Catherine Blum

Catherine Blum

d’ Alexandre Dumas

Chapitre 1 AVANT LE RÉCIT

Tu me disais hier, mon enfant :

– Cher père, tu ne fais pas assez delivres comme Conscience.

Ce à quoi je t’ai répondu :

– Ordonne : tu sais bien que je fais tout ce que tu veux. Explique-moi le livre que tu désires, et tu l’auras.

Alors, tu as ajouté :

– Eh bien ! je voudrais une de ces histoires de ta jeunesse, un de ces petits drames inconnus du monde, qui se passent à l’ombre des grands arbres de cette belle forêt dont les profondeurs mystérieuses t’ont fait rêveur, dont le mélancolique murmure t’a fait poète ; un de ces événements que tu nous racontes parfois en famille, pour te reposer des longues épopées romanesques que tu composes ; événements qui, selon toi, ne valent pas la peine d’être écrits. Moi, j’aime ton pays,que je ne connais pas, que j’ai vu de loin à travers tes souvenirs,comme on voit un paysage à travers un rêve !

– Oh ! et moi aussi, je l’aime, mon bon pays, mon cher village ! car ce n’est guère autre chose qu’un village, quoiqu’il s’appelle bourg et s’intitule ville ; je l’aime à en fatiguer, non pas vous autres,mes amis, mais les indifférents. Je suis, à l’endroit de Villers-Cotterêts, comme mon vieux Rusconi est à l’endroit de Colmar. Pour lui, Colmar est le centre de la terre, l’axe du globe ; l’univers tourne autour de Colmar ! c’est à Colmar qu’il a connu tout le monde : Carrel ! « Oùavez-vous donc connu Carrel, Rusconi ? – J’ai conspiré aveclui à Colmar, en 1821. » Talma ! « Où avez-vous doncconnu Talma, Rusconi ? – Je l’ai vu jouer à Colmar, en1818. » Napoléon ! « Où avez-vous donc connuNapoléon, Rusconi ? – Je l’ai vu passer à Colmar, en1808. » Eh bien ! tout date pour moi deVillers-Cotterêts, comme tout date de Colmar pour Rusconi.

Seulement, Rusconi a sur moi cet avantage ouce désavantage de n’être pas né à Colmar : il est né àMantoue, la ville ducale, la patrie de Virgile et de Sordello,tandis que moi je suis né à Villers-Cotterêts.

Aussi, tu le vois, mon enfant, ne faut-il pasme presser beaucoup pour me faire parler de ma bien-aimée petiteville, dont les maisons blanches, groupées dans le fond du fer àcheval que forme son immense forêt, ont l’air d’un nid d’oiseauxque l’église, avec son clocher au long col, domine et surveillecomme une mère. Tu n’as qu’à ôter de mes lèvres le sceau qui y clôtmes pensées et y enferme mes paroles, pour que pensées et paroless’en échappent vives et pétillantes comme la mousse du cruchon debière, qui nous fait jeter un cri et nous écarte les uns des autresà notre table d’exil, ou comme celle du vin de Champagne, qui nousarrache un sourire et nous rapproche en nous rappelant le soleil denotre pays.

En effet, n’est-ce pas là que j’aivéritablement vécu, puisque c’est là que j’ai attendu la vie ?On vit par l’espérance bien plus que par la réalité. Qui fait leshorizons d’or et d’azur ? Hélas ! mon pauvre enfant, tusauras cela un jour : c’est l’espérance !

Là, je suis né ; là, j’ai jeté monpremier cri de douleur ; là, sous l’œil de ma mère, s’estépanoui mon premier sourire ; là, j’ai couru, tête blonde auxjoues roses, après ces illusions juvéniles qui nous échappent ouqui, si on les atteint, ne nous laissent aux doigts qu’un peu depoussière veloutée, et qu’on appelle des papillons. Hélas !c’est encore vrai et étrange ce que je vais te dire : on nevoit de beaux papillons que lorsqu’on est jeune ; plus tardviennent les guêpes, qui piquent ; puis les chauves-souris,qui présagent la mort.

Les trois périodes de la vie peuvent serésumer ainsi : jeunesse, âge mûr, vieillesse ;papillons, guêpes, chauves-souris !

C’est là que mon père est mort. J’avais l’âgeoù l’on ne sait pas ce que c’est que la mort, et où l’on sait àpeine ce que c’est qu’un père.

C’est là que j’ai ramené ma mère morte ;c’est dans ce charmant cimetière, qui a bien plus l’air d’un enclosde fleurs à faire jouer des enfants que d’un champ funèbre oùcoucher des cadavres, qu’elle dort côte à côte avec le soldat ducamp de Maulde et le général des Pyramides. Une pierre que la maind’une amie a étendue sur leur tombe les abrite tous deux.

À leur droite et à leur gauche gisent lesgrands-parents, le père et la mère de ma mère, des tantes dont jeme rappelle le nom, mais dont je ne vois le visage qu’à travers levoile grisâtre des longues années.

C’est là enfin que j’irai dormir à mon tour,le plus tard possible, mon Dieu ! car ce sera bien malgré moique je te quitterai, mon cher enfant !

Ce jour-là, je retrouverai, à côté de cellequi m’a allaité, celle qui me berça : la maman Zine, dont jeparle dans mes Mémoires, et près du lit de laquelle lefantôme de mon père est venu me dire adieu !

Comment n’aimerais-je point à parler de cetimmense berceau de verdure où chaque chose est pour moi unsouvenir ? Je connaissais tout, là-bas, non seulement les gensde la ville, non seulement les pierres des maisons, mais encore lesarbres de la forêt ! Au fur et à mesure que ces souvenirs dema jeunesse ont disparu, je les ai pleurés. Têtes blanches de laville, cher abbé Grégoire, bon capitaine Fontaine, digne pèreNiguel, cher cousin Deviolaine, j’ai essayé parfois de vous fairerevivre ; mais vous m’avez presque effrayé, pauvres fantômes,tant je vous ai trouvés pâles et muets malgré ma tendre et amicaleévocation ! Je vous ai pleurés, pierres sombres du cloître deSaint-Rémy, grilles colossales, escaliers gigantesques, cellulesétroites, cuisines cyclopéennes, que j’ai vus tomber assise parassise, jusqu’à ce que le pic et la pioche découvrissent au milieudes débris vos fondations, larges comme des bases de remparts, etvos caves, béantes comme des abîmes ! Je vous ai pleurés, voussurtout, beaux arbres du parc, géants de la forêt, familles dechênes au tronc rugueux, de hêtres à l’écorce polie et argentée, depeupliers trembleurs, et de marronniers aux fleurs pyramidales,autour desquelles bourdonnaient, dans les mois de mai et de juin,des essaims d’abeilles au corps gonflé de miel, aux pattes chargéesde cire ! Vous êtes tombés tout à coup en quelques mois, vousqui aviez encore tant d’années à vivre, tant de générations àabriter sous votre ombre, tant d’amours à voir passermystérieusement et sans bruit sur le tapis de mousse que lessiècles avaient étendu à vos pieds ! Vous aviez connu FrançoisIer et madame d’Étampes, Henri II et Diane de Poitiers,Henri IV et Gabrielle ; vous parliez de ces illustres mortssur vos écorces creusées ; vous aviez espéré que cescroissants triplement enlacés, que ces chiffres amoureusementtordus les uns aux autres, que ces couronnes de lauriers et deroses vous sauvegarderaient d’un trépas vulgaire et de ce cimetièremercantile qu’on appelle un chantier. Hélas ! vous voustrompiez, beaux arbres ! Un jour, vous avez entendu le bruitretentissant de la cognée et le sourd grincement de la scie…C’était la destruction qui venait à vous ! c’était la mort quivous criait : « À votre tour,orgueilleux ! »

Et je vous ai vus couchés à terre, mutilés desracines au faîte, avec vos branches éparses autour de vous ;et il m’a semblé que, plus jeune de cinq mille ans, je parcouraiscet immense champ de bataille qui se déroule entre Pélion et Ossa,et que je voyais étendus à mes pieds ces titans aux trois têtes etaux cent bras qui avaient essayé d’escalader l’Olympe, et queJupiter avait foudroyés !

Si jamais tu te promènes avec moi et appuyé àmon bras, cher enfant de mon cœur, au milieu de tous ces grandsbois ; si tu traverses ces villages épars, si tu t’assieds surces pierres couvertes de mousse, si tu inclines la tête vers cestombes, il te semblera d’abord que tout est silencieux etmuet ; mais je t’apprendrai le langage de tous ces vieux amisde ma jeunesse, et alors tu comprendras quel doux murmure ils fontà mon oreille, vivants ou morts.

Nous commencerons par l’orient, et c’est toutsimple : pour toi, le soleil se lève à peine ; sespremiers rayons font encore cligner tes grands yeux bleus où leciel se mire. Là, nous visiterons, en appuyant un peu au midi, cecharmant petit château de Villers-Hélon, où j’ai joué, tout enfant,cherchant au milieu des massifs, à travers les vertes charmilles,ces fleurs vivantes que nos jeux éparpillaient et qui s’appelaientLouise, Augustine, Caroline, Henriette, Hermine. Hélas !aujourd’hui, deux ou trois de ces belles tiges si souples sontbrisées sous le vent de la mort ; les autres sont mères,quelques-unes grand-mères. Il y a quarante ans de l’époque dont jete parle, mon cher enfant, à toi qui, dans vingt ans seulement,sauras ce que c’est que quarante ans.

Puis, continuant le périple, nous traverseronsLorcy. Vois-tu cette pente rapide parsemée de pommiers, et quitrempe sa base dans cet étang à l’eau et aux herbes vertes ?Un jour, trois jeunes gens, emportés dans un char à bancs par uncheval imbécile ou furieux, ils n’ont jamais bien su si c’étaitl’un ou l’autre, roulaient comme une avalanche, se précipitant toutdroit dans cette espèce de Cocyte ! Par bonheur, une des rouesaccrocha un pommier ; ce pommier fut presque déraciné !Deux des jeunes gens furent lancés par-dessus le cheval !l’autre, comme Absalon, resta suspendu à une branche, non point parla chevelure, quoique sa chevelure eût fort prêté à cettependaison, mais par la main ! Les deux jeunes gens qui avaientété lancés par-dessus le cheval étaient, l’un mon cousin HippolyteLeroy, dont tu m’as quelquefois entendu parler, l’autre mon amiAdolphe de Leuven, dont tu m’entends parler toujours ; letroisième, c’était moi.

Que serait-il arrivé de ma vie, et, parconséquent de la tienne, mon pauvre enfant, si ce pommier ne se fûttrouvé là, à point nommé, sur ma route ?

À une demi-lieue à peu près, toujours en nousavançant de l’est au midi, nous devons trouver une grande ferme.Tiens, la voilà avec son corps de logis couvert de tuiles, et sesdépendances coiffées de chaume : c’est Vouty.

Là, mon enfant, demeure encore, je l’espère,quoiqu’il doive avoir aujourd’hui plus de quatre-vingts ans, unhomme qui a été à ma vie morale, si je puis m’exprimer ainsi, ceque ce bon pommier que je te montrais tout à l’heure, et qui arrêtanotre char à bancs, a été à ma vie matérielle. Cherche dans mesMémoires, et tu trouveras son nom : c’est ce vieilami de mon père qui est entré un jour chez nous revenant de lachasse, une moitié de la main gauche emportée par son fusil quiavait crevé. Quand la rage me prit de quitter Villers-Cotterêts etde venir à Paris, au lieu de me mettre, comme les autres, deslisières aux épaules et des entraves aux jambes, il me dit :« Va ! c’est la destinée qui te pousse ! » etil me donna, pour le général Foy, cette fameuse lettre qui m’ouvritl’hôtel du général et les bureaux du duc d’Orléans.

Nous l’embrasserons bien fort, ce bon chervieillard à qui nous devons tant, et nous continuerons notrechemin, qui nous conduira sur une grande route, au faîte d’unemontagne.

Regarde, du haut de cette montagne, cettevallée, cette rivière et cette ville.

Cette vallée et cette rivière sont la valléeet la rivière d’Ouroy.

Cette ville, c’est La Ferté-Milon, la patriede Racine.

Il est inutile que nous descendions cettepente et que nous entrions dans la ville : personne ne sauraitnous y montrer la maison qu’habita le rival de Corneille, l’ingratami de Molière, le poète disgracié de Louis XIV.

Ses œuvres sont dans toutes lesbibliothèques ; sa statue, œuvre de notre grand sculpteurDavid, est sur la place publique ; mais sa maison n’est nullepart, ou plutôt la ville tout entière, qui lui doit sa gloire, estsa maison.

Enfin, on sait que Racine naquit à LaFerté-Milon, tandis qu’on ignore où naquit Homère.

Voilà maintenant que nous marchons du midi aucouchant. Ce joli village qui semble être sorti il n’y a qu’uninstant de la forêt pour venir se chauffer au soleil, c’estBoursonne. Te rappelles-tu la Comtesse de Charny, un deslivres de moi que tu préfères, cher enfant ? Eh bien !alors, ce nom de Boursonne t’est familier. Ce petit château, habitépar mon vieil ami Hutin, c’est celui d’Isidore Charny ; de cechâteau, le jeune gentilhomme sortait furtivement le soir, courbésur le cou de son cheval anglais, et, en quelques minutes, il étaitde l’autre côté de la forêt, sous l’ombre projetée par cespeupliers : de là, il pouvait voir s’ouvrir et se fermer lafenêtre de Catherine. Une nuit, il rentra tout sanglant : unedes balles du père Billot lui avait traversé le bras ; uneautre lui avait labouré le flanc. Enfin, un jour, il sortit pour neplus rentrer ; il allait accompagner le roi à Montmédy, etresta couché sur la place publique de Varennes, en face de lamaison de l’épicier Sausse.

Nous avons traversé la forêt du midi aucouchant, en passant par Le Plessis-aux-Bois, LaChapelle-aux-Auvergnats, et Coyolles ; encore quelques pas, etnous sommes en haut de la montagne de Vauciennes.

C’est à cent pas derrière nous qu’un jour, ouplutôt une nuit, en revenant de Crépy, je trouvai le cadavre d’unjeune homme de seize ans. J’ai raconté, dans mes Mémoires,ce sombre et mystérieux drame. Le moulin à vent qui s’élève àgauche de la route, et qui fait lentement et mélancoliquementtourner ses grandes ailes, sait seul, avec Dieu, comment les chosesse sont passées. Tous deux sont restés muets ; la justice deshommes a frappé au hasard : par bonheur, l’assassin en mouranta avoué qu’elle frappait juste.

La crête de montagne que nous allons suivre,et qui domine cette grande plaine à notre droite, cette bellevallée à notre gauche, c’est le théâtre de mes exploitscynégétiques. Là, j’ai débuté dans la carrière des Nemrod et desLevaillant, les deux plus grands chasseurs, à ce que je me suislaissé dire, des temps antiques et des temps modernes. À droite,c’était le domaine des lièvres, des perdrix et des cailles ; àgauche, celui des canards sauvages, des sarcelles et desbécassines. Vois-tu cet endroit plus vert que les autres, quisemble un charmant gazon peint par Watteau ? C’est unetourbière où j’ai failli laisser mes os ; je m’y enfonçaistout doucement : par bonheur, j’eus l’idée de passer mon fusilentre mes deux jambes ; la crosse d’un côté, le bout du canonde l’autre, rencontrèrent un terrain un peu plus solide que celuioù je commençais à m’engloutir ; je m’arrêtai dans cettedescente verticale, qui ne pouvait manquer de me conduire toutdroit aux enfers. Je criai : le meunier de ce moulin que tuaperçois d’ici, couché près de la vanne de ce grand étang, accourutà mes cris ; il me jeta la corde de son chien ;j’attrapai la corde ; il me tira à lui, et je fus sauvé. Quantà mon fusil, auquel je tenais beaucoup, qui tuait de très loin, etque je n’étais point assez riche pour remplacer, je n’eus qu’àserrer les jambes, et il fut sauvé avec moi.

Poursuivons notre chemin. Nous allonsmaintenant de l’occident au nord. Là-bas, cette ruine, dont unfragment se dresse pareil au donjon de Vincennes, c’est la tour deVez, seul reste d’un manoir féodal abattu depuis longtemps. Cettetour, c’est le spectre en granit des temps passés ; elleappartient à mon ami Paillet. Tu te rappelles cet indulgent maîtreclerc qui venait avec moi, en chassant de Crépy à Paris, et dont lecheval, quand nous apercevions un garde champêtre ou particulier,avait la bonté d’emporter le chasseur, son fusil, ses lièvres, sesperdreaux, ses cailles, tandis que l’autre chasseur, touristeinoffensif, se promenait les mains dans ses poches, admirant lepaysage et étudiant la botanique.

Ce petit château, c’est le château des Fossés.Là s’éveillèrent mes premières sensations ; de là datent mespremiers souvenirs. C’est aux Fossés que je vis mon père sortant del’eau, d’où, avec l’aide d’Hippolyte, ce nègre intelligent qui, depeur de la gelée, jetait les fleurs et rentrait les pots, il venaitde tirer trois jeunes gens qui se noyaient. L’un des trois, celuiqu’avait sauvé mon père, s’appelait Dupuy ; c’est le seul nomque je me rappelle. Hippolyte, excellent nageur, avait sauvé lesdeux autres.

Là cohabitaient Moquet, le garde champêtrecauchemardé qui mettait un piège sur sa poitrine pourprendre la mère Durand, et Pierre le jardinier, qui coupait endeux, avec sa bêche, des couleuvres du ventre desquelles sortaientdes grenouilles toutes vivantes ; là, enfin, vieillissaitmajestueusement le vieux Truff, quadrupède non classé par monsieurde Buffon, moitié chien, moitié ours, sur le dos duquel on meplaçait à califourchon, et qui me permit de prendre mes premièresleçons de haute école.

Maintenant, dans la direction du nord-ouest,voici Haramont, charmant village perdu sous ses pommiers, au milieud’une clairière de la forêt, et illustré par la naissance del’honnête Ange Pitou, le neveu de la tante Angélique, l’élève del’abbé Fortier, le condisciple du jeune Gilbert, et le compagnond’armes du patriote Billot. Cette illustration, contestée par desgens qui prétendent, avec quelque raison peut-être, que Pitou n’ajamais existé que dans mon imagination, étant la seule que puisserevendiquer Haramont, continuons notre route jusqu’à cette doublemare du chemin de Compiègne et du chemin de Vivières, près delaquelle je reçus l’hospitalité de Boudoux, le jour où je m’enfuisde la maison maternelle pour ne pas aller au séminaire de Soissons,où j’eusse probablement été tué deux ou trois ans après parl’explosion de la poudrière, comme le furent quelques-uns de mesjeunes camarades.

Viens au milieu de cette large percée qui vadans la direction du midi au nord ; nous avons à unedemi-lieue derrière nous le château massif bâti par FrançoisIer, et sur lequel le vainqueur de Marignan et levainqueur de Pavie a posé le cachet de ses salamandres, et devantnous, fermant l’horizon, une haute montagne couverte de genêts etde fougères. Un des souvenirs terribles de ma jeunesse se rattacheà cette montagne. Une nuit d’hiver où la neige avait étendu sonblanc tapis sur cette longue et large allée, je m’aperçus quej’étais silencieusement suivi à vingt pas par un animal de lataille d’un gros chien, dont les yeux brillaient comme deuxcharbons ardents.

Je n’eus pas besoin de regarder l’animal àdeux fois pour le reconnaître.

C’était un énorme loup !

Ah ! si j’avais eu mon fusil ou macarabine, ou seulement un briquet et une pierre à feu !… Maisje n’avais pas même un pistolet, pas même un couteau, pas même uncanif !

Heureusement, chasseur depuis cinq ans déjà,quoique je n’en eusse que quinze, je savais les mœurs du rôdeur denuit auquel j’avais affaire ; je savais que, tant que jeserais debout et que je ne fuirais pas, je n’avais rien à craindre.Mais regarde, mon cher enfant, la montagne est toute crevassée defondrières ; je pouvais tomber dans l’une de cesfondrières : alors, d’un seul bond, le loup serait sur moi, etil faudrait voir qui de nous deux aurait meilleures griffes etmeilleures dents.

Le cœur me battit fort, je me mis à chantercependant ; j’ai toujours chanté abominablement faux : unloup tant soit peu musicien se fût sauvé ! Le mien ne l’étaitpas ; la musique, au contraire, lui plut, à ce qu’ilparaît : il fit le second dessous avec un hurlement plaintifet affamé. Je me tus, et je continuai ma route en silence, pareil àces damnés à qui Satan a tordu le cou, et que Dante rencontre dansle troisième cercle de l’enfer, marchant en avant et regardant enarrière.

Mais je m’aperçus bientôt que je commettaisune grave imprudence ; en regardant du côté du loup, je nevoyais pas à mes pieds ; je trébuchai, le loup prit unélan.

J’eus le bonheur de ne pas tomber tout àfait ; mais le loup n’était plus qu’à dix pas de moi.

Pendant quelques secondes, les jambes memanquèrent ; malgré un froid de dix degrés, la sueur coulaitde mon front. Je m’arrêtai : le loup s’arrêta.

Il me fallut cinq minutes pour reprendre mesforces ; ces cinq minutes, à ce qu’il paraît, semblèrentlongues à mon compagnon de route : il s’assit sur sonderrière, et poussa un second hurlement plus affamé encore et plusplaintif que le premier.

Ce hurlement me fit frissonner jusqu’à lamoelle des os.

Je me remis en route en regardant désormais àmes pieds, m’arrêtant chaque fois que je voulais voir si le loup mesuivait toujours, se rapprochait ou s’éloignait.

Le loup s’était remis en route en même tempsque moi, s’arrêtant quand je m’arrêtais, marchant quand jemarchais, mais maintenant sa distance, et se rapprochant mêmeplutôt qu’il ne s’éloignait.

Au bout d’un quart d’heure il n’était plusqu’à cinq pas de moi.

Je touchais au parc, c’est-à-dire que j’étaisen ce moment à un kilomètre à peine de Villers-Cotterêts ;mais la route était coupée en cet endroit par un large fossé, cefameux fossé que je sautai pour donner à la belle Laurence une idéede mon agilité, et où je crevai si malheureusement la culotte denankin avec laquelle j’avais fait ma première communion, tu terappelles ? Ce fossé, je l’eusse bien sauté, et avec plusd’agilité encore, j’en réponds, que le jour en question ;mais, pour le sauter, il me fallait courir, et je savais qu’auquart de ma course j’aurais le loup sur les épaules.

J’étais donc obligé de faire un détour et depasser par une barrière à tourniquet. Tout cela n’eût été rien, sila barrière et le tourniquet n’eussent point été placés dansl’ombre projetée par les grands arbres du parc. Qu’allait-il sepasser pendant que je traverserais cette ombre ? L’obscuriténe ferait-elle point sur le loup l’effet contraire à celui qu’ellefaisait sur moi ? Elle m’effrayait : nel’enhardirait-elle point ? Plus l’obscurité est épaisse, plusle loup y voit.

Il n’y avait pas à hésiter cependant ; jem’engageai dans l’obscurité ; je n’exagère pas en disant qu’iln’y avait pas un seul de mes cheveux qui n’eût une goutte de sueur,pas un fil de ma chemise qui ne fût trempé. En traversant letourniquet, je jetai un coup d’œil derrière moi : l’obscuritéétait telle que la forme du loup avait disparu ; on ne voyaitplus dans la nuit que deux charbons ardents.

Une fois passé, je fis tourner violemment lecroisillon mobile ; le bruit qu’il rendit en tournant intimidale loup, qui s’arrêta une seconde ; mais, presque aussitôt, ilsauta si légèrement par-dessus la barrière, que je n’entendis pointla neige crier sous ses pattes, et qu’il se retrouva à la mêmedistance de moi.

Je regagnai le milieu de l’allée par la lignela plus droite.

Je me trouvai dans la lumière, et je revis,non plus seulement ces deux yeux terribles qui trouaientl’obscurité de leurs prunelles de flammes, mais bien mon loup toutentier.

À mesure que j’avançais vers la ville, et soninstinct l’avertissant que j’allais lui échapper, il se rapprochaitdavantage. Il n’était plus qu’à trois pas de moi, et, cependant, jen’entendais ni le bruit de sa marche, ni celui de sa respiration.On eût dit un animal fantastique, un spectre de loup.

Néanmoins, j’avançais toujours. Je traversaile jeu de paume, j’entrai dans ce qu’on appelle leParterre, vaste pelouse découverte et unie où je necraignais plus les fondrières. Le loup était tellement près de moi,que, si je me fusse arrêté tout à coup, il eût donné du nez contremes jarrets. Je mourais d’envie de frapper du pied, de battre desmains l’une contre l’autre en poussant quelque gros juron ;mais je n’osais pas ; si je l’eusse osé, sans aucun doute ileût fui, ou du moins se fût éloigné momentanément.

Je mis dix minutes à traverser la pelouse, etj’arrivai au coin du mur du château.

Là, le loup s’arrêta ; il était à centcinquante pas à peine de la ville.

Je continuai mon chemin sans me hâterdavantage ; lui, comme il avait déjà fait, s’assit sur sonderrière et me regarda m’éloigner.

Quand je fus à une centaine de pas de lui, ilpoussa un troisième hurlement plus affamé et plus plaintif que lesdeux autres, et auquel répondirent d’une commune voix les cinquantechiens de la meute du duc de Bourbon.

Ce hurlement, c’était l’expression de sonregret de n’avoir pu mordre quelque peu dans ma chair ; il n’yavait point à s’y tromper.

Je ne sais s’il passa la nuit où il s’étaitarrêté, mais à peine me sentis-je en sûreté que je partis d’unecourse effrénée, et que j’arrivai pâle et presque mort dans laboutique de ma mère.

Tu ne l’as pas connue, ma pauvre mère, sansquoi je n’aurais pas besoin de te dire qu’elle eut bien autrementpeur à mon récit que je n’avais eu peur, moi, à l’action.

Elle me déshabilla, me fit changer de chemise,me bassina mon lit et me coucha, comme elle faisait dix ansauparavant ; puis, dans mon lit, elle m’apporta un bol de vinchaud dont l’absorption, en me montant au cerveau, doubla leremords de n’avoir pas tenté quelque vaillantise du genre de cellesqui m’avaient trotté par l’esprit tout le long du chemin pour medébarrasser de mon ennemi.

Et maintenant, mon cher enfant, permets qu’ennarrateur intelligent je m’arrête sur cet épisode ; jen’aurais rien de plus émouvant à te dire. D’ailleurs, la préfaceest aussi longue, et même plus longue qu’elle ne devrait l’être.Parmi toutes ces histoires que je t’ai racontées dix fois, choisiscelle que je dois raconter au public. Mais choisis bien, tucomprends ; car, si tu choisissais mal, ce n’est plus sur moi,mais bien sur toi aussi que l’ennui retomberait.

– Eh bien ! père, raconte-nousl’histoire de Catherine Blum.

– Est-ce bien celle-là que tudésires ?

– Oui, c’est une de celles que j’aime lemieux.

– Allons ! va pour celle que tuaimes le mieux !

Écoutez donc, ô mes chers lecteurs !l’histoire de Catherine Blum. C’est l’enfant à qui jen’ai rien à refuser, l’enfant aux yeux bleus, qui veut que je vousla raconte.

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