Claude Gueux

Claude Gueux

de Victor Hugo
Note de la première édition

La lettre ci-dessous, dont l’original est déposé aux bureaux de la Revue de Paris, fait trop d’honneur à son auteur pour que nous ne la reproduisions pas ici. Elle est désormais liée à toutes les réimpressions de Claude Gueux.

« Dunkerque, le 30 juillet 1834.

« Monsieur le directeur de la Revue de Paris,

« Claude Gueux, de Victor Hugo,par vous inséré dans votre livraison du 6 courant, est une grande leçon ; aidez-moi, je vous prie, à la faire profiter.

« Rendez-moi, je vous prie, le service d’en faire tirer à mes frais autant d’exemplaires qu’il y a de députés en France, et de les leur adresser individuellement et bien exactement.

« J’ai l’honneur de vous saluer.

« CHARLES CARLIER,

« Négociant. »

CLAUDE GUEUX

Il y a sept ou huit ans, un homme nommé Claude Gueux, pauvre ouvrier, vivait à Paris. Il avait avec lui une fille qui était sa maîtresse, et un enfant de cette fille. Je dis les choses comme elles sont, laissant le lecteur ramasser les moralités à mesure que les faits les sèment sur leur chemin. L’ouvrier était capable, habile, intelligent, fort maltraité par l’éducation, fort bien traité par la nature, ne sachant pas lire et sachant penser.Un hiver, l’ouvrage manqua. Pas de feu ni de pain dans le galetas.L’homme, la fille et l’enfant eurent froid et faim. L’homme vola.Je ne sais ce qu’il vola, je ne sais où il vola. Ce que je sais,c’est que de ce vol il résulta trois jours de pain et de feu pour la femme et pour l’enfant, et cinq ans de prison pour l’homme.

L’homme fut envoyé faire son temps à la maison centrale de Clairvaux. Clairvaux, abbaye dont on a fait une bastille, cellule dont on a fait un cabanon, autel dont on a fait un pilori. Quand nous parlons de progrès, c’est ainsi que certaines gens le comprennent et l’exécutent. Voilà la chose qu’ils mettent sous notre mot.

Poursuivons.

Arrivé là, on le mit dans un cachot pour la nuit, et dans un atelier pour le jour. Ce n’est pas l’atelier que je blâme.

Claude Gueux, honnête ouvrier naguère, voleur désormais, était une figure digne et grave. Il avait le front haut,déjà ridé quoique jeune encore, quelques cheveux gris perdus dans les touffes noires, l’œil doux et fort puissamment enfoncé sous une arcade sourcilière bien modelée, les narines ouvertes, le menton avancé, la lèvre dédaigneuse. C’était une belle tête. On va voir ce que la société en a fait.

Il avait la parole rare, le geste peu fréquent, quelque chose d’impérieux dans toute sa personne et qui se faisait obéir, l’air pensif, sérieux plutôt que souffrant. Il avait pourtant bien souffert.

Dans le dépôt où Claude Gueux était enfermé,il y avait un directeur des ateliers, espèce de fonctionnaire propre aux prisons, qui tient tout ensemble du guichetier et du marchand, qui fait en même temps une commande à l’ouvrier et une menace au prisonnier, qui vous met l’outil aux mains et les fers aux pieds. Celui-là était lui-même une variété de l’espèce, unhomme bref, tyrannique, obéissant à ses idées, toujours à courtebride sur son autorité ; d’ailleurs, dans l’occasion, boncompagnon, bon prince, jovial même et raillant avec grâce ;dur plutôt que ferme ; ne raisonnant avec personne, pas mêmeavec lui ; bon père, bon mari sans doute, ce qui est devoir etnon vertu ; en un mot, pas méchant, mauvais. C’était un de ceshommes qui n’ont rien de vibrant ni d’élastique, qui sont composésde molécules inertes, qui ne résonnent au choc d’aucune idée, aucontact d’aucun sentiment, qui ont des colères glacées, des hainesmornes, des emportements sans émotion, qui prennent feu sanss’échauffer, dont la capacité de calorique est nulle, et qu’ondirait souvent faits de bois ; ils flambent par un bout etsont froids par l’autre. La ligne principale, la ligne diagonale ducaractère de cet homme, c’était la ténacité. Il était fier d’êtretenace, et se comparait à Napoléon. Ceci n’est qu’une illusiond’optique. Il y a nombre de gens qui en sont dupes et qui, àcertaine distance, prennent la ténacité pour de la volonté, et unechandelle pour une étoile. Quand cet homme donc avait une foisajusté ce qu’il appelait sa volonté à une chose absurde, il allaittête haute et à travers toute broussaille jusqu’au bout de la choseabsurde. L’entêtement sans l’intelligence, c’est la sottise soudéeau bout de la bêtise et lui servant de rallonge. Cela va loin. Engénéral, quand une catastrophe privée ou publique s’est écrouléesur nous, si nous examinons, d’après les décombres qui en gisent àterre, de quelle façon elle s’est échafaudée, nous trouvons presquetoujours qu’elle a été aveuglément construite par un homme médiocreet obstiné qui avait foi en lui et qui s’admirait. Il y a par lemonde beaucoup de ces petites fatalités têtues qui se croient desprovidences.

Voilà donc ce que c’était que le directeur desateliers de la prison centrale de Clairvaux. Voilà de quoi étaitfait le briquet avec lequel la société frappait chaque jour sur lesprisonniers pour en tirer des étincelles.

L’étincelle que de pareils briquets arrachentà de pareils cailloux allume souvent des incendies.

Nous avons dit qu’une fois arrivé à Clairvaux,Claude Gueux fut numéroté dans un atelier et rivé à une besogne. Ledirecteur de l’atelier fit connaissance avec lui, le reconnut bonouvrier, et le traita bien. Il paraît même qu’un jour, étant debonne humeur, et voyant Claude Gueux fort triste, car cet hommepensait toujours à celle qu’il appelait sa femme, il luiconta, par manière de jovialité et de passe-temps, et aussi pour leconsoler, que cette malheureuse s’était faite fille publique.Claude demanda froidement ce qu’était devenu l’enfant. On nesavait.

Au bout de quelques mois, Claude s’acclimata àl’air de la prison et parut ne plus songer à rien. Une certainesérénité sévère, propre à son caractère, avait repris ledessus.

Au bout du même espace de temps à peu près,Claude avait acquis un ascendant singulier sur tous ses compagnons.Comme par une sorte de convention tacite, et sans que personne sûtpourquoi, pas même lui, tous ces hommes le consultaient,l’écoutaient, l’admiraient et l’imitaient, ce qui est le dernierdegré ascendant de l’admiration. Ce n’était pas une médiocre gloired’être obéi par toutes ces natures désobéissantes. Cet empire luiétait venu sans qu’il y songeât. Cela tenait au regard qu’il avaitdans les yeux. L’œil de l’homme est une fenêtre par laquelle onvoit les pensées qui vont et viennent dans sa tête.

Mettez un homme qui contient des idées parmides hommes qui n’en contiennent pas, au bout d’un temps donné, etpar une loi d’attraction irrésistible, tous les cerveaux ténébreuxgraviteront humblement et avec adoration autour du cerveaurayonnant. Il y a des hommes qui sont fer et des hommes qui sontaimant. Claude était aimant.

En moins de trois mois donc, Claude étaitdevenu l’âme, la loi et l’ordre de l’atelier. Toutes ces aiguillestournaient sur son cadran. Il devait douter lui-même par momentss’il était roi ou prisonnier. C’était une sorte de pape captif avecses cardinaux.

Et, par une réaction toute naturelle, dontl’effet s’accomplit sur toutes les échelles, aimé des prisonniers,il était détesté des geôliers. Cela est toujours ainsi. Lapopularité ne va jamais sans la défaveur. L’amour des esclaves esttoujours doublé de la haine des maîtres.

Claude Gueux était grand mangeur. C’était uneparticularité de son organisation. Il avait l’estomac fait de tellesorte que la nourriture de deux hommes ordinaires suffisait à peineà sa journée. M. de Cotadilla avait un de cesappétits-là, et en riait ; mais ce qui est une occasion degaieté pour un duc, grand d’Espagne, qui a cinq cent mille moutons,est une charge pour un ouvrier et un malheur pour unprisonnier.

Claude Gueux, libre dans son grenier,travaillait tout le jour, gagnait son pain de quatre livres et lemangeait. Claude Gueux, en prison, travaillait tout le jour etrecevait invariablement pour sa peine une livre et demie de pain etquatre onces de viande. La ration est inexorable. Claude avait donchabituellement faim dans la prison de Clairvaux.

Il avait faim, et c’était tout. Il n’enparlait pas. C’était sa nature ainsi.

Un jour, Claude venait de dévorer sa maigrepitance, et s’était remis à son métier, croyant tromper la faim parle travail. Les autres prisonniers mangeaient joyeusement. Un jeunehomme, pâle, blanc, faible, vint se placer près de lui. Il tenait àla main sa ration, à laquelle il n’avait pas encore touché, et uncouteau. Il restait là debout, près de Claude, ayant l’air devouloir parler et de ne pas oser. Cet homme, et son pain, et saviande, importunaient Claude.

– Que veux-tu ? dit-il enfinbrusquement.

– Que tu me rendes un service, dittimidement le jeune homme.

– Quoi ? reprit Claude.

– Que tu m’aides à manger cela. J’en aitrop.

Une larme roula dans l’œil hautain de Claude.Il prit le couteau, partagea la ration du jeune homme en deux partségales, en prit une, et se mit à manger.

– Merci, dit le jeune homme. Si tu veux,nous partagerons comme cela tous les jours.

– Comment t’appelles-tu ? dit ClaudeGueux.

– Albin.

– Pourquoi es-tu ici ? repritClaude.

– J’ai volé.

– Et moi aussi, dit Claude.

Ils partagèrent en effet de la sorte tous lesjours. Claude Gueux avait trente-six ans, et par moments il enparaissait cinquante, tant sa pensée habituelle était sévère. Albinavait vingt ans, on lui en eût donné dix-sept, tant il y avaitencore d’innocence dans le regard de ce voleur. Une étroite amitiése noua entre ces deux hommes, amitié de père à fils plutôt que defrère à frère. Albin était encore presque un enfant ; Claudeétait déjà presque un vieillard.

Ils travaillaient dans le même atelier, ilscouchaient sous la même clef de voûte, ils se promenaient dans lemême préau, ils mordaient au même pain. Chacun des deux amis étaitl’univers pour l’autre. Il paraît qu’ils étaient heureux.

Nous avons déjà parlé du directeur desateliers. Cet homme, haï des prisonniers, était souvent obligé,pour se faire obéir d’eux, d’avoir recours à Claude Gueux, qui enétait aimé. Dans plus d’une occasion, lorsqu’il s’était agid’empêcher une rébellion ou un tumulte, l’autorité sans titre deClaude Gueux avait prêté main-forte à l’autorité officielle dudirecteur. En effet, pour contenir les prisonniers, dix paroles deClaude valaient dix gendarmes. Claude avait maintes fois rendu ceservice au directeur. Aussi le directeur le détestait-ilcordialement. Il était jaloux de ce voleur. Il avait au fond ducœur une haine secrète, envieuse, implacable, contre Claude, unehaine de souverain de droit à souverain de fait, de pouvoirtemporel à pouvoir spirituel.

Ces haines-là sont les pires.

Claude aimait beaucoup Albin, et ne songeaitpas au directeur.

Un jour, un matin, au moment où lesporte-clefs transvasaient les prisonniers deux à deux du dortoirdans l’atelier, un guichetier appela Albin, qui était à côté deClaude et le prévint que le directeur le demandait.

– Que te veut-on ? dit Claude.

– Je ne sais pas, dit Albin.

Le guichetier emmena Albin.

La matinée se passa, Albin ne revint pas àl’atelier. Quand arriva l’heure du repas, Claude pensa qu’ilretrouverait Albin au préau. Albin n’était pas au préau. On rentradans l’atelier, Albin ne reparut pas dans l’atelier. La journées’écoula ainsi. Le soir, quand on ramena les prisonniers dans leurdortoir, Claude y chercha des yeux Albin, et ne le vit pas. Ilparaît qu’il souffrait beaucoup dans ce moment-là, car il adressala parole à un guichetier, ce qu’il ne faisait jamais.

– Est-ce qu’Albin est malade ?dit-il.

– Non, répondit le guichetier.

– D’où vient donc, reprit Claude, qu’iln’a pas reparu aujourd’hui ?

– Ah ! dit négligemment leporte-clefs, c’est qu’on l’a changé de quartier.

Les témoins qui ont déposé de ces faits plustard remarquèrent qu’à cette réponse du guichetier la main deClaude, qui portait une chandelle allumée, trembla légèrement. Ilreprit avec calme :

– Qui a donné cet ordre-là ?

Le guichetier répondit :

– M. D.

Le directeur des ateliers s’appelaitM. D.

La journée du lendemain se passa comme lajournée précédente, sans Albin.

Le soir, à l’heure de la clôture des travaux,le directeur, M. D., vint faire sa ronde habituelle dansl’atelier. Du plus loin que Claude le vit, il ôta son bonnet degrosse laine, il boutonna sa veste grise, triste livrée deClairvaux, car il est de principe dans les prisons qu’une vesterespectueusement boutonnée prévient favorablement les supérieurs,et il se tint debout et son bonnet à la main à l’entrée de sonbanc, attendant le passage du directeur. Le directeur passa.

– Monsieur ! dit Claude.

Le directeur s’arrêta et se détourna àdemi.

– Monsieur, reprit Claude, est-ce quec’est vrai qu’on a changé Albin de quartier ?

– Oui, répondit le directeur.

– Monsieur, poursuivit Claude, j’aibesoin d’Albin pour vivre.

Il ajouta :

– Vous savez que je n’ai pas assez dequoi manger avec la ration de la maison, et qu’Albin partageait sonpain avec moi.

– C’était son affaire, dit ledirecteur.

– Monsieur, est-ce qu’il n’y aurait pasmoyen de faire remettre Albin dans le même quartier quemoi ?

– Impossible. Il y a décision prise.

– Par qui ?

– Par moi.

– Monsieur D., reprit Claude, c’est lavie ou la mort pour moi, et cela dépend de vous.

– Je ne reviens jamais sur mesdécisions.

– Monsieur, est-ce que je vous ai faitquelque chose ?

– Rien.

– En ce cas, dit Claude, pourquoi meséparez-vous d’Albin ?

– Parce que, dit le directeur.

Cette explication donnée, le directeur passaoutre.

Claude baissa la tête et ne répliqua pas.Pauvre lion en cage à qui l’on ôtait son chien !

Nous sommes forcé de dire que le chagrin decette séparation n’altéra en rien la voracité en quelque sortemaladive du prisonnier. Rien d’ailleurs ne parut sensiblementchangé en lui. Il ne parlait d’Albin à aucun de ses camarades. Ilse promenait seul dans le préau aux heures de récréation, et ilavait faim. Rien de plus.

Cependant ceux qui le connaissaient bienremarquaient quelque chose de sinistre et de sombre quis’épaississait chaque jour de plus en plus sur son visage. Dureste, il était plus doux que jamais.

Plusieurs voulurent partager leur ration aveclui, il refusa en souriant.

Tous les soirs, depuis l’explication que luiavait donnée le directeur, il faisait une espèce de chose folle quiétonnait de la part d’un homme aussi sérieux. Au moment où ledirecteur, ramené à heure fixe par sa tournée habituelle, passaitdevant le métier de Claude, Claude levait les yeux et le regardaitfixement, puis il lui adressait d’un ton plein d’angoisse et decolère, qui tenait à la fois de la prière et de la menace, ces deuxmots seulement : Et Albin ? Le directeur faisaitsemblant de ne pas entendre ou s’éloignait en haussant lesépaules.

Cet homme avait tort de hausser les épaules,car il était évident pour tous les spectateurs de ces scènesétranges que Claude Gueux était intérieurement déterminé à quelquechose. Toute la prison attendait avec anxiété quel serait lerésultat de cette lutte entre une ténacité et une résolution.

Il a été constaté qu’une fois entre autresClaude dit au directeur :

– Écoutez, monsieur, rendez-moi moncamarade. Vous ferez bien, je vous assure. Remarquez que je vousdis cela.

Une autre fois, un dimanche, comme il setenait dans le préau, assis sur une pierre, les coudes sur lesgenoux et son front dans ses mains, immobile depuis plusieursheures dans la même attitude, le condamné Faillette s’approcha delui, et lui cria en riant :

– Que diable fais-tu donc là,Claude ?

Claude leva lentement sa tête sévère, etdit :

– Je juge quelqu’un.

Un soir enfin, le 25 octobre 1831, au momentoù le directeur faisait sa ronde, Claude brisa sous son pied avecbruit un verre de montre qu’il avait trouvé le matin dans uncorridor. Le directeur demanda d’où venait ce bruit.

– Ce n’est rien, dit Claude, c’est moi.Monsieur le directeur, rendez-moi mon camarade.

– Impossible, dit le maître.

– Il le faut pourtant, dit Claude d’unevoix basse et ferme ; et, regardant le directeur en face, ilajouta :

– Réfléchissez. Nous sommes aujourd’huile 25 octobre. Je vous donne jusqu’au 4 novembre.

Un guichetier fit remarquer à M. D. queClaude le menaçait, et que c’était un cas de cachot.

– Non, point de cachot, dit le directeuravec un sourire dédaigneux ; il faut être bon avec cesgens-là !

Le lendemain, le condamné Pernot abordaClaude, qui se promenait seul et pensif, laissant les autresprisonniers s’ébattre dans un petit carré de soleil à l’autre boutde la cour.

– Eh bien ! Claude, à quoisonges-tu ? tu parais triste.

– Je crains, dit Claude,qu’il n’arrive bientôt quelque malheur à ce bonM. D.

Il y a neuf jours pleins du 25 octobre au 4novembre. Claude n’en laissa pas passer un sans avertir gravementle directeur de l’état de plus en plus douloureux où le mettait ladisparition d’Albin. Le directeur, fatigué, lui infligea une foisvingt-quatre heures de cachot, parce que la prière ressemblait tropà une sommation. Voilà tout ce que Claude obtint.

Le 4 novembre arriva. Ce jour-là, Claudes’éveilla avec un visage serein qu’on ne lui avait pas encore vudepuis le jour où la décision de M. D. l’avait séparéde son ami. En se levant, il fouilla dans une espèce de caisse debois blanc qui était au pied de son lit, et qui contenait sesquelques guenilles. Il en tira une paire de ciseaux de couturière.C’était, avec un volume dépareillé de l’Émile, la seulechose qui lui restât de la femme qu’il avait aimée, de la mère deson enfant, de son heureux petit ménage d’autrefois. Deux meublesbien inutiles pour Claude ; les ciseaux ne pouvaient servirqu’à une femme, le livre qu’à un lettré. Claude ne savait ni coudreni lire.

Au moment où il traversait le vieux cloîtredéshonoré et blanchi à la chaux qui sert de promenoir l’hiver, ils’approcha du condamné Ferrari, qui regardait avec attention lesénormes barreaux d’une croisée. Claude tenait à la main la petitepaire de ciseaux ; il la montra à Ferrari en disant :

– Ce soir je couperai ces barreaux-ciavec ces ciseaux-là.

Ferrari, incrédule, se mit à rire, et Claudeaussi.

Ce matin-là, il travailla avec plus d’ardeurqu’à l’ordinaire ; jamais il n’avait fait si vite et si bien.Il parut attacher un certain prix à terminer dans la matinée unchapeau de paille que lui avait payé d’avance un honnête bourgeoisde Troyes, M. Bressier.

Un peu avant midi, il descendit sous unprétexte à l’atelier des menuisiers, situé au rez-de-chaussée,au-dessous de l’étage où il travaillait. Claude était aimé là commeailleurs, mais il y entrait rarement. Aussi :

– Tiens ! voilà Claude !

On l’entoura. Ce fut une fête. Claude jeta uncoup d’œil rapide dans là salle. Pas un des surveillants n’yétait.

– Qui est-ce qui a une hache à meprêter ? dit-il.

– Pourquoi faire ? luidemanda-t-on.

Il répondit :

– C’est pour tuer ce soir le directeurdes ateliers.

On lui présenta plusieurs haches à choisir. Ilprit la plus petite, qui était fort tranchante, la cacha dans sonpantalon, et sortit. Il y avait là vingt-sept prisonniers. Il neleur avait pas recommandé le secret. Tous le gardèrent.

Ils ne causèrent même pas de la chose entreeux.

Chacun attendit de son côté ce qui arriverait.L’affaire était terrible, droite et simple. Pas de complicationpossible. Claude ne pouvait être ni conseillé ni dénoncé.

Une heure après, il aborda un jeune condamnéde seize ans qui bâillait dans le promenoir, et lui conseillad’apprendre à lire. En ce moment, le détenu Faillette accostaClaude, et lui demanda ce que diable il cachait là dans sonpantalon. Claude dit :

– C’est une hache pour tuer M. D. cesoir.

Il ajouta :

– Est-ce que cela se voit ?

– Un peu, dit Faillette.

Le reste de la journée fut à l’ordinaire. Àsept heures du soir, on renferma les prisonniers, chaque sectiondans l’atelier qui lui était assigné ; et les surveillantssortirent des salles de travail, comme il paraît que c’estl’habitude, pour ne rentrer qu’après la ronde du directeur.

Claude Gueux fut donc verrouillé comme lesautres dans son atelier avec ses compagnons de métier.

Alors il se passa dans cet atelier une scèneextraordinaire, une scène qui n’est ni sans majesté ni sansterreur, la seule de ce genre qu’aucune histoire puisseraconter.

Il y avait là, ainsi que l’a constatél’instruction judiciaire qui a eu lieu depuis, quatrevingt-deuxvoleurs, y compris Claude.

Une fois que les surveillants les eurentlaissés seuls, Claude se leva debout sur son banc, et annonça àtoute la chambrée qu’il avait quelque chose à dire. On fitsilence.

Alors Claude haussa la voix et dit :

– Vous savez tous qu’Albin était monfrère. Je n’ai pas assez de ce qu’on me donne ici pour manger. Mêmeen n’achetant que du pain avec le peu que je gagne, cela nesuffirait pas. Albin partageait sa ration avec moi ; je l’aiaimé d’abord parce qu’il m’a nourri, ensuite parce qu’il m’a aimé.Le directeur, M. D., nous a séparés. Cela ne lui faisait rienque nous fussions ensemble ; mais c’est un méchant homme, quijouit de tourmenter. Je lui ai redemandé Albin. Vous avez vu, iln’a pas voulu. Je lui ai donné jusqu’au 4 novembre pour me rendreAlbin. Il m’a fait mettre au cachot pour avoir dit cela. Moi,pendant ce temps-là, je l’ai jugé et je l’ai condamné àmort[2]. Nous sommes au 4 novembre. Il viendradans deux heures faire sa tournée. Je vous préviens que je vais letuer. Avez-vous quelque chose à dire à cela ?

Tous gardèrent le silence.

Claude reprit. Il parla, à ce qu’il paraît,avec une éloquence singulière, qui d’ailleurs lui était naturelle.Il déclara qu’il savait bien qu’il allait faire une actionviolente, mais qu’il ne croyait pas avoir tort. Il attesta laconscience des quatrevingt-un voleurs qui l’écoutaient :

Qu’il était dans une rude extrémité ;

Que la nécessité de se faire justice soi-mêmeétait un cul-de-sac où l’on se trouvait engagéquelquefois ;

Qu’à la vérité il ne pouvait prendre la vie dudirecteur sans donner la sienne propre, mais qu’il trouvait bon dedonner sa vie pour une chose juste ;

Qu’il avait mûrement réfléchi, et à celaseulement, depuis deux mois ;

Qu’il croyait bien ne pas se laisser entraînerpar le ressentiment, mais que, dans le cas où cela serait, ilsuppliait qu’on l’en avertît ;

Qu’il soumettait honnêtement ses raisons auxhommes justes qui l’écoutaient ;

Qu’il allait donc tuer M. D., mais que,si quelqu’un avait une objection à lui faire, il était prêt àl’écouter.

Une voix seulement s’éleva, et dit qu’avant detuer le directeur, Claude devait essayer une dernière fois de luiparler et de le fléchir.

– C’est juste, dit Claude, et je leferai.

Huit heures sonnèrent à la grande horloge. Ledirecteur devait venir à neuf heures.

Une fois que cette étrange cour de cassationeut en quelque sorte ratifié la sentence qu’il avait portée, Claudereprit toute sa sérénité. Il mit sur une table tout ce qu’ilpossédait en linge et en vêtements, la pauvre dépouille duprisonnier, et, appelant l’un après l’autre ceux de ses compagnonsqu’il aimait le plus après Albin, il leur distribua tout. Il negarda que la petite paire de ciseaux.

Puis il les embrassa tous. Quelques-unspleuraient, il souriait à ceux-là.

Il y eut, dans cette heure dernière, desinstants où il causa avec tant de tranquillité et même de gaieté,que plusieurs de ses camarades espéraient intérieurement, comme ilsl’ont déclaré depuis, qu’il abandonnerait peut-être sa résolution.Il s’amusa même une fois à éteindre une des rares chandelles quiéclairaient l’atelier avec le souffle de sa narine, car il avait demauvaises habitudes d’éducation qui dérangeaient sa digniténaturelle plus souvent qu’il n’aurait fallu. Rien ne pouvait faireque cet ancien gamin des rues n’eût point par moments l’odeur duruisseau de Paris.

Il aperçut un jeune condamné qui était pâle,qui le regardait avec des yeux fixes, et qui tremblait, sans doutedans l’attente de ce qu’il allait voir.

– Allons, du courage, jeune homme !lui dit Claude doucement, ce ne sera que l’affaire d’uninstant.

Quand il eut distribué toutes ses hardes, faittous ses adieux, serré toutes les mains, il interrompit quelquescauseries inquiètes qui se faisaient çà et là dans les coinsobscurs de l’atelier, et il commanda qu’on se remît au travail.Tous obéirent en silence.

L’atelier où ceci se passait était une salleoblongue, un long parallélogramme percé de fenêtres sur ses deuxgrands côtés, et de deux portes qui se regardaient à ses deuxextrémités. Les métiers étaient rangés de chaque côté près desfenêtres, les bancs touchant le mur à angle droit, et l’espaceresté libre entre les deux rangées de métiers formait une sorte delongue voie qui allait en ligne droite de l’une des portes àl’autre et traversait ainsi toute la salle. C’était cette longuevoie, assez étroite, que le directeur avait à parcourir en faisantson inspection ; il devait entrer par la porte sud etressortir par la porte nord, après avoir regardé les travailleurs àdroite et à gauche. D’ordinaire il faisait ce trajet assezrapidement et sans s’arrêter.

Claude s’était replacé lui-même à son banc, etil s’était remis au travail, comme Jacques Clément se fût remis àla prière.

Tous attendaient. Le moment approchait. Tout àcoup on entendit un coup de cloche. Claude dit :

– C’est l’avant-quart.

Alors il se leva, traversa gravement unepartie de la salle, et alla s’accouder sur l’angle du premiermétier à gauche, tout à côté de la porte d’entrée. Son visage étaitparfaitement calme et bienveillant.

Neuf heures sonnèrent. La porte s’ouvrit. Ledirecteur entra.

En ce moment-là, il se fit dans l’atelier unsilence de statues.

Le directeur était seul comme d’habitude.

Il entra avec sa figure joviale, satisfaite etinexorable, ne vit pas Claude qui était debout à gauche de laporte, la main droite cachée dans son pantalon, et passa rapidementdevant les premiers métiers, hochant la tête, mâchant ses paroles,et jetant çà et là son regard banal, sans s’apercevoir que tous lesyeux qui l’entouraient étaient fixés sur une idée terrible.

Tout à coup il se détourna brusquement,surpris d’entendre un pas derrière lui.

C’était Claude, qui le suivait en silencedepuis quelques instants.

– Que fais-tu là, toi ? dit ledirecteur ; pourquoi n’es-tu pas à ta place ?

Car un homme n’est plus un homme là, c’est unchien, on le tutoie.

Claude Gueux réponditrespectueusement :

– C’est que j’ai à vous parler, monsieurle directeur.

– De quoi ?

– D’Albin.

– Encore ! dit le directeur.

– Toujours ! dit Claude.

– Ah çà ! reprit le directeurcontinuant de marcher, tu n’as donc pas eu assez de vingt-quatreheures de cachot ?

Claude répondit en continuant de lesuivre :

– Monsieur le directeur, rendez-moi moncamarade.

– Impossible !

– Monsieur le directeur, dit Claude avecune voix qui eût attendri le démon, je vous en supplie, remettezAlbin avec moi, vous verrez comme je travaillerai bien. Vous quiêtes libre, cela vous est égal, vous ne savez pas ce que c’estqu’un ami ; mais, moi, je n’ai que les quatre murs de maprison. Vous pouvez aller et venir, vous ; moi je n’aiqu’Albin. Rendez-le-moi. Albin me nourrissait, vous le savez bien.Cela ne vous coûterait que la peine de dire oui. Qu’est-ce que celavous fait qu’il y ait dans la même salle un homme qui s’appelleClaude Gueux et un autre qui s’appelle Albin ? Car ce n’estpas plus compliqué que cela. Monsieur le directeur, mon bonmonsieur D., je vous supplie vraiment, au nom du ciel !

Claude n’en avait peut-être jamais tant dit àla fois à un geôlier. Après cet effort, épuisé, il attendit. Ledirecteur répliqua avec un geste d’impatience :

– Impossible. C’est dit. Voyons, ne m’enreparle plus. Tu m’ennuies.

Et, comme il était pressé, il doubla le pas.Claude aussi. En parlant ainsi, ils étaient arrivés tous deux prèsde la porte de sortie ; les quatrevingts voleurs regardaientet écoutaient, haletants.

Claude toucha doucement le bras dudirecteur.

– Mais au moins que je sache pourquoi jesuis condamné à mort. Dites-moi pourquoi vous l’avez séparé demoi.

– Je te l’ai déjà dit, répondit ledirecteur, parce que.

Et, tournant le dos à Claude, il avança lamain vers le loquet de la porte de sortie.

À la réponse du directeur, Claude avait reculéd’un pas. Les quatrevingts statues qui étaient là virent sortir deson pantalon sa main droite avec la hache. Cette main se leva, et,avant que le directeur eût pu pousser un cri, trois coups de hache,chose affreuse à dire, assénés tous les trois dans la mêmeentaille, lui avaient ouvert le crâne. Au moment où il tombait à larenverse, un quatrième coup lui balafra le visage ; puis,comme une fureur lancée ne s’arrête pas court, Claude Gueux luifendit la cuisse droite d’un cinquième coup inutile. Le directeurétait mort.

Alors Claude jeta la hache et cria :À l’autre maintenant ! L’autre, c’était lui. On levit tirer de sa veste les petits ciseaux de « sa femme »,et, sans que personne songeât à l’en empêcher, il se les enfonçadans la poitrine. La laine était courte, la poitrine étaitprofonde. Il y fouilla longtemps et à plus de vingt reprises encriant – Cœur de damné, je ne te trouverai donc pas ! – Etenfin il tomba baigné dans son sang, évanoui sur le mort.

Lequel des deux était la victime del’autre ?

Quand Claude reprit connaissance, il étaitdans un lit, couvert de linges et de bandages, entouré de soins. Ilavait auprès de son chevet de bonnes sœurs de charité, et de plusun juge d’instruction qui instrumentait et qui lui demanda avecbeaucoup d’intérêt : – Comment voustrouvez-vous ?

Il avait perdu une grande quantité de sang,mais les ciseaux avec lesquels il avait eu la superstitiontouchante de se frapper avaient mal fait leur devoir ; aucundes coups qu’il s’était portés n’était dangereux. Il n’y avait demortelles pour lui que les blessures qu’il avait faites àM. D.

Les interrogatoires commencèrent. On luidemanda si c’était lui qui avait tué le directeur des ateliers dela prison de Clairvaux. Il répondit : Oui. On luidemanda pourquoi. Il répondit : Parce que.

Cependant, à un certain moment, ses plaiess’envenimèrent ; il fut pris d’une fièvre mauvaise dont ilfaillit mourir.

Novembre, décembre, janvier et février sepassèrent en soins et en préparatifs ; médecins et jugess’empressaient autour de Claude ; les uns guérissaient sesblessures, les autres dressaient son échafaud.

Abrégeons. Le 16 mars 1832, il parut, étantparfaitement guéri, devant la cour d’assises de Troyes. Tout ce quela ville peut donner de foule était là.

Claude eut une bonne attitude devant la cour.Il s’était fait raser avec soin, il avait la tête nue, il portaitce morne habit des prisonniers de Clairvaux, mi-parti de deuxespèces de gris.

Le procureur du roi avait encombré la salle detoutes les bayonnettes de l’arrondissement, « afin, dit-il àl’audience, de contenir tous les scélérats qui devaient figurercomme témoins dans cette affaire ».

Lorsqu’il fallut entamer les débats, il seprésenta une difficulté singulière. Aucun des témoins desévénements du 4 novembre ne voulait déposer contre Claude. Leprésident les menaça de son pouvoir discrétionnaire. Ce fut envain. Claude alors leur commanda de déposer. Toutes les langues sedélièrent. Ils dirent ce qu’ils avaient vu.

Claude les écoutait tous avec une profondeattention. Quand l’un d’eux, par oubli, ou par affection pourClaude, omettait des faits à la charge de l’accusé, Claude lesrétablissait.

De témoignage en témoignage, la série desfaits que nous venons de développer se déroula devant la cour.

Il y eut un moment où les femmes qui étaientlà pleurèrent. L’huissier appela le condamné Albin. C’était sontour de déposer. Il entra en chancelant ; il sanglotait. Lesgendarmes ne purent empêcher qu’il n’allât tomber dans les bras deClaude. Claude le soutint et dit en souriant au procureur du roi –Voilà un scélérat qui partage son pain avec ceux qui ont faim.– Puis il baisa la main d’Albin.

La liste des témoins épuisée, monsieur leprocureur du roi se leva et prit la parole en ces termes –Messieurs les jurés, la société serait ébranlée jusque dans sesfondements, si la vindicte publique n’atteignait pas les grandscoupables comme celui qui, etc.

Après ce discours mémorable, l’avocat deClaude parla. La plaidoirie contre et la plaidoirie pour firent,chacune à leur tour, les évolutions qu’elles ont coutume de fairedans cette espèce d’hippodrome qu’on appelle un procèscriminel.

Claude jugea que tout n’était pas dit. Il seleva à son tour. Il parla de telle sorte qu’une personneintelligente qui assistait à cette audience s’en revint frappéed’étonnement.

Il paraît que ce pauvre ouvrier contenait bienplutôt un orateur qu’un assassin. Il parla debout, avec une voixpénétrante et bien ménagée, avec un œil clair, honnête et résolu,avec un geste presque toujours le même, mais plein d’empire. Il ditles choses comme elles étaient, simplement, sérieusement, sanscharger ni amoindrir, convint de tout, regarda l’article 296 enface, et posa sa tête dessous. Il eut des moments de véritablehaute éloquence qui faisaient remuer la foule, et où l’on serépétait à l’oreille dans l’auditoire ce qu’il venait de dire.

Cela faisait un murmure pendant lequel Claudereprenait haleine en jetant un regard fier sur les assistants.

Dans d’autres instants, cet homme qui nesavait pas lire était doux, poli, choisi, comme un lettré ;puis, par moments encore, modeste, mesuré, attentif, marchant pas àpas dans la partie irritante de la discussion, bienveillant pourles juges.

Une fois seulement, il se laissa aller à unesecousse de colère. Le procureur du roi avait établi dans lediscours que nous avons cité en entier que Claude Gueux avaitassassiné le directeur des ateliers sans voie de fait ni violencede la part du directeur, par conséquent sansprovocation.

– Quoi ! s’écria Claude, je n’ai pasété provoqué ! Ah ! oui, vraiment, c’est juste, je vouscomprends. Un homme ivre me donne un coup de poing, je le tue, j’aiété provoqué, vous me faites grâce, vous m’envoyez aux galères.Mais un homme qui n’est pas ivre et qui a toute sa raison mecomprime le cœur pendant quatre ans, m’humilie pendant quatre ans,me pique tous les jours, toutes les heures, toutes les minutes,d’un coup d’épingle à quelque place inattendue pendant quatreans ! J’avais une femme pour qui j’ai volé, il me torture aveccette femme ; j’avais un enfant pour qui j’ai volé, il metorture avec cet enfant ; je n’ai pas assez de pain, un amim’en donne, il m’ôte mon ami et mon pain. Je redemande mon ami, ilme met au cachot. Je lui dis vous, à lui mouchard, il medit tu. Je lui dis que je souffre, il me dit que jel’ennuie. Alors que voulez-vous que je fasse ? Je le tue.C’est bien, je suis un monstre, j’ai tué cet homme, je n’ai pas étéprovoqué, vous me coupez la tête. Faites.

Mouvement sublime, selon nous, qui faisaittout à coup surgir, au-dessus du système de la provocationmatérielle, sur lequel s’appuie l’échelle mal proportionnée descirconstances atténuantes, toute une théorie de la provocationmorale oubliée par la loi.

Les débats fermés, le président fit son résuméimpartial et lumineux. Il en résulta ceci. Une vilaine vie. Unmonstre en effet. Claude Gueux avait commencé par vivre enconcubinage avec une fille publique, puis il avait volé, puis ilavait tué. Tout cela était vrai.

Au moment d’envoyer les jurés dans leurchambre, le président demanda à l’accusé s’il avait quelque chose àdire sur la position des questions.

– Peu de chose, dit Claude. Voici,pourtant. Je suis un voleur et un assassin ; j’ai volé et tué.Mais pourquoi ai-je volé ? pourquoi ai-je tué ? Posez cesdeux questions à côté des autres, messieurs les jurés.

Après un quart d’heure de délibération, sur ladéclaration des douze champenois qu’on appelait messieurs lesjurés, Claude Gueux fut condamné à mort.

Il est certain que, dès l’ouverture desdébats, plusieurs d’entre eux avaient remarqué que l’accusés’appelait Gueux, ce qui leur avait fait une impressionprofonde.

On lut son arrêt à Claude, qui se contenta dedire :

– C’est bien. Mais pourquoi cet hommea-t-il volé ? Pourquoi cet homme a-t-il tué ? Voilà deuxquestions auxquelles ils ne répondent pas.

Rentré dans la prison, il soupa gaiement etdit :

– Trente-six ans de faits !

Il ne voulut pas se pourvoir en cassation. Unedes sœurs qui l’avaient soigné vint l’en prier avec larmes. Il sepourvut par complaisance pour elle. Il paraît qu’il résistajusqu’au dernier instant, car, au moment où il signa son pourvoisur le registre du greffe, le délai légal des trois jours étaitexpiré depuis quelques minutes.

La pauvre fille reconnaissante lui donna cinqfrancs. Il prit l’argent et la remercia.

Pendant que son pourvoi pendait, des offresd’évasion lui furent faites par les prisonniers de Troyes, qui s’ydévouaient tous. Il refusa.

Les détenus jetèrent successivement dans soncachot, par le soupirail, un clou, un morceau de fil de fer et uneanse de seau. Chacun de ces trois outils eût suffi, à un hommeaussi intelligent que l’était Claude, pour limer ses fers. Il remitl’anse, le fil de fer et le clou au guichetier.

Le 8 juin 1832, sept mois et quatre joursaprès le fait, l’expiation arriva, pede claudo, comme onvoit. Ce jour-là, à sept heures du matin, le greffier du tribunalentra dans le cachot de Claude, et lui annonça qu’il n’avait plusqu’une heure à vivre.

Son pourvoi était rejeté.

– Allons, dit Claude froidement, j’aibien dormi cette nuit, sans me douter que je dormirais encore mieuxla prochaine.

Il paraît que les paroles des hommes fortsdoivent toujours recevoir de l’approche de la mort une certainegrandeur.

Le prêtre arriva, puis le bourreau. Il futhumble avec le prêtre, doux avec l’autre. Il ne refusa ni son âme,ni son corps.

Il conserva une liberté d’esprit parfaite.Pendant qu’on lui coupait les cheveux, quelqu’un parla, dans uncoin du cachot, du choléra qui menaçait Troyes en ce moment.

– Quant à moi, dit Claude avec unsourire, je n’ai pas peur du choléra.

Il écoutait d’ailleurs le prêtre avec uneattention extrême, en s’accusant beaucoup et en regrettant den’avoir pas été instruit dans la religion.

Sur sa demande, on lui avait rendu les ciseauxavec lesquels il s’était frappé. Il y manquait une lame, quis’était brisée dans sa poitrine. Il pria le geôlier de faire porterde sa part ces ciseaux à Albin. Il dit aussi qu’il désirait qu’onajoutât à ce legs la ration de pain qu’il aurait dû manger cejour-là.

Il pria ceux qui lui lièrent les mains demettre dans sa main droite la pièce de cinq francs que lui avaitdonnée la sœur, la seule chose qui lui restât désormais.

À huit heures moins un quart, il sortit de laprison, avec tout le lugubre cortège ordinaire des condamnés. Ilétait à pied, pâle, l’œil fixé sur le crucifix du prêtre, maismarchant d’un pas ferme.

On avait choisi ce jour-là pour l’exécution,parce que c’était jour de marché, afin qu’il y eût le plus deregards possible sur son passage ; car il paraît qu’il y aencore en France des bourgades à demi sauvages où, quand la sociététue un homme, elle s’en vante.

Il monta sur l’échafaud gravement, l’œiltoujours fixé sur le gibet du Christ. Il voulut embrasser leprêtre, puis le bourreau, remerciant l’un, pardonnant à l’autre. Lebourreau le repoussa doucement, dit une relation. Aumoment où l’aide le liait sur la hideuse mécanique, il fit signe auprêtre de prendre la pièce de cinq francs qu’il avait dans sa maindroite, et lui dit :

– Pour les pauvres.

Comme huit heures sonnaient en ce moment, lebruit du beffroi de l’horloge couvrit sa voix, et le confesseur luirépondit qu’il n’entendait pas. Claude attendit l’intervalle dedeux coups et répéta avec douceur :

– Pour les pauvres.

Le huitième coup n’était pas encore sonné quecette noble et intelligente tête était tombée.

Admirable effet des exécutionspubliques ! ce jour-là même, la machine étant encore debout aumilieu d’eux et pas lavée, les gens du marché s’ameutèrent pour unequestion de tarif et faillirent massacrer un employé de l’octroi.Le doux peuple que vous font ces lois-là !

Nous avons cru devoir raconter en détaill’histoire de Claude Gueux, parce que, selon nous, tous lesparagraphes de cette histoire pourraient servir de têtes dechapitre au livre où serait résolu le grand problème du peuple audix-neuvième siècle.

Dans cette vie importante il y a deux phasesprincipales : avant la chute, après la chute ; et, sousces deux phases, deux questions : question de l’éducation,question de la pénalité ; et, entre ces deux questions, lasociété tout entière.

Cet homme, certes, était bien né, bienorganisé, bien doué. Que lui a-t-il donc manqué ?Réfléchissez.

C’est là le grand problème de proportion dontla solution, encore à trouver, donnera l’équilibre universel :Que la société fasse toujours pour l’individu autant que lanature.

Voyez Claude Gueux. Cerveau bien fait, cœurbien fait, sans nul doute. Mais le sort le met dans une société simal faite, qu’il finit par voler ; la société le met dans uneprison si mal faite, qu’il finit par tuer.

Qui est réellement coupable ?

Est-ce lui ?

Est-ce nous ?

Questions sévères, questions poignantes, quisollicitent à cette heure toutes les intelligences, qui nous tirenttous tant que nous sommes par le pan de notre habit, et qui nousbarreront un jour si complètement le chemin, qu’il faudra bien lesregarder en face et savoir ce qu’elles nous veulent.

Celui qui écrit ces lignes essaiera de direbientôt peut-être de quelle façon il les comprend.

Quand on est en présence de pareils faits,quand on songe à la manière dont ces questions nous pressent, on sedemande à quoi pensent ceux qui gouvernent, s’ils ne pensent pas àcela.

Les Chambres, tous les ans, sont gravementoccupées. Il est sans doute très important de désenfler lessinécures et d’écheniller le budget ; il est très important defaire des lois pour que j’aille, déguisé en soldat, monterpatriotiquement la garde à la porte de M. le comte de Lobau,que je ne connais pas et que je ne veux pas connaître, ou pour mecontraindre à parader au carré Marigny, sous le bon plaisir de monépicier, dont on a fait mon officier[3].

Il est important, députés ou ministres, defatiguer et de tirailler toutes les choses et toutes les idées dece pays dans des discussions pleines d’avortements ; il estessentiel, par exemple, de mettre sur la sellette et d’interrogeret de questionner à grands cris, et sans savoir ce qu’on dit, l’artdu dix-neuvième siècle, ce grand et sévère accusé qui ne daigne pasrépondre et qui fait bien ; il est expédient de passer sontemps, gouvernants et législateurs, en conférences classiques quifont hausser les épaules aux maîtres d’école de la banlieue ;il est utile de déclarer que c’est le drame moderne qui a inventél’inceste, l’adultère, le parricide, l’infanticide etl’empoisonnement, et de prouver par là qu’on ne connaît ni Phèdre,ni Jocaste, ni Œdipe, ni Médée, ni Rodogune ; il estindispensable que les orateurs politiques de ce pays ferraillent,trois grands jours durant, à propos du budget, pour Corneille etRacine, contre on ne sait qui, et profitent de cette occasionlittéraire pour s’enfoncer les uns les autres à qui mieux mieuxdans la gorge de grandes fautes de français jusqu’à la garde.

Tout cela est important ; nous croyonscependant qu’il pourrait y avoir des choses plus importantesencore.

Que dirait la Chambre, au milieu des futilesdémêlés qui font si souvent colleter le ministère par l’oppositionet l’opposition par le ministère, si, tout à coup, des bancs de laChambre ou de la tribune publique, qu’importe ? quelqu’un selevait et disait ces sérieuses paroles :

– Taisez-vous, qui que vous soyez, vousqui parlez ici, taisez-vous ! vous croyez être dans laquestion, vous n’y êtes pas.

La question, la voici. La justice vient, il ya un an à peine, de déchiqueter un homme à Pamiers avec uneustache ; à Dijon, elle vient d’arracher la tête à unefemme ; à Paris, elle fait, barrière Saint-Jacques, desexécutions inédites.

Ceci est la question. Occupez-vous dececi.

Vous vous querellerez après pour savoir si lesboutons de la garde nationale doivent être blancs ou jaunes, et sil’assurance est une plus belle chose que lacertitude.

Messieurs des centres, messieurs desextrémités, le gros du peuple souffre !

Que vous l’appeliez république ou que vousl’appeliez monarchie, le peuple souffre, ceci est un fait.

Le peuple a faim, le peuple a froid. La misèrele pousse au crime ou au vice, selon le sexe. Ayez pitié du peuple,à qui le bagne prend ses fils, et le lupanar ses filles. Vous aveztrop de forçats, vous avez trop de prostituées.

Que prouvent ces deux ulcères ?

Que le corps social a un vice dans lesang.

Vous voilà réunis en consultation au chevet dumalade ; occupez-vous de la maladie.

Cette maladie, vous la traitez mal. Étudiez-làmieux. Les lois que vous faites, quand vous en faites, ne sont quedes palliatifs et des expédients. Une moitié de vos codes estroutine, l’autre moitié empirisme.

La flétrissure était une cautérisation quigangrenait la plaie ; peine insensée que celle qui pour la viescellait et rivait le crime sur le criminel ! qui en faisaitdeux amis, deux compagnons, deux inséparables !

Le bagne est un vésicatoire absurde qui laisserésorber, non sans l’avoir rendu pire encore, presque tout lemauvais sang qu’il extrait. La peine de mort est une amputationbarbare.

Or, flétrissure, bagne, peine de mort, troischoses qui se tiennent. Vous avez supprimé la flétrissure ; sivous êtes logiques, supprimez le reste.

Le fer rouge, le boulet et le couperet,c’étaient les trois parties d’un syllogisme.

Vous avez ôté le fer rouge ; le boulet etle couperet n’ont plus de sens. Farinace était atroce ; maisil n’était pas absurde.

Démontez-moi cette vieille échelle boiteusedes crimes et des peines, et refaites-la. Refaites votre pénalité,refaites vos codes, refaites vos prisons, refaites vos juges.Remettez les lois au pas des mœurs.

Messieurs, il se coupe trop de têtes par an enFrance. Puisque vous êtes en train de faire des économies,faites-en là-dessus.

Puisque vous êtes en verve de suppressions,supprimez le bourreau. Avec la solde de vos quatrevingts bourreaux,vous payerez six cents maîtres d’école.

Songez au gros du peuple. Des écoles pour lesenfants, des ateliers pour les hommes.

Savez-vous que la France est un des pays del’Europe où il y a le moins de natifs qui sachent lire !Quoi ! la Suisse sait lire, la Belgique sait lire, le Danemarksait lire, la Grèce sait lire, l’Irlande sait lire, et la France nesait pas lire ? c’est une honte.

Allez dans les bagnes. Appelez autour de voustoute la chiourme. Examinez un à un tous ces damnés de la loihumaine. Calculez l’inclinaison de tous ces profils, tâtez tous cescrânes. Chacun de ces hommes tombés a au-dessous de lui son typebestial ; il semble que chacun d’eux soit le pointd’intersection de telle ou telle espèce animale avec l’humanité.Voici le loup-cervier, voici le chat, voici le singe, voici levautour, voici la hyène. Or, de ces pauvres têtes mal conformées,le premier tort est à la nature sans doute, le second àl’éducation.

La nature a mal ébauché, l’éducation a malretouché l’ébauche. Tournez vos soins de ce côté. Une bonneéducation au peuple. Développez de votre mieux ces malheureusestêtes, afin que l’intelligence qui est dedans puisse grandir.

Les nations ont le crâne bien ou mal faitselon leurs institutions.

Rome et la Grèce avaient le front haut. Ouvrezle plus que vous pourrez l’angle facial du peuple.

Quand la France saura lire, ne laissez passans direction cette intelligence que vous aurez développée. Ceserait un autre désordre. L’ignorance vaut encore mieux que lamauvaise science. Non. Souvenez-vous qu’il y a un livre plusphilosophique que Le Compère Mathieu, plus populaire quele Constitutionnel, plus éternel que la charte de1830 ; c’est l’Écriture sainte. Et ici un motd’explication.

Quoi que vous fassiez, le sort de la grandefoule, de la multitude, de la majorité, sera toujoursrelativement pauvre, et malheureux, et triste. À elle le durtravail, les fardeaux à pousser, les fardeaux à traîner, lesfardeaux à porter.

Examinez cette balance : toutes lesjouissances dans le plateau du riche, toutes les misères dans leplateau du pauvre. Les deux parts ne sont-elles pas inégales ?La balance ne doit-elle pas nécessairement pencher, et l’état avecelle ?

Et maintenant dans le lot du pauvre, dans leplateau des misères, jetez la certitude d’un avenir céleste, jetezl’aspiration au bonheur éternel, jetez le paradis, contre-poidsmagnifique ! Vous rétablissez l’équilibre. La part du pauvreest aussi riche que la part du riche.

C’est ce que savait Jésus, qui en savait pluslong que Voltaire.

Donnez au peuple qui travaille et qui souffre,donnez au peuple, pour qui ce monde-ci est mauvais, la croyance àun meilleur monde fait pour lui.

Il sera tranquille, il sera patient. Lapatience est faite d’espérance.

Donc ensemencez les villages d’évangiles. Unebible par cabane. Que chaque livre et chaque champ produisent à euxdeux un travailleur moral.

La tête de l’homme du peuple, voilà laquestion. Cette tête est pleine de germes utiles. Employez pour lafaire mûrir et venir à bien ce qu’il y a de plus lumineux et demieux tempéré dans la vertu.

Tel a assassiné sur les grandes routes qui,mieux dirigé, eût été le plus excellent serviteur de la cité.

Cette tête de l’homme du peuple, cultivez-la,défrichez-la, arrosez-la, fécondez-la, éclairez-la, moralisez-la,utilisez-la ; vous n’aurez pas besoin de la couper.

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