Clair de Lune

Chapitre 4L’enfant

Après avoir longtemps juré qu’il ne se marierait jamais, JacquesBourdillère avait soudain changé d’avis. Cela était arrivébrusquement, un été, aux bains de mer.

Un matin, comme il était étendu sur le sable, tout occupé àregarder les femmes sortir de l’eau, un petit pied l’avait frappépar sa gentillesse et sa mignardise. Ayant levé les yeux plus haut,toute la personne le séduisit. De toute cette personne, il nevoyait d’ailleurs que les chevilles et la tête émergeant d’unpeignoir de flanelle blanche, clos avec soin. On le disait sensuelet viveur. C’est donc par la seule grâce de la forme qu’il futcapté d’abord ; puis il fut retenu par le charme d’un douxesprit de jeune fille, simple et bon, frais comme les joues et leslèvres.

Présenté à la famille, il plut et il devint bientôt fou d’amour.Quand il apercevait Berthe Lannis de loin, sur la longue plage desable jaune, il frémissait jusqu’aux cheveux. Près d’elle, ildevenait muet, incapable de rien dire et même de penser, avec uneespèce de bouillonnement dans le cœur, de bourdonnement dansl’oreille, d’effarement dans l’esprit. Était-ce donc de l’amour,cela ?

Il ne le savait pas, n’y comprenait rien, mais demeurait, entout cas, bien décidé à faire sa femme de cette enfant.

Les parents hésitèrent longtemps, retenus par la mauvaiseréputation du jeune homme. Il avait une maîtresse, disait-on, unevieille maîtresse, une ancienne et forte liaison, une de ceschaînes qu’on croit rompues et qui tiennent toujours.

Outre cela, il aimait, pendant des périodes plus ou moinslongues, toutes les femmes qui passaient à portée de seslèvres.

Alors il se rangea, sans consentir même à revoir une seule foiscelle avec qui il avait vécu longtemps. Un ami régla la pension decette femme, assura son existence. Jacques paya, mais ne voulut pasentendre parler d’elle, prétendant désormais ignorer jusqu’à sonnom. Elle écrivit des lettres sans qu’il les ouvrît. Chaquesemaine, il reconnaissait l’écriture maladroite del’abandonnée ; et, chaque semaine, une colère plus grande luivenait contre elle, et il déchirait brusquement l’enveloppe et lepapier, sans ouvrir, sans lire une ligne, une seule ligne, sachantd’avance les reproches et les plaintes contenues là dedans.

Comme on ne croyait guère à sa persévérance, on fit durerl’épreuve tout l’hiver, et c’est seulement au printemps que sademande fut agréée.

Le mariage eut lieu à Paris, dans les premiers jours de mai.

Il était décidé qu’ils ne feraient point le classique voyage denoce. Après un petit bal, une sauterie de jeunes cousines qui ne seprolongerait point au delà de onze heures, pour ne pas éterniserles fatigues de cette journée de cérémonies, les jeunes épouxdevaient passer leur première nuit commune dans la maisonfamiliale, puis partir seuls, le lendemain matin, pour la plagechère à leurs cœurs, où ils s’étaient connus et aimés.

La nuit était venue, on dansait dans le grand salon. Ilss’étaient retirés tous les deux dans un petit boudoir japonais,tendu de soies éclatantes, à peine éclairé, ce soir-là, par lesrayons alanguis d’une grosse lanterne de couleur, pendue au plafondcomme un œuf énorme. La fenêtre entr’ouverte laissait entrerparfois des souffles frais du dehors, des caresses d’air quipassaient sur les visages, car la soirée était tiède et calme,pleine d’odeurs de printemps.

Ils ne disaient rien ; ils se tenaient les mains en se lespressant parfois de toute leur force. Elle demeurait, les yeuxvagues, un peu éperdue par ce grand changement dans sa vie, maissouriante, remuée, prête à pleurer, souvent prête aussi à défaillirde joie, croyant le monde entier changé par ce qui lui arrivait,inquiète sans savoir de quoi, et sentant tout son corps, toute sonâme envahis d’une indéfinissable et délicieuse lassitude.

Lui la regardait obstinément, souriant d’un sourire fixe. Ilvoulait parler, ne trouvait rien et restait là, mettant toute sonardeur en des pressions de mains. De temps en temps, il murmurait :« Berthe ! » et chaque fois elle levait les yeux sur lui d’unmouvement doux et tendre ; ils se contemplaient une seconde,puis son regard à elle, pénétré et fasciné par son regard à lui,retombait.

Ils ne découvraient aucune pensée à échanger. On les laissaitseuls ; mais, parfois, un couple de danseurs jetait sur eux,en passant, un coup d’œil furtif, comme s’il eût été témoin discretet confident d’un mystère.

Une porte de côté s’ouvrit, un domestique entra, tenant sur unplateau une lettre pressée qu’un commissionnaire venait d’apporter.Jacques prit en tremblant ce papier, saisi d’une peur vague etsoudaine, la peur mystérieuse des brusques malheurs.

Il regarda longtemps l’enveloppe dont il ne connaissait pointl’écriture, n’osant pas l’ouvrir, désirant follement ne pas lire,ne pas savoir, mettre en poche cela, et se dire : « À demain.Demain, je serai loin, peu m’importe ! » Mais, sur un coin,deux grands mots soulignés : TRÈS URGENT, le retenaient etl’épouvantaient. Il demanda : « Vous permettez, mon amie ? »déchira la feuille collée et lut. Il lut le papier, pâlissantaffreusement, le parcourut d’un coup et, lentement, semblal’épeler.

Quand il releva la tête, toute sa face était bouleversée. Ilbalbutia : « Ma chère petite, c’est… c’est mon meilleur ami à quiil arrive un grand, un très grand malheur. Il a besoin de moi toutde suite… tout de suite… pour une affaire de vie ou de mort. Mepermettez-vous de m’absenter vingt minutes ; je reviensaussitôt ? » Elle bégaya, tremblante, effarée : « Allez, monami ! » n’étant pas encore assez sa femme pour oserl’interroger, pour exiger savoir. Et il disparut. Elle resta seule,écoutant danser dans le salon voisin.

Il avait pris un chapeau, le premier trouvé, un pardessusquelconque, et il descendit en courant l’escalier. Au moment desauter dans la rue, il s’arrêta encore sous le bec de gaz duvestibule et relut la lettre.

Voici ce qu’elle disait :

« MONSIEUR,

« Une fille Ravet, votre ancienne maîtresse, paraît-il, vientd’accoucher d’un enfant qu’elle prétend être à vous. La mère vamourir et implore votre visite. Je prends la liberté de vous écrireet de vous demander si vous pouvez accorder ce dernier entretien àcette femme, qui semble être très malheureuse et digne depitié.

« Votre serviteur,

« Dr BONNARD. »

Quand il pénétra dans la chambre de la mourante, elle agonisaitdéjà. Il ne la reconnut pas d’abord. Le médecin et deux gardes lasoignaient, et partout à terre traînaient des seaux pleins de glaceet des linges pleins de sang.

L’eau répandue inondait le parquet ; deux bougies brûlaientsur un meuble ; derrière le lit, dans un petit berceaud’osier, l’enfant criait, et, à chacun de ses vagissements, lamère, torturée, essayait un mouvement, grelottante sous lescompresses gelées.

Elle saignait ; elle saignait, blessée à mort, tuée parcette naissance. Toute sa vie coulait ; et, malgré la glace,malgré les soins, l’invincible hémorragie continuait, précipitaitson heure dernière.

Elle reconnut Jacques et voulut lever les bras : elle ne putpas, tant ils étaient faibles, mais sur ses joues livides deslarmes commencèrent à glisser.

Il s’abattit à genoux près du lit, saisit une main pendante etla baisa frénétiquement ; puis, peu à peu, il s’approcha toutprès, tout près du maigre visage qui tressaillait à son contact.Une des gardes, debout, une bougie à la main les éclairait, et lemédecin, s’étant reculé, regardait du fond de la chambre.

Alors d’une voix lointaine, en haletant, elle dit : « Je vaismourir, mon chéri ; promets-moi de rester jusqu’à la fin.Oh ! ne me quitte pas maintenant, ne me quitte pas au derniermoment ! »

Il la baisait au front, dans ses cheveux, en sanglotant. Ilmurmura : « Sois tranquille, je vais rester. »

Elle fut quelques minutes avant de pouvoir parler encore, tantelle était oppressée et défaillante. Elle reprit : « C’est à toi,le petit. Je te le jure devant Dieu, je te le jure sur mon âme, jete le jure au moment de mourir. Je n’ai pas aimé d’autre homme quetoi… Promets-moi de ne pas l’abandonner. » Il essayait de prendreencore dans ses bras ce misérable corps déchiré, vidé de sang. Ilbalbutia, affolé de remords et de chagrin : « Je te le jure, jel’élèverai et je l’aimerai. Il ne me quittera pas. » Alors elletenta d’embrasser Jacques. Impuissante à lever sa tête épuisée,elle tendait ses lèvres blanches dans un appel de baiser. Ilapprocha sa bouche pour cueillir cette lamentable et suppliantecaresse.

Un peu calmée, elle murmura tout bas : « Apporte-le, que je voiesi tu l’aimes. »

Et il alla chercher l’enfant.

Il le posa doucement sur le lit, entre eux, et le petit êtrecessa de pleurer. Elle murmura : « Ne bouge plus ! » Et il neremua plus. Il resta là, tenant en sa main brûlante cette main quesecouaient des frissons d’agonie, comme il avait tenu, tout àl’heure, une autre main que crispaient des frissons d’amour. Detemps en temps, il regardait l’heure, d’un coup d’œil furtif,guettant l’aiguille qui passait minuit, puis une heure, puis deuxheures.

Le médecin s’était retiré ; les deux gardes, après avoirrôdé quelque temps, d’un pas léger, par la chambre, sommeillaientmaintenant sur des chaises. L’enfant dormait, et la mère, les yeuxfermés, semblait se reposer aussi.

Tout à coup, comme le jour blafard filtrait entre les rideauxcroisés, elle tendit ses bras d’un mouvement si brusque et siviolent qu’elle faillit jeter à terre son enfant. Une espèce derâle se glissa dans sa gorge ; puis elle demeura sur le dos,immobile, morte.

Les gardes accourues déclarèrent : « C’est fini. »

Il regarda une dernière fois cette femme qu’il avait aimée, puisla pendule qui marquait quatre heures, et s’enfuit oubliant sonpardessus, en habit noir, avec l’enfant dans ses bras.

Après qu’il l’eût laissée seule, sa jeune femme avait attendu,assez calme d’abord, dans le petit boudoir japonais. Puis, ne levoyant point reparaître, elle était rentrée dans le salon, d’un airindifférent et tranquille, mais inquiète horriblement. Sa mère,l’apercevant seule, avait demandé : « Où donc est ton mari ? »Elle avait répondu : « Dans sa chambre ; il va revenir. »

Au bout d’une heure, comme tout le monde l’interrogeait, elleavoua la lettre et la figure bouleversée de Jacques, et sescraintes d’un malheur.

On attendit encore. Les invités partirent ; seuls, lesparents les plus proches demeuraient. À minuit, on coucha la mariéetoute secouée de sanglots. Sa mère et deux tantes, assises autourdu lit, l’écoutaient pleurer, muettes et désolées… Le père étaitparti chez le commissaire de police pour chercher desrenseignements.

À cinq heures, un bruit léger glissa dans le corridor ; uneporte s’ouvrit et se ferma doucement ; puis soudain un petitcri pareil à un miaulement de chat courut dans la maisonsilencieuse.

Toutes les femmes furent debout d’un bond, et Berthe, lapremière, s’élança malgré sa mère et ses tantes, enveloppée de sonpeignoir de nuit.

Jacques, debout au milieu de sa chambre, livide, haletant,tenait un enfant dans ses bras.

Les quatre femmes le regardèrent effarées ; mais Berthe,devenue soudain téméraire, le cœur crispé d’angoisse, courut à lui: « Qu’y a-t-il ? dites, qu’y a-t-il ? »

Il avait l’air fou ; il répondit d’une voix saccadée : « Ily a… il y a… que j’ai un enfant, et que la mère vient de mourir… »Et il présentait dans ses mains inhabiles le marmot hurlant.

Berthe, sans dire un mot, saisit l’enfant, l’embrassa,l’étreignant contre elle ; puis, relevant sur son mari sesyeux pleins de larmes : « La mère est morte, dites-vous ? » Ilrépondit : « Oui, tout de suite… dans mes bras… J’avais rompudepuis l’été… Je ne savais rien, moi… c’est le médecin qui m’a faitvenir… »

Alors Berthe murmura : « Eh bien, nous l’élèverons ce petit.»

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