lancés à travers le vide de la plusabjecte désolation. Tantôt ils entendaient le sifflement d’unréservoir, et la voix gutturale d’un Chinois, le cliquetis desmarteaux qui éprouvaient les roues d’acier Krupp, et le juron d’uncheminot chassé de la plate-forme d’arrière ; tantôt le fracassolide du charbon lancé dans le tender ; et tantôt un choc enretour de bruits lorsqu’ils dépassaient au vol un train attendant.Leurs regards tantôt plongeaient dans de grands abîmes, un pont detréteaux frémissant sous leur passage, tantôt s’accrochaient auxrochers qui barraient la moitié des étoiles. Tantôt scènes etravins, changeant d’aspect, allaient se rouler en montagnesébréchées au bord de l’horizon, et tantôt se muaient en collines deplus en plus basses jusqu’à devenir, à la fin, de véritablesplaines.

À Dodge City une main inconnue jeta àl’intérieur du wagon un numéro d’un journal du Kansas contenant unesorte d’interview de Harvey, qui s’était évidemment entendu avec unreporter entreprenant, télégraphiée de Boston. Le joyeuxjournaliste déclarait que c’était incontestablement leur enfant, etcela calma Mrs. Cheyne pour un temps. Son unique mot« vite » fut transmis par les équipes aux mécaniciens àNickerson, Tapeka et Marceline, où les rampes sont faciles, et ilsbrûlèrent le continent. Villes et villages maintenant semultipliaient, et on pouvait ici sentir qu’on avançait dans despays peuplés.

– Je ne peux pas voir le cadran, et mesyeux me font si mal. Que faisons-nous ?

– Le plus que nous pouvons, la maman. Iln’y aurait aucun bon sens à arriver avant le Limited. Nousn’aurions qu’à attendre.

– Cela m’est égal. J’ai besoin de sentirque nous avançons. Asseyez-vous et dites-moi les milles.

Cheyne s’assit et déchiffra le cadran pourelle (il s’agissait d’un nombre de milles qui sert encoreaujourd’hui de record), mais le wagon de soixante-dix pieds nevaria jamais dans son long glissement de steamer, en avançant àtravers la chaleur avec le bourdonnement d’une abeille géante.Toutefois la vitesse n’était-elle pas encore suffisante pour Mrs.Cheyne, et cette chaleur, la chaleur impitoyable d’août, luidonnait-elle le vertige ; les aiguilles de l’horloge nesemblaient pas bouger, et quand, oh ! quand seraient-ils àChicago ?

Il n’est pas vrai que, lorsqu’ils changèrentde machine à Fort Madison, Cheyne remit à la « FraternelleRéunie des Mécaniciens de Locomotives » une dotation qui eûtsuffi à les mettre en état de le combattre pour toujours, lui etses pairs, sur un terrain égal. Il paya aux mécaniciens et auxchauffeurs les services qu’ils lui avaient rendus selon ce qu’ilsméritaient d’après lui, et son banquier seul sait ce qu’il donnaaux équipes qui lui avaient témoigné de la sympathie. On rapporteque la dernière équipe prit l’entière responsabilité de fairemarcher les opérations à la baguette à la Seizième rue, parcequ’elle (ils voulaient dire Mrs. Cheyne) finissait partomber dans une sorte d’assoupissement, et que le Ciel devait veniren aide à quiconque la secouerait.

Or, le spécialiste de haute paye qui conduitle Lake Shore and Michigan Southern Limited de Chicago à Elkhart, aquelque chose d’un autocrate, et il n’autorise personne à lui direcomment on recule sur un wagon. Il ne s’en prit pas moins avec leConstance comme s’il se fût agi d’un chargement dedynamite, et lorsque l’équipe lui fit des reproches, elle les fit àvoix basse et en pantomime.

« Bast ! » dirent les hommesd’Atchison, Topeka et Santa-Fé, en discutant plus tard sur leschoses de la vie, ce n’était pas un record que nous courions. Lafemme de Harvey Cheyne était malade derrière nous, et nous nevoulions pas la cahoter. Quand j’y pense, nous sommes allés tout demême de San Diego à Chicago en cinquante-sept heurescinquante-quatre minutes. Vous pouvez aller dire cela à ces trainsde petite ligne de l’Eastern. Quand nous voudrons essayer unrecord, nous vous en aviserons.

Pour l’homme de l’Ouest (quoiqu’il en puissedéplaire à l’une ou l’autre cité) Chicago et Boston sont côte àcôte, et quelques chemins de fer encouragent l’illusion. Le Limitedamena en tourbillon le Constance dans Buffalo, et dans lesbras de la New-York Central and Hudson River (ici d’illustresmagnats à favoris blancs et avec des amulettes d’or à leurs chaînesde montre, vinrent le long du wagon causer un peu affaires avecCheyne), qui la fit glisser avec grâce dans Albany, où la Bostonand Albany compléta la course d’un océan à l’autre – temps total,quatre-vingt-sept heures trente-cinq minutes, ou trois jours quinzeheures et demie.

Harvey les attendait.

Après une émotion violente, la plupart desgens et tous les jeunes garçons réclament à manger. On fêta leretour de l’enfant prodigue derrière les rideaux tirés, retranchéstous trois dans ce grand bonheur, tandis que les trains rugissaientde toutes parts à l’entour. Harvey mangea, but ; et s’étenditsur ses aventures, presque sans respirer, et quand il avait unemain libre sa mère la dorlotait. La vie au grand air salin luiavait grossi la voix ; la paume de ses mains était devenuerude et râpeuse, il avait les poignets marqués de cicatrices declous, et un bel et bon arome de morue flottait autour de sesbottes de caoutchouc et de son jersey bleu.

Le père, bien accoutumé à juger les hommes, leregardait attentivement. En vérité, il se prit à penser qu’il ensavait bien peu de son fils ; mais il se rappela distinctementun gamin mécontent au teint pâteux, qui prenait plaisir à« faire descendre le vieux » et à mettre sa mère enlarmes – un de ces personnages qui ajoutent à la gaîté des salonsde conversation et des galeries d’hôtels où les jeunes ingénus dumonde riche, s’ils ne jouent pas avec les grooms, les insultent.Mais ce jeune pêcheur bien dressé ne se démenait pas, le regardaitd’un œil assuré, clair, résolu, et parlait sur un ton de respectfort net, sinon étonnant. Il y avait aussi dans sa voix ce quelquechose qui semblait promettre que le changement pourrait êtredurable, et que le nouvel Harvey devait rester ce qu’il était.

– Quelqu’un l’a mis au pas, pensa Cheyne.Or, Constance n’aurait jamais permis cela. Je ne vois pas tropcomment l’Europe aurait pu faire mieux.

– Mais comment n’avez-vous pas dit à cethomme, à ce Troop, qui vous étiez ? répéta sa mère, quandHarvey eut déroulé pour la seconde fois au moins tout le chapitrede son histoire.

– Disko Troop, chère maman ? Lemeilleur homme qui ait jamais arpenté un pont de navire. Je medemande s’il a son pareil.

– Pourquoi ne lui avez-vous pas dit devous mettre à terre ? Vous savez que papa eût indemnisé dixfois.

– Je le sais ; mais il croyait quej’avais l’esprit dérangé. J’ai bien peur de l’avoir traité devoleur parce que je ne pus pas retrouver les billets de banque dansma poche.

– Un matelot les retrouva auprès du mâtde pavillon cette – cette nuit-là, sanglota Mrs. Cheyne.

– Cela s’explique, alors. Je ne blâmeTroop en rien. Je lui déclarai seulement que je ne travailleraispas – surtout sur un Terre-Neuvier, – et il me donna un coup sur lenez, oh ! je vous prie de croire que j’ai saigné comme un porcqu’on égorge.

– Mon pauvre chéri ! Ils doiventvous avoir horriblement maltraité.

– Je n’en suis pas bien sûr. Mais, après,j’entrevis une lueur.

Cheyne se tapa sur la cuisse et partit d’unéclat de rire. Voici qui allait être un fils selon son cœur affamé.Il n’avait jamais remarqué auparavant cette étincelle dans l’œil deHarvey.

– Et le vieux me donna dix dollars etdemi par mois ; il m’en a payé la moitié à l’heure qu’ilest ; et je m’accrochai à Dan et mis la main à la pâte. Je nedis pas que je puisse faire encore le travail d’un homme. Mais jepeux manier un doris tout au moins aussi bien que Dan, et dans unebrume je ne m’effarouche pas – beaucoup ; et je peux faire mapartie quand il n’y a pas trop de vent – c’est-à-dire gouverner,mère chérie – et je peux presque boëtter tout un« trawl », et je connais mes cordages, cela va sansdire ; et je pourrais passer le poisson toute uneéternité ; et je suis ferré sur le vieux Josèphe ; et jevous montrerai comment je peux clarifier le café avec un morceau depeau de poisson, et – je vous en demanderai encore une tasse, s’ilvous plaît. Écoutez, vous n’avez pas idée du tas de travail quel’on peut faire pour dix dollars et demi par mois.

– J’ai commencé avec huit et demi, monfils, dit Cheyne.

– Vrai ? Vous ne me l’avez jamaisdit, mon père.

– Vous ne me l’avez jamais demandé,Harvey. Je vous raconterai cela un de ces jours, si vous tenez àl’entendre. Goûtez donc à ces olives farcies.

– Troop prétend que la chose laplus intéressante du monde, c’est d’arriver à savoir comment leprochain gagne ses vivres. C’est joliment chic de retrouver unetable dressée. Nous n’étions pas mal nourris, cependant. Lameilleure marmite du Banc. Disko nous donnait une nourriture depremière classe. Ah ! c’est un fameux homme. Et Dan – c’estson fils – Dan est mon camarade. Et il y a l’oncle Saltersavec ses engrais, qui lit Josèphe. Il est persuadé que j’ai encorel’esprit dérangé. Il y a aussi le pauvre petit Pen qui l’a, lui,l’esprit dérangé. Il ne faudra pas lui parler de Johnstown, parceque… Et, oh ! il faut absolument que vous fassiez laconnaissance de Tom Platt, et Long Jack, et Manuel ! C’estManuel qui m’a sauvé la vie. Je regrette qu’il soit Portugais. Ilne peut pas beaucoup causer, mais c’est un musicien épatant. Il m’atrouvé au moment où je m’en allais à la dérive, et m’a repêché.

– Je me demande comment votre systèmenerveux n’est pas complètement ruiné, dit Mrs. Cheyne.

– Comment cela, maman ? J’aitravaillé comme un cheval, mangé comme un ogre, et dormi comme unesouche.

C’en était trop pour Mrs. Cheyne, qui se mit àpenser aux visions qu’elle avait eues, d’un cadavre ballotté surles eaux salées. Elle regagna son boudoir, et Harvey se pelotonnaaux côtés de son père, expliquant la dette qu’il avaitcontractée.

– Vous pouvez vous en reposer sur moi, jeferai pour l’équipage, Harvey, tout ce qui est en mon pouvoir.D’après ce que vous en dites, ce doivent être de braves gens.

– Les meilleurs de la flottille, monpère. Vous pouvez demander dans Gloucester, dit Harvey. Mais Diskocroit encore qu’il m’a guéri d’un dérangement d’esprit. Dan estabsolument le seul auquel j’aie dit quelque chose de vous, de noscars particuliers et tout le reste, et je ne suis pas tout àfait sûr qu’il y croie. Je veux les épater demain. Dites,est-ce qu’on peut conduire le Constance jusqu’àGloucester ? Maman ne semble pas en état de repartir, en toutcas, et nous avons le nettoyage à terminer demain. Wouverman prendnotre poisson. Vous voyez, nous sommes revenus du Banc les premierscette saison, et c’est quatre dollars vingt-cinq cents par quintal.Nous avons tenu bon jusqu’à ce qu’il les paie. On le demande toutde suite.

– Ce qui signifie, alors, que vous aurezà travailler demain.

– Je l’ai promis à Troop. Je suis sur labascule. J’ai apporté les tailles avec moi. (il regarda le carnetgraisseux avec un air d’importance qui fit éclater de rire sonpère.) Il n’y a encore pas moins de trois – non – deuxquatre-vingt-quatorze ou quinze quintaux d’après mon calcul.

– Payez un remplaçant, suggéra Cheyne,pour voir ce que dirait Harvey.

– Je ne peux pas, mon père. Je suis lemarqueur de taille de la goélette. Troop dit que j’ai meilleuretête que Dan pour les chiffres. Troop est un homme tout ce qu’il ya de plus juste.

– Mais, supposons que je ne puisse pasdéplacer le Constancece soir, comment vousarrangerez-vous ?

Harvey jeta un coup d’œil à l’horloge. Ellemarquait onze heures vingt.

– Alors je dormirai ici jusqu’à troisheures et j’attraperai le train de quatre heures qui amène le fret.C’est une règle de nous laisser, nous autres hommes de laflottille, circuler gratis.

– C’est une idée. Mais je crois que nouspouvons faire arriver le Constance presque aussi tôt quele fret de vos hommes. Vous feriez bien de vous coucher dèsmaintenant.

Harvey s’étendit sur le sofa, secoua sesbottes, et dormait avant que son père eût voilé les lampesélectriques. Cheyne s’assit pour contempler le jeune visage quireposait à l’ombre du bras rejeté derrière la tête, et parmi toutce qui lui passa par l’esprit se présenta l’idée que peut-être ilpouvait avoir négligé ses devoirs de père.

– Est-ce qu’on sait quand on court sesplus gros risques ? dit-il. Cela aurait pu être pire que de senoyer ; mais je ne pense pas que cela le soit – je ne le pensepas. Si cela ne l’est pas, je ne suis pas assez riche pour payerTroop, voilà tout ; et je ne pense pas que cela le soit.

Le matin apporta par les fenêtres la fraîcheurde la brise de mer, le Constance fut remorqué sur une voiede côté parmi les wagons de fret jusqu’à Gloucester, et Harvey setrouva rendu à ses affaires.

– Alors, il va falloir qu’il tombe encorepar-dessus bord et qu’il se noie, dit la mère avec amertume.

– Nous irons avec lui, prêts en ce cas àlui jeter une corde. Vous ne l’avez jamais vu travailler pourgagner son pain, dit le père.

– Quelle absurdité ! Comme sipersonne pouvait croire…

– Eh bien ! l’homme qui le paie acru, lui. Il a bien, aussi, quelque peu raison.

Ils descendirent entre les magasins remplis decirés pour les pêcheurs, jusqu’à l’entrepôt de Wouverman, où leSommes Ici se balançait haut, son pavillon du Bancflottant encore, tout le monde affairé comme des castors dans laglorieuse lumière du matin. Disko se tenait auprès du grandpanneau, surveillant Manuel, Pen, et l’oncle Salters au palan. Danfaisait pivoter jusque sur le pont les paniers chargés au fur et àmesure que Long Jack et Tom Platt les remplissaient, et Harvey, uncarnet à la main, représentait les intérêts du patron devant lecommis de la bascule au bord du quai saupoudré de sel.

– Vous y êtes ? criaient les voixau-dessous.

– Hisse ! criait Disko.

– Hi ! disait Manuel.

– Voilà ! disait Dan en balançant lepanier.

Puis ils entendirent la voix de Harvey, claireet fraîche, contrôler les poids.

Le dernier poisson venait à peine de claquerdans la manne que Harvey sauta de la gouttière à ses pieds en l’airsur une enfléchure, comme le plus court chemin pour passer lataille à Disko, en criant :

– Deux quatre-vingt-dix-sept, et la calevide !

– Ce qui fait au total, Harvey ?demanda Disko.

– Huit soixante-cinq. Trois mille sixcent soixante-seize dollars et un quart. Dommage que jen’aie pas une part avec mes gages.

– Ma foi, je dirais presque que tu l’asméritée, Harvey ! Veux-tu grimper jusqu’au bureau de Wouvermanpour lui porter nos tailles ?

– Qu’est-ce que c’est que cegarçon-là ? demanda Cheyne à Dan, lequel était habitué à sevoir poser des questions de toute sorte par ces imbéciles depropres à rien qu’on appelle les baigneurs de la saison.

– Ma foi, c’est une espèce de marchandisesupplémentaire, répondit-il. Nous l’avons repêché sur le Banc commeil s’en allait à la dérive. Tombé par-dessus bord d’un paquebot, àce qu’il dit. C’était un passager. Le voilà en train de devenirpêcheur maintenant.

– Est-ce qu’il en fait pour sanourriture ?

– Je vous crois. – Papa, voilà quelqu’unqui veut savoir si Harvey en fait pour sa nourriture. Dites,voudriez-vous monter à bord ? Nous allons fixer une échellepour la dame.

– Mais, avec grand plaisir, je croisbien. Cela ne peut pas vous faire de mal, la maman, et vous serezà-même de voir de vos propres yeux.

La même femme, qui ne pouvait pas soulever latête huit jours auparavant, descendit tant bien que mal parl’échelle, et resta là consternée au milieu du gâchis et dufouillis de l’arrière.

– Est-ce que vous vous intéresseriez parhasard à Harvey ? demanda Disko.

– Mon Dieu, ou-ui.

– C’est un brave enfant, et auquel on n’apas besoin de répéter deux fois la même chose. Vous avez entenducomment nous l’avons trouvé. Il souffrait alors, j’imagine, deprostration nerveuse, à moins que sa tête n’eût porté sur quelquechose, quand nous l’avons hissé à bord. Il est débarrassé de çamaintenant. Oui, voici la cabine. Ce n’est guère en ordre, mais necraignez pas de jeter un coup d’œil. Ce sont ses chiffres que vousvoyez là sur le tuyau du poêle, où nous tenons le compte la plupartdu temps.

– Est-ce qu’il dormait ici ? demandaMrs. Cheyne, en s’asseyant sur un coffre jaune, l’œil sur lescouchettes en désordre.

– Non. Son port d’attache était àl’avant, madame, et sauf pour ce qui est de chiper les beignets,lui et mon garçon, et de gobelotter quand ils auraient dû dormir,je crois n’avoir aucune faute à lui reprocher.

– Il n’y avait rien à redire avec Harvey,dit l’oncle Salters, en descendant les marches. Il lui arrivaitbien d’aller suspendre mes bottes à la pomme du grand mât, et iln’était pas tout ce qu’il y a de plus respectueux pour ceux qui ensavaient plus long que lui, spécialement en ce qui concerne laculture ; mais c’était surtout la faute de Dan.

Dan, en attendant, faisant son profit des avismystérieux que Harvey lui avait donnés dès le matin, était en traind’exécuter une danse de guerre sur le pont.

– Tom ! Tom ! chuchota-t-il parl’écoutille, son monde est là, et papa ne s’en est pas encoreaperçu ; ils sont en palabre dans la cabine. Elle, c’est unbijou, et lui, il est tout à fait comme prétendait Harvey, d’aprèsce qu’on en peut voir.

– Par la fumée de ma pipe, dit Long Jack,en apparaissant, couvert de sel et de peau de poisson, sur le pont,est-ce que tu crois que son histoire de l’enfant gâté et del’attelage à quatre petits chevaux était vraie ?

– Je la savais tout du long, dit Dan.Venez voir comme quoi papa peut se tromper dans ses jugements.

Ils arrivèrent, ravis, juste pour entendreCheyne dire :

– Je suis content qu’il ait un boncaractère, car… c’est mon fils.

Disko laissa tomber sa mâchoire – Long Jack atoujours pris Dieu à témoin qu’il en entendit le déclenchement, –et ouvrit de grands yeux sur l’homme et la femmealternativement.

– J’ai reçu son télégramme à San Diego ily a quatre jours, et nous avons traversé l’Amérique.

– En wagon particulier ? demandaDan. Il disait que vous pouviez.

– En wagon particulier, cela va sansdire.

Dan lança à son père une bordée d’œilladesirrévérencieuses.

– Il y avait une histoire qu’il nousracontait, d’un attelage à lui de quatre petits poneys qu’ilconduisait, dit Long Jack. C’était vrai, alors ?

– Fort probablement, dit Cheyne. Était-cevrai, la maman ?

– Il avait, je crois, un petit drag quandnous étions à Toledo, dit la mère.

Long Jack siffla.

– Ohé, Disko, fit-il.

Et ce fut tout.

– Je me suis – je me trompe dans mesjugements – pire que les hommes de Marblehead, dit Disko, commes’il fallait lui tirer les mots à l’aide d’un treuil. Je ne crainspas de vous confesser, Mister Cheyne, que j’ai soupçonné l’enfantd’avoir le cerveau dérangé. Il parlait argent d’une façon plutôtbizarre.

– C’est ce qu’il m’a dit.

– Est-ce qu’il ne vous a pas dit autrechose ? Car une fois je l’ai mal arrangé.

Cela fut prononcé avec un coup d’œil quelquepeu anxieux du côté de Mrs. Cheyne.

– Oh ! oui, répliqua Cheyne.J’avouerai que cela lui a fait probablement plus de bien quen’importe quoi au monde.

– J’ai jugé que c’était nécessaire,autrement je ne l’aurais pas fait. Je ne voudrais pas que vouscroyiez que nous maltraitons en quoi que ce soit nos mousses sur cepetit paquebot-là.

– Je ne le crois pas, Mr. Troop.

Mrs. Cheyne venait de scruter tous les visages– celui de Disko, d’un jaune d’ivoire, rasé, à physionomiesévère ; celui de l’oncle Salters, avec son collier de barbed’homme des champs ; l’air de simplicité étonnée de Pen ;le tranquille sourire de Manuel ; la grimace de joie de LongJack, et la balafre de Tom Platt. Rudes, ils l’étaient certainementselon ses idées ; mais elle avait dans les yeux le bon sensd’une mère, et elle se leva, les mains tendues.

– Oh ! dites-moi, lequel de vous –s’écria-t-elle presque en sanglotant. Je veux vous remercier etvous bénir – vous tous.

– Ma foi ! cela me paie au centuple,dit Long Jack.

Disko les présenta tous dans les formes. Lecapitaine d’un de ces anciens navires qui faisaient le commerceavec la Chine n’eût pu faire mieux, et Mrs. Cheyne bégaya quelquesmots incohérents. Elle se jeta presque dans les bras du braveManuel, quand elle comprit que c’était lui le premier qui avaittrouvé Harvey.

– Mais comment est-ce que je pouvais lelaisser s’en aller à la dérive ? dit le pauvre Manuel.Qu’est-ce que vous auriez fait vous-même si vous l’aviez trouvécomme ça ? Oui-da ? Nous sommes tombés sur un braveenfant, et je suis même si content qu’il soit votre fils.

– Et il m’a dit qu’il avait Dan pourcamarade ! pleura-t-elle.

Dan était déjà suffisamment rouge, mais iltourna au beau cramoisi quand la mère de son camarade l’embrassasur les deux joues devant l’assemblée. Alors on emmena Mrs. Cheynepour lui montrer le poste, ce qui la fit de nouveau pleurer, et illui fallut absolument descendre pour voir la couchette authentiquede Harvey ; là, elle trouva le cuisinier nègre en train denettoyer le fourneau, et il salua, comme si ce fût quelqu’un dontil eût attendu la rencontre depuis des années. Ils essayèrent, deuxà la fois, de lui expliquer ce qu’était la vie de chaque jour dubateau, et elle s’assit auprès de la mèche du cabestan, ses mainsgantées sur la table graisseuse, le rire sur ses lèvres tremblanteset les pleurs dans ses yeux vacillants.

– Et qui osera jamais se servir duSommes Ici après cela ? dit Long Jack à Tom Platt.Cela me paraît comme si elle avait fait de tout une cathédrale.

– Une cathédrale ! ricana Tom Platt.Oh ! si ç’avait été au moins le bateau de la Commission dePêche au lieu de ce petit cuveau de malheur. S’il y avait euseulement de la décence ou de l’ordre et des mousses pour faire lahaie quand elle va descendre à terre. Il va falloir qu’elle grimpeà cette échelle comme une poule, et nous – nous devrions être entrain de garnir les vergues !

– Ainsi, Harvey n’était pas fou,dit lentement Pen à Cheyne.

– Non, par exemple – Dieu merci, répliquale grand millionnaire, en se courbant d’un air plein de bonté.

– Cela doit être terrible d’être fou.Sauf de perdre votre enfant, je ne connais rien de plus terrible.Mais votre enfant vous a été rendu ? Remercions-en Dieu.

– Hello ! dit Harvey, en jetant sureux tous un regard attendri du haut du quai.

– Je me suis trompé, Harvey. Je me suistrompé, dit Disko vivement, en levant une main. Je me suis trompédans mes jugements. Inutile de me faire des reproches.

– Avec cela que j’observerai la consigne,dit Dan tout bas.

– Tu vas t’en aller, maintenant, n’est-cepas ?

– Oh ! pas sans toucher le solde demon gage, à moins que vous ne vouliez voir le Sommes Icisaisi.

– C’est juste ; j’avais complètementoublié.

Et il compta le reste des dollars.

– Tu as fait tout ce que tu t’étaisengagé à faire, Harvey ; et tu l’as fait à peu près aussi bienque si tu avais été élevé…

Ici Disko s’arrêta court. Il ne vit pas biencomment la phrase devait finir.

– Ailleurs que dans un wagonparticulier ? suggéra Dan avec malice.

– Venez que je vous le montre, ditHarvey.

Cheyne resta à causer avec Disko, tandis queles autres s’en allèrent en procession jusqu’au garage, Mrs. Cheyneen tête. La femme de chambre française poussa les hauts cris devantl’invasion ; et Harvey étala devant eux, sans un mot, lessplendeurs du Constance. Ils s’en rendirent comptepareillement en silence – cuir de Cordoue, poignées de portes etrampes d’argent, velours ciselé, glaces de cristal, nickel, bronze,fer forgé, et bois rares du continent sous forme demarqueteries.

– Je vous l’avais bien dit, répétaitHarvey, je vous l’avais bien dit.

C’était sa revanche finale, et elle était debelle taille.

Mrs. Cheyne commanda un repas ; et afinque rien ne manquât à l’histoire que Long Jack devait raconterensuite à sa pension, elle les servit elle-même. Les hommes quisont accoutumés à manger à de toutes petites tables par destempêtes hurlantes, ont des habitudes de table d’une propreté etd’un raffinement curieux ; mais Mrs. Cheyne, qui ignorait cedétail, ne laissa pas d’en être surprise. Elle eût souhaité avoirManuel pour maître d’hôtel, tant il montrait de douceur etd’aisance à se mouvoir parmi la verrerie frêle et l’argenteriedélicate. Tom Platt se rappela les grands jours surl’Ohio, et les manières des potentats étrangers quidînaient avec les officiers ; et Long Jack, en bon Irlandais,pourvut aux cancans jusqu’à ce que tout le monde fût à l’aise.

Dans la cabine du Sommes Ici lespapas s’inventoriaient l’un l’autre derrière leurs cigares. Cheynele savait bien quand il se trouvait en présence d’un homme à qui iln’y avait pas d’argent à offrir ; de même il savait que ce queDisko avait fait, nul argent n’eût pu le payer. Il fut discret etattendit des ouvertures.

– Je n’ai rien fait à votregarçon ou pour votre garçon, sauf de le faire travaillerun brin et de lui apprendre comment on se sert du« hog-yoke », dit Disko. Il a deux fois plus de tête quele mien pour les chiffres.

– En passant, dit Cheyne comme parhasard, dites-moi, qu’est-ce que vous comptez en faire, duvôtre ?

Disko ôta son cigare de sa bouche et désignad’un geste large, tout le tour de la cabine.

– Dan est un garçon très carré, et il neme permet pas de penser pour lui. Il aura ce petit paquebot-là enbon état quand il me faudra carguer les voiles. Il n’a aucunevelléité de quitter le métier, je le sais.

– Hum ! Vous n’êtes jamais allé dansl’Ouest, Mr. Troop ?

– J’ai été jusqu’à New-York une fois enbateau. Je ne sais pas me servir des voies ferrées ; Dan pasplus que moi. L’eau salée, c’est bien assez bon pour les Troop.J’ai été presque partout – par la voie naturelle, s’entend.

– Je suis en mesure de lui offrir toutel’eau salée qui peut lui être nécessaire – jusqu’à ce qu’ildevienne patron.

– Comment cela ? Je croyais que vousétiez plutôt un roi des chemins de fer. C’est ce que Harvey m’a ditquand – je me trompais dans mes jugements.

– Nous sommes tous sujets à nous tromper.Je pensais que peut-être vous saviez que je possède une ligne dechargeurs de thé – San Francisco à Yokohama. En tous, six –construits en fer, environ dix-sept cent quatre-vingts tonneauxchacun.

– Sacré gamin ! Il ne me l’a jamaisdit. J’aurais prêté l’oreille à cela, au lieu de toutesses machines à propos de chemins de fer et de voitures àponeys.

– Il ne le savait pas.

– C’est une si petite chose que cela a pului échapper de l’esprit, j’imagine.

– Non, je n’ai empoign… mis la main surles chargeurs « Blue M. » – la vieille ligne Morgan etMac Quade – que cet été.

Disko s’affaissa où il était assis, à côté dupoêle.

– Grand Tout-Puissant César ! Jesoupçonne que me voilà joué d’un bout à l’autre. Comment, PhilAirheart, lui, est parti de cette ville-ci, il y a six ans – non,sept – et il est, à cette heure, second sur le San José,bateau qui ne reste que vingt-six jours en route. Sa sœur habiteencore ici, et elle lit ses lettres à ma femme. Et vous, vouspossédez les chargeurs « Blue M. » ?

Cheyne fit un signe de tête affirmatif.

– Si je l’avais su, j’aurais ramené d’uncoup de barre le Sommes Ici au port en plantant tout là,rien que sur ce mot.

– Peut-être que cela n’aurait pas étéaussi bon pour Harvey.

– Si j’avais seulement su ! S’ilm’avait seulement dit à propos de la maudite ligne,j’aurais compris. Je ne m’entêterai plus dans mes jugements – plusjamais. Ce sont des paquebots bien entendus. C’est Phil Airheartqui le dit.

– Je suis content de cetterecommandation. Airheart est maintenant capitaine du SanJosé. Ce que je voulais savoir, c’est si vous me prêteriez Danpour une année ou deux ; nous verrions si nous ne pouvons pasen faire un second. Le confieriez-vous à Airheart ?

– C’est bien chanceux de se charger d’ungarçon si novice…

– Je sais un homme qui a fait plus pourmoi.

– Ça, c’est différent. Examinonsl’affaire ici même. Je n’ai pas à recommander Dan d’une façonspéciale parce que c’est ma chair et mon sang. Je saisbien que les habitudes du Banc ne sont pas celles des chargeurs dethé, mais il n’a pas trop à apprendre. Il sait gouverner – aucunmousse ne fait mieux, si j’ose dire ; pour le reste, c’estdans le sang, et ça va ; mais je voudrais bien qu’il ne fûtpas aussi sacrément faible sur la navigation.

– Airheart pourvoira à cela. Il fera unvoyage ou deux comme mousse, et puis nous le mettrons à même defaire mieux. En supposant que vous le gardiez encore cet hiver, jel’enverrai chercher dès le commencement du printemps. Je sais quele Pacifique est bien loin d’ici…

– Bah ! Pour cela, nous autresTroop, tant vivants que morts, nous sommes aux quatre coins de laterre et des mers.

– Mais je tiens à vous faire comprendre –et j’insiste sur ce point – que toutes les fois que vous voudrez levoir, vous n’aurez qu’à me le dire, et je m’occuperai de sontransport. Cela ne vous coûtera pas un cent.

– Si vous voulez bien faire un bout dechemin avec moi, nous irons jusqu’à la maison pour parler de ça àma femme. Je me suis si stupidement trompé dans mes jugements quetout ça ne me paraît pas comme si c’était arrivé.

Ils allèrent jusqu’à la maison de Disko, unemaison de dix-huit cents dollars, blanche, bordée de bleu, avec undoris retraité tout plein de capucines dans la cour de devant, etun parloir aux volets clos qui était un musée de choses pilléesoutre-mer. Là était assise une forte femme, silencieuse et grave,avec les yeux ternis de ceux qui épient longtemps sur la mer leretour de leurs bien-aimés. Cheyne s’adressa directement à elle, etelle donna son consentement d’un air las.

– Nous en perdons un cent par an rien quede Gloucester, Mr. Cheyne, dit-elle, – cent aussi bien des moussesque des hommes ; et j’en suis arrivée à haïr la mer comme sic’était un être vivant et qui m’entende. Dieu ne l’a jamais faitepour que les humains aillent y mettre l’ancre. Vos paquebots, àvous, ils vont droit leur chemin, si je ne me trompe, et reviennenttout droit à la maison ?

– Aussi droit que les vents le leurpermettent, et je donne une prime pour les traversées qui tiennentle record. Le thé ne se bonifie pas à rester en mer.

– Quand il était petit, il avait coutumede jouer à tenir boutique, et j’avais l’espoir qu’en grandissantl’idée le suivrait. Mais aussitôt qu’il put pagayer un doris, jevis bien que cela me serait refusé.

– Ce sont des navires gréés en carré, lamère ; construits en fer et bien conçus. Souviens-toi de ceque la sœur de Phil te lit quand elle reçoit ses lettres.

– Je n’ai jamais connu Phil comme unmenteur, mais il est trop aventureux – comme presque tous ceux quivont à la mer. Si Dan voit cela d’un bon œil, Mr. Cheyne, il peuts’en aller – je ne l’empêcherai pas.

– Elle déteste l’océan, expliqua Disko,et je – je ne sais pas me tirer de la politesse, sans quoi, je vousremercierais mieux que ça.

– Mon père – mon propre frère aîné – deuxneveux – et le mari de ma sœur cadette, dit-elle en laissant tombersa tête dans sa main. Est-ce que vous aimeriez quelqu’unqui les a tous pris ?

Cheyne se sentit soulagé quand Dan, rentrant,accepta avec plus de plaisir encore qu’il ne pouvait l’exprimer. Àvrai dire, l’offre était un acheminement droit et sûr vers tout ceque l’on peut désirer ; mais Dan pensait surtout aux quartsqu’il commanderait sur de larges ponts, et aux ports lointainsqu’il visiterait.

Mrs. Cheyne avait pris à partl’incompréhensible Manuel pour lui parler du sauvetage de Harvey.Il semblait n’avoir aucun penchant pour l’argent. Pressé davantage,il déclara qu’il accepterait cinq dollars parce qu’il désiraitacheter quelque chose pour sa belle.

– Autrement, pourquoi accepterais-je del’argent quand je gagne si facilement mon manger et montabac ? Vous voulez m’en donner, que je le veuille ounon ? Oui-da ? Alors vous me donnerez de l’argent, maispas de cette manière-là. Vous donnerez tout ce que vousvoudrez.

Il lui présenta un prêtre portugais toutbarbouillé de tabac à priser, armé d’une liste de veuvessemi-indigentes, aussi longue que sa soutane. En qualité deSocinienne stricte, Mrs. Cheyne ne pouvait guère sympathiser aveccette foi, mais elle finissait par respecter ce petit homme brun àla langue si bien pendue.

Manuel, en fidèle fils de l’Église,s’appropria toutes les bénédictions répandues sur elle pour sacharité.

– Cela me donne de la marge, dit-il. J’ail’absolution pour six mois.

Et il partit pour se mettre en quête d’unmouchoir destiné à la « belle » du moment et pour briserle cœur de toutes les autres.

Salters s’en alla dans l’Ouest pour quelquetemps avec Pen, sans laisser d’adresse. Il était effrayé à l’idéeque tous ces millionnaires-là, avec leurs cars ruineux, pussentprendre quelque intérêt exagéré à son compagnon. Il valait mieuxaller rendre visite aux parents de l’intérieur jusqu’à ce que lacôte fût débarrassée.

– Ne te laisse jamais adopter par desgens riches, Pen, dit-il lorsqu’ils furent en wagon, ou bien, tuvois ce tric-trac, je le prends et te le brise sur la tête. Si tuoublies encore ton nom – qui est Pratt – rappelle-toi que tuappartiens à Salters Troop, et assieds-toi sans plus de façons oùtu es, jusqu’à ce que j’arrive te chercher. Ne t’en va pas ici oulà te mêler à ceux dont les yeux débordent de graisse, comme ditl’Écriture.[58]

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