Chéri-Bibi et Cécily – Premières Aventures de Chéri-Bibi – Tome II

Chéri-Bibi et Cécily – Premières Aventures de Chéri-Bibi – Tome II

de Gaston Leroux

I – «La morue à l’espagnole »

Cinq mois après les événements que nous venons de raconter, dans Les Cages flottantes, la Ficelle, qui avait six millions dans sa malle, débarquait à Palmerston, petite capitale naissante du territoire du nord, dans l’Australie septentrionale. Un bon port,quelques baraques, quelques églises et temples en bois, quelques maisons en briques ; la Ficelle ne s’arrêta point aux beauté sdu paysage. Il lui avait semblé apercevoir, au loin, sur rade, un gros navire à l’ancre qui ressemblait à l’Estrella ;cependant il n’en avait pas reconnu les dernières couleurs. Depuis son départ, le transport avait peut-être changé plusieurs fois d’habits, de pavillon, de nom. Quelles avaient été ses aventures ? Ah ! quelles nouvelles attendaient le pauvre la Ficelle ?

Après avoir déposé son bagage à l’hôtel,il courut à la poste et il en sortit avec une lettre à l’adresse qui lui avait été indiquée quand il se heurta à un gros petit homme qui lui roulait entre ses jambes :

« Petit-Bon-Dieu ! !

– La Ficelle !

– Ah ! bien, mon vieux !…On se retrouve ! Vite ! des nouvelles deChéri-Bibi !

– Parle-moi d’abord des tiennes… Çaa marché l’opération ?

– Oui, je suis paré. MaisChéri-Bibi, je te demande ?

– Du moment que tu as réussi, fitPetit-Bon-Dieu, ce sera pour nous tous une grandeconsolation.

– Chéri-Bibi, je tedemande ?

– Chéri-Bibi est mort, monpauvre vieux ! »

La Ficelle lui tomba dans les bras. Ilavait reçu le coup au cœur. Petit-Bon-Dieu lui donna des soinsénergiques et, quand il rouvrit les yeux :

« Où est tonbagage ?

– À l’hôtel !

– Et les millions ?

– À l’hôtel aussi !

– Eh bien, mon vieux, t’as paspeur !… Eh bien, quoi ! tu ne vas pas tourner de l’œil,peut-être !… T’as donc pas de sang dans lesveines ! »

Il le porta plus qu’il ne le conduisit àl’hôtel, le seul de Palmerston où pouvait descendre un voyageur quiavait, dans sa malle, des millions. Petit-Bon-Dieu eut vite fait decommander une charrette. Il ne quittait pas les malles des yeux. Lebagage fut descendu, sur son ordre, dans une chaloupe où la Ficellese laissa glisser plus mort que vif.

« Nagez ! » commandaPetit-Bon-Dieu aux matelots qui l’attendaient.

La chaloupe sortit du port et se dirigeavers la haute rade.

« T’as bien fait de pas perdre detemps. T’arriveras pour son enterrement ! » fitPetit-Bon-Dieu.

La Ficelle leva les yeux au ciel etpleura en silence.

« Son enterrement, c’est une façonde parler, dit Petit-Bon-Dieu, attendu qu’on va reprendre la merpour pouvoir le jeter tranquillement à l’eau sans que les autoritéss’en mêlent ! T’as compris ? Tu sais… on est toujoursfâché avec les autorités. De ce côté-là il n’y a rien de changé.Mais réponds-moi ! T’as pas fini de pleurer comme unveau !

– Qué malheur ! soupira laFicelle. Si je n’avais pas raté le dernier bateau à Batavia, jeserais peut-être bien arrivé pour lui fermer lesyeux !

– Non ! calme-toi… on n’a jetél’ancre sur rade que ce matin, et il avait déjàcramsé !

– Mais comment qu’il estmort ? Dis-moi quelque chose !…

– De la même maladie que lemarquis, paraît !… Seulement, le marquis, lui, il se portebien.

– C’est toujours comme ça, sanglotala Ficelle. Les bons y s’en vont et les méchants yrestent !…

– Eh bien, tu sais, nous seronsrien contents de te voir revenir avec le magot ! On commençaità s’embêter ferme à bord !

– L’as-tu vu avant demourir ?

– Oui, un peu… mais il ne disaitplus rien… On voyait bien que ça tournait mal… Tout le monde a eubien du chagrin… mais puisqu’il n’y avait rien à faire, on s’étaitrendu peu à peu à c’t’ idée-là. Fallait bien ! Le Kanak a toutfait pour le sauver !

– Oui, c’est le Kanak qui l’a tuéavec tous ses trucs !… Ah ! quelle misère !…Chéri-Bibi !… Chéri-Bibi !… je ne lui survivrai paslongtemps, bien sûr !

– T’aurais tort, attendu que nousvoilà riches !

– Ah ! tu n’as pas de cœur,Petit-Bon-Dieu ! Quand je t’entends parler comme ça, tiens,j’aurais envie, bien sûr, de te faire passer le goût dupain !…

– Vois-tu ça !… Fallait-il quetu l’aimes !

– Plus que ma vie !… Si tusavais comme il a été bon pour moi ! Et puis, je te dis,c’était un brave homme, une bonne nature. Mais c’étaient les hommesqui l’avaient rendu méchant. Les hommes, et pis : la misère…et pis : la fatalité ! Fatalitas ! comme ildisait toujours… Ah ! malheur !… je ne l’entendrai plusdire : Fatalitas ! en montrant le poing auciel ! Où qu’on l’a mis ?

– Sur son lit de commandant. C’estsa sœur qui le veille.

– La bonne sœurSainte-Marie-des-Anges ! Comment qu’elle va, celle-là ?V’là une brave fille !…

– Elle va bien… Tout le monde vabien.

– Oui, n’y a que Chéri-Bibi qu’estmort ! Dire que j’ai fait tant de chemin pour apprendre unechose pareille ! »

La chaloupe aborda. Le temps étaitmaussade, la journée pluvieuse, les vents mal réglés. Toutapparaissait triste et même lugubre à l’esprit en deuil du pauvrela Ficelle. Combien cette journée de retour était différente decelle qu’il s’était promise après tant detribulations !

Dans son rêve, il avait toujours vu, àla coupée, l’attendant avec confiance, la figure terrible deChéri-Bibi, dont les traits savaient si bien s’adoucir pour lui. Etvoilà qu’il apercevait la face énigmatique et qu’il avait toujoursdétestée, bien qu’elle fût belle et régulière, du Kanak ! Quevenait-il faire parmi eux ? Pourquoi leur apporter la fortune,du moment qu’elle n’enrichissait pas Chéri-Bibi ? Il auraitvoulu disparaître dans les flots avec les millions qu’il traînaitavec lui !

Ces bandits, il les détestait.« Ils avaient commis mille horreurs. » Certainement, lui,la Ficelle, s’était bien rendu coupable de quelques indélicatesses,mais il fallait en accuser le malheur des temps, comme il avait ditpour Chéri-Bibi ; il avait bien tué, dans des circonstancesexcusables, semblait-il, deux « artoupans » ! Maisquoi, des artoupans, des sous-cornes, ça ne compte pas ! Çaprend tant de plaisir à soigner à coups de pied, de poing et derevolver la misère du pauvre monde ! Ainsi du moins pensait laFicelle qui faisait déjà son examen de conscience, car il sentaitqu’il ne tarderait point à rejoindre l’âme de son « poteaudéfunt », où qu’elle se trouvât, aux enfersprobablement.

Il entendit, comme dans un rêve, que leKanak lui souhaitait la bienvenue ; il serra des mains par-ci,par-là, entendit la voix de la Comtesse, celle de Gueule-de-Bois etde quelques autres auxquels il ne répondit même pas.

Et il se laissa conduire près deChéri-Bibi.

La chambre du commandant avait ététransformée en chapelle ardente. On avait jeté un grand voile noirbarré d’une croix blanche sur le corps du bandit, dont la têtereposait, toute blanche, sur l’oreiller, où elle semblait dormir.Une main pendait. La Ficelle la saisit en s’écroulant à genoux.C’était une main d’ami, celle-là ! Il l’avait eue souvent dansla sienne ! Il en reconnaissait la rudesse, les callosités,les nœuds et les cicatrices, et, sur elle, il laissa couler seslarmes.

Puis il releva la tête pour le voir unedernière fois. Il était bien là, tel qu’il l’avait connu dans sesbons moments de repos, quand on ne le poursuivait pas trop, quandil pouvait « respirer » entre deux méchants coups que luiimposait son éternelle ennemie, la fatalité. Mais la Ficelle songeajustement que Chéri-Bibi ne « respirait » plus ! Etil éclata en sanglots. Alors, il vit à côté de lui une femme quipriait, et il reconnut sœur Sainte-Marie-des-Anges.

« Vous l’aimiez bien ! luidit-il, ma sœur. Vous l’aimiez malgré ses crimes. Moi aussi. Je nele répéterai jamais trop. Il était moins méchant qu’on ne croyait,allez ! Tout ça, c’est de la faute à lafatalitas ! »

Et il s’en alla en titubant.

Il avait commencé son panégyrique deChéri-Bibi avec Petit-Bon-Dieu, il l’avait continué avec sœurSainte-Marie-des-Anges, il l’acheva avec tout l’équipage. Il s’enallait de porte en porte, de batterie en batterie, de gaillardd’arrière en gaillard d’avant, en chantant les louanges deChéri-Bibi.

Ce jour-là, on vit bien qu’il avait tropde peine, et on ne lui parla pas affaire. Du reste, Petit-Bon-Dieuavait rassuré tout le monde. Seulement on veillait sur sesmains.

Vers le soir, il pénétra chez le Kanaket, ayant fermé la porte, il se déshabilla et sortit de ses pochesintérieures un million en billets de banque dont il s’étaitmatelassé.

« Que la volonté de Chéri-Bibi soitfaite, lui dit-il. Voilà ton million, le Kanak ! Personne n’ensaura jamais rien ! Les autres millions sont dans la mallejaune. Prends-les ! Distribue-les ! Je ne veux rien voir,rien savoir, rien avoir… Je veux seulement qu’on me fiche la paix,qu’on ne m’adresse plus la parole ! »

Et il alla s’asseoir « à la poupe,au pied du pavillon ».

Le lendemain, sur le vaisseau qui avaitrepris sa route de corsaire vers l’archipel, furent célébrées lesobsèques de Chéri-Bibi. Furent-elles civiles ? Furent-ellesreligieuses ? Dieu seul eût pu le dire, qui écoutait la prièrede sœur Sainte-Marie.

En tout cas, s’il ne fut pas accueilliau ciel, il fut bien pleuré sur le bateau. Le Kanak fit unmagnifique discours que les forçats écoutèrent avec recueillementet attendrissement. La Ficelle ne cessa point de faire entendre sadouleur. Et pendant que ses camarades retournaient à leursaffaires, il commença son pèlerinage à la cage, au cachot, à lacabine de Chéri-Bibi, à la cambuse où il s’était si bien défendu, àla marmite dans laquelle il s’était si bien caché, quitte àbouillir avec la soupe, enfin partout où Chéri-Bibi avait porté sespas.

Comme il revenait sur le pont, il seheurta à un grand diable dans lequel il reconnut immédiatement lemarquis Maxime du Touchais. Ah ! évidemment, le beaugentilhomme avait bien changé. Mais la figure, si les joues étaientmoins bombées, moins pleines qu’autrefois, était toujoursharmonieuse avec ses lignes un peu bourboniennes qui dénotaient larace. Le marquis avait surtout perdu du ventre, mais il avaitencore cette taille et ces épaules carrées qui le faisaientremarquer dans toutes les manifestations sportives. Seulement,maintenant, il marchait un peu courbé.

Du reste, il n’était point tout à faitguéri, et il continuait d’être soigné par le Kanak dans cettepartie spéciale de l’infirmerie qu’il avait partagée de si longsmois avec Chéri-Bibi. Ses amis avaient reçu l’ordre de ne le pointfatiguer, et il vivait très isolé, parlant le moins possible, trèsabattu, semblait-il, par sa mauvaise fortune et attendant avecimpatience le moment de la délivrance.

La Ficelle le regarda, passa en fermantles poings de rage. Ah ! c’est celui-là qui devrait êtremaintenant au fond de la mer !…

À ce moment, son regard croisa celui dumarquis et il tressaillit, se retint à la rampe d’une échelle pourne point tomber.

Quand l’autre eut disparu, ilmurmura :

« Bien, qu’est-ce que j’ai,moi ? Je ne peux pas regarder un marquis sans tomber enfaiblesse ! C’est vrai que son regard m’a fait mal !…C’est peut-être parce qu’il a les yeux bleus comme Chéri-Bibi… Etdame ! tout ce qui me rappelle Chéri-Bibi, ça me chavire unpeu… Tout de même, c’est pas les petits yeux ronds de l’autre quiétaient si drôles quand ils riaient avec moi !… Mais qu’est-ceque j’ai ?… Qu’est-ce que j’ai ?… Qu’est-ce quej’ai ?… »

C’était plus fort que lui. Une puissanceinconnue et à laquelle il ne pouvait résister le poussait à revoirces yeux-là !…

Et il attendit deux heures que lemarquis du Touchais, qui était enfermé avec le Kanak et lesprincipaux du bord, sortit du carré des officiers. Alors il futdéçu : le marquis avait des lunettes noires.

Voici ce que l’état-major avait décidépour la sécurité de tout l’équipage. Le marquis serait déposé surun coin de la côte de Bornéo, dans un petit village marin d’où ilne pourrait obtenir du secours par commissionnaire qu’au bout d’unevingtaine de jours.

De là, il regagnerait la ligne de Chineet rentrerait en France comme il lui plairait. En plus, le marquiss’engageait à ne rien dévoiler de son aventure avant deux mois, etcela sous peine des pires châtiments. C’était là un traitementrapide et de faveur qu’il obtenait au titre de propriétaire desmillions de la libération. Ce programme exécuté de point en point,le marquis n’aurait jamais à craindre la vindicte de la chiourme,qui, au contraire, le considérait comme l’un de sesbienfaiteurs.

Quant à tous les autres naufragés, amisde du Touchais, ancien état-major, Barrachon, de Vilène et autres,ancien équipage et anciens surveillants militaires avec leursfamilles, ils seraient débarqués dans une petite île déserte duPacifique, abritée du mauvais temps par des récifs de corail, avecdeux mois de vivres. Cette petite île était tout à fait en dehorsdes routes suivies par la navigation. Le Kanak s’arrangerait pourfaire connaître aux autorités australiennes l’existence de cettenouvelle colonie, de telle sorte qu’on vînt en temps utile à sonsecours, dans deux mois au plus tard.

Naturellement l’état-major de lachiourme n’était pas assez niais pour demander le secret à tout cemonde, et voilà bien pourquoi il lui semblait bon de prendre toutesses précautions de temps et d’espace.

Tous, du reste, se déclarèrentsatisfaits des susdits arrangements, puisqu’il n’y avait pas à yrevenir, et l’équipage, dans l’allégresse bien compréhensible où lejetait sa nouvelle fortune, ne demandait qu’à fêter un aussiheureux jour ; mais le Kanak fit observer que l’on avaitprocédé le matin même aux funérailles de Chéri-Bibi et qu’ilfallait honorer sa mémoire en retardant toutes réjouissancespubliques jusqu’au moment où l’on pourrait « s’amuser entresoi ».

Alors on vota des remerciements et unvin d’honneur à la Ficelle, qui ne voulut « riensavoir ».

On finit par respecter sadouleur.

L’Estrella avaitmis le cap sur Bornéo. Pendant ce court voyage, la Ficelle continuade vivre avec l’ombre de Chéri-Bibi. Il était comme halluciné et oncommençait, sur le bâtiment, à le considérer et à le traiter un peucomme un fou. Par moments, il parlait tout seul, ou du moins toutle monde croyait qu’il était seul, mais lui, il s’imaginait queChéri-Bibi était à ses côtés et l’entendait. Il naviguait non pointavec son souvenir, mais avec lui.

« Il est toujours à bord : jele sens, j’en suis sûr ! »

Et quand il ne croyait pas, dans sonimagination surexcitée, que Chéri-Bibi se promenait avec lui sur lepont, il le cherchait.

Il le cherchait partout, comme sil’autre lui faisait la mauvaise farce de se cacher. Il ne mangeaitguère, et, déjà si maigre, il dépérissait encore. Il semblait quela moindre brise allait le balayer du pont et le jeter aux vaguesou aux nuées. Un souffle, quoi ! Un soir, la Ficelle se laissatomber, de plus en plus lugubre, sur un banc du pont supérieur. Ilse sentait exténué, prêt à rendre l’âme. Soudain un point blanc,sur le banc, attira son attention. C’était un mouchoir que l’onavait oublié là, un mouchoir assez fin qu’il glissa machinalemententre ses doigts, mais il fut arrêté par un nœud, par un nœudénorme et de forme singulière que l’on avait fait à ce mouchoir. LaFicelle se dressa, affolé, et tremblant de tous ses membres. Ça,c’était le nœud très spécial que Chéri-Bibi faisait à ses mouchoirsquand il voulait se rappeler quelque chose. Que voulait direceci ?… Qui osait faire le nœud de Chéri-Bibi… sinonChéri-Bibi lui-même ?…

« Je te dis qu’il n’est pasmort ! Je te dis qu’il n’est pas mort ! » lui criaitquelqu’un d’invisible, mais si fort qu’il en avait les oreillespleines.

Du reste, ce n’était point la premièrefois qu’il trouvait des traces vivantes de Chéri-Bibi sur cebateau, depuis qu’on avait jeté son cadavre à la mer. Comme ilrefaisait toutes les promenades de Chéri-Bibi, il avait trouvé dansdes coins des culots de pipe encore tout chauds, aux endroitsmêmes où Chéri-Bibi aimait à s’asseoir pour fumer etrêver… dans des endroits où n’allait jamais personne, par exemple àl’avant, hors de la claire-voie, tout à fait sur la poulaine, où ilrestait là, les jambes ballantes au-dessus de la mer. Ah !mais, qu’est-ce que tout cela voulait dire ?… Il ne rêvaitpas, pour sûr !… Et ce mouchoir ?… À qui doncappartenait-il, ce mouchoir qui portait le nœud deChéri-Bibi ?… On l’avait oublié là, on viendrait peut-être lerechercher… Et il se recula, alla s’adosser au bossoir de la grandechaloupe… et il attendit… il attendit.

En attendant, il pensait encore à unpetit événement de la veille au soir, auquel il avait eu bien tortde ne point attacher d’importance. Oh ! ce n’était pasgrand-chose : quelqu’un avait toussé dans le couloir despremières, et la Ficelle en avait reçu comme un coup au cœur. Ileût juré que c’était Chéri-Bibi. Il n’avait fait qu’un bond endouceur jusqu’au couloir et là avait aperçu le marquis quis’éloignait tranquillement, les mains dans les poches.

La Ficelle en eût crié de misère !Cependant il avait bien entendu Chéri-Bibi tousser. Entre mille ileût reconnu la toux de Chéri-Bibi ; et voilà que c’était cemarquis de malheur qui toussait comme un de lachiourme !…

Donc la Ficelle, dissimulé derrière sonbossoir, attendait… Le timonier piqua le quart de dix heures et unegrande ombre un peu penchée apparut… La Ficelle, pour ne pointtomber, saisit le bossoir à pleins bras… Mais tout de même, ilglissa, et s’écroula à genoux, les dents claquantes… Cette ombre-làétait Chéri-Bibi tout craché ! Il faisait un temps un peutrouble et la lune était couverte de nuées… La Ficelle se fûttrouvé nez à nez avec le fantôme hollandais volant qu’il n’eût pasété plus épouvanté… C’était Chéri-Bibi, revenu du royaume des mortset marchant comme lorsqu’il était vivant, avec les mêmes tics, lemême déhanchement, le même traînement de la jambe et la même allurechaloupée des épaules… Ah ! on ne pouvait pas setromper ! Cette fois, ce n’était pas un rêve ! Aprèsavoir vu, de ses yeux vu Chéri-Bibi mort, glissé dans un sac etjeté à l’eau avec un bon boulet au pied, il le revoyait vivant, sepromenant tranquillement sur le pont, comme s’il commandait encoreson navire !

La Ficelle cria :

« Maman ! »

L’autre, qui le touchait presquemaintenant, s’arrêta bien en face de lui, sans le moindre émoi, etla Ficelle, les yeux dessillés, à la lueur certaine de la lune, quivenait de se nettoyer de ses nuages, reconnaissait encore, toujoursle marquis !

Ce gentilhomme ne manifesta aucunétonnement de trouver la Ficelle à genoux et les dents claquantd’effroi. Un aussi mince personnage n’était évidemment pointcapable de retenir son attention. Il lui tourna le dos et continuasa promenade silencieuse, mais ce n’était plus du tout Chéri-Bibi,ni sa façon de marcher, ni de traîner la jambe, ni de chalouper.C’était bien le marquis par-derrière commepar-devant !

Dans le crâne de la Ficelle, les idéestournaient en une lamentable marmelade.

Il s’était traîné sur le pont, tel unblessé qui a perdu l’usage de ses jambes, il s’était adossé« à la muraille ». Le marquis allait, venait, comme s’iln’avait pas été là.

« Un drôle d’oiseau tout de même,pensait la Ficelle… un drôle d’oiseau que ce marquis depuis samaladie. On ne le voit plus jamais avec ses amis… il ne fréquentepersonne… il ne parle à personne… et il attend la nuit pour venirse promener sur le pont et causer avec lesétoiles ! »

À ce moment, le marquis, sans doutefatigué, s’assit sur le banc où la Ficelle avait laissé lemouchoir. Il aperçut le linge blanc, le saisit, le regarda et semoucha dedans. La Ficelle sentit que ses cheveux (qu’il portaitlongs depuis ses voyages) se dressaient sur sa tête :IL AVAIT ENTENDU SE MOUCHER CHÉRI-BIBI !

C’était trop pour cette nuit-là, ils’évanouit.

La fraîcheur du petit jour le ranima. Ilregarda autour de lui. Le marquis n’était plus là. Cette partie dupont était déserte. Il rassembla ses idées : le marquis avaitreconnu son mouchoir, puisqu’il s’était mouché dedans :c’était donc lui qui avait fait le nœud à la Chéri-Bibi. Lemarquis, quand il n’avait pas ses lunettes, avait un certain regardà la Chéri-Bibi ; le marquis, la nuit, quand il ne se croyaitpas observé, marchait comme Chéri-Bibi. On eût dit qu’il sedélassait des contraintes du jour. Mais enfin, malgré tout ça, lemarquis était le marquis et n’était pas Chéri-Bibi. Ah ! non,si c’était Chéri-Bibi, qu’est-ce qu’il aurait fait de ses oreilles,et de son nez camard, et d’un tas d’autres choses quil’enlaidissaient pour tout le monde, excepté pour la Ficelle ?Tout ça était descendu à la mer, dans le sac, avec Chéri-Bibilui-même…

Tout à coup la Ficelle eut un sursaut,comme s’il venait de recevoir une décharge électrique. Il revoyaitle Kanak et la Comtesse couverts de sang, sortant de la cabine oùils tenaient prisonniers Chéri-Bibi et le marquis, à cause de cetteétrange maladie qu’ils soignaient à coups de bistouri !… Ilse rappelait les cris, les gémissements, puis lessubits et longs silences comme il en règne chez les malades quel’on a endormis pour quelque opération… Il se souvenait encore detout ce qui avait été dit à propos du procès du Kanak et de laComtesse, et des lanières de chair humaine !… Eh !eh ! est-ce qu’il était sur la trace ?… Est-ceque ?… Est-ce que ?… S’ils ne les mangeaient pas, c’étaitpour quoi en faire alors ?… Ils n’avaient jamais voulu dire cequ’ils en faisaient… C’était peut-être bien, après tout, que leurtruc ne leur avait pas toujours réussi… Et la preuve c’est que, àbord de l’Estrella, un des deux malades en était mort…Ah ! mais… ah ! mais… Ça devait être dangereux de changerla peau des gens, surtout malgré l’un d’eux… Ah ! mais…ah ! mais… Était-ce possible, une chosepareille ?…

Ah ! bien, on disait que si !La Ficelle se rappelait qu’il avait bien ri, un soir, après lasoupe, quand le maître d’équipage avait lu un article du journalLe Matin dans lequel on racontait que les chirurgienspouvaient maintenant greffer sur un animal vivant tous les organesou tous les membres qu’ils voulaient et qu’ils avaient pris àd’autres animaux vivants[1].

Eh bien, ce que les chirurgiens nefaisaient encore qu’avec les bêtes, le Kanak l’avait fait avec desgens. Seulement ça avait dû lui coûter cher de gens !Voilà pourquoi, en cour d’assises, il avait préféré encaisser sesdix ans de travaux forcés et se taire…

Une aussi truculente cogitation faisaitcouler des gouttes lourdes de sueur le long des tempes del’imaginatif la Ficelle. C’était-y possible, mon Dieu !qu’on puisse comme ça changer le masque des gens !… Sanscompter que si c’était possible, ça n’avait pas dû être biendifficile, car les formes de têtes, en hauteur et en largeur, deChéri-Bibi et du marquis, étaient à peu près d’égales dimensions.Mais comment avait-on fait pour le nez… pour apporter sur le visagede Chéri-Bibi la forme du nez bourbonien du marquis ?… Onavait dû certainement scier le nez de Chéri-Bibi et greffer lecartilage du marquis. Quel ouvrage ! quelouvrage !

« Eh ben, il n’a pas peur, leKanak… admirait la Ficelle. Ah ! on dit qu’aujourd’hui leschirurgiens ne reculent devant rien, devant rien !… Et puisles mains ! Il a fait la même chose avec les mains !… Etmoi qui avais pris la main du mort… et qui pleurais dessus… Biensûr, c’était la main de Chéri-Bibi… et ce n’était plus lasienne !… Ça devait être plus douloureux que tout, lesmains… »

Il se rappelait à ce propos lesgémissements horribles de Chéri-Bibi : « Pas lesmains ! Pas les mains !… »

« Ah bien !… Ah !bien !… si on m’avait dit ça… je ne me serais pas tant fait debile, sûr ! Sacré Chéri-Bibi, va ! Il n’y a que lui pournous jouer des tours pareils ! Ça, v’là un couppour le père Bertillon ! Il peut chercher les empreintesd’épiderme, maintenant qu’on change de mains comme de gants… Et lessignes sur la peau !… C’est-y que Chéri-Bibi aurait changé depeau du haut en bas ?… Ah ! bien, je regrette qu’on aithabillé le macchabée, ça m’aurait fait plaisir de les voir unedernière fois avant qu’elles partent, toutes les « fleurs debagne » (tatouages) que Chéri-Bibi s’était fait dessiner surla peau du palpitant !… Pauv’Bertillon, va ! Quelleaffaire !… Et la longueur des oreilles ! et la hauteur dunez ! Et patati et patata !… Enfoncée,l’anthropométrie !… Ah ! là, là ! Non, c’est tropbeau, c’est trop beau ! C’est pas possible !… Je bave etje dis qu’il pleut ! »

Et il se mit à rire comme un fou, nesachant plus ce qu’il devait faire de toutes les idées baroques quilui « barbotaient dans le ciboulot ». La mort deChéri-Bibi l’avait rendu « louf », c’était sûr. Il setraîna jusqu’à sa cabine et se jeta sur sa couchette, où ilcontinua de rêver tout éveillé, et puis vers six heures du matin,il s’endormit d’un sommeil de plomb.

Il dormit jusqu’au soir. On était venuprendre de ses nouvelles. On s’était montré inquiet, mais ildéclara dès son réveil qu’il ne s’était jamais si bien porté etqu’il avait une faim de loup. On lui demanda ce qu’il désiraitmanger. Il réfléchit un instant et dit :

« Ça ne vous regarde pas. Je vaisme faire une douceur moi-même… »

Il s’habilla et s’en fut à son anciennecuisine dont il avait été le dévoué mitron. Et là, il se mit àtravailler sérieusement. Il se confectionna une morue àl’espagnole, plat dont il avait la savante recette et dontjadis raffolait Chéri-Bibi.

« Le pauvre garçon, disait-onautour de lui, il s’imagine encore qu’il prépare une délicatessepour Chéri-Bibi. Comme il l’aimait !… »

De fait, la Ficelle n’avait jamaismontré autant d’application ni d’entrain au cours de toute sacarrière culinaire. Et il confectionnait sa morue à l’espagnole sicopieusement qu’on eût pu croire que Chéri-Bibi, qui mangeait commesix, allait vraiment en être.

600 grammes de moruedessalée ;

600 grammes de pommes deterre ;

500 grammes de tomates ;

100 grammes de poudre de piment rouged’Espagne (à défaut de piment rouge frais qu’il n’avait pas et dontil eût mis 400 grammes) ;

40 grammes d’oignons ;

10 grammes d’ail ;

10 grammes de farine ;

2 décigrammes de poivre fraîchementmoulu ;

Sel ;

Bouquet garni (laurier à défautdu thym et du persil) ;

Mie de pain rassis tamisée.

Ses camarades l’avaient laissé seul, carils n’ignoraient pas qu’il ne fallait point troubler la Ficellequand il faisait de la morue à l’espagnole.

Il coupa la morue en morceaux, la jetacuire dans l’eau, l’égoutta quand elle fut cuite, en retira lesarêtes et réserva 200 grammes de bouillon de cuisson. Il soupiraparce qu’il pensait avec ennui que s’il avait eu des piments frais,il les eût pelés, émincés en languettes, et les eût saupoudrés d’undécigramme de poivre, mais comme il n’en avait pas, il dut biens’en passer. Il fit revenir dans l’huile des oignons pelés ethachés, il ajouta les tomates coupées en morceaux, l’ail, lebouquet garni, le reste du poivre ; il mouilla avec lebouillon de morue réservé et laissa cuire pendant dixminutes ; il ajouta ensuite la farine pour lier la sauce, ilcontinua la cuisson pendant quelques minutes encore, retira lebouquet, goûta, fit claquer sa langue avec satisfaction, complétacependant l’assaisonnement avec un peu de sel (la morue ayant ététrop dessalée), puis il passa la sauce et la réserva.

Entre-temps, il avait fait cuire lespommes de terre à la vapeur. Alors il les pela et les coupa entranches. En suite de quoi il s’empara d’un plat allant au feu, ilétala au fond une couche de tranches de pommes de terre, il mitdessus une couche de morceaux de morue, par-dessus (à défaut delanguettes de piment) un quart de sa poudre de piment rouged’Espagne, mouilla avec un peu de sauce et répéta quatre fois lesmêmes alternances ; il saupoudra avec de la mie de pain etfinalement fit cuire au four une demi-heure environ, jusqu’à ce quele plat eût pris une de ces consistances onctueuses dont l’aspectseul fait entrer les gourmets en extase[2].

Quand il ouvrit son four, une odeuradmirable, un parfum des mille et une nuits se répandit dans lacuisine. La Ficelle ferma les yeux.

« Oh ! Chéri-Bibi, fit-il, situ étais là ! » Il rouvrit les yeux, glissa le plat surune serviette, prit deux cuillers et, par les couloirs déserts àcette heure, il gagna rapidement cet endroit du pont où lemarquis était accoutumé de venir se promener quandtous ceux qui n’étaient pas de quart dormaient déjà à bord. Et ildéposa son plat fumant et odoriférant, non point sur le banc où ils’asseyait d’ordinaire, mais à une vingtaine de pas de là, sur unegrosse poulie. Ceci fait, il se dissimula comme il l’avait fait laveille.

Le marquis ne tarda pas à arriver. Etcette fois, c’était si bien le marquis que le malheureux ettremblant la Ficelle sentit son cœur se serrer jusqu’àl’étouffement.

Le marquis s’assit à sa placehabituelle, mais soudain il leva la tête, le nez. Il semblaitaspirer, avec une certaine joie inquiète, des effluves inattendus.Et il se leva, les narines palpitantes. Il s’orienta… s’en vint,après quelques hésitations, jusqu’à cet endroit qui dégageait, parcette belle nuit étoilée, de si suaves parfums. Ô lepauvre cœur de la Ficelle ! Maintenant le marquis est à deuxpas de la poulie odoriférante. Il se penche, il est au-dessus duplat, au-dessus de la morue à l’espagnole…

Vivement, il regarde à droite et àgauche, si on ne l’aperçoit pas.

Et il se jette sur le platgloutonnement, en criant :« Fatalitas ! »

« Fatalitas !répètela voix délirante de la Ficelle… Ah ! Chéri-Bibi !Chéri-Bibi !… »

Ils sont dans les bras l’un de l’autre,ils s’embrassent, ils s’étreignent.

« Chut ! pas tant depotin !… Et puis la morue va refroidir, laFicelle ! »

Et ils mangent. Voilà qu’ils mangenttous les deux leur morue, à même le plat.

« Alors, quoi, te v’là marquismaintenant ?

– Tais-toi ! que le Kanak nese doute jamais que tu le sais !…

– Qué que ça peut lui fiche ?Je ne te lâche plus !… C’est entendu, hein ?

– Oui, oui, c’est entendu !Ah ! la bonne morue, mon vieux la Ficelle !… Tu viendrasm’en faire de temps en temps, chez moi, hein ! dans monmarquisat ?

– C’est vrai, maintenant, c’est àtoi tout ça ! Te voilà le mari deCécily ! »

Chéri-Bibi laissa tomber sa cuiller. Ilavait assez mangé de morue à l’espagnole.

« Ah ! ne me parle pas deça ! dit-il… La seule idée de ça, ça me rendfou[3] ! … »

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