C’était écrit

C’était écrit

de Wilkie Collins

Chapitre 1

En 1881, par une matinée brumeuse et peu après le lever du soleil, Denis Howmore fut réveillé en sursaut par ces mots prononcés à voix haute à travers la porte :

« Le patron veut vous parler sur-le-champ. »

L’individu chargé de ce message connaissait à coup sûr les lieux, car, arrivé en haut de l’escalier, il s’était arrêté droit devant la chambre à coucher de Denis Howmore, premier clerc de sir Giles Montjoie, banquier à Ardoon, jolie petite ville d’Irlande.

Il se lève aussitôt, s’habille en deux temps,prend ses jambes à son cou et se dirige vers le faubourg où demeure son patron.

La physionomie de sir Giles trahissait les soucis et même l’anxiété. Sur son lit, l’on voyait une lettre ouverte ; son casque à mèche, posé de travers sur sa tête,témoignait d’une grande agitation ; oubliant, dans sa précipitation, jusqu’aux règles ordinaires de la politesse, sir Giles se borna à répondre au « Bonjour, monsieur », du maître clerc :

« Denis, je vais vous charger d’une chose qui exige autant de promptitude que de discrétion.

– S’agit-il d’une affaire à traiter,monsieur ?

– Sotte question ! interrompit sir Giles en faisant un haussement d’épaules. Il faut que vous ayez perdu la tête, ma parole d’honneur, pour supposer qu’on puisse s’occuper d’affaire dès le patron-Jacquet. Voyons, venons au fait : la première borne milliaire, sur la route de Garvan,vous est-elle connue ?

– Oui, monsieur.

– Parfait. Eh bien ! fit-il d’unevoix brève, transportez-vous là, et après vous être assuré quepersonne ne surveille vos faits et gestes, regardez derrière cetteborne et, si vous y découvrez un objet qui paraisse avoir étélaissé là intentionnellement, apportez-le-moi au plus vite ;rappelez-vous que j’attends votre retour avec une impatience sanségale. »

Pas un mot ne fut ajouté à ces étrangesrecommandations.

Aussitôt dit, le maître clerc détalerapidement. Les tendances nationales de l’Irlande aux conspirationset même aux assassinats, servaient de thème à ses réflexions. SirGiles, pensait-il, ne jouit pas d’une grande popularité ; l’onsait qu’il paie ses impôts sans récriminer et, autre circonstanceaggravante, qu’il cite même avec complaisance, ce que l’Angleterrea fait en faveur de l’Irlande depuis cinquante ans. Il se disaitencore, chemin faisant, que, si l’objet en question semblaitsuspect, il aurait soin de se garer sur la route, des coups defusil dont on pourrait le saluer au passage.

Arrivé à la borne milliaire, il aperçoit parterre, un tesson. Un instant, Denis hésite. Il se livre à descalculs et tire des conclusions. Une babiole d’aussi minceimportance pouvait-elle avoir le moindre rapport avec lesinstructions de son patron ? D’autre part, l’ordre qu’il avaitreçu, était aussi péremptoire dans le fond que dans la forme. Bref,tout pesé, il ne vit qu’une seule chose à faire : se résignerà l’obéissance passive, au risque d’être reçu par sir Giles commeun chien dans un jeu de quilles, lorsqu’il le verrait arriver cetesson à la main.

Or, cette crainte ne se réalisa point et aprèsl’avoir tourné et retourné, sir Giles avertit Denis qu’il allait lecharger d’une autre mission, sans condescendre sur cetteénigme.

« Si je ne me trompe, ajouta-t-il, lesportes de la bibliothèque publique ouvrent à neuf heures. Soyez-y àl’heure tapante. » Puis, il fit une pause, considéra la lettreouverte sur son lit et dit : « Vous demanderez letroisième volume de Gibbon sur la chute de l’empire romain, vousl’ouvrirez à la page 78 et, au moment où le gardien aura le dostourné, si vous avisez un morceau de papier entre cette feuille etla suivante, vous me l’apporterez. Rappelez-vous que je me meursd’impatience jusqu’à votre retour. »

D’ordinaire, le maître clerc n’avait garded’insister sur les égards dus à sa personne, mais comme ce maîtreclerc était doublé d’un galant homme, ayant conscience de laconsidération à laquelle sa situation lui donnait droit, il perditpatience. Le mutisme blessant de son patron, qu’aucun mot d’excusene vint compenser, lui arracha la protestation suivante :

« Il m’est très pénible, sir Giles, je nevous le cache pas, de voir que vous ne me tenez plus dans la mêmeestime ; après avoir été chargé par vous de la surveillance devos clercs et de la direction de vos affaires, je me croyais endroit de mériter votre confiance pleine etentière ! »

Le banquier à son tour, piqué au jeu,riposta :

« D’accord ! je suis le premier àrespecter vos droits, lorsqu’il s’agit de votre autorité dans monétude, mais, à l’époque où nous vivons, époque de lutte ouverteentre le patron et l’employé, il est une chose, cependant, quecelui-là n’entend pas abandonner à celui-ci : c’est leprivilège de garder pour lui-même ses propres secrets. Je ne sachepas que ma conduite envers vous justifie en rien vosplaintes ! »

Sur ce, Denis, remis à sa place, salue ets’esquive.

Cette humilité apparente impliquait-elle queDenis se soumettait ? Non, puisqu’il en était arrivé, aucontraire, à cette conclusion, qu’un jour ou l’autre, le secret desir Giles Montjoie cesserait d’être un mystère pour lui.

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