Ceux de la glèbe

Ceux de la glèbe

de Camille Lemonnier

 

Sauf les deux dernières, récemment parues dans le Gil Blas, les nouvelles qui composent ce livre furent écrites en 1885.

C.L.

À vous,

Gens de la terre,

Ruffians et pâtiras,

Pouacre engeance,

Ô survivants des primordiales races,

Et des mornes édens !

Ce livre où, de la plume, comme d’un soc,

J’ai foui

Vos âmes pierreuses et les glèbes revêches

En qui éternellement

Vous trépassez et revivez,

Durs Paysans,

Cœurs de silex aiguisés au fer des faux,

Fangeux et noirs héros des hostiles

Labours.

Partie 1

LA GENÈSE

 

Et l’homme parti, elle traînait son ventre dans la maison encore vide d’enfant. C’était la première fois qu’elle sentait remuer en elle la semence d’amour. Ils s’étaient mariés au dernier Saint-André, lui, grand, fort, râblé, le front doux, le geste bourru, le cœur vaillant, toujours à la peine ;elle, petite femme mamelue et saine, largement plantée sur ses pieds. La noce avait duré deux jours, l’un qu’on avait passé chez les parents de Tys, l’autre chez les parents de Ka. Et enfin la troisième nuit, ils avaient couché dans leur maison, deux chambres en bas, le long de la route, et un grenier sous le toit. Puis, le lendemain, un lundi, Tys avait noué dans un drap de serge quatre pains de deux livres ; il avait embrassé sa conjointe sur les joues et dans le cou ; debout sur le seuil, elle l’avait suivi des yeux, marchant à grandes enjambées dans la campagne. Le samedi soir, ensuite, comme elle regardait au loin, une main sur les yeux,elle avait aperçu, par delà les dernières maisons, son homme qui allait à pas rapides ; et un nuage montait droit derrière lui,dans le soleil bas à l’horizon. Et il était resté dans la chaleur de son giron deux nuits et un jour ; et de nouveau, ensuite,il avait tassé ses quatre pains dans le drap de serge ; et il avait marché vers la ville.

Il en avait été ainsi de chaque semaine,pendant des mois. Du lundi au jeudi, la fumée de sa pipe cessaitd’obscurcir le plafond ; elle regardait dans ses habits pendusau crochet l’homme qu’il y avait laissé en partant ; et enmême temps, dolente, les mains sur les genoux, elle le sentaitbouger dans son flanc, vivant à travers l’enfant.

D’abord cette existence avait pesé lourdementsur Ka ; le vide des longues après-midi, dans le silence deschambres, lui élargissait un trou au cœur, vaste comme lespuits ; et tout au fond, toujours une forme vague s’ymouvait comme un mort qui, ressuscité, travaillerait en sa fosse.Même la nuit, en des songes bourrelés, elle distinguait deux mainsqui fouillaient la terre, à des profondeurs immenses ; et toutà coup ces mains se levaient avec un geste de détresse, et unemontagne croulait ensuite, sous laquelle elle cessait d’apercevoirles mains. Alors elle se réveillait en sursaut, froide de sueur, etjusqu’au matin priait à genoux devant la petite Vierge dont l’imagedécorait le manteau de l’âtre. Et la journée du lendemain passaitsans qu’elle osât mettre le pied dehors, de peur de tomber surquelqu’un qui, venu de la ville, lui annoncerait son malheur.

Les autres femmes lui faisaient envie :elles avaient des hommes, celles-là, qui tout l’an demeuraient dansla maison ; au contraire, le sien gagnait durement son pain encreusant des puits ; de pleinesjournées, il restait sous la terre, bâtissant ses cuvelages,descendant toujours plus avant, emplissant des seaux qui ensuiteremontaient, balancés dans le vide au-dessus de lui ; lesépaules mortifiées par les eaux du sous-sol, ayant quelquefois dela boue jusqu’aux reins, avec les parois toutes droites du puitsqui, en haut, semblait se rétrécir pour se fermer sur sa tête, ilapercevait du ciel seulement une petite tache grise où par momentun visage se penchait et lui parlait ; et sorti des ténèbres,ses douze heures finies, il ne savait pas tout de suite se refaireles yeux à la lumière de la rue.

Puis l’habitude atténua ces terreurs de jeuneépouse ; les mains actives, devenue bonne ménagère, elle lesuivait en pensée à la ville, tranquille, plaignant surtout soncélibat. Six heures sonnant à l’horloge la diane des manouvriers etdes tâcherons :

– Le voilà qui arrive,songeait-elle ; il tient sa pipe entre les dents et sous lebras il porte son briquet. Et maintenant il ôte sa veste, monTys ; il a aussi chaussé ses sabots, et il a regardé àl’échelle, par-dessus le puits, avant d’y descendre, et sescamarades sont venus, et il est descendu dans le puits.

Ka ensuite se mouvait par les chambres et lechamp, alourdie par le ventre, et il y avait sept mois qu’elleavait conçu. Cependant elle allait, le corps rejeté en arrière,comme une qui, ayant un fardeau à porter, rassemble ses forces etmarche jusqu’à ce que le fardeau échappe à ses mains. Ainsi allaitKa, rangeant toutes choses dans la maison, tenant les chambres etle grenier en bel ordre, bêchant la terre ou semant lagraine ; et comme ils avaient, à la foire dernière, acquis debel argent un cochon, elle l’engraissait d’orge bouillie, delégumes cuits à l’eau et de pommes tombées, suivant la saison.

Puis, l’horloge sonnant le commencement de lavesprée, de même qu’elle avait dit au matin : – « Levoilà qui arrive » – elle voyait trembler l’échelle au long dupuits et pensait à part elle :

– « À présent, il met son pied surl’échelon qui touche le fond ; l’échelle a remué et il acommencé à monter. Voici qu’il sort noir et souillé du puits ;il se lave les jambes et les bras dans un seau d’eau fraîche. MonTys est sorti de la nuit : et il a allumé le fanal au-dessusdu puits. Et maintenant il s’en va par la rue, du côté où lesautres hommes et lui ont leur logement. »

Ka conjecturait l’échelle et l’orifice oùplongeait l’échelle ; mais le puits ne suscitait plus en sessongeries moins tristes le trou noir au fond duquel une forme vaguese meut comme un mort qui aurait ressuscité. Et une nuit de lapremière semaine du même mois, sa vieille parente, Anna Gitz, lasœur de son père, étant auprès d’elle, les grandes douleursdéchirèrent enfin son flanc ; elle appela Tys à travers leslarmes ; et quelqu’un entra qui n’était pas Tys Poppel, sonmari, mais bien la matrone, la grosse Ursula Slype ; et, versle matin, l’enfant poussa son cri ; et il fut appelé Nant, enmémoire du père de Tys, qui s’appelait de ce nom.

Le lundi suivant, Tys Poppel repartit pour laville, comme à son ordinaire : il était arrivé lesamedi ; il avait longtemps embrassé sa femme et sonnouveau-né ; le lendemain, dimanche, il avait écouté deuxmesses, le cœur reconnaissant, bénissant le Seigneur pour cettefructification de son champ ; et toute l’après-midi, ensuite,il avait laissé éclater sa joie en buvant et en chantant, si bienque le soir des camarades l’avaient ramené ivre. Et Ka lui avaitfait une place dans son lit, disant :

« Mon Tys, à force de bonheur, est devenupareil à un enfant ; et je veillerai sur lui comme jeveillerai aussi sur mon autre enfant ; et tous deux sont àprésent comme les deux moitiés de moi. »

Puis à l’aube, Poppel, le bon père, s’étaitlevé ; il avait promené Nant dans ses bras ; il avaitensuite noué dans le drap ses quatre pains de deux livres ; etune clarté rose avait pénétré par la porte qu’il ouvrait en s’enallant. Et ni Ka ni Tys n’avaient proféré une plainte pour cettedure loi qui, le petit à peine venu au monde, les contraignait à seséparer.

Maintenant, d’ailleurs, Ka ne languirait plusseule au logis ; le jour, elle porterait l’enfant en sesbras ; la nuit, elle le bercerait dans son giron ; etelle l’élèverait pour qu’à son tour il fît souche d’hommes, commeson père. Et une année se passa, au bout de laquelle, de nouveau,elle ouvrit son ventre à une géniture mâle ; et cette fois legarçon fut appelé Dor en souvenir du père de Ka, afin que le nomdes parents revécût dans la race sortie d’eux.

Tys rentra le samedi, s’enivra l’après-midi dudimanche, et le lundi repartit pour son puits ; mais, àquelque temps de là, les neiges churent, si abondantes, que leshommes de son état, et tous les autres hommes qui travaillaientsous terre et dessus terre, réintégrèrent leurs maisons. Alors,lui, pendant que Ka, entre ses deux berceaux, reprisait du linge ouvaquait aux besognes du ménage, se tint dans l’âtre, tressant avecles osiers frais des bannes et des corbeilles ; et ensuite, ilallait les vendre à la ville. Et d’autres fois, un enfant surchaque bras, il traînait par les chambres, avec des balancementsd’épaules, chantant pour les endormir, comme une femme.

Or, il arriva ceci : Tys connut Ka etcelle-ci engendra pour la troisième fois, comme une terre qui,profondément labourée, donne généreusement le froment, le seigle oul’orge, et cependant l’orge ou le seigle y poussent moins que lesautres céréales ; ainsi la graine mâle fructifiait en Ka, depréférence à la graine femelle. Alors Tys tressa de ses mains unberceau de la même forme que ceux qui étaient déjà occupés ;il le tressa avec une tendresse paternelle ; et le nouveauvenu fut appelé Flip, du nom de la mère de Ka, qui s’appelaitPhilippine.

Ni l’un ni l’autre, d’ailleurs, ne selamentaient sur cette faveur du ciel qui, d’année en année, faisaitgermer leur lit. L’homme, comme par le passé, partait pour la villele matin du lundi ; et d’abord il étendait sur la table lanappe de serge et il y serrait les pains qui devaient servir à lasubsistance d’une semaine ; mais il n’y serrait plus que troispains, au lieu de quatre. Et Ka, pendant son absence, pétrissait lapâte pour la cuisson prochaine, enfournait les grands pains de deuxlivres, pareils à des meules à broyer, allant de la chaude cendredu four à ses trois berceaux et quelquefois, comme un arbre chargéde ses fruits, aperçue dans le champ, les bouches goulues de sespetits collées à ses lourdes mamelles pleines. L’un n’avait pasfini de téter que le second voulait téter à son tour ; etl’aîné seul ayant été sevré, elle continuait à gorger de son laitles deux autres, son corsage toujours ouvert, les pointes pâles deson sein allongées comme des trayons ; et elle était semblableà une vache nourricière dans un gras pâturage. En outre ellebêchait le champ, y versait les fumiers et les purins, dès l’avriljetait la graine ou fouissait la plante, fatiguant la terre par unlabeur sans trêve. Et elles étaient, la Terre et elle, comme deuxsœurs jumelles, également vouées aux douleurs de l’enfantement,chacune nourrissant en soi le germe des moissons futures.

Tout l’été et l’automne, jusqu’à l’hiver, lechamp prodiguait les pois, les fèves, les raves, les carottes etles choux ; les eaux vives dessous alimentaient les racinesprofondes ; une fermentation incessante le faisait ressemblerà un ventre en travail. Ensuite, sous le froid ciel de nivôse, laglèbe s’immobilisait ; une mort pesait sur les sillons noirs,comme s’ils ne dussent plus reverdir ; mais derechef, auprintemps, le fer faisait à ses entrailles la blessuresacrée ; et, aussitôt après, la vie recommençait.

Ainsi, chaque année, la maternité de Kasaignait ; et si elle avait engendré au temps des brebis, elleconcevait avant que le moment fût venu pour les vaches devêler ; et il ne se passait pas un an de douze mois sansqu’elle portât un enfant dans son flanc et qu’elle en portât unautre entre ses mamelles. Et de cette façon, elle était devenuepareille à son champ, en qui tous les printemps la grainelevait ; d’abord la terre nourrit le germe en soi ; elleaccomplit l’œuvre secrète à travers les jours bons et contraires,tour à tour desséchée par les soleils arides et liquéfiée par lespluies pourrissantes ; et ni la pluie ni le soleil neretardent la germination. De même Ka traînait ses gestations sousles lunes changeantes de la vie, par les semaines sombres et lessemaines joyeuses, ne sachant pas toujours comment sustenter cettefamille, prolifique à l’égal des génitures issues des bêtesdomestiques. Mais aucun des deux ne tendait les mains vers le ciel,dans la tristesse et le regret de cette glèbe maternelle d’oùsortaient sans répit les générations ; ils acceptaientl’avenir d’une âme tranquille, comme ils acceptaient leprésent ; et ni l’un ni l’autre n’étaient fâchés contre Dieu,maître des hommes et des choses. La Loi éternellement tire le fruitdu fruit et les races des races : mais ils ne comprenaient pasla Loi et seulement ils se courbaient, soumis sous la volonté quimettait la Loi en eux.

Or, ils souffrirent cruellement dans leurchair pour cette abondance de bénédictions ; Tys, pendant unlong temps, n’emporta plus que des pains d’une livre et troisquarts de livre ; et il en emportait trois uniquement,laissant le quatrième à la faim croissante des siens ; et déjàles trois aînés mordaient dans la nourriture avec des dents dejeunes loups. Ka, de son côté, multipliait son labeur afin que lechamp, plus remué, rapportât davantage ; et elle se retiraitle pain de la bouche de crainte que les petits ne vinssent à enmanquer ; et, ses flancs étaient devenus maigres comme ceuxd’une brebis épuisée. Aucun des deux, toutefois, ne se lamentaitvers le Seigneur ; de même que les animaux et la terre donnentinépuisablement leur sève et leur sang, sans que jamais le giron dela terre ait crié vers le Seigneur ni le ventre des animaux, ainsiils laissaient aller leur semence, obéissant au Verbe qui a vouluque la créature engendrât dans les douleurs, jusqu’à la fin destemps ; et ni l’un ni l’autre n’étaient las d’enfanter.

Cependant, comme Ka achevait de nourrir sonquinzième garçon, et on l’avait appelé Tys, afin qu’un fils aumoins portât le nom de son père, elle fut étonnée de ne pointsentir remuer sa ceinture, et pendant deux fois douze lunes, sesentrailles encore demeurèrent stériles. Puis, de nouveau, au boutde ce temps, elle éprouva que Dieu l’avait visitée ; et illeur vint une fille qui, en cinq ans, fut suivie de troisautres ; et il y avait un peu plus de sept lustres qu’ilss’étaient pris pour époux. Quand, après des étés et des hivers, unpommier ou un arbre sorti d’un pépin ou encore un arbre sorti d’unnoyau, s’est alangui à force de fructifier pour son maître, d’abordles fruits ont poussé, magnifiques ; puis le suc s’est retiréd’eux ; et ils ont fini par s’étioler comme le tronc qui lesportait ; et ce tronc lui-même, à la longue, a raréfié l’ombreet le feuillage par-dessus le sol ; mais des rejetonsvigoureux ont monté de ses racines, et à leur tour ils deviendrontdes arbres qui porteront des fruits. Pareillement, la source desmâles a tari dans la mère, fatiguée par ses couches ; sesentrailles ont cessé de germer pour des garçons ; et voici quedes filles aux chevelures pâles, pendues à sa gorge dévastée,boivent à présent le reste de son lait ; mais une lignéed’hommes solides est issue d’elle ; et ces hommes à leur tourpropageront par les pays la race des créatures vouées à la peine etaux durs travaux.

La Mort, une fois seulement, a taillé dans cejardin de vie ; elle a passé parmi ces pousses de jeuneshommes ; et comme la main du jardinier élague les frondaisonstrop touffues, elle a coupé au pied la plante déjà haute qu’ilsappelaient Flip ; et celui-là était le troisième des fils deTys et de Ka. Et la Mort n’a frappé que cette seule fois ; lesaînés ont grandi en santé ; leur ombre marche par le cheminavec des jambes qui ne s’arrêtent plus ; et leurs parents ontsenti leur propre ombre diminuer à côté.

Nant, leur premier né, est allé chercher femmedans un hameau voisin ; il y a choisi une fille à songoût ; et il s’est établi dans la maison de la fille, vaillantà l’égal de son père Tys Poppel, mais différent de métier ; etNant travaille le bois habilement, ayant choisi l’outil desmenuisiers. Dor est charron ; il a quitté le toit de son pèreet de sa mère ; mais tous les ans, au temps de la moisson, lesgens du village le voient se hâter par les routes, portant à lamain ses hardes de soldat ; et pendant un mois, il aide Ka àbêcher son champ ; et de nouveau, ensuite, il repart pour lasombre caserne où sanglotent les tambours. Chacun, jusqu’à ladouzième progéniture, fait œuvre de ses mains : et trois ontsuivi le père à la ville, fouillant avec lui la terreténébreuse ; le quatrième et le cinquième se sont loués dansdes fermes ; il y a parmi les autres un petit qui déjà égorgeles moutons, étant boucher ; et le champ suffit à nourrir ceuxqui, trop jeunes, n’ont pas encore quitté la maison.

Or, Ka conçut une dernière fois, à l’âge où lanature a scellé le giron des autres femmes ; mais il advintque, pendant le temps qu’elle gestait, leur vache creva après avoirlangui une semaine entière ; et ils l’avaient payée un prixélevé, ayant économisé sur le vêtir et le manger pour l’acquérir.Ka Poppel en ressentit un vif chagrin ; elle pleura neuf mois,et tout à coup ses flancs s’ouvrirent à un enfant velu comme unevache, si disproportionné qu’elle manqua périr en le mettant aumonde. Et cet être difforme ne vécut que peu de jours.

Ensuite, Ka se mit à traîner la misère de sonventre ; une plaie continua de la ronger en dedans, qui ne sefermait plus ; et, dans les soirs, courbée sur la terre,n’ayant cessé ni de remuer ni d’ensemencer son champ, quelquefoiselle était obligée de retenir à deux mains ses entrailles prêtes às’échapper, en piétinant les éclaboussures de son sang. Et elleétait comme un muid de vin, après que la chaude liqueur couleur degloire et de meurtre s’est égouttée par la chantepleure :d’abord le bon vin a coulé, puis il n’est demeuré que la lie ;et celle-ci pleure en larmes lentes, comme le pus d’une blessure.Ainsi Ka a versé sa pure substance en ses enfants ; mais, demême que la sève sort de l’écorce, quand la bêche a entaillécelle-ci, elle arrose sous elle, du reste de sa vie, la glèbe,buveuse de sang et de sueurs. Et Ka, femme de Poppel, voyantapprocher son soixantième hiver, dit à ceux quil’entouraient :

« À présent je vais à ma fin. Le jour oùvous me porterez dans mon lit, ce jour-là sera le dernier pour moi.Et vous irez vers mon fils Nant et vous lui direz : « Ka,notre mère, nous a dépêchés vers vous, afin que vous mettiez enréserve le bois qui doit servir à sa bière. » Et si Tys, mondigne homme, est absent, Nant enverra à son tour vers mes autresenfants. »

Or, Tys Poppel s’étant enrôlé cette année-là,avec ses trois garçons, puisatiers comme lui, dans une équipe quele maître employait à construire des écluses, très loin, sur unfleuve qui coule entre des montagnes, tous quatre passèrent leprintemps et une partie de l’été hors du pays. Et, un dimanchematin, un homme entra dans la maison. Comme son temps était prispar le travail, il n’avait pu venir plus tôt, et il y avait cinqjours que Ka avait envoyé vers lui ; et cet homme était Nant,l’aîné des fils de Poppel. Nant alla vers le lit où, couchée sur ledos, ses vieilles mamelles mal couvertes par les draps, la mèretordait ses mains à cause des douleurs de son ventre. Un grand ventpassait sur les arbres du champ, et celui-ci s’apercevait à traversla fenêtre basse, noir sous les nuées du ciel, car l’hiver et lamort étaient prochains. Nant tira donc de sa poche un mètre ;il l’ouvrit, et ayant commencé par la tête, il mesura Ka jusqu’auxpieds. Et cette femme, dont les enfants, mis l’un sur l’autreauraient atteint à la cime des hêtres, s’était desséchée au pointqu’elle-même était devenue comme le plus jeune de ses enfants.

Le bon fils songea en soi :

« Avec le surplus du bois que j’ai acquispour construire notre lit de jeunes mariés, je ferai le cercueil dela mère. Je le ferai long et large, afin qu’elle y soit à l’aise.Et, en y travaillant après la journée chaque jour deux heures, lecercueil sera achevé avant la fin de la semaine. »

– Fils, lui dit la sainte ouvrière,faites-le tout juste pour ne point perdre de bois. »

Et Nant vit un commandement dans ses creusesorbites, où s’achevait le geste de la main qui avait mesuré soncorps.

« Ainsi ferai-je, notre mère, afin qu’ilne soit pas dit qu’un fils a transgressé la volontématernelle. »

Et des jours passèrent, et le soir du samedi,à l’issue de la semaine, Nant ayant apporté la bière sur sesépaules, la vieille Ka dit à ceux qui étaient présents :

« J’ai nourri mes garçons sortis de moiet je les ai vêtus. Et pareillement j’ai nourri et vêtu mes filles.À présent Nant, mon aîné, a pris mesure de ma dernière robe ;et il est bon que les enfants habillent leurs parents quand ilssont arrivés à se suffire â eux-mêmes. »

Et elle dit encore :

« Vous écrirez à Tys, votre père, que safemme est trépassée, mais qu’il n’ait pas à hâter son retour.J’irai l’attendre sous la terre comme je l’attendais autrefoisdessus. Et la terre nous sera propice, car elle fut notre mère àl’un et à l’autre. »

Ensuite la douceur des berceaux lointainspassa dans les yeux de la vieille Ka ; elle étendit sur lesfronts courbés le geste de la bénédiction ; et ses paupièresdemeurèrent ouvertes, regardant au fond des temps monter l’arbre desa race, toujours plus haut. Ainsi tomba le soir sur cette semeused’hommes, de qui étaient sorties les générations, nombreuses commeles épis des champs ; et Nant, ayant rejoint ses cils,dit : « Notre mère a eu trop d’enfants ; elle meurtde nous avoir portés dans son giron ; et voici, les Poppelvivront à travers les temps ; et notre mère vivra à traverseux. Amen. » Et, au bout des chandelles allumées, la flamme,comme si elle eût été l’âme de Ka, éclairait les grands et lespetits ; et la nuit étant survenue, un peu de cette lumièrepassa à travers les vitres et se répandit sur le champ, mort commela mère.

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