Cinq-Mars (Une conjuration sous Louis XIII)

Cinq-Mars (Une conjuration sous Louis XIII)

d’ Alfred de Vigny

 

Le Roi était tacitement le chef de cette conjuration. Le grand écuyer Cinq-Mars en était l’âme ; le nom dont on se servait était celui du duc d’Orléans, frère unique du Roi, et leur conseil était le duc de Bouillon. La Reine sut l’entreprise et les noms des conjurés…

Mémoires d’Anne d’Autriche,

par Mme de MOTTEVILLE.

Qui trompe-t-on donc ici ?

Barbier de Séville

 

 

RÉFLEXIONS – SUR – LA VÉRITÉ DANS L’ART

L’étude du destin général des sociétés n’est pas moins nécessaire aujourd’hui dans les écrits que l’analyse du cœur humain. Nous sommes dans un temps où l’on veut tout connaître et où l’on cherche la source de tous les fleuves. La France surtout aime à la fois l’Histoire et le Drame, parce que l’une retrace les vastes destinées de l’HUMANITÉ, et l’autre le sort particulier de l’HOMME. C’est là toute la vie. Or, ce n’est qu’à la Religion, à la Philosophie, à la Poésie pure, qu’il appartient d’aller plus loin que la vie, au delà des temps, jusqu’à l’éternité.

Dans ces dernières années (et c’est peut-être une suite de nos mouvements politiques), l’Art s’est empreint d’histoire plus fortement que jamais. Nous avons tous les yeux attachés sur nos Chroniques, comme si, parvenus à la virilité en marchant vers de plus grandes choses, nous nous arrêtions un moment pour nous rendre compte de notre jeunesse et de ses erreurs. Il adonc fallu doubler l’INTÉRÊT en y ajoutant le SOUVENIR.

Comme la France allait plus loin que lesautres nations dans cet amour des faits et que j’avais choisi uneépoque récente et connue, je crus aussi ne pas devoir imiter lesétrangers, qui, dans leurs tableaux, montrent à peine à l’horizonles hommes dominants de leur histoire ; je plaçai les nôtressur le devant de la scène, je les fis principaux acteurs de cettetragédie dans laquelle j’avais dessein de peindre les trois sortesd’ambition qui nous peuvent remuer, et, à côté d’elles, la beautédu sacrifice de soi-même à une généreuse pensée. Un traité sur lachute de la féodalité, sur la position extérieure et intérieure dela France au XVIIe siècle, sur la question des alliancesavec les armes étrangères, sur la justice aux mains des parlementsou des commissions secrètes et sur les accusations de sorcellerie,n’eût pas été lu peut-être ; le roman le fut.

Je n’ai point dessein de défendre ce derniersystème de composition plus historique, convaincu que le germe dela grandeur d’une œuvre est dans l’ensemble des idées et dessentiments d’un homme et non pas dans le genre qui leur sert deforme. Le choix de telle époque nécessitera cette MANIÈRE, telleautre la devra repousser ; ce sont là des secrets du travailde la pensée qu’il n’importe point de faire connaître. À quoi bonqu’une théorie nous apprenne pourquoi nous sommes charmés ?Nous entendons les sons de la harpe ; mais sa forme élégantenous cache les ressorts de fer. Cependant, puisqu’il m’est prouvéque ce livre a en lui quelque vitalité[1], je ne puism’empêcher de jeter ici ces réflexions sur la liberté que doitavoir l’imagination d’enlacer dans ses nœuds formateurs toutes lesfigures principales d’un siècle, et, pour donner plus d’ensemble àleurs actions, de faire céder parfois la réalité des faits à l’IDÉEque chacun d’eux doit représenter aux yeux de la postérité ;enfin sur la différence que je vois entre la VÉRITÉ de l’Art et leVRAI du Fait.

De même que l’on descend dans sa consciencepour juger des actions qui sont douteuses pour l’esprit, nepourrions-nous pas aussi chercher en nous-mêmes le sentimentprimitif qui donne naissance aux formes de la pensée, toujoursindécises et flottantes ? Nous trouverions dans notre cœurplein de trouble, où rien n’est d’accord, deux besoins qui semblentopposés, mais qui se confondent, à mon sens, dans une sourcecommune ; l’un est l’amour du VRAI, l’autre l’amour duFABULEUX. Le jour où l’homme a raconté sa vie à l’homme, l’Histoireest née. Mais à quoi bon la mémoire des faits véritables, si cen’est à servir d’exemple de bien ou de mal ? Or les exemplesque présente la succession lente des événements sont épars etincomplets ; il leur manque toujours un enchaînement palpableet visible, qui puisse amener sans divergence à une conclusionmorale ; les actes de la famille humaine sur le théâtre dumonde ont sans doute un ensemble, mais le sens de cette vastetragédie qu’elle y joue ne sera visible qu’à l’œil de Dieu,jusqu’au dénoûment qui le révélera peut-être au dernier homme.Toutes les philosophies se sont en vain épuisées à l’expliquer,roulant sans cesse leur rocher, qui n’arrive jamais et retombe surelles, chacune élevant son frêle édifice sur la ruine des autres etle voyant crouler à son tour. Il me semble donc que l’homme, aprèsavoir satisfait à cette première curiosité des faits, désiraquelque chose de plus complet, quelque groupe, quelque réduction àsa portée et à son usage des anneaux de cette vaste chaîned’événements que sa vue ne pouvait embrasser ; car il voulaitaussi trouver, dans les récits, des exemples qui pussent servir auxvérités morales dont il avait la conscience ; peu de destinéesparticulières suffisaient à ce désir, n’étant que les partiesincomplètes du TOUT insaisissable de l’histoire du monde ;l’une était pour ; dire un quart, l’autre une moitié depreuve ; l’imagination fit le reste et les compléta. De là,sans doute, sortit la fable. – L’homme la créa vraie, parce qu’ilne lui est pas donné de voir autre chose que lui-même et la naturequi l’entoure ; mais il la créa VRAIE d’une VÉRITÉ touteparticulière.

Cette VÉRITÉ toute belle, tout intellectuelle,que je sens, que je vois et voudrais définir, dont j’ose icidistinguer le nom de celui du VRAI, pour me mieux faire entendre,est comme l’âme de tous les arts. C’est un choix du signecaractéristique dans toutes les beautés et toutes les grandeurs duVRAI visible ; mais ce n’est pas lui-même, c’est mieux quelui ; c’est un ensemble idéal de ses principales formes, uneteinte lumineuse qui comprend ses plus vives couleurs, un baumeenivrant de ses parfums les plus purs, un élixir délicieux de sessucs les meilleurs, une harmonie parfaite de ses sons les plusmélodieux ; enfin c’est une somme complète de toutes se leurs.À cette seule VÉRITÉ doivent prétendre les œuvres de l’Art qui sontune représentation morale de la vie, les œuvres dramatiques. Pourl’atteindre, il faut sans doute commencer par connaître tout leVRAI de chaque siècle, être imbu profondément de son ensemble et deses détails ; ce n’est là qu’un pauvre mérite d’attention, depatience et de mémoire ; mais ensuite il faut choisir etgrouper autour d’un centre inventé : c’est là l’œuvre del’imagination et de ce grand BON SENS qui est le génielui-même.

À quoi bon les Arts s’ils n’étaient que leredoublement et la contre-épreuve de l’existence ? Eh !bon Dieu, nous ne voyons que trop autour de nous la triste etdésenchanteresse réalité : la tiédeur insupportable desdemi-caractères, des ébauches de vertus et de vices, des amoursirrésolus, des haines mitigées, des amitiés tremblotantes, desdoctrines variables, des fidélités qui ont leur hausse et leurbaisse, des opinions qui s’évaporent ; laissez-nous rêver queparfois ont paru des hommes plus forts et plus grands, qui furentdes bons ou des méchants plus résolus ; cela fait du bien. Sila pâleur de votre VRAI nous poursuit dans l’Art, nous fermeronsensemble le théâtre et le livre pour ne pas le rencontrer deuxfois. Ce que l’on veut des œuvres qui font mouvoir des fantômesd’hommes, c’est, je le répète, le spectacle philosophique del’homme profondément travaillé par les passions de son caractère etde son temps ; c’est donc la VÉRITÉ, de cet homme et de ceTEMPS, mais tous deux élevés à une puissance supérieure et idéalequi en concentre toutes les forces. On la reconnaît, cette VÉRITÉ,dans les œuvres de la pensée, comme l’on se récrie sur laressemblance d’un portrait dont on n’a jamais vu l’original ;car un beau talent peint la vie plus encore que le vivant.

Pour achever de dissiper sur ce point lesscrupules de quelques consciences littérairement timorées que j’aivues saisies d’un trouble tout particulier en considérant lahardiesse avec laquelle l’imagination se jouait des personnages lesplus graves qui aient jamais eu vie, je me hasarderai jusqu’àavancer que, non dans son entier, je ne l’oserais dire, mais dansbeaucoup de ses pages qui ne sont peut-être pas les moins belles,L’HISTOIRE EST UN ROMAN DONT LE PEUPLE EST L’AUTEUR. – L’esprithumain ne me semble se soucier du VRAI que dans le caractèregénéral d’une époque ; ce qui lui importe surtout, c’est lamasse des événements et les grands pas de l’humanité qui emportentles individus ; mais, indifférent sur les détails, il les aimemoins réels que beaux, ou plutôt grands et complets.

Examinez de près l’origine de certainesactions, de certains cris héroïques qui s’enfantent on ne saitcomment : vous les verrez sortir tout faits des ON DIT et desmurmures de la foule, sans avoir en eux-mêmes autre chose qu’uneombre de vérité ; et pourtant ils demeureront historiques àjamais. – Comme par plaisir et pour se jouer de la postérité, lavoix publique invente des mots sublimes pour les prêter, de leurvivant même et sous leurs yeux, à des personnages qui, tout confus,s’en excusent de leur mieux comme ne méritant pas tant degloire[2] et ne pouvant porter si haute renommée.N’importe, on n’admet point leurs réclamations ; qu’ils lescrient, qu’ils les écrivent, qu’ils les publient, qu’ils signent,on ne veut pas les écouter, leurs paroles sont sculptées dans lebronze, les pauvres gens demeurent historiques et sublimes malgréeux. Et je ne vois pas que tout cela se soit fait seulement dansles âges de barbarie, cela se passe à présent encore, et accommodel’Histoire de la veille au gré de l’opinion générale, musetyrannique et capricieuse qui conserve l’ensemble et se joue dudétail. Eh ! qui de vous n’a assisté à sestransformations ! Ne voyez-vous pas de vos yeux la chrysalidedu FAIT prendre par degré les ailes de la FICTION ? – Formé àdemi par les nécessités du temps, un FAIT est enfoui tout obscur etembarrassé, tout naïf, tout rude, quelquefois mal construit, commeun bloc de marbre non dégrossi ; les premiers qui le déterrentet le prennent en main le voudraient autrement tourné, et lepassent à d’autres mains déjà un peu arrondi ; d’autres lepolissent en le faisant circuler ; en moins de rien il arriveau grand jour transformé en statue impérissable. Nous nousrécrions ; les témoins oculaires et auriculaires entassentréfutations sur explications ; les savants fouillent,feuillettent et écrivent ; on ne les écoute pas plus que leshumbles héros qui se renient ; le torrent coule et emporte letout sous la forme qu’il lui a plu de donner à ces actionsindividuelles. Qu’a-t-il fallu pour toute cette œuvre ? Unrien, un mot ; quelquefois le caprice d’un journalistedésœuvré. Et y perdons-nous ? Non. Le fait adopté est toujoursmieux composé que le vrai, et n’est même adopté que parce qu’il estplus beau que lui ; c’est que l’HUMANITÉ ENTIÈRE a besoin queses destinées soient pour elle-même une suite de leçons ; plusindifférente qu’on ne pense sur la RÉALITÉ DES FAITS, elle chercheà perfectionner l’événement pour lui donner une grandesignification morale ; sentant bien que la succession desscènes qu’elle joue sur la terre n’est pas une comédie, et que,puisqu’elle avance, elle marche à un but dont faut chercherl’explication au delà de ce qui se voit.

Quant à moi, j’avoue que je sais bon gré à lavoix publique d’en agir ainsi, car souvent sur la plus belle vie setrouvent des taches bizarres et des défauts d’accord qui me fontpeine lorsque je les aperçois. Si un homme me paraît un modèleparfait d’une grande et noble faculté de l’âme, et que l’on viennem’apprendre quelque ignoble trait qui le défigure, je m’enattriste, sans le connaître, comme d’un malheur qui me seraitpersonnel, et je voudrais presque qu’il fût mort avant l’altérationde son caractère.

Aussi, lorsque la MUSE (et j’appelle ainsil’Art tout entier, tout ce qui est du domaine de l’imagination, àpeu près comme les anciens nommaient MUSIQUE l’éducation entière),lorsque la MUSE vient raconter, dans ses formes passionnées, lesaventures d’un personnage que je sais avoir vécu, et qu’ellerecompose ses événements, selon la plus grande idée de vice ou devertu que l’on puisse concevoir de lui, réparant les vides, voilantles disparates de sa vie et lui rendant cette unité parfaite deconduite que nous aimons à voir représentée même dans le mal ;si elle conserve d’ailleurs la seule chose essentielle àl’instruction du monde, le génie de l’époque, je ne pourquoi l’onserait plus difficile avec elle qu’avec cette voix des peuples quifait subir chaque jour à chaque fait de si grandes mutations.

Cette liberté, les anciens la portaient dansl’histoire même ; ils n’y voulaient voir que la marchegénérale et le large mouvement des sociétés et des nations, et, surces grands fleuves déroulés dans un cours bien distinct et bienpur, ils jetaient quelques figures colossales, symboles d’un grandcaractère et d’une haute pensée. On pourrait presque calculergéométriquement que, soumise à la double composition de l’opinionet de l’écrivain, leur histoire nous arrive de troisième main, etéloignée de deux degrés de la vérité du fait.

C’est qu’à leurs yeux l’Histoire aussi étaitune œuvre de l’Art ; et, pour avoir méconnu que c’est là sanature, le monde chrétien tout entier a encore à désirer unmonument historique, pareil à ceux qui dominent l’ancien monde etconsacrent la mémoire de ses destinées, comme ses pyramides, sesobélisques, ses pylônes et ses portiques dominent encore la terrequi lui fut connue, et y consacrent la grandeur antique.

Si donc nous trouvons partout les traces de cepenchant à déserter le POSITIF, pour apporter L’IDÉAL jusque dansles annales, je crois qu’à plus forte raison l’on doit s’abandonnerà une grande indifférence de la réalité historique pour juger lesœuvres dramatiques, poëmes, romans ou tragédies, qu’empruntent àl’histoire des personnages mémorables. L’ART ne doit jamais êtreconsidéré que dans ses rapports avec sa BEAUTÉ IDÉALE. Il faut ledire, ce qu’il y a de VRAI n’est que secondaire, c’est seulementune illusion de plus dont il s’embellit, un de nos penchants qu’ilcaresse. Il pourrait s’en passer, car la VÉRITÉ dont il doit senourrir est la vérité d’observation surla nature humaine, etnon l’authenticité du fait. Lesnoms des personnages ne font rien à la chose.

L’Idée est tout. Le nom propre n’estrien que l’exemple et la preuve de l’idée.

Tant mieux pour la mémoire de ceux que l’onchoisit pour représenter des idées philosophiques ou morales ;mais, encore une fois, la question n’est pas là :l’imagination fait d’aussi belles choses sans eux ; elle estune puissance toute créatrice ; les êtres fabuleux qu’elleanime sont doués de vie autant que les êtres réels qu’elle ranime.Nous croyons à Othello comme à Richard III, dont le monumentest à Westminster ; à Lovelace et à Clarisse autant qu’à Paulet à Virginie, dont les tombes sont à l’Île de France. C’est dumême œil qu’il faut voir jouer ces personnages et ne demander à laMUSE que sa VÉRITÉ plus belle que le VRAI ; soit que,rassemblant les traits d’un CARACTÈRE épars dans mille individuscomplets, elle en compose un TYPE dont le nom seul estimaginaire ; soit qu’elle aille choisir sous leur tombe ettoucher de sa chaîne galvanique les morts dont on sait de grandeschoses, les force à se lever encore et les traîne, tout éblouis, augrand jour, où dans le cercle qu’a tracé cette fée ils reprennent àregret leurs passions d’autrefois et recommencent par-devant leursneveux le triste drame de la vie.

Écrit en 1827.

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