C’était ainsi…

C’était ainsi…

de Cyriel Buysse
À mon fils

Qui connaît la Flandre

Qui comprend l’esprit de la Flandre

Qui aime la Flandre

 

Partie 1

 

Chapitre 1

 

L’huilerie et la minoterie de M. de Beule formaient un groupe de vieux bâtiments, à côté d’un beau grand jardin.

Un rentier du village y demeurait jadis. La maison d’habitation était en bordure de la rue ; et les bâtisses, qui plus tard allaient devenir une fabrique, étaient alors une sorte d’asile abritant des vieillards et nécessiteux. Le grand jardin les séparait de la maison du rentier, et de la rue ils avaient leur chemin d’accès.

A la mort du rentier, M. de Beule avait acquis le tout. Il y installa sa fabrique, d’abord modestement, puis l’agrandit peu à peu, jusqu’à ce qu’elle absorbât toutes les vieilles maisonnettes. Pleurs et lamentations des vieillards et des indigents, ainsi contraints, à tour de rôle, de chercher un autre toit ; mais, puisque c’était l’inévitable,ils finissaient par se résigner. Et même par en tirer profit. Car ceux qui avaient encore du monde jeune chez eux offraient leurs services à M. de Beule, qui, de son côté, les employait volontiers à la fabrique, de préférence à d’autres.

La fabrique de M. de Beule était laseule au village, où elle devenait un peu synonyme de lumière et deprogrès. Les gens se sentaient plus de goût à travailler dans uneusine mue par la vapeur, qu’à peiner dans l’un ou l’autre atelieroù la force motrice était fournie par un cheval ou un moulin àvent. L’arrivée de cette machine à vapeur, – achetée d’occasion, –fut un événement sensationnel pour les villageois. Jusque desenvirons les gens vinrent contempler la merveille. Les troischaudières surtout, une très grande et deux plus petites, firentune impression énorme. Il fallut trois gros chariots et douzechevaux pour amener le tout à pied d’œuvre. Le maître d’école yétait, avec tous ses élèves, pour leur donner sur place une belleleçon de mécanique ; M. le curé et son vicaire également,comme pour apporter leur bénédiction. En voyant décharger cesengins formidables, on avait l’impression d’assister à un travailsurhumain. Il était dirigé par des ouvriers de la ville, quicriaient leurs ordres dans un langage que les manœuvres villageoisne comprenaient pas toujours. D’où des méprises dangereuses, et quiprovoquaient chez les citadins des jurons effroyables, à la grandeindignation de M. de Beule qui en frémissait, scandaliséà cause de la présence des ecclésiastiques, et invitait lesmécaniciens à modérer leurs expressions. Avec ses coups de chanceet ses contretemps, le travail d’installation prit un été ; etau premier octobre enfin tout fut prêt et la fabrique« tourna ».

Il y avait six pilons, deux jeux de meulesverticales à broyer la graine et deux meules horizontales à moudrele grain. Tout cela se trouvait dans une sorte de large hangar, baset sombre, aux noires solives. A côté, dans une salle plus claireet aménagée avec quelque coquetterie, comme pour un objet de luxe,était installée la machine à vapeur, séparée de l’huilerie par unmur aux larges baies vitrées. Par ces baies et par les fenêtres aumur d’en face, du trou sombre qu’était l’huilerie on apercevait lespelouses lustrées et la majesté des hautes frondaisons, dans lebeau jardin d’agrément de M. de Beule.

A six heures du matin commençait le travail.Le chauffeur ouvrait le robinet de vapeur ; et lentement, avecun lourd soupir, la machine se mettait à tourner. Les engrenagesmordaient, sur les poulies luisantes les courroies glissaient ens’étirant comme de grands oiseaux du crépuscule volant encage ; et les boules de cuivre du régulateur dansaient uneronde folle, pendant que l’énorme volant traçait son cercleformidable et noir contre le mur pâle, pareil à une bêtemonstrueuse et violente, faisant de vains efforts pour échapper àsa captivité. Dans la « fosse aux huiliers » les grandesmeules aussitôt écrasaient la menue graine de lin ou de colza, lessix fours la chauffaient, les hommes en emplissaient les sacs delaine, les aplatissaient de la main dans les étreindelles de cuirgarnies de crin à l’intérieur, les mettaient dans les presses.Bientôt les lourds pilons tapaient à grands coups répétés sur lescoins qui s’enfonçaient, et alors, sous la pression violente,l’huile chaude commençait à couler dans les réservoirs. C’était,sous les solives basses, un vacarme effroyable ; à mesurequ’augmentait la pression, les pilons dansaient en rebondissantplus haut et plus fort sur le bois dur et coincé ; on nes’entendait plus ; s’il avait un mot à dire, l’homme devait lehurler à l’oreille de l’autre. Jusqu’au moment enfin où unesonnette, après le soixantième coup, leur indiquait mécaniquementle temps de déclencher le chasse-coin : deux à trois chocssourds, et cela dégageait toute la presse, en un ébranlement decataclysme. Alors ils extrayaient des étreindelles les tourteauxdurs comme planches, y aplatissaient d’autres sacs remplis et lesremettaient dans les presses ; et la danse sauvagerecommençait, faisant trembler les murs et craquer lesmortaises.

Les hommes peinaient, manches retroussées,tout luisants de graisse et d’huile. Une odeur fade flottait enbuée sous le plafond bas et sombre et le sol était gluant, commes’il eût été enduit de savon. Bientôt aussi le meunier était àl’ouvrage ; et au pesant vacarme des pilons, le moulin mêlaitson tic-tac saccadé et rageur. Parfois les deux moulins à blémarchaient en même temps ; alors la charge devenait trop fortepour la machine, dont le régulateur ralenti laissait pendre seslourdes boules de cuivre, comme des têtes d’enfants fatigués. Envain le chauffeur bourrait-il de charbon son foyer ; le moteuressoufflé n’en pouvait plus. Il fallait que le meunier finît parlui retirer une des meules ; et aussitôt la machine reprenaithaleine et faisait tournoyer ses boules de cuivre, comme en uneronde folle de joyeuse délivrance.

Puis tout se régularisait et le travailcontinuait en une monotonie sans fin.

A huit heures, les ouvriers avaient trenteminutes de répit pour déjeuner. Lorsque le temps était beau, ilsmangeaient leurs tartines dans la cour de la fabrique, alignéscontre le mur crépi à la chaux blanche. Ranimés par l’air pur dumatin, ils échangeaient des propos enjoués. A huit heures et demie,les pilons se remettaient à bondir et cela durait alors jusqu’àmidi, avec la seule distraction de la goutte de genièvre que leurapportait vers dix heures Sefietje, la vieille servante deM. de Beule. C’était un moment exquis. On avalaitl’alcool d’une lampée et sentait sa chaleur descendre jusqu’au fonddu corps.

Pour sûr, ça vous descendait plus bas quel’estomac. Ils en étaient tout ragaillardis et la plupart, dans latrépidation des pilons, allumaient vivement une pipette ou sebourraient la bouche d’une chique de tabac.

Parfois même, au milieu du vacarme, onentendait une chanson. Dommage qu’on ne vous donnait jamais qu’unseul petit verre. Comme un deuxième vous aurait fait du bien !A midi la machine s’arrêtait et ils allaient déjeuner. Certainsd’entre eux demeuraient assez loin de la fabrique, et il leurfallait se dépêcher pour être de retour à une heure. Ceux quirestaient plus près avaient parfois le temps de faire une petitesieste.

A deux ou trois qui habitaient trop loin, leurfemme ou leurs enfants apportaient le manger dans une gamellequ’ils tenaient au chaud sur le foyer des presses.

Une heure, et les pilons de recommencer leurdanse sauvage. A quatre heures, les hommes avalaient encore unetartine en buvant du café clair ; puis les pilons reprenaientleur vacarme assourdissant et monotone jusqu’à huit heures, avecune nouvelle lueur de joie lorsque, sur le coup de six heures,Sefietje leur apportait la goutte du soir.

Ces fins de journée étaient souvent d’uneaccablante mélancolie. Le soir tombait ; de grandes ombresfauves se glissaient sous les poutres massives du plafondbas ; et par les larges baies de la salle des machines, lesouvriers voyaient le soleil couchant dorer les pelouses et lesgrands arbres du beau jardin de M. de Beule. Une sorte detristesse nostalgique se lisait dans leurs yeux fatigués. Ils nefredonnaient plus de chansons ; ils ne parlaient plus. Ils semouvaient plus lentement, comme des ombres, sous l’ouragan continudes coups. Bientôt une ouvrière venait allumer les lampes, desimples lampes à pétrole qui fumaient et dont la flamme vacillantedansait au choc des pilons. Alors tout semblait prendre un aspectétrange, s’impréciser comme si le travail s’achevait dans uneatmosphère irréelle de cauchemar. Les énormes meules verticales,toutes luisantes d’huile, se pourchassaient l’une l’autre en uneronde obstinée et sans fin ; les pilons dansaient unesarabande de spectres ; et les fournaises ouvertes montraientdes gueules rouges, qui lentement se ternissaient de cendre, commedes feux de bivouac abandonnés.

Les ouvriers secouaient la poussière de leursvêtements et rabattaient leurs manches de chemise sur les poignets.Ils donnaient un coup de balai aux dalles autour des presses ;et enfin tintait dans la salle des machines la sonnette dedélivrance, qui marquait le bout de l’interminable journée delabeur.

Progressivement, le moteur ralentissait samarche. Les pilons immobilisés restaient suspendus à des câblessolides ; le ronron des engrenages s’assourdissait ; lescourroies diligentes qui tout le jour avaient volé comme desoiseaux nocturnes sur les poulies luisantes, s’arrêtaient avec uncraquement collant, en une tension dernière. Les boules durégulateur se repliaient sur leurs axes ; le monstrueux volantse figeait contre le mur ; le robinet de vapeur, dans undernier soupir, rendait l’âme. En hâte on éteignait leslampes ; et, dans un flic-floc de sabots, leur gamelle et leurbissac à la main, les ouvriers rentraient au logis.

Resté le dernier, le chauffeur, à grandespelletées de charbon mouillé et de cendre, couvrait le foyer deschaudières et s’en allait fermer les portes.

La journée de travail était finie.

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