Cinq nouvelles extraordinaires

Cinq nouvelles extraordinaires

de Gustave Le Rouge

SPECTRE SEUL

 

L’Ombre semblait pleuvoir avec les fluides hachures d’une averse qui fuyait interminablement d’un ciel enfumé,pareil de ton au ciment noirci par de terreuses infiltrations,comme si cette indigente ruelle et toute la maussade ville provinciale elle-même eussent été construites sous les voûtes fangeuses de quelque réservoir souterrain. Déjà la nuit seblottissait aux angles de la triste salle de café où j’étais assis,une maladroite et rougeaude bonne n’en finissait pas de remonter –avec une foule de bruits agaçants – une demi-douzaine de lampes grinçantes, et je baillais mortellement, endolori par le tambourinement monotone des gouttes sur les vitres et le sourd pataugement des passants hâtés parmi les flaques d’eau sale.

Bientôt je m’aperçus que – depuis longtemps déjà – mes yeux distraits s’étaient fixés sur un homme à la physionomie chagrine qui, comme moi, semblait plongé dans le plus nauséeux désœuvrement. Ayant considéré attentivement – pendant que j’étais moi-même l’objet d’un pareil examen – son front dégarni,ses prunelles décolorées, ses paupières rougies et plissées d’une infinité de menues rides, sa lèvre inférieure pendante et son envahissante barbe grise, je fus saisi d’une soudaine pitié et, presqu’au même instant – avec une fulgurante rapidité – j’eus la conscience de posséder – au moins passagèrement – l’inexplicable pouvoir de m’immiscer aux plus intimes sentiments de l’inconnu etde m’identifier avec la substance de ses afflictions.

Au moment où je l’observais, l’homme, dont lecœur paraissait vide et désolé, tournait toutes ses mélancoliquespensées vers les époques plus heureuses de son enfance. Le vivantet joyeux affairement de la ville maritime où il était né bruissaitdans le lointain de son souvenir. Les spectres des choses passéesse levaient avec les couleurs apâlies de l’oubli. Une opaque futaiede mâts s’érigeait avec des clairières de granit et de mer :de blanches digues s’allongeaient portant très loin les grêlescolonnes des phares.

Par-delà les faubourgs de la ville seprolongeaient de vastes chantiers penchant vers les bassins lescarènes des futurs navires, incessamment retentissantes demartèlements cadencés. Derrière les poupes s’alignaient à l’infinide hauts et larges cubes de madriers de Norwège laissant entre euxde stricts couloirs où nageait un parfum de résine.

L’imagination de l’homme se faufilait dans lesdétours familiers de ce labyrinthe tapissé d’un gazon dru et frisésur lequel s’ébattait une gazouillante volée d’enfants, aux mainssouillées de goudron, aux vêtements attristés d’accrocs et detaches ; il concentrait toute sa puissance mnémotechnique surces figures éparses, mais, des noms qui s’offraient à lui, il n’enpouvait articuler aucun d’une façon précise.

Entre toutes, une vision l’arrêtait, c’étaitune agile et blonde fillette dont les pieds tannés d’un hâle salinfrétillaient sous une robe bleue déteinte ; il se rappelaitl’avoir un jour couronnée d’un diadème de coquillages et de ceschardons cæruléens dont les racines rampent dans les sables tellesque des cordes grasses.

Mais, de même que ses autres compagnonsd’enfance disparus depuis lors sans qu’il eût conservé de relationsavec un seul d’entre eux, l’enfant qu’il avait aimée étaitfortuitement partie au loin et jamais plus il n’avait entenduparler d’elle.

Poussant un soupir de regret, l’étrangerpoursuivit le cours de sa rêverie. Aux chantiers avaient succédé depetits jardins des bas quartiers dont les carrés de choux rouges etde pommes de terre étaient séparés par de vivaces haies de sureauou de courbes épaves de navires, égayés par des touffes capiteusesde romarin et d’angélique.

Là encore, il reconnaissait beaucoup defigures d’amis. Par malheur, il y avait de longues années qu’il nes’était enquis de leur situation et ils l’avaient sans doutetotalement oublié.

À ce moment, un bref temps d’arrêt seproduisit dans les fuyants rappels de cette imagination. Il mesembla que le rêveur éprouvait une complète fatigue, un écœurementabsolu, et je ne vis plus rien.

Cet état de prostration ne se prolongeapas ; comme le flot impétueux d’un jeune sang, derecrudescentes souvenances affluèrent vers la cervelle dusolitaire ; une autre ville de la Mer – située, celle-là, dansles dernières brumes septentrionales – s’offrit à lui ;c’était en un quartier de matelots, éclatant d’un vacarme de rixeet de jurons et sur lequel pesait un fumeux brouillard d’alcool etde tabac. Des trognes rubicondes, dans le brouillard, sebalançaient avec de vagues sourires ; des servantes fardées,aux lèvres connues versaient de brutales eaux-de-vie et demachinales caresses…

L’étranger se récapitula amèrement les nomsdes camarades de son âge mûr, ils lui étaient devenus aussiinconnus que les amis de sa jeunesse.

Alors les paysages de sa mémoire varièrentencore. Et ce fut une île tropicale endormie dans la splendeur desfeuillages et des floraisons qui semaient leurs pétales vers leclair océan. Mais un long paquebot salit l’azur de ses cheminéesvomissantes ; forcé par les circonstances, l’homme s’embarquaet, sur le pont, il agitait encore de vagues gestes d’adieuauxquels répondaient du rivage de plaintives mains féminines deplus en plus lointaines.

Longtemps encore et vainement, l’hommecompulsa tous les séjours et toutes les fréquentations de sesvoyages ; du gouffre de plus en plus ténébreux de son souvenirne surgissaient que des indifférents ou des morts ; uneprofonde lassitude d’âme l’envahit, il constata avec désespoirqu’il était possédé par la solitude.

À contempler la pluie de plus en plus copieuseet torrentielle dans la rue de plus en plus déserte, la salle où lanuit s’installait et dont pendaient les tentures moisies, il sesentit un égal dégoût de partir ou de rester et s’affaissa sur lesjournaux cent fois lus, sur les journaux crasseux et ressasséscomme le reste.

*

* *

En cet instant les lampes furent enfinapportées. Alors, je poussai un faible gémissement et il me parutqu’on m’entrait dans le cœur la pointe vive d’un glaçon, car jevenais de constater que c’était – dans le tain boueux de la glace –le propre reflet de ma face vieillie que je contemplais et quec’était mon propre délaissement que je venais de distraitementscruter avec tant d’inutile et soigneuse cruauté.

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