Carnet d’un inconnu (Stépantchikovo)

Carnet d’un inconnu (Stépantchikovo)

de Fyodor Mikhailovich Dostoevsky
Partie 1
Chapitre 1 Introduction

Sa retraite prise, mon oncle, le colonel Yégor Ilitch Rostaniev,se retira dans le village de Stépantchikovo où il vécut en parfait hobereau. Contents de tout, certains caractères se font à tout ; tel était le colonel. On s’imaginerait difficilement homme plus paisible, plus conciliant et, si quelqu’un se fût avisé de voyager sur son dos l’espace de deux verstes, sans doute l’eût-il obtenu. Il était bon à donner jusqu’à sa dernière chemise sur première réquisition.

Il était bâti en athlète, de haute taille et bien découplé, avec des joues roses, des dents blanches comme l’ivoire, une longue moustache d’un blond foncé, le rire bruyant, sonore et franc, et s’exprimait très vite, par phrases hachées. Marié jeune, il avait aimé sa femme à la folie, mais elle était morte, laissant en son cœur un noble et ineffaçable souvenir. Enfin, ayant hérité du village de Stépantchikovo, ce qui haussait sa fortune à six cents âmes, il quitta le service et s’en fut vivre à la campagne avec son fils de huit ans, Hucha, dont la naissance avait coûté la vie de sa mère, et sa fillette Sachenka, âgée de quinze ans, qui sortait d’un pensionnat de Moscou où on l’avait mise après ce malheur. Mais la maison de mon oncle ne tarda pas à devenir une vraie arche de Noé.Voici comment.

Au moment où il prenait sa retraite après son héritage, sa mère,la générale Krakhotkine, perdit son second mari, épousé quelqueseize ans plus tôt, alors que mon oncle, encore simple cornette,pensait déjà à se marier.

Longtemps elle refusait son consentement à ce mariage, versantd’abondantes larmes, accusant mon oncle d’égoïsme, d’ingratitude,d’irrespect. Elle arguait que la propriété du jeune homme suffisaità peine aux besoins de la famille, c’est-à-dire à ceux de sa mèreavec son cortège de domestiques, de chiens, de chats, etc. Et puis,au beau milieu de ces récriminations et de ces larmes, nes’était-elle pas mariée tout à coup avant son fils ? Elleavait alors quarante-deux ans. L’occasion lui avait paru excellentede charger encore mon pauvre oncle, en affirmant qu’elle ne semariait que pour assurer à sa vieillesse l’asile refusé parl’égoïste impiété de son fils et cette impardonnable insolence deprétendre se créer un foyer.

Je n’ai jamais pu savoir les motifs capables d’avoir déterminéun homme aussi raisonnable que le semblait être feu le généralKrakhotkine à épouser une veuve de quarante-deux ans. Il fautadmettre qu’il la croyait riche. D’aucuns estimaient que, sentantl’approche des innombrables maladies qui assaillirent son déclin,il s’assurait une infirmière. On sait seulement que le généralméprisait profondément sa femme et la poursuivait à toute occasiond’impitoyables moqueries.

C’était un homme hautain. D’instruction moyenne, maisintelligent, il ne s’embarrassait pas de principes, ne croyant riendevoir aux hommes ni aux choses que son dédain et ses raillerieset, dans sa vieillesse, les maladies, conséquences d’une vie peuexemplaire, l’avaient rendu méchant, emporté et cruel.

Sa carrière, assez brillante, s’était trouvée brusquementinterrompue par une démission forcée à la suite d’un « fâcheuxaccident ». Il avait tout juste évité le jugement et, privé de sapension, en fut définitivement aigri. Bien que sans ressources etne possédant qu’une centaine d’âmes misérables, il se croisait lesbras et se laissait entretenir pendant les douze longues annéesqu’il vécut encore. Il n’en exigeait pas moins un train de vieconfortable, ne regardait pas à la dépense et ne pouvait se passerde voiture. Il perdit bientôt l’usage de ses deux jambes et passases dix dernières années dans un confortable fauteuil où lepromenaient deux grands laquais qui n’entendirent jamais sortir desa bouche que les plus grossières injures.

Voitures, laquais et fauteuil étaient aux frais du fils impie.Il envoyait à sa mère ses ultimes deniers, grevant sa propriétéd’hypothèques, se privant de tout, contractant des dettes hors deproportion avec sa fortune d’alors, sans échapper pour cela auxreproches d’égoïsme et d’ingratitude, si bien que mon oncle avaitfini par se regarder lui-même comme un affreux égoïste et, pours’en punir, pour s’en corriger, il multipliait les sacrifices etles envois d’argent.

La générale était restée en adoration devant son mari. Ce quil’avait particulièrement charmée en lui, c’est qu’il était général,faisant d’elle une générale. Elle avait dans la maison sonappartement particulier où elle vivait avec ses domestiques, sescommères et ses chiens. Dans la ville, on la traitait en personned’importance et elle se consolait de son infériorité domestique partous les potins qu’on lui relatait, par les invitations auxbaptêmes, aux mariages et aux parties de cartes. Les mauvaiseslangues lui apportaient des nouvelles et la première place luiétait toujours réservée où qu’elle fût. En un mot, elle jouissaitde tous les avantages inhérents à sa situation de générale.

Quant au général, il ne se mêlait de rien, mais il se plaisait àrailler cruellement sa femme devant les étrangers, se posant desquestions dans le genre de celle-ci : « Comment ai-je bien pu memarier avec cette faiseuse de brioches ? » Et personne n’osaitlui tenir tête. Mais, peu à peu, toutes ses connaissances l’avaientabandonné. Or, la compagnie lui était indispensable, car il aimaità bavarder, à discuter, à tenir un auditeur. C’était un librepenseur, un athée à l’ancienne mode ; il n’hésitait pas àtraiter les questions les plus ardues.

Mais les auditeurs de la ville ne goûtaient point ce genre deconversation et se faisaient de plus en plus rares. On avait biententé d’organiser chez lui un whist préférence, mais les parties seterminaient ordinairement par de telles fureurs du général queMadame et ses amis brûlaient des cierges, disaient des prières,faisaient des réussites, distribuaient des pains dans les prisonspour écarter d’eux ce redoutable whist de l’après-midi qui ne leurvalait que des injures, et parfois même des coups au sujet de lamoindre erreur. Le général ne se gênait devant personne et, pour unrien qui le contrariait, il braillait comme une femme, jurait commeun charretier, jetait sur le plancher les cartes déchirées etmettait ses partenaires à la porte. Resté seul, il pleurait de rageet de dépit, tout cela parce qu’on avait joué un valet au lieu d’unneuf. Sur la fin, sa vue s’étant affaiblie, il lui fallut unlecteur et l’on vit apparaître Foma Fomitch Opiskine.

J’avoue annoncer ce personnage avec solennité, car il est sansconteste le héros de mon récit. Je n’expliquerai pas les raisonsqui lui méritent l’intérêt, trouvant plus décent de laisser aulecteur lui-même le soin de résoudre cette question.

Foma Fomitch, en s’offrant au général Krakhotkine, ne demandad’autre salaire que sa nourriture ! D’où sortait-il ?Personne ne le savait. Je me suis renseigné et j’ai pu recueillircertaines particularités sur le passé de cet homme remarquable. Ondisait qu’il avait servi quelque part et qu’il avait souffert «pour la vérité ». On racontait aussi qu’il avait jadis fait de lalittérature à Moscou. Rien d’étonnant à cela et son ignorancecrasse n’était pas pour entraver une carrière d’écrivain. Ce quiest certain, c’est que rien ne lui avait réussi et, qu’en fin decompte, il s’était vu contraint d’entrer au service du général enqualité de lecteur-victime. Aucune humiliation ne lui fut épargnéepour le pain qu’il mangeait.

Il est vrai qu’à la mort du général, quant Foma Fomitch passatout à coup au rang de personnage, il nous assurait que sacondescendance à l’emploi de bouffon n’avait été qu’un sacrifice àl’amitié. Le général était son bienfaiteur ; à lui seul, Foma,cet incompris avait confié les grands secrets de son âme et si lui,Foma, avait consenti, sur l’ordre de son maître, à présenter desimitations de toutes sortes d’animaux et autres tableaux vivants,c’était uniquement pour distraire et égayer ce martyr, cet amiperclus de douleurs. Mais ces assertions de Foma Fomitch sontsujettes à caution.

En même temps et du vivant même du général, Foma Fomitch jouaitun rôle tout différent dans les appartements de Madame. Comment enétait-il venu là ? C’est une question assez délicate àrésoudre pour un profane quand il s’agit de pareils mystères.Toujours est-il que la générale professait pour lui une sorted’affection pieuse et de cause inconnue. Graduellement, il avaitacquis une extraordinaire influence sur la partie féminine de lamaison du général, influence analogue à celle exercée sur quelquesdames par certains sages et prédicateurs de maisons d’aliénés.

Il donnait des lectures salutaires à l’âme, parlait avec uneéloquence larmoyante des diverses vertus chrétiennes, racontait savie et ses exploits. Il allait à la messe et même à matines,prophétisait dans une certaine mesure, mais il était surtout passémaître en l’art d’expliquer les rêves et dans celui de médire duprochain. Le général, qui devinait ce qui se passait chez sa femme,s’en autorisait pour tyranniser encore mieux son souffre-douleur,mais cela ne servait qu’à rehausser son prestige de héros aux yeuxde la générale et de toute sa domesticité.

Tout changea du jour où le général passa de vie à trépas, nonsans quelque originalité. Ce libre penseur, cet athée avait étépris d’une peur terrible, priant, se repentant, s’accrochant auxicônes, appelant les prêtres. Et l’on disait des messes et on luiadministrait les sacrements, tandis que le malheureux criait qu’ilne voulait pas mourir et implorait avec des larmes le pardon deFoma Fomitch. Et voici comment l’âme du général quitta sa dépouillemortelle.

La fille du premier lit de la générale, ma tante PrascoviaIlinichna, vieille fille et victime préférée du général – quin’avait pu s’en passer pendant ses dix ans de maladie, car elleseule savait le contenter par sa complaisance bonasse, – s’approchadu lit et, versant un torrent de larmes, voulut arranger unoreiller sous la tête du martyr. Mais le martyr la saisit, commel’occasion, par les cheveux et les lui tira trois fois en écumantde rage.

Dix minutes plus tard, il était mort. On en fit part au colonelmalgré que la générale eût déclaré qu’elle aimait mieux mourir quede le voir en un pareil moment, et l’enterrement somptueux futnaturellement payé par ce fils impie que l’on ne voulait pasvoir.

Un mausolée de marbre blanc fut élevé à Kniazevka, villagetotalement ruiné et divisé entre plusieurs propriétaires, où legénéral possédait ses cent âmes et le marbre en fut zébréd’inscriptions célébrant l’intelligence, les talents, la grandeurd’âme du général avec mention de son grade et de ses décorations.La majeure partie de ce travail épigraphique était due à FomaFomitch.

Pendant longtemps, la générale refusa le pardon à son filsrévolté. Entourée de ses familiers et de ses chiens, elle criait àtravers ses sanglots qu’elle mangerait du pain sec, qu’elle boiraitses larmes, qu’elle irait mendier sous les fenêtres plutôt que devivre à Stépantchikovo avec « l’insoumis » et que jamais, jamaiselle ne mettrait les pieds dans cette maison. Les dames prononcentd’ordinaire ces mots : les pieds avec une grande véhémence, maisl’accent qu’y savait mettre la générale était de l’art. Elledonnait à son éloquence un cours intarissable…cependant qu’onpréparait activement les malles pour le départ.

Le colonel avait fourbu ses chevaux à faire quotidiennement lesquarante verstes qui séparaient Stépantchikovo de la ville, mais cefut seulement quinze jours après l’inhumation qu’il obtint lapermission de paraître sous les regards courroucés de sa mère.

Foma Fomitch menait les négociations. Quinze jours durant, ilreprochait à l’insoumis sa conduite « inhumaine », le faisaitpleurer de repentir, le poussait presque au désespoir, et ce fut ledébut de l’influence despotique prise depuis par Foma sur monpauvre oncle. Il avait compris à quel homme il avait affaire et queson rôle de bouffon était fini, qu’il allait pouvoir devenir àl’occasion un gentilhomme et il prenait une sérieuse revanche.

– Pensez à ce que vous ressentirez, disait-il, si votre propremère, appuyant sur un bâton sa main tremblante et desséchée par lafaim, s’en allait demander l’aumône ! Quelle chosemonstrueuse, si l’on considère et sa situation de générale et sesvertus. Et quelle émotion n’éprouveriez-vous pas le jour où (parerreur, naturellement, mais cela peut arriver) où elle viendraittendre la main à votre porte pendant que vous, son fils, seriezbaigné dans l’opulence ! Ce serait terrible, terrible !Mais ce qui est encore plus terrible, colonel, permettez-moi devous le dire, c’est de vous voir rester ainsi devant moi plusinsensible qu’une solive, la bouche bée, les yeux clignotants…C’est véritablement indécent, alors que vous devriez vous arracherles cheveux et répandre un déluge de larmes…

Dans l’excès de son zèle, Foma avait même été un peu loin, maisc’était l’habituel aboutissement de son éloquence. Comme on lepense bien, la générale avait fini par honorer Stépantchikovo deson arrivée en compagnie de toute sa domesticité, de ses chiens, deFoma Fomitch et de la demoiselle Pérépélitzina, sa confidente. Elleallait essayer – disait-elle – de vivre avec son fils et éprouverla valeur de son respect. On imagine la situation du colonel aucours de cette épreuve. Au début, en raison de son deuil récent,elle croyait devoir donner carrière à sa douleur deux ou trois foispar semaine, au souvenir de ce cher général à jamais perdu et àchaque fois, sans motif apparent, le colonel recevait unesemonce.

De temps en temps, et surtout en présence des visiteurs, elleappelait son petit-fils Ilucha ou sa petite-fille Sachenka et, lesfaisant asseoir auprès d’elle, elle couvrait d’un regard long ettriste ces malheureux petits êtres à l’avenir tant compromis par untel père, poussait de profonds soupirs et pleurait bien une bonneheure. Malheur au colonel s’il ne savait comprendre ceslarmes ! Et le pauvre homme, qui ne le savait presque jamais,venait comme à plaisir se jeter dans la gueule du loup et devaitessuyer de rudes assauts. Mais son respect n’en était pasaltéré ; il en arrivait même au paroxysme. La générale et Fomasentirent tous deux que la terreur suspendue sur leurs têtespendant de si longues années était chassée à jamais.

De temps à autre, la générale tombait en syncope, et, dans leremue-ménage qui s’ensuivait, le colonel s’effarait, tremblantcomme la feuille.

– Fils cruel ! criait-elle en retrouvant ses sens, tu medéchires les entrailles !… mes entrailles ! mesentrailles !

– Mais, ma mère, qu’ai-je fait ? demandait timidement lecolonel.

– Tu me déchires les entrailles ! il tente de sejustifier ! Quelle audace ! Quelle insolence !Ah ! fils cruel !… Je me meurs !

Le colonel restait anéanti. Cependant, la générale finissaittoujours par se reprendre à la vie et une demi-heure plus tard, lecolonel, attrapant le premier venu par le bouton de sa jaquette,lui disait :

– Vois-tu, mon cher, c’est une grande dame, une générale !La meilleure vieille du monde, seulement, tu sais, elle estaccoutumée à fréquenter des gens distingués et moi, je suis unrustre. Si elle est fâchée, c’est que je suis fautif. Je ne sauraiste dire en quoi, mais je suis dans mon tort.

Dans des cas pareils, la demoiselle Pérépélitzina, créature plusque mûre, parsemée de postiches, aux petits yeux voraces, auxlèvres plus minces qu’un fil et qui haïssait tout le monde, croyaitse devoir de sermonner le colonel.

– Tout cela n’arriverait pas si vous étiez plus respectueux,moins égoïste, si vous n’offensiez pas votre mère. Elle n’est pasaccoutumée à de pareilles manières. Elle est générale, tandis quevous n’êtes qu’un simple colonel.

– C’est Mademoiselle Pérépélitzina, expliquait le colonel à sonauditeur, une bien brave demoiselle qui prend toujours la défensede ma mère… une personne exceptionnelle et la fille d’unlieutenant-colonel. Rien que cela !

Mais, bien entendu, cela n’était qu’un prélude. Cette mêmegénérale, si terrible avec le colonel, tremblait à son tour devantFoma Fomitch qui l’avait complètement ensorcelée. Elle en étaitfolle, n’entendait que par ses oreilles, ne voyait que par sesyeux. Un de mes petits cousins, hussard en retraite, jeune encoremais criblé de dettes, ayant passé quelque temps chez mon oncle, medéclara tout net sa profonde conviction que des rapports intimesexistaient entre la générale et Foma. Je n’hésitai pas à repousserune pareille hypothèse comme grotesque et par trop naïve. Non, il yavait autre chose que je ne pourrai faire saisir au lecteur qu’enlui expliquant le caractère de Foma Fomitch, tel que je le comprisplus tard moi-même.

Imaginez-vous un être parfaitement insignifiant, nul, niais, unavorton de la société, sans utilisation possible, mais rempli d’unimmense et maladif amour-propre que ne justifiait aucune qualité.Je tiens à prévenir mes lecteurs : Foma Fomitch est lapersonnification même de cette vanité illimitée qu’on rencontresurtout chez certains zéros, envenimés par les humiliations et lesoutrages, suant la jalousie par tous les pores au moindre succèsd’autrui. Il n’est pas besoin d’ajouter que tout cela s’assaisonnede la plus extravagante susceptibilité.

On va se demander d’où peut provenir une pareille infatuation.Comment peut-elle germer chez d’aussi pitoyables êtres de néant queleur condition même devrait renseigner sur la place qu’ilsméritent ? Que répondre à cela ? Qui sait ? Il estpeut-être parmi eux des exceptions au nombre desquelles figureraitmon héros. Et Foma est, en effet, une exception, comme le lecteurle verra par la suite. En tout cas, permettez-moi de vous ledemander ; êtes-vous bien sûr que tous ces résignés, quiconsidèrent comme un bonheur de vous servir de paillasses, que vospique-assiettes aient dit adieu à tout amour-propre ? Et cesjalousies, ces commérages, ces dénonciations, ces méchants proposqui se tiennent dans les coins de votre maison même, à côté devous, à votre table ? Qui sait si, chez certains chevalierserrants de la fourchette, sous l’influence des incessanteshumiliations qu’ils doivent subir, l’amour-propre, au lieu des’atrophier, ne s’hypertrophie pas, devenant ainsi la monstrueusecaricature d’une dignité peut-être entamée primitivement, au tempsde l’enfance, par la misère et le manque de soins.

Mais je viens de dire que Foma Fomitch était une exception à larègle générale. Homme de lettres, jadis, il avait souffert d’êtreméconnu et la littérature en a perdu d’autres que lui ; je dis: la littérature méconnue. J’incline à penser qu’il avait connu lesdéboires, même avant ses tentatives littéraires et qu’en diversmétiers, il avait reçu plus de chiquenaudes que d’appointements.Cela, je le suppose, mais, ce que je sais positivement, c’est qu’ilavait réellement confectionné un roman dans le genre de ceux quiservaient de pâture à l’esprit du Baron Brambeus (Pseudonyme deJenkovski, écrivain russe très connu). Sans doute beaucoup de tempsavait passé depuis, mais l’aspic de la vanité littéraire faitparfois des piqûres bien profondes et mêmes incurables, surtoutchez les individus bornés.

Désabusé dès son premier pas dans la carrière des lettres, FomaFomitch s’était à jamais joint au troupeau des affligés, desdéshérités, des errants. Je pense que c’est de ce moment que sedéveloppa chez lui cette vantardise, ce besoin de louanges,d’hommages, d’admiration et de distinction. Ce pitre avait trouvémoyen de rassembler autour de lui un cercle d’imbéciles extasiés.Son premier besoin était d’être le premier quelque part, n’importeoù, de vaticiner, de fanfaronner, et si personne ne le flattait, ils’en chargeait lui-même. Une fois qu’il fut devenu le maîtreincontesté de la maison de mon oncle, je me souviens de l’avoirentendu prononcer les paroles que voici :

« Je ne resterai plus longtemps parmi vous – et son tons’emplissait d’une gravité mystérieuse – Quand je vous aurait tousétablis et que je vous aurai fait saisir le sens de la vie, je vousdirai adieu et je m’en irai à Moscou pour y fonder une revue. Jeferai des cours où passeront mensuellement trente mille auditeurs.Alors, mon nom retentira partout et malheur à mes ennemis !»

Mais, tout en attendant la gloire, ce génie exigeait unerécompense immédiate. Il est toujours agréable d’être payé d’avanceet surtout dans un cas pareil. Je sais que Foma se présentaitsérieusement à mon oncle comme venu au monde pour accomplir unegrande mission où le conviait sans cesse un homme ailé qui levisitait la nuit. Il devait écrire un livre compact et salutaireaux âmes, un livre qui provoquerait un tremblement de toute laterre et ferait craquer la Russie. Quand viendrait l’heure ducataclysme, Foma, renonçant à sa gloire, se retirerait dans unmonastère et prierait jour et nuit pour le bonheur de la patrie, aufond des catacombes de Kiev.

Il vous est maintenant loisible d’imaginer ce que pouvaitdevenir ce Foma après toute une existence d’humiliations, depersécutions et peut-être même de taloches, ce Foma sensuel etvaniteux au fond, ce Foma écrivain méconnu, ce Foma qui gagnait sonpain à bouffonner, ce Foma à l’âme de tyran en dépit de sa nullité,ce Foma vantard et insolent à l’occasion ! ce qu’il pouvaitdevenir, ce Foma, quand il connut enfin les honneurs et la gloire,quand il se vit admiré et choyé d’une protectrice idiote et d’unprotecteur fasciné et débonnaire, chez qui il avait enfin trouvé às’implanter après tant de pérégrinations ! Mais il me faut icidévelopper le caractère de mon oncle ; le succès de Fomaserait incompréhensible sans cela, autant que la maîtrise qu’ilexerçait dans la maison et que sa métamorphose en grand homme.

Mon oncle n’était pas seulement bon, mais encore d’une extrêmedélicatesse sous son écorce un peu grossière, et d’un courage àtoute épreuve. J’ose employer ce terme de courage, car aucundevoir, aucune obligation ne l’eussent arrêté ; il neconnaissait pas d’obstacles. Son âme noble était pure comme celled’un enfant. Oui, à quarante ans, c’était un enfant expansif etgai, prenant les hommes pour des anges, s’accusant de défauts qu’iln’avait pas, exagérant les qualités des autres, en découvrant mêmeoù il n’y en avait jamais eu. Il était de ces grands cœurs qui nesauraient sans honte supposer le mal chez les autres, qui parent leprochain de toutes les vertus, qui se réjouissent de ses succès,qui vivent sans relâche dans un monde idéal, qui prennent sur euxtoutes leurs fautes. Leur vocation est de sacrifier aux intérêtsd’autrui. On l’eût pris pour un être veule et faible de caractèreet sans doute, il était trop faible ; cependant, ce n’étaitpas manque d’énergie, mais crainte d’humilier, crainte de fairesouffrir ses semblables qu’il aimait tous.

Au surplus, il ne montrait de faiblesse que dans la défense deses propres intérêts, n’hésitant jamais à les sacrifier pour desgens qui se moquaient de lui. Il lui semblait impossible qu’il eûtdes ennemis ; il en avait cependant, mais ne les voyait point.Ayant une peur bleue des cris et des disputes, il cédait toujourset se soumettait en tout, mais par bonhomie, par délicatesse et –disait-il, en vue d’éloigner tout reproche de faiblesse – « pourque tout le monde fût content ».

Il va sans dire qu’il était prêt à subir toute noble influence,ce qui permettait à telle canaille habile de s’emparer de luijusqu’à l’entraîner dans quelque mauvaise action présentée sous levoile d’une intention pure. Car mon oncle était follement confiantet ce fut pour lui la cause de beaucoup d’erreurs. Après dedouloureux combats, lorsqu’il finît par reconnaître la malhonnêtetéde son conseiller, il ne manquait pas de prendre toute la faute àson compte.

Figurez-vous maintenant sa maison livrée à une idiotecapricieuse, en adoration devant un autre imbécile jusque làterrorisé par son général et brûlant du désir de se dédommager dupassé, une idiote devant laquelle mon oncle croyait devoirs’incliner parce qu’elle était sa mère. On avait commencé parconvaincre le pauvre homme qu’il était grossier, brutal, ignorantet d’un égoïsme révoltant, et il importe de remarquer que lavieille folle parlait sincèrement.

Foma était sincère, lui aussi. Puis, on avait ancré dansl’esprit de mon oncle cette conviction que Foma lui avait étéenvoyé par le ciel pour le salut de son âme et pour la répressionde ses abominables vices ; car n’était-il pas un orgueilleux,toujours à se vanter de sa fortune et capable de reprocher à Fomale morceau de pain qu’il lui donnait ? Mon pauvre oncle avaitfini par contempler douloureusement l’abîme de sa déchéance, ilvoulait s’arracher les cheveux, demander pardon…

– C’est ma faute ! disait-il à ses interlocuteurs, c’est mafaute ! On doit se montrer délicat envers celui auquel on rendservice… Que dis-je ? Quel service ? je dis dessottises ; ce n’est pas moi qui lui rends service ; c’estlui, au contraire qui m’oblige en consentant à me tenir compagnie.Et voilà que je lui ai reproché ce morceau de pain !…C’est-à-dire, je ne lui ai rien reproché, mais j’ai certainement dûlaisser échapper quelques paroles imprudentes comme cela m’arrivesouvent… C’est un homme qui a souffert, qui a accompli desexploits, qui a soigné pendant dix ans son ami malade, malgré lespires humiliations ; cela vaut une récompense !… Et puisl’instruction !… Un écrivain ! un homme très instruit etd’une très grande noblesse…

La seule image de ce Foma instruit et malheureux en butte auxcaprices d’un malade hargneux, lui gonflait le cœur d’indignationet de pitié. Toutes les étrangetés de Foma, toutes ses méchancetés,mon oncle les attribuait aux souffrances passées, aux humiliationssubies, qui n’avaient pu que l’aigrir. Et, dans son âme noble ettendre, il avait décidé qu’on ne pouvait être aussi exigeant àl’égard d’un martyr qu’à celui d’un homme ordinaire, qu’il fallaitnon seulement lui pardonner, mais encore panser ses plaies avecdouceur, le réconforter, le réconcilier avec l’humanité. S’étantassigné ce but, il s’enthousiasma jusqu’à l’impossible, jusqu’às’aveugler complètement sur la vulgarité de son nouvel ami, sur sagourmandise, sur sa paresse, sur son égoïsme, sur sa nullité. Mononcle avait une foi absolue dans l’instruction, dans le génie deFoma. Ah ! mais j’oublie de dire que le colonel tombait enextase aux mots « littérature » et « science », quoiqu’il n’eûtlui-même jamais rien appris.

C’était une de ses innocentes particularités.

– Il écrit un article ! disait-il en traversant sur lapointe des pieds les pièces avoisinant le cabinet de travail deFoma Fomitch, et il ajoutait avec un air mystérieux et fier : – Jene sais au juste ce qu’il écrit, peut-être une chronique… maisalors quelque chose d’élevé… Nous ne pouvons pas comprendre cela,nous autres… Il m’a dit traiter la question des forces créatrices.Ça doit être de la politique. Oh ! son nom sera célèbre etentraînera le nôtre dans sa gloire… Lui-même me le disait encoretout à l’heure, mon cher…

Je sais positivement que, sur l’ordre de Foma, mon oncle dutraser ses superbes favoris blond foncé, son tyran ayant trouvéqu’ils lui donnaient l’air français et par conséquent fort peupatriote. Et puis, peu à peu, Foma se mit à donner de sagesconseils pour la gérance de la propriété ; ce futeffrayant !

Les paysans eurent bientôt compris de quoi il retournait et quiétait le véritable maître, et ils se grattaient la nuque. Ilm’arriva de surprendre un entretien de Foma avec eux. Foma avaitdéclaré qu’il « aimait causer avec l’intelligent paysan russe » et,quoiqu’il ne sût pas distinguer l’avoine du froment, il n’hésitapas à disserter d’agriculture. Puis il aborda les devoirs sacrés dupaysan envers son seigneur. Après avoir effleuré la théorie del’électricité et la question de la répartition du travail,auxquelles il ne comprenait rien, après avoir expliqué à sonauditoire comment la terre tourne autour du soleil, il en vint,dans l’essor de son éloquence, à parler des ministres. (Pouchkine araconté l’histoire d’un père persuadant à son fils âgé de quatreans que « son petit père était si courageux que le tsar lui-mêmel’aimait »… Ce petit père avait besoin d’un auditeur de quatreans ; c’était un Foma Fomitch.)… Les paysans l’écoutaient avecvénération.

– Dis donc, mon petit père, combien avais-tud’appointements ? lui demanda soudain Arkhip Korotkï, unvieillard aux cheveux tout blancs, dans une intention évidemmentflatteuse. Mais la question sembla par trop familière à Foma, quine pouvait supporter la familiarité.

– Qu’est-ce que cela peut te faire, imbécile ? répondit-ilen regardant le malheureux paysan avec mépris. Qu’est-ce qui teprend d’attirer mon attention sur ta gueule ? Est-ce pour mefaire cracher dessus ?

C’était le ton qu’adoptait généralement Foma dans sesconversations avec « l’intelligent paysan russe ».

– Notre père, fit un autre, nous sommes de pauvres gens. Tu espeut-être un major, un colonel ou même une Excellence… Nous nesavons même pas comment t’adresser la parole.

– Imbécile ! reprit Foma, s’adoucissant, il y aappointements et appointements, tête de bois ! Il en est quiont le grade de général et qui ne reçoivent rien, parce qu’ils nerendent aucun service au tsar. Moi, quand je travaillais pour unministre, j’avais vingt mille roubles par an, mais je ne lestouchais pas ; je travaillais pour l’honneur, me contentant dema fortune personnelle. J’ai abandonné mes appointements au profitde l’instruction publique et des incendiés de Kazan.

– Alors, c’est toi qui as rebâti Kazan ? reprenait lepaysan étonné, car, en général, Foma Fomitch étonnait lespaysans.

– Mon Dieu, j’en ai fait ma part, répondait-il négligemment,comme s’il s’en fût voulu d’avoir honoré un tel homme d’une telleconfidence.

Ses entretiens avec mon oncle étaient d’une autre sorte.

– Qu’étiez-vous avant mon arrivée ici ? disait-il,mollement étendu dans le confortable fauteuil où il digérait undéjeuner copieux, pendant qu’un domestique placé derrière luis’évertuait à chasser les mouches avec un rameau de tilleul. À quoiressembliez-vous ? Et voici que j’ai jeté en votre âme cetteétincelle du feu céleste qui y brille à présent ! Ai-je jetéen vous une étincelle de feu sacré, oui ou non ? Répondez :l’ai-je jetée, oui ou non ?

Au vrai, Foma Fomitch ne savait pas pourquoi il avait fait cettequestion. Mais le silence et la gêne de mon oncle l’irritaient.Jadis si patient et si craintif, il s’enflammait maintenant à lamoindre contradiction. Le silence de ce brave homme l’outrageait :il lui fallait une réponse.

– Répondez : l’étincelle brûle-t-elle en vous ou non ?

Mon oncle ne savait plus que devenir.

– Permettez-moi de vous faire observer que je vousattends ! insistait le pique-assiette d’un air offensé.

– Mais répondez donc, Yegorouchka ! intervenait la généraleen haussant les épaules.

– Je vous demande : l’étincelle brûle-t-elle en vous, oui ounon ? réitérait Foma très indulgent, tout en picorant unbonbon dans la boîte toujours placée devant lui sur l’ordre de lagénérale.

– Je te jure, Foma, que je n’en sais rien, répondait enfin lemalheureux, avec un visage désolé. Il y a sans doute quelque chosede ce genre… Ne me demande rien… Je crains de dire une bêtise…

– Fort bien. Alors, selon vous, je serais un être si nul que jene mériterais même pas une réponse ; c’est bien cela que vousavez voulu dire ? Soit, je suis donc nul.

– Mais non, Foma ! Que Dieu soit avec toi ! Je n’aijamais voulu dire cela.

– Mais si. C’est précisément ce que vous avez voulu dire.

– Je jure que non !

– Très bien. Mettons que je suis un menteur ! D’après vous,ce serait moi qui chercherais une mauvaise querelle ?… Uneinsulte de plus ou de moins… ! Je supporterai tout.

– Mais, mon fils !… clame la générale avec effroi.

– Foma Fomitch ! Ma mère ! s’écrie mon oncle navré. Jevous jure qu’il n’y a pas de ma faute. J’ai parlé inconsidérément…Ne fais pas attention à ce que je dis, Foma ; je suisbête ; je sens que je suis bête, qu’il me manque quelquechose… Je sais, je sais, Foma ! Ne me dis rien ! –continue-t-il en agitant la main. – Pendant quarante ans, jusqu’àce que je te connusse, je me figurais être un homme ordinaire etque tout allait pour le mieux. Je ne m’étais pas rendu compte queje ne suis qu’un pécheur, un égoïste et que j’ai fait tant de malque je ne comprends pas comment la terre peut encore me porter.

– Oui, vous êtes bien égoïste ! remarque Foma avecconviction.

– Je le comprends maintenant moi-même. Mais je vais me corrigeret devenir meilleur.

– Dieu vous entende ! conclut Foma en poussant un pieuxsoupir et en se levant pour aller faire sa sieste accoutumée.

Pour finir ce chapitre, qu’on me permette de dire quelques motsde mes relations personnelles avec mon oncle et d’expliquer commentje fus mis en présence de Foma et inopinément jeté dans letourbillon des plus graves événements qui se soient jamais passésdans le bienheureux village de Stépantchikovo. J’aurai ainsiterminé mon introduction et pourrai commencer mon récit.

Encore enfant, je restai seul au monde. Mon oncle me tint lieude père et fit pour moi ce que bien des pères ne font pas pour leurprogéniture. Du premier jour que je passai dans sa maison, jem’attachai à lui de tout mon cœur. J’avais alors dix ans et je mesouviens que nous nous comprîmes bien vite et que nous devînmes devrais amis. Nous jouions ensemble à la toupie ; une fois, nousvolâmes de complicité le bonnet d’une vieille dame, notre parente,et nous attachâmes ce trophée à la queue d’un cerf-volant que jelançai dans les nuages.

Beaucoup plus tard, en une bien courte rencontre avec mon oncleà Pétersbourg, je pus achever l’étude de son caractère. Cette foisencore, je m’étais attaché à lui de toute l’ardeur de ma jeunesse.Il avait quelque chose de franc, de noble, de doux, de gai et denaïf à la fois qui lui attirait les sympathies et m’avaitprofondément impressionné.

Après ma sortie de l’Université, je restai quelques temps oisifà Pétersbourg et, comme il arrive souvent aux blancs-becs, bienpersuadé que j’allais sous peu accomplir quelque chose degrandiose. Je ne tenais guère à quitter la capitale etn’entretenais avec mon oncle qu’une correspondance assez rare,seulement lorsque j’avais à lui demander de l’argent qu’il ne merefusait jamais. Venu pour affaires à Pétersbourg, l’un de sesserfs m’avait appris qu’il se passait à Stépantchikovo des chosesextraordinaires. Troublé par ces nouvelles, j’écrivis plussouvent.

Mon oncle me répondit par des lettres étranges, obscures, où ilne m’entretenait que de mes études et s’enorgueillissait par avancede mes futurs succès et puis, tout à coup, après un assez longsilence, je reçus une étonnant épître, très différente desprécédentes, bourrée de bizarres sous-entendus, de contradictionsincompréhensibles au premier abord. Il était évident qu’elle avaitété écrite sous l’empire d’une extrême agitation.

Une seule chose y était claire, c’est que mon oncle me suppliaitpresque d’épouser au plus vite son ancienne pupille, fille d’unpauvre fonctionnaire provincial nommé Éjévikine, laquelle avait étéfort bien élevée au compte de mon oncle dans un grand établissementscolaire de Moscou et servait à ce moment d’institutrice à sesenfants. Elle était malheureuse ; je pouvais faire son bonheuren accomplissant une action généreuse ; il s’adressait à lanoblesse de mon cœur et me promettait de doter la jeune fille, maisil s’exprimait sur ce dernier point d’une façon extrêmementmystérieuse, et m’adjurait de garder sur tout cela le plus absolusilence. Cette lettre me bouleversa.

Quel est le jeune homme qui ne se fût pas senti remué par uneproposition aussi romanesque ? De plus, j’avais entendu direque la jeune fille était fort jolie.

Je ne savais pas à quel parti m’arrêter, mais je répondisaussitôt à mon oncle que j’allais partir sur-le-champ pourStépantchikovo, car il m’avait envoyé sous le même pli les fondsnécessaires à mon voyage, ce qui ne m’empêcha pas de rester encorequinze jours à Pétersbourg dans l’indécision. C’est à ce moment queje fis la rencontre d’un ancien camarade de régiment de mon oncle.En revenant du Caucase, cet officier s’était arrêté àStépantchikovo. C’était un homme d’un certain âge déjà, fort senséet célibataire endurci.

Il me raconta avec indignation des choses dont je n’avais aucuneconnaissance. Foma Fomitch et la générale avaient conçu le projetde marier le colonel avec une demoiselle étrange, âgée, à moitiéfolle, qui possédait environ un demi million de roubles et dont labiographie était quelque chose d’incroyable. La générale avait déjàréussi à lui persuader qu’elles étaient parentes et à la faireloger dans la maison. Bien qu’au désespoir, mon oncle finiraitcertainement par épouser le demi million. Cependant, les deuxfortes têtes, la générale et Foma avaient organisé une persécutioncontre cette malheureuse institutrice sans défense et employaienttous leurs efforts à la faire partir, de peur que le colonel n’endevint amoureux et peut-être même parce qu’il l’était déjà. Cesdernières paroles me frappèrent, mais, à toutes mes questions surle point de savoir si mon oncle était réellement amoureux, moninterlocuteur ne put ou ne voulut pas me donner de réponse préciseet, d’une façon générale, il me raconta tout cela comme àcontrecœur, avec un évident parti pris d’éviter les détailsprécis.

Cette rencontre me donna beaucoup à penser, car ce quej’apprenais était en contradiction formelle avec la proposition quim’était faite. Le temps pressant, je résolus de partir pourStépantchikovo, dans l’intention de réconforter mon oncle et mêmede le sauver, si possible, c’est-à-dire de faire chasser Foma,d’empêcher cet odieux mariage avec la vieille demoiselle et derendre le bonheur à cette malheureuse jeune fille en l’épousant.Car le prétendu amour de mon oncle pour elle m’apparaissait commeune misérable invention de Foma.

Comme font les très jeunes gens, je sautai d’une extrémité àl’autre et, chassant toute hésitation, je brûlai de l’ardeurd’opérer des miracles et d’accomplir mille exploits. Il me semblaitfaire preuve d’une générosité extraordinaire en me sacrifiantnoblement au bonheur d’un être aussi charmant qu’innocent et je mesouviens que, pendant tout le trajet, je me sentis fort satisfaitde moi. C’était en juillet ; le soleil luisait ; devantmoi s’étendait l’immensité des champs de blé déjà presque mûr…J’étais resté si longtemps enfermé à Pétersbourg, que je croyaisvoir le monde pour la première fois.

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