Colette Baudoche- Histoire d’une jeune fille de Metz

Colette Baudoche- Histoire d’une jeune fille de Metz

de Maurice Barrès

Il n’y a pas de ville qui se fasse mieux aimer que Metz. Un Messin français à qui l’on rappelle sa cathédrale, l’Esplanade, les rues étroites aux noms familiers, la Moselle au pied des remparts et les villages disséminés sur les collines, s’attendrit. Et pourtant ces gens de Metz sont de vieux civilisés, modérés, nuancés, jaloux de cacher leur puissance d’enthousiasme. Un passant ne s’explique pas cette émotion en faveur d’une ville de guerre, où il n’a vu qu’une belle cathédrale et des vestiges du dix-huitième siècle, auprès d’une rivière agréable. Mais il faut comprendre que Metz ne vise pas à plaire aux sens; elle séduit d’une manière plus profonde: c’est une ville pour l’âme, pour la vieille âme française, militaire et rurale.

Les statues de Fabert et de Ney, que sont venues rejoindre celles de Guillaume le Ier et, de Frédéric-Charles, étaient entourées du prestige qu’on accorde aux pierres tutélaires. On se montrait les héros des grandes guerres sur les places où les officiers allemands exercent aujourd’hui leurs recrues. Les édifices civils gardent encore la marque des ingénieurs de notre armée&|160;; c’est partout droiture et simplicité, netteté des frontons sculptés, aspect rectiligne de l’ensemble. D’un bord â l’autre de la place Royale, le palais de justice s’accorde fraternellement avec la caserne du génie&|160;;les maisons bourgeoises, elles-mêmes, se rangent â l’alignement,et, sous les arcades de la place Saint-Louis, on croit sentir une discipline. Cet esprit s’étend sur la douce vallée mosellane.Depuis l’Esplanade, on devine sous un ciel nuageux douze villagesvignerons, baignés ou mirés dans la Moselle, et qui nous caressent,comme elle, par la douceur mouillée de leurs noms&|160;: Sey, quidonne le premier de nos vins&|160;; Rozérieulles, où chaque maisonpossède sa vigne&|160;; Woippy, le pays des fraises&|160;; Lorry,que ses mirabelles enrichissent&|160;; tous chargés d’arbres àfruits qui semblent les abriter et les aimer. Mais les collines oùils s’étagent ont leurs têtes aplanies&|160;: c’est qu’elles sontdevenues les forts de Plappeville, de Saint-Quentin, deSaint-Blaise et de Sommy.

Les Messins d’avant la guerre, tous soldats ouparents de soldats, vivaient en rapports journaliers avec la régionagricole. Les rentiers y avaient leurs fermes, les marchands leursacheteurs, et la plus modeste famille rêvait d’une maison decampagne où, chaque automne, on irait surveiller la vendange. Toutcela composait une atmosphère très propre â la conservation duvieux type français. Qui n’a pas connu, médité cette ville, ignorepeut-être la valeur d’une civilisation formée dans les mœurs del’agriculture et de la guerre. Les Lorrains émigrés ne regrettentpas simplement des paysages, des habitudes, une société dispersée,ils croient avoir laissé derrière eux quelque chose de leur santémorale.

Jamais je ne passe le seuil de cette villedésaffectée sans qu’elle me ramène au sentiment de nos destinéesinterrompues. Metz est l’endroit où l’on mesure le mieux ladépression de notre force. Ici l’on s’est fatigué pour une gloire,une patrie et une civilisation qui toutes trois gisent par terre.Seul un cercle de femmes les protège encore. Instinctivement, je medirige vers l’île Chambières, et vais m’asseoir auprès du monumentque les Dames de Metz ont dressé à la mémoire des soldats qu’ellesavaient soignés. C’est une de nos pierres sacrées, un autel et unrefuge, le dernier de nos menhirs.

Tout autour de ce haut lieu, le flot germainmonte sans cesse et menace de tout submerger. Au nombre devingt-quatre mille (sans compter la garnison), les immigrésdominent électoralement les vingt mille indigènes. Sous l’effort decette inondation, l’édifice français va-t-il être emporté&|160;? Levoyageur qui arrive aujourd’hui â Metz distingue, dès l’abord, ceque vaudrait cette ville reconstruite â l’allemande et selon lesbesoins du vainqueur. La gare neuve où l’on débarque affiche laferme volonté de créer un style de l’empire, le style colossâl,comme ils disent en s’attardant sur la dernière syllabe. Elle nousétonne par son style roman et par un clocher, qu’a dessiné, dit-on,Guillaume II, mais rien ne s’élance, tout est retenu, accroupi,tassé sous un couvercle d’un prodigieux vert-épinard. On y salueune ambition digne d’une cathédrale, et ce n’est qu’une tourte, unimmense pâté de viande. La prétention et le manque de goûtapparaissent mieux encore dans les détails. N’a-t-on pas imaginé derappeler dans chacun des motifs ornementaux la destination del’édifice&|160;! En artistes véridiques, nous autres, loyauxGermains, pour amuser nos sérieuses populations, qui viennentprendre un billet de chemin de fer, nous leur présenterons dans noschapiteaux des têtes de soldats casquées de pointes, des figuresd’employés aux moustaches stylisées, des locomotives, des douaniersexaminant le sac d’un voyageur, enfin un vieux monsieur, en chapeauhaut de forme, qui pleure de quitter son petit-fils… Cette série deplatitudes, produit d’une conception philosophique, vous n’endoutez pas, pourrait tant bien que mal se soutenir à coups deraisonnements, mais nul homme de goût ne les excusera, s’il a vueleur morne moralité.

Au sortir de la gare, on tombe dans unquartier tout neuf, où des centaines de maisons chaotiques nousallèchent d’abord par leur couleur café au lait, chocolat ou thé,révélant chez les architectes germains une prédilection pour lesaspects comestibles. Je n’y vois nulle large, franche et belleavenue qui nous mène à la ville, mais une même folie des grandeursdéchaîne d’énormes caravansérails et des villas bourgeoises,encombrées de sculptures économiques et tapageuses. En voici auxfaçades boisées et bariolées à l’alsacienne, que flanquent destourelles trop pointues pour qu’on y pénètre. En voilà de tendanceLouis XVI, mais bâties en pierre rouge, ornées de vases en fonte etcouronnées de mansardes en fer-blanc. Ici du gothique d’Augsbourg,là quelques échantillons de ce roman qui semble toujours excitermystérieusement la sensibilité prussienne. Enfin mille lutins,elfes et gnomes, courbés sous d’invisibles fardeaux.

Je ne ressens aucune émotion de force devantces façades à pierres non équarries, qui ne sont qu’un minceplacage sur briques. Et je n’éprouve pas davantage un joyeuxsentiment de fantaisie à voir un maçon tirer de son sac, au hasard,un assortiment infini de motifs architecturaux. Ces constructeurspossèdent une érudition étendue, et, par exemple, un Français voitbien qu’ils ont copié à Versailles d’excellents morceaux, de trèsbons œils-de-bœuf, des pilastres, des obélisques&|160;; mais cesmotifs, juxtaposés au petit bonheur, ne sont pas aux justesproportions, ni exécutés avec les matériaux convenables. Tout cequartier neuf, qui vise à la puissance et à la richesse, n’est quemensonge, désordre et pauvreté de génie. C’est proprementinconcevable, sinon comme le délire d’élèves surmenés ou la farceinjurieuse de rapins qui bafouent leurs maîtres. On croit voir,figées en saindoux, les folies d’étudiants architectes à la taverned’Auerbach.

Dans un coin de cet immense cauchemar, encontre-bas, sous un pourrissoir de vieux paniers et de seauxbosselés, n’est-ce pas l’ancienne porte Saint-Tiébaud&|160;?Ah&|160;! qu’ils la démolissent, qu’ils lui donnent le coup degrâce, à cette martyre&|160;!

On reprend pied, on respire, sitôt franchie laligne des anciens remparts. Je ne dis pas que ces maisons petites,très usagées, avec leurs volets commodes et parfois des balcons enfer forgé, soient belles, mais elles ne font pas rire d’elles. Desimples gens ont construit ces demeures à leur image, et voulantvivre paisiblement une vie messine, ils n’ont pas eu souci dechercher des modèles dans tous les siècles et par tous les climats.Voyez, au pied de l’Esplanade, comme les honnêtes bâtiments del’ancienne poudrerie, recouverts de grands arbres et baignés par laMoselle, sont harmonieux, aimables. Tant de mesure et de repossemble pauvre aux esthéticiens allemands. Ce pays était épuré,décanté, je voudrais dire spiritualisé&|160;; ils le troublent, lesurchargent, l’encombrent, ils y versent une lie. Le faîte desmaisons demeure encore français, mais peu à peu le rez-de-chaussée,les magasins se germanisent. A tout instant, on voit racler unefaçade, la jeter bas, puis appliquer sur la pauvre bâtisse éventréeune armature de fer, avec de grandes glaces où, le soir, des lampesélectriques inonderont d’aveuglantes clartés des montagnes decigares. L’ennui teuton commence à posséder Metz. Et pis quel’ennui, cette odeur avilissante de buffet, de bière aigrie, delaine mouillée et de pipe refroidie.

Certains quartiers pourtant demeurentintacts&|160;: Mazelle, le Haut de Sainte-Croix et les quais oùl’on retrouve les aspects éternels de Metz. Les paysans viennenttoujours porter aux vieux moulins le blé de la Seille et duPays-Haut. Les femmes en bonnet gaufré conduisent leurs charrettespleines de beurre, d’œufs et de volailles. L’hôtel de la Ville deLyon regorge encore, le samedi, de campagnards venus au marché despetits cochons, sur le parvis de la cathédrale&|160;; et l’aubergede la Côte de Delme reste le rendez-vous des amateurs, quand lesmaquignons présentent, sur la place Mazelle, les gros chevaux delabour, un tortillon de paille tressé dans la queue.

Suis-je dupe d’une illusion, d’une rêverie demon cœur prévenu&|160;? Dans le réseau de ces rues étroites, où lesvieux noms sur les boutiques me donnent du plaisir, je crois sentirla simplicité des anciennes mœurs polies et ces vertus d’humilité,de dignité, qui, chez nos pères, s’accordaient. J’y goûte lafroideur salubre des disciplines de jadis, mêlées d’humour et sidifférentes de la contrainte prussienne. Un attendrissement nousgagne dans ces vieilles parties de Metz, où dominent aujourd’huiles femmes et les enfants. Elles avivent notre don de spiritualité.Elles nous ramènent vers la France, et la France, là-bas, c’est lesynonyme le plus fréquent de l’idéal. Ceux qui lui demeurentfidèles mettent un sentiment au-dessus de leurs intérêts positifs.Si quelques-uns la renient, c’est qu’ils sont asservis par desraisons utilitaires et qu’ils sacrifient la part de la viemorale.

Un jour que je me prêtais à ces influences duvieux Metz, le long de la Moselle, et que je suivais le quaiFélix-Maréchal, je vis venir, le nez en l’air et cherchant,semblait-il, un logement à louer, un grand et vigoureux jeuneAllemand. L’Allemand classique, coiffé d’un feutre verdâtre, etvêtu ou plutôt matelassé d’une redingote universitaire. C’estl’uniforme de l’immense armée des envahisseurs pacifiques, quis’est mise en marche derrière les vainqueurs et qui défile depuistrente-cinq ans.

Personne ne le regardait. Il n’éveillait nil’instinct comique, ni l’hostilité. Il paraissait vraimentbanal&|160;: un Prussien de plus arrivait, une goutte d’eau dans cedéluge.

Autour de lui, c’était la rivière glissante,ses tilleuls, l’île aux grands arbres que l’on appelle du nomcharmant de Jardin d’Amour, la rumeur des moulins et les jeux despetits polissons&|160;: tout le vieux Metz d’avant la guerre, oùrien ne fait défaut que nos uniformes. Il me rappela d’une certainemanière (avec moins de rayonnement, faut-il le dire&|160;?) cemémorable portrait, à la fois ridicule et beau, que l’on voit aumusée de Francfort, du jeune Goethe étendu dans la campagne romaineet pareil à un jeune éléphant. Oui, ce nouveau venu, c’était unpuissant garçon, mais informe. Et tandis qu’il se balançait,indécis, sous l’écriteau d’un appartement garni, je me pris àpenser que j’avais devant moi un phénomène.

Ce qui fournit la matière de tant de livresimportants sur l’histoire, sur les races, sur les destinées de laFrance et de l’Allemagne, était là vivant sous mes yeux. Le hasardqui m’avait permis d’assister au débarquement de ce jeune Prussiena continué de me favoriser. J’ai pu connaître l’emploi de son tempsau cours de sa première année messine. C’est tout un petit roman,plein de sens, qui éclaire d’un jour net et froid l’état des chosesfranco-allemandes en Lorraine. Il nous a semblé, en le rapportant,que nous relevions le point après un grand naufrage.

Bernardin de Saint-Pierre admire que lecélèbre Poussin, quand il peignit le Déluge, se soit borné à fairevoir une famille qui lutte contre la catastrophe. Pas n’est besoinde grandes machines. A ceux qui liront le drame sans gloire dontune heureuse fortune m’a fait le confident, je crois que je rendraisensible la position pathétique de la France, battue par la vagueallemande sur les fonds de Lorraine. Mais il faut qu’on me laissetraiter chaque scène amplement, sereinement, sans hâte, d’autantqu’on ne gagnerait rien à passer au tableau suivant&|160;: je neprépare aucune surprise et ne fais pas appel aux amateursd’aventures. A défaut d’un sentiment profond de la beauté idéale,je voudrais mettre ici un sérieux sans sécheresse, une clairvoyancecalme, animée de confiance dans la vie, sinon dans la France.

Cependant, le jeune étranger était entré dansla maison. Au premier étage, une jeune fille lui ouvrit, unedemoiselle très simplement vêtue. Il demanda en allemand à voir cequi était à louer. Elle répondit en français qu’elle allaitprévenir sa grand’mère. Et le laissant dans le corridor, elledisparut avec la prestesse d’une jeune chèvre.

– Ce sont des Lorraines, se dit-il avecplaisir, car il rêvait, comme tous les Allemands, d’utiliser sonséjour à Metz pour perfectionner son français.

Madame Baudoche était en train de coudre unerobe pour une voisine, dans une des chambres garnies. Bien qu’ellefût contrariée de montrer du désordre à l’étranger, elle ne voulutpas le laisser debout dans le couloir, et, d’une très bonnemanière, elle le pria d’entrer, de s’asseoir, puis, sans hâte, etl’ayant bien examiné, elle lui fit visiter les deux belles chambressur la rue, dont elle demandait cinquante marks par mois&|160;:

– Vous voyez, disait-elle, que vous serez bienchez vous. Le corridor coupe en deux l’appartement&|160;: vous d’uncôté, et nous de l’autre, avec la cuisine et les deux chambres quema petite-fille et moi habitons… Vous aurez un lit à la françaiseet non pas un de ces lits avec des draps comme des mouchoirs… Quelmétier faites-vous&|160;? Professeur&|160;? Vous n’avez qu’à passerdeux fois la Moselle, sur le pont de la Préfecture et sur le pontMoreau, et, par la rue Saint-Georges, vous tombez droit sur votrelycée.

En effet, un jeune homme ne pourrait pastrouver, dans Metz, une installation meilleure pour son travail. Lavue est charmante, et les meubles, qui servent à la familleBaudoche depuis une soixantaine d’années, sans avoir de valeur,sont de bonne qualité matérielle et morale, solides et bien adaptésà la vie modeste d’honnêtes gens. Mais M.&|160;le Docteur FrédéricAsmus, plutôt que de regarder le quai, les gravures au mur et lesmeubles confortables, a souci de s’assurer qu’il fait biencomprendre son français.

D’un ton calme et sérieux, en s’aidant çà etlà de quelques mots allemands, il raconte qu’il arrive deKoenigsberg, qu’il a vingt-cinq ans, qu’il ne gagne encore que deuxmille deux cents marks, mais qu’il sera bientôt Oberlehrer, avec untraitement de trois mille marks au moins. Il est mis en confiancepar cette atmosphère de modeste intimité, dont un Allemand ne peutpas se passer. Amplement, naïvement, il raconte tout ce, qui leconcerne. Sa lenteur met un peu d’ennui dans cette chambre, pleinedu joli soleil de septembre&|160;; Madame Baudoche frotte avec lapaume de sa main la belle armoire lorraine, bien brodée et de chêneéclatant&|160;; mais après une longue nuit de chemin de fer, lebrave garçon paraît ne sentir l’ennui que comme un repos, etl’aimable logeuse doit enfin lui rappeler qu’il a sans doute laisséun bagage à la gare.

Elle l’accompagne sur le palier&|160;:

– A tout à l’heure, Monsieur.

– Monsieur le docteur, précise-t-il avecingénuité, en rappelant le titre auquel il a droit.

Sous le pas qui s’éloigne, l’escalier de boisgémit, et la jeune Colette réapparaît tout égayée demalice&|160;:

– Est-il assez lourdaud, Monsieur ledocteur&|160;! Quelles bottes et quelle cravate&|160;!

– Dame&|160;! répond la grand’mère, il est àla mode de Koenigsberg.

De leur fenêtre, les deux femmes le regardentjusqu’à ce qu’il ait tourné dans la rue de la Préfecture.

– Crois-tu qu’il revienne&|160;? dit lavieille dame. J’aurais peut-être dû lui demander une acompte.

Elles se rassurèrent en jugeant qu’il avaitl’air honnête. Et d’ailleurs pour cinquante marks, où trouverait-ildeux chambres aussi confortables&|160;?

Madame Baudoche apporte des draps frais au litde l’étranger, tandis que sa petite-fille approvisionne d’eau latoilette et déménage le mannequin, avec les corbeilles de couture,dans la salle à manger.

Ce n’est pas sans regret que les deux femmeshabiteront, sur l’antre côté du corridor, deux pièces moins bienéclairées. La vue de la Moselle, l’animation du quai, ses arbres etla rumeur des moulins leur faisaient une société agréable. Pour ladernière fois, elles laissent toutes les portes ouvertes, et lesoleil qui brille dans les chambres garnies leur paraît un bonheurd’où elles sont exilées.

– Ah&|160;! soupire Madame Baudoche, quellehumiliation pour ton pauvre père, s’il avait imaginé qu’un jour jecéderais une partie de l’appartement. Et à qui&|160;? à unPrussien&|160;!

– Aujourd’hui, dit la jeune fille, il n’y aqu’eux pour louer des chambres meublées. Personne ne pensera à nousmal juger. Mais si tu veux, nous pouvons encore le refuser.

– Eh non&|160;! fit la grand’mère. Ilm’ennuie, mais je l’ai trop désiré.

Pour comprendre cette exclamation, oùs’affirmait le vigoureux bon sens (le Madame Baudoche, il fautconnaître la fortune précaire des deux femmes. Elles vivaient d’unerente de douze cents francs, que leur faisait une famille messine,émigrée à Paris, les V…, en souvenir du père et du grand-père deColette, qui avaient géré avec une grande honnêteté, puis liquidéau mieux ses immeubles de Metz et son beau domaine de Gorze. Acette pension, les dames Baudoche joignaient le mince produit dequelques travaux de couture&|160;; et pour tirer parti de leurappartement, elles venaient de meubler et de mettre en location lesdeux meilleures chambres. Mais depuis six mois, personne ne s’étaitprésenté. C’est dire de quel grave souci les allégeait la venue deM.&|160;Asmus.

En attendant qu’il réapparût, Madame Baudochese mit à refaire avec un plaisir franc ses calculs&|160;: lePrussien donnerait six cents marks qui payeraient tout le loyer etlaisseraient encore un bénéfice de cent marks, pour la dot deColette. La vieille femme ne se lassait pas de reprendre un rêve,toujours le même, au bout duquel il y avait un mariage pour sapetite-fille avec quelque honnête Messin et le jeune ménageoccupant auprès d’elle les fameuses chambres du quai. Elles’expliquait sans phrases émues (tout en drapant sur le mannequinleur commun ouvrage) avec des mots précis et fermes, qui pourraientsembler trop positifs, mais sous lesquels vivait toujours quelquechose de profond. Et c’était charmant de voir cette grand’mère etcette fille, l’une solide de toutes manières et qui a le poids del’expérience, l’autre faite à sa ressemblance, mais plus mince decorps et plus vive de ton, mûrir ce modeste bonheur et s’orienter,sans le savoir, à reconstruire dans Metz une cellule française.

Mieux encore que leur dialogue, gênéd’ailleurs par les épingles qu’elles serraient entre leurs lèvres,toute la disposition de ce modeste appartement rendait sensiblel’accord heureux des deux femmes. La salle à manger n’offrait à lavue qu’un vaisselier, une table, un fauteuil et quelques chaises.On avait vidé tout le logement pour garnir les chambres à louer.Mais quelques objets bien placés et bien entretenus, au mur unpetit bénitier avec sa branche de buis, au milieu de la table unecruche de grès bleu, et sur le plancher très propre deuxchaufferettes en cuivre, témoignaient d’une seule et paisiblevolonté. C’est au lendemain d’une mort, quand un logement a perduson âme et que ces pauvres choses gisent dans la poussière, quel’on mesure le miracle accompli par ceux qui, d’un tel néant,savent créer plus qu’un décor agréable, un exemple de politesse etde décence. Ici, dans cet intérieur clair, bien ordonné et de bonneodeur, où va pénétrer un Prussien aux grosses bottes entretenuesavec de la graisse rance, c’est moins aux dames Baudoche qu’à latradition messine que va notre pensée. On voudrait que les forcesde la vieille cité réagissent contre cet intrus. Hélas&|160;! cesforces ont été brisées&|160;; les dames Baudoche ne peuvent pluscompter que sur elles-mêmes, et, pour le moment, elles songent à nepas manquer un locataire.

Chaque dix minutes, elles viennent se pencherà la fenêtre. Vers cinq heures, elles n’en bougèrent plus. Et,comme elles avaient cessé de travailler, elles cessèrent de causer.Une voisine, depuis la rue, leur demanda si l’Allemand qu’on avaitvu monter louait. Elles firent un geste d’incertitude.

Il n’y avait plus sur le quai que deux, troispêcheurs à la ligne, et une paire de chiens flâneurs. Derrière laPréfecture, le soleil se couchait, et la Moselle, déjà enfoncéedans le noir, glissait en miroitant vers les collines deSaint-Julien et de Grimont. L’allumeur de réverbères passa. Leclocher de Saint Vincent commença de sonner. Sous le vaste cielplein de douceur, Metz semblait une petite ville courageuse.

– Eh bien&|160;! dit la grand’mère tristement,il ne revient pas.

– Tant mieux, maman&|160;; il nous auraitempêchées de nous sentir chez nous&|160;!

Ces pauvres mots étaient l’abrégé de tout unmonde de sentiments, mais si mesurés qu’il faut connaître le manquede déclamation des Lorrains pour en distinguer la tendresse.

Elles se retiraient, quand, soudain, toutesdeux joyeusement s’écrièrent&|160;:

– Le voilà&|160;!

L’homme au chapeau verdâtre s’avançait suivid’un commissionnaire qui poussait deux malles sur une charrette. Etlui-même, enchanté, loyal, gigantesque, tenait soigneusement unpetit paquet.

Deux minutes plus tard, quand il eut gravil’escalier retentissant, il déplia ce paquet devant les deux dames.C’était de la charcuterie, et il demanda en français si l’onpouvait lui chercher de la bière.

Le lendemain matin, M.&|160;Frédéric Asmusdéballa ses deux malles, dont la plus grande ne contenait que deslivres, et, l’après-midi, vêtu de sa belle redingote, il fit sesvisites officielles. Le même jour, il loua un piano pour douzefrancs cinquante par mois. Cette acquisition obligeait àbouleverser tout le cabinet de travail, et Madame Baudoche, quitenait à ses meubles, voulut diriger la manœuvre. Les ouvrierspartis, elle dut admirer vingt-cinq photographies que l’Allemandavait dispersées sur les murs, la cheminée et les tables.

Voilà mon père, disait-il&|160;; voici mamère, mes sœurs, mes frères et ma fiancée.

Sur ce dernier mot, la jeune Coletteapparut.

M.&|160;Asmus possédait cinq portraitsdifférents de sa fiancée&|160;; mais le plus à son goût, il l’avaitplacé après de lui sur sa table à écrire.

C’était une femme de vingt-cinq ans, une belleWalkyrie.

– Elle est très intelligente, disait-il.N’est-ce pas que cela se voit dans son regard si ferme&|160;?

Ils étaient deux camarades d’enfance, et ilaurait voulu que le mariage se fît dès maintenant. Un de ses oncless’offrait à les aider d’une petite rente provisoire.

– C’est ma fiancée qui a eu des scrupules.Plusieurs fois, en causant, nous nous sommes aperçus qu’elle avaitune connaissance des choses et des gens, une maturité plus grandeque la mienne. Alors elle s’est demandé s’il était bien raisonnableque nous nous épousions tout de suite. C’est une chose certainequ’il est nécessaire, pour le bonheur, que le mari soit supérieur àla femme et que celle-ci trouve en lui, chaque jour, des motifsnouveaux de l’estimer et de s’enorgueillir. J’ai dû me rendre â sesraisons. Oui, je dois acquérir dans la pratique de la vie plusd’expérience, afin que je n’aie pas à rougir devant elle.

La petite Messine, qui le regardait aveceffarement, l’interrompit d’un mot du cœur&|160;:

– Vous l’aimez bien pourtant, Monsieur ledocteur&|160;?

Madame Baudoche admira combien les jeunes gensde Koenigsberg étaient sages. Et lui, il ne se douta pas que lesdeux femmes le quittaient pour mieux rire. En achevant d’installerses livres, il se réjouissait de s’être si bien faitcomprendre.

Lorsqu’on apprit, dans le petit monde declientes et de voisines où vivaient les dames Baudoche, qu’ellesavaient loué à un Allemand, on vint se renseigner, les interroger.Colette raconta quel drôle de fiancé était ce professeur. Il arrivajuste au milieu de leurs éclats, et la jeune fille luidit&|160;:

– Il faut que je vous présente notre voisine,Madame Krauss. Elle habite l’étage au-dessus. Vous rencontrerezquelquefois chez nous son petit garçon et sa petite fille, qu’ellenous laisse quand elle travaille dehors.

Le professeur expliqua comment, à Koenigsberg,les demoiselles de bonne famille passent une partie de leursjournées à garder, dans des jardins, les enfants des pauvres quisont à leur travail.

– Votre fiancée s’en occupe&|160;?

– Oui, Mademoiselle&|160;; de cette manière,elle a pu acquérir une grande connaissance des caractères, et,comme je vous ai dit, l’expérience de la vie.

– Eh bien&|160;! repartit Colette, je vousferai connaître les deux bons petits Krauss&|160;: un garçon decinq ans et une fille de huit. Ils vous donneront, tant que vousvoudrez, l’expérience de la vie, en français ou en allemand, àvotre choix.

Et ces Lorraines de se gausser, derrière leursairs admiratifs. Mais Madame Baudoche fit des reproches à lamalicieuse Colette, car il ne convient pas qu’une jeune fille semoque d’une confidence d’amour. Et, surtout, il est dangereux debafouer un locataire.

Toutefois, l’une et l’autre s’accordaient àtrouver qu’il était un animal de la grosse espèce. Tandis qu’ellesprenaient des précautions pour ne pas gêner son travail, lui, entreonze heures et minuit, il rentrait sans savoir qu’il faisaitclaquer les trois portes de la rue, de l’appartement et de sachambre. Les services qu’il désirait, il les avait énumérés commeles articles d’un règlement. A midi, il mangeait au restaurant avecses collègues&|160;; le soir, ces dames lui procuraient de lacharcuterie, du thé ou de la bière&|160;; chaque matin, à septheures, Madame Baudoche devait lui apporter son café au lait danssa chambre. Le troisième jour, il lui dit&|160;:

– Madame Baudoche, je vous ferai observer quevous êtes en retard de quatre minutes.

– Ce sont tous des pédants, déclara-t-elle àsa fille.

La vieille Messine avait trouvé le mot juste.Et précisément ce dimanche matin, M.&|160;Asmus avait rendez-vousavec des collègues pour une partie de pédantisme. Ces messieursvoulaient l’initier méthodiquement au pays messin. Et, fidèles auprincipe qui veut qu’un voyageur, dans une ville nouvelle, monted’abord au clocher, ils avaient projeté de gagner le haut villagede Scy.

Vers neuf heures, tandis que la grand’messesonnait à toutes les paroisses, ils gravirent les pentes du fortSaint-Quentin, au milieu des vignes et des ronces&|160;; etparfois, le long des murs, la clématite embaumée et les poirierslourds de fruits se penchaient. Quelques paysans qu’ils croisèrentdans l’étroit sentier pierreux plaisantaient, causaient enfrançais, ce qui étonna M.&|160;Asmus. Ses amis luidirent&|160;:

– Ces gens-là&|160;! Ils apprennent l’allemandà l’école, puis ils vont au régiment&|160;; eh bien&|160;! rentréschez eux, ils se mettent à parler leur patois français.

Ils ajoutèrent à cette explication des proposviolents contre les indigènes, et l’on voyait que le traité deFrancfort n’a pas mis fin à la guerre dans le pays messin.

Ces professeurs étaient tous venus en Lorraineavec l’idée d’y trouver un peuple satisfait de la conquête et ilsressentaient une sourde irritation de se voir évités par lesvaincus. Aussi écoutaient-ils avec complaisance l’un d’entre eux,pangermaniste fougueux, affilié à la vaste association qui comptesur la force pour assurer la domination universelle de l’idéalallemand.

M.&|160;Asmus ne demandait qu’à s’enorgueilliravec ses compagnons de la victoire de leurs pères, mais il sepréoccupait surtout d’en tirer parti, et quand le pangermanistecherchait le meilleur moyen d’empêcher les Lorrains de parler leurlangue, il aurait trouvé plus intéressant qu’on lui dît de quellemanière il pourrait les fréquenter et perfectionner sonfrançais.

Ils gagnèrent ainsi l’étroite terrasse où lapetite église, couverte de ses longues ardoises, est assise aumilieu d’arbres ébouriffés.

Devant eux s’étendait un pays à la mesurehumaine, vaste sans immensité, façonné et souple, et, près de sarivière, Metz, toute plate au ras de la plaine, et que spiritualisele vaisseau de sa haute cathédrale.

Cette fin de septembre est l’époque la pluscharmante de la Lorraine. Peu de pluie, du vent rarement, unetempérature stimulante et les vignes à la veille d’une joyeusevendange. Ce matin-là, le ciel, les miroirs d’eau, les prairiescomposaient un de ces paysages d’automne lorrain où les couleursles plus éblouissantes d’argent et de vert s’harmonisent pour nousprocurer un long repos de rêverie.

Ils n’en comprirent pas la délicatesse ets’accordèrent à proclamer qu’ils avaient dans la vieille Allemagnede plus grands paysages.

Il manquait à ces jeunes gens, venus d’un cieloù la Walkyrie chevauche les nuages, d’avoir été élevés à sentirqu’il y a dans la simplicité de notre nature une suprême élégance.Et puis ils ne distinguaient rien des trésors spirituels quireposent dans les terres étendues sous leurs yeux. Certes, poureux, ce panorama n’est pas vulgaire&|160;: c’est celui de leurvictoire. Mais cette idée constante, à la longue, est trop simple.Si je circule parmi ces douceurs mosellanes, j’y trouve des imagesqui sont d’humbles amies de mon enfance et que mon cœur ne peutrevoir sans attendrissement. Elles m’emplissent d’un couragepaisible où je prends une force égale pour agir et pour renoncer.Mais un jeune Prussien tout neuf, que peut-il glaner derrière nospères et sur des champs qu’ils ont aménagés&|160;? Il nie et désiredétruire ce fils de vainqueur, tout ce qui ennoblit cette terre etpeut y produire une fermentation. Où je trouve mon équilibre et maplénitude, il ne s’accommode pas.

Ce premier dimanche qu’il monta sur le plateaude Scy, le professeur Asmus, mal éveillé â cette nouvelleatmosphère, gardait une solide santé allemande. Il ne subissait pasencore cette électricité lorraine qui attire, repousse, désorienteles gens d’Outre-Rhin. Il ne connaissait pas d’une manière vivantele problème qui émouvait ses amis, le problème du devoir et de ladestinée d’un loyal Allemand en Alsace-Lorraine. Aussi n’était-ceque pour la joie du rythme, avec la candeur d’un enfant qui ne voitpas le danger, qu’à la descente il se joignit à ses camarades etentonna la «&|160;Chanson du Rhin&|160;», le beau Lied où, une foisde plus, les races de là-bas ont trahi leur désir et leureffroi&|160;:

Au Rhin, au Rhin, ne va pas au Rhin,

Mon fils, mon conseil est bon.

La vie t’y paraîtra trop douce,

Ton humeur y deviendra trop joyeuse.

Tu y verras des filles si vives et des hommessi assurés

Comme s’ils étaient de race noble&|160;!

Ton âme, ardemment, y prendra goût,

Et il te semblera que ce soit juste etbien.

Et dans le fleuve la nymphe surgira desprofondeurs,

Et quand tu auras vu son sourire,

Quand la Lorelei aura chanté pour toi de seslèvres pales,

Mon fils, tu seras perdu.

Le son t’ensorcellera, l’apparence tetrompera, Tu seras pris d’enchantement et de terreur, Tu necesseras plus de chanter&|160;: -au Rhin&|160;! au Rhin&|160;! Ettu ne retourneras plus chez les tiens.

Cette chanson exprime le rapport de ces jeunesAllemands avec cette vallée d’une manière plus profonde queM.&|160;Asmus ne peut le savoir à cette heure. Mais cette terrenouvelle va très vite l’avertir. Il écoute, regarde&|160;; toutl’intéresse&|160;; il porte ici la complaisance de ces pèlerins duNord qui, descendus vers les contrées bénies, sur la rive du lac deGarde, s’émerveillent des premiers oliviers.

Un jour que M.&|160;Asmus traversait le Jardind’Amour, il s’arrêta pour y regarder la récréation desenfants&|160;: beaucoup de petites figures encore villageoises,coiffées de casquettes&|160;; des tabliers bleus, leureffroi&|160;: de longs cache-nez. Ils formaient dans cet espaceassez étroit, sous les grands arbres auprès de la Moselle, vingtgroupes excités par des jeux divers. Ici une file courait à laqueue-leu-leu&|160;; là un isolé, les mains dans ses poches,dansait pour se réchauffer&|160;; cet autre s’élance sur le dosd’un camarade-cheval, qui part au galop, fouaillé par unpalefrenier&|160;; un brutal rosse, un malhonnête, qui vient de luichiper une agate&|160;; une bande accourt indignée. Deux gamins sebalancent sur une poutre&|160;; un petit malheureux, qui s’enfuitderrière un abri, heurte et culbute dans un tourbillon de chatsperchés&|160;; soudain un meeting se forme&|160;; et sur le tout,une clameur.

Frédéric Asmus admirait cette vivacité etcette gentillesse avec un cœur pacifique de géant. Dans cettediablerie lorraine, il ne reconnaissais pas encore un des Callotqu’il examinait, chaque jour, à une vitrine de la rue des Jardins,soit la Foire de l’Impruneta, soit la planche des Supplices, où lemaître de Nancy, en gravant tout un océan de petites figures qui sepressent, courent à leurs affaires et se mêlent sans se confondre,a prouvé que le sujet le plus ample peut tenir avec toute sa forcedans l’horizon le plus réduit. Il songeait avec bienveillance queces petits garçons feraient de bons et loyaux Germains, et quec’était son digne rôle de professeur de leur apporter une vie pluslarge, plus vertueuse, une vraie renaissance.

Mais soudain l’un d’eux vint à glisser etparut s’être blessé. Ses camarades, qui l’avaient poussé,l’entourèrent en baissant la voix. L’Allemand s’approcha et dit enfrançais&|160;:

– As-tu mal&|160;?

– Non, non, répondit vivement l’enfant.

C’était un joli petit Messin, mais déjà avecle regard de l’homme qui ne se laisse pas molester. Il avait sousle nez et sur le menton deux moustaches et une magnifiqueimpériale, tracées avec un bouchon brillé, comme c’est l’usage desgamins de Metz quand ils jouent aux soldats. Son genou saignaitd’une bonne écorchure. L’Allemand prit dans son portefeuille unebande de taffetas anglais. Mais le petit ne voulait pas qu’il letouchât. Et comme un rassemblement se formait, le professeur luidit&|160;:

– N’aie pas peur… Sais-tu bien qui jesuis&|160;?

Il voulait faire entendre qu’il était unmaître, un ami des enfants, mais le petit Lorrain derépondre&|160;:

– Toi, tu es le Prussien de chez MadameBaudoche.

Ce mot et les rires, qui l’avaient accueillifurent la première expérience lorraine que le professeurenregistra. Il en fit toute une série de réflexions dans une lettreà sa fiancée.

«&|160;Mes collègues, lui écrivait-il,m’avaient un peu choqué, l’autre matin, durant la promenade que jet’ai racontée, par leur malveillance envers les habitants de cepays. Mais voici que ma petite aventure avec ce gamin me faitreconnaître qu’ils raisonnent sur des faits. T’avouerai-je que lesrires de ces badauds n’ont pas été sans m’attrister&|160;? Jelaisse de côté la question du ridicule personnel&|160;; mais j’aivu méprisé un sincère mouvement de mon cœur. Je crois qu’ici l’onse moque de tout.&|160;»

Pourtant ce n’était là qu’une note isolée aumilieu des sensations agréables que M.&|160;Asmus recevait detoutes parts.

Des détails matériels qui ne disent rien auxindigènes l’étonnaient et l’enchantaient. Ainsi le premier feu debois qu’à la fin de septembre il alluma dans sa cheminée. Pour cePrussien qui n’a jamais vu que des poêles, c’est une nouveauté etun plaisir de corriger les copies de ses élèves, assis dans uncommode fauteuil Empire, tandis qu’une douce flambée anime et faitbriller les meubles bien frottés. Assurément, s’il jouit de labonne aération de sa chambre, ce n’est pas qu’il en soit déjà àmépriser la sauvage coutume de ses compatriotes qui, dépourvus dedraps et de couvertures, transpirent depuis des générations sous lemême édredon immense. Et de même, s’il se plaît à promener sonregard dans un logement où les murs n’offrent pas des assiettes encarton décorées d’hirondelles, où la cheminée ne s’enorgueillit pasd’hommes illustres en plâtre badigeonnés de bronze, où même faitdéfaut le fameux bouquet Mackart, composé de grandes gerbesqu’affectionne la poussière, ce n’est point qu’il se rende comptede l’absurdité de ses compatriotes, qui ont la manie de toutcouvrir d’une camelote de bazar où l’œil ne s’accroche à rien. Maisà son insu, dans ce garni messin, il subit l’agrément d’unecertaine supériorité d’hygiène et de goût. Et à vrai dire, il n’yfallait pas voir une réussite de l’excellente Madame Baudoche, maisplutôt l’effet modeste d’une vieille civilisation.

Le caractère de cet intérieur était donné parune armoire lorraine, en beau noyer bien poli, de style Louis XV,avec ses portes moulurées, ses minces fleurs sculptées en relief etses longues entrées de serrure en fer ajouré. M.&|160;Asmus n’étaitpas à même de goûter ce chef-d’œuvre de menuiserie fine etrustique. Mais il avait remarqué, dès le premier moment, sa penduleoù Napoléon tenait le petit roi de Rome sur ses genoux, et auxmurailles quatre belles gravures&|160;: le Serment du jeu de Paumepar David, un portrait de M.&|160;Thiers, libérateur du territoire,et puis deux belles œuvres d’un artiste romantique, peu connu horsde sa ville natale, Aimé de Lemud, représentant, l’une, un jeuneCallot qu’une belle bohémienne entraîne vers l’Italie, l’autre, leCercueil de l’Empereur porté sur les épaules de ses grenadiers etqu’accompagne, comme un vol d’ombres, la Grande Armée sortie destombeaux.

M.&|160;Asmus trouvait pittoresque, amusant,d’être enveloppé d’images françaises, comme d’avoir les oreillesbattues par des mots français. Il attendait un grand profit decette atmosphère si nouvelle. Jusqu’au fond de sa chambre, ilparticipait à la vie de ce vieux quartier, à l’animation du quai etde la rivière. Il aimait à regarder le frémissement de l’eau, lesgrandes herbes mouvantes, les barques et les brouillards. Et quandil travaillait à sa table, il avait encore une complaisance pour lebruit de la fontaine emplissant le sceau des servantes, pour lesébats des gamins et même pour l’aboiement des bons chiens autour deleur maître. Il s’exerçait à reconnaître le martèlement disciplinédu pas germain ou le glissement plus libre des indigènes. Ilécoutait sans impatience, à travers la cloison, le bruit régulierde la machine à coudre des dames Baudoche, et multipliait lesoccasions de frapper à leur porte, de leur demander un objet, unpetit service.

– Qu’il est indiscret&|160;! pensait lavieille dame.

Mais elle mettait son amour-propre de ménagèreà ce qu’il ne manquât de rien, cependant que la jeune Colettedisait avec bonne grâce les bonjours et les bonsoirsclassiques.

Cette urbanité trompait M.&|160;Asmus quin’était pas né pour comprendre les nuances. Avec sa bonne nature unpeu épaisse, mal dégrossie, il appartenait à cette espèce defâcheux qui croient que la franchise et la cordialité ont tous lesdroits. Peut-être aussi jugeait-il qu’un professeur honore uneloueuse de garni, s’il veut créer avec elle une honnêtefamiliarité.

Parfois, à la fin de la journée, il faisaitune promenade. Il sortait de la ville et s’en allait seul, auhasard, dans les proches alentours. Il marchait volontiers de longde la Moselle&|160;; il se plaisait à la douceur de l’eaubruissante et des vois traînantes qui parlent français, il écoutaitglisser le son des cloches catholiques sur les longues prairies, ilvoyait au loin les villages se noyer dans la brume, et se laissaitamollir par ces vagues beautés. Dans une de ces courses, son regardpassa avec indifférence sur l’humble château aux quatre poivrièresoù mourut le maréchal Fabert. Quand l’harmonie des objets matérielsavec leur sens moral est parfaite, celui qui les contemple enreçoit un merveilleux plaisir de sérénité, mais le jeune promeneurne savait pas distinguer les âmes du pays messin. D’autres fois, ilmontait sur la route de Sainte-Barbe, au-dessus des vignesfameuses, toutes rouges à cette saison, qui pressent, recouvrent levillage de Saint-Julien, parsemé d’arbres fruitiers. Dans la brume,les grands peupliers, les eaux de la Moselle, les prairies, lesclochers bruissants de Metz se liaient, devenaient un seul corpssolide et délicat, le signe d’une pensée inexprimable. La penséemessine remplissait l’horizon, rosée sur des pâturages paisibles,et nuancée par les derniers feux du soleil qui se couchait enFrance, derrière le fort Saint-Quentin. Frédéric Asmus pressait lepas pour revenir au grand feu clair de son logis lorrain&|160;; ilcroisait des cyclistes, les cloches sonnaient à Saint-Julien, leciel et les chemins rougeoyaient de ce crépuscule prolongé. Cejeune étranger, qui ne s’était pas encore fait d’amis, eût étéheureux d’avoir quelque objet vivant avec qui, en toute sympathie,parler de ce pays, de sa famille et de sa patrie.

C’était l’heure qu’il choisissait le plusvolontiers pour écrire à sa fiancée, en attendant que MadameBaudoche lui apportât son thé et sa charcuterie. A cet instant dusouper, la vieille dame se laissait aller à causer avec plusd’abondance. M.&|160;Asmus faisait des phrases pour employer lesmots de son vocabulaire. Il priait qu’elle les rectifiât, ets’exclamait sur les délicatesses de la langue. Le tout avec un telplaisir qu’il eût volontiers oublié que ses collègues l’attendaientà la brasserie.

Un soir, l’heure venue de les rejoindre, ilouvrait la porte du palier pour sortir, quand une petite fille seglissa dans le corridor, comme une souris, suivie d’un plus petitgarçon. Il saisit le bonhomme par la main et commença de luidemander son nom. Mais l’enfant l’entraîna vers la cuisine, et, surle seuil, M.&|160;Asmus aperçut Mademoiselle Colette, toute rougiepar la pleine lumière du fourneau, et qui, sans s’interrompre decasser des œufs, dit gaiement&|160;:

– Tu ne crains pas le Monsieur&|160;: ta mamanvous a déjà conduits à l’autel de saint Blaise, qui guérit de lapeur.

Les deux enfants, muets et serrés contre leuramie, surveillaient, avec une extrême vivacité du regard, lesmouvements de l’étranger.

– Ce sont les petits Krauss, expliqua la jeunefille. Leur père est votre compatriote. Il a épousé une Messine quevous connaissez déjà. Aujourd’hui, elle est dehors, et je leurprépare une fameuse soupe. Colette avait le don de plaire etd’éveiller un sourire sur le visage de tous ceux qui laregardaient. Ce digne et loyal Germain, qui n’avait jamais cherchéauprès de cette petite Lorraine que l’art de prononcer les mots,s’attardait devant cette humble poésie confiante, etpensait&|160;:

«&|160;Cela, c’est une scène digne d’une jeunefille allemande.&|160;»

Sur la fin du mois, en réglant son premierterme, M.&|160;Asmus demanda à Madame Baudoche s’il ne pourraitpas, de temps à autre, après le souper, venir faire un bout decauserie. La logeuse craignit, si elle repoussait ce désir, quel’Allemand n’émigrât dans les quartiers neufs&|160;; et le seizeoctobre, vers huit heures et demie, M.&|160;Frédéric Asmus, au lieud’aller à la brasserie, passa dans la salle à manger de ces dames,qui avaient terminé leur repas et mis en ordre leur ménage.

Tous trois s’assirent autour de la table rondeet sous la lueur de la lampe. Le professeur avait fait monter de labière&|160;: il en offrit à ses hôtes, qui n’acceptèrent pas.Colette avait enlevé son tablier de travail&|160;; elle étaitpenchée sur un ouvrage de couture, et la lumière l’éclairaitdoucement. La grand’mère, de temps à autre, interrompait sa besognepour regarder l’étranger et marquer quelque sympathie à ses effortsde prononciation. Et lui, sa pipe à la main, en face d’une cruchede bière, dont le couvercle d’étain portait gravés les insignes deson ancienne corporation d’étudiants, il faisait vraiment unprodigieux bibelot.

La conversation fut d’abord difficile. MaisM.&|160;Asmus fixant les yeux sur le vaisselier, couvert de bellesassiettes et gloire de la pièce, fit une remarque. Il observa queles volets et les tiroirs étaient ornés des mêmes pampres quel’armoire de sa chambre.

Ce fut une occasion pour Madame Baudoched’expliquer que le mobilier populaire lorrain se compose del’armoire, du vaisselier, du pétrin, de la table, du lit et deschaises, et qu’il emprunte ses motifs décoratifs à la flore dupays.

Au château de Gorze, certes, la famille de V…possédait des meubles en bois de rose et de violette&|160;; et ilen allait de même dans toutes les grandes familles messines&|160;;mais les gens de goût appréciaient aussi les meubles de campagnebien construits.

M.&|160;Asmus, qui s’était levé pour mieuxexaminer le bahut et les assiettes, dit que tout cela ressemblait àl’art populaire allemand.

– Ah&|160;! vous croyez&|160;! s’écrièrent lesdames.

II y eut un silence que M.&|160;Asmus eutpeine à comprendre. Il revint s’asseoir muet et réfléchissant.Après quelques tâtonnements, Metz leur fut un thème inépuisable decauseries. Le professeur admirait les immenses quartiers neufs,tout autour de la gare.

– Monsieur Asmus, demandait Colette, pourquoiavez-vous mis sur votre gare des tuiles vertes&|160;? Les vachesdes paysans ont envie d’y brouter.

– Et l’Esplanade, disait la mère. C’estmalheureux d’avoir dépensé tant d’argent pour la gâter. Desfontaines où l’on voit des grenouilles, debout sur leurs pattes dederrière, qui dansent en buvant des chopes&|160;! Passe encore dansune brasserie, mais sur un monument public&|160;! Cela manque dedignité. Et l’écusson de Metz&|160;! Vous le faites tenir par descrapauds&|160;! la belle innovation&|160;!

Ces dames répétaient là des plaisanteriesqu’elles avaient lues dans leur journal, car les vieux Messins netarissent pas sur le style néo-schwob. Maissous ces arguments empruntés, il y avait toute leur sensibilité.Espacées de cinquante ans sur une même tradition, la grand-mère etla petite-fille résonnaient des mêmes chocs. Ce qu’elles sentaienttrès bien, et ne savaient pas dire, c’était à peu près ceci&|160;:«&|160;Vous anéantissez des aspects qui sont liés à toutes nosvénérations. Vous coupez les arbres et comblez les puits de notreLorraine morale. Et les formes que vous construisez, nous n’y avonspas de place.&|160;»

Madame Baudoche aimait l’ancien Metz, lesvieux remparts, leurs fossés remplis d’eau de la Seille et de laMoselle, leurs ombrages de peupliers sous lesquels, tant dedimanches, elle avait vu galoper les jeunes officiers de l’Écoled’application. Toutes les maisons, hôtels aristocratiques oumodestes demeures, lui racontaient des vies messines, du courage,de l’honneur et des mœurs courtoises. Il y a des faits locaux,chargés d’âme, qui restent en dehors de l’histoire, seulement parceque personne n’est là pour les écrire. La vieille femme les avaitvus et retenus. Tout au long du dix-neuvième siècle, elle savaitmille aventures de guerre, d’amour et d’argent, des romans, desfaillites et des fortunes surprenantes, une suite d’anecdotesvivantes et de portraits, des commérages, si vous voulez, maisqu’un Stendhal eût aimés.

Peut-être que Colette aurait d’elle-même jugéque c’étaient des histoires ressassées, desravottes, dirait-on là-bas&|160;; mais elleles entendait avec plaisir, en voyant qu’elles faisaient admirer samère par cet étranger. M.&|160;Asmus écoutait, bouche bée, comme ilaurait suivi le cours de quelque maître autorisé. Il entrevoyaitune civilisation nouvelle pour lui, et toute fière. Il auraitvolontiers prolongé, dans la nuit une conversation si instructive.Mais entre dix heures moins cinq et dix heures précises, la petitecloche d’argent, qu’on nomme Mademoiselle de Turmel, sonnait lecouvre-feu à la cathédrale, et Madame Baudoche se levait. Les deuxfemmes souhaitaient bonne nuit au locataire et se retiraient dansleur chambre.

Au dehors, il pleuvait, neigeait, et lesfouettées brutales du vent lorrain, un vent guerrier auquel rien nerésiste, battaient les rues étroites, souvent salies d’un noirdégel. Mais la pluie, le vent, la boue aident l’imagination àramener sur un paysage et sur un édifice le temps jadis.

Le professeur s’en allait voir méthodiquement,de-ci de-là, dans Metz, ce que lui signalaient ses manuels. Telleétait sa conscience que, sous la porte Serpenoise, il s’arrêtaitpour entendre le pas des légions romaines qui arrivaient deScarpone. En haut de Sainte-Croix, il ne douta pas que la tourSaint-Livier ne fût le palais même des rois d’Austrasie. L’un despremiers, il admira la chapelle des Templiers dégagée par ladestruction de la citadelle. Sous les basses arcades Saint-Louis,les petits commerces de casquettes, de chaussures et de lunettes nel’empêchèrent pas de voir les changeurs lombards du moyen âge. Etquand il visita la charmante église romane de Saint-Maximin, oùBossuet a prêché contre les protestants avec la manière d’ungénéral refoulant une armée ennemie, il lui vint un désird’entendre ces fameux orateurs français.

Au milieu de ces courses, il rencontrait àtout moment les innombrables wagonnets aux essieux criards quitransportent les décombres des vieux remparts, jetés bas à coups demines. Il en recevait une vague inquiétude. Il entrevoyaitconfusément qu’à Metz il a existé une société polie, une forme deculture qui s’en allait avec cette citadelle. Ses collèguesvoyaient-ils tout à fait juste en se félicitant de cesruines&|160;? Pour sa part, il se réjouissait des nombreuxrenseignements qu’il pourrait accumuler, grâce à sa logeuse, surune période en démolition que ses livres ne contenaient pas. Et lesoir, fort excité, il multipliait ses questions.

Madame Baudoche se prêtait avec complaisance àcette curiosité. Parfois, cependant, les paroles de l’Allemandvenaient effleurer ce qu’il n’est pas permis aux étrangers deconnaître… Alors elle se taisait. La vieille Messine avait vu lesmalheurs du siège et les convulsions de la Journée du 20 octobre1870, où fut affichée la Proclamation de Bazaine à l’armée du Rhin,tandis que les régiments signaient des protestations pour demanderà se battre, et que des bandes d’ouvriers et de bourgeoisparcouraient les rues avec des drapeaux, sous le tocsin de tous lesclochers. Mais de cela on ne parle jamais avec un hommed’Outre-Rhin, pas plus qu’en dehors d’une famille on ne racontecomment le père a rendu l’âme.

D’ailleurs, ces dames ne vivaient pasexclusivement, comme leur locataire, dans le royaume desméditations historiques. Il arrivait souvent que les petits Kraussdescendaient pour attendre leur mère. Colette se livrait avec eux àune sorte de blague, à la fois douce et un peu sèche, comme pourformer des enfants de troupe. Puis Madame Krauss arrivait, et laconversation, se détachant plus encore de M.&|160;Asmus, semblaitdélestée, délivrée, et courait à travers les rues de la ville. Cesdames passaient en revue tout leur petit monde messin, etoublieuses du professeur, qui se taisait, elles ne respectaient pastoujours sa délicatesse nationale.

Madame Krauss avait une verve naturelleexcitée et un peu aigrie par les déboires de son mariage, avec unAllemand. Celui-ci portait à la brasserie tous ses salaires&|160;;elle y suppléait en aidant au ménage chez un conseiller intime. Et,sur le luxe apparent de cet étranger, elle rapportait régulièrementmille quolibets, anecdotes et mépris qui faisaient la joie duquartier.

Monsieur le Conseiller avait un fumoir et uncabinet de travail&|160;; Madame la Conseillère, deux salons&|160;;mais les trois Frâulein couchaient dans une seule chambre, grandecomme la main, meublée de lits misérables et d’armoires de quatresous. On donnait de grands dîners d’apparat, mais à l’ordinaire onse nourrissait de charcuterie. C’était au sujet de la bonne, lapauvre Minna, que s’épanouissaient avec le plus de force lesdégoûts de Madame Krauss, soit qu’elle racontât comment Minnas’arrangeait pour ne pas mourir de faim avec les dix pfennigs qu’onlui laissait, les soirs de liberté, soit qu’elle jouât la scène deMadame la Conseillère disant à la pauvre servante&|160;:

«&|160;Ma fille, c’est à choisir, vous aurezquinze marks avec la clef ou vingt marks sans la clef.&|160;»

Et Minna avait pris la clef, la clef de la rues’entend, car elle avait un pays dans les dragons.

– Quelles mœurs&|160;! disaient les troisfemmes devant M.&|160;Asmus accablé.

Et Madame Baudoche se chargeait de tirer lamoralité pour tous, en disant qu’on en avait connu de vrais richesavant la guerre&|160;!

Madame Krauss remontée chez elle, etl’atmosphère plus apaisée, le professeur convenait de l’orgueil desfonctionnaires et disait&|160;:

– Ils ont la mauvaise habitude de toutdépenser pour la façade, ils se corrigeront.

Et puis il ne fallait pas juger le peupleallemand sur une poignée de parvenus, sortis de leur milieunaturel. A Metz, il le voyait bien, on avait de l’argent depuislongtemps…

– Avant la guerre, Monsieur le professeur,nous comptions deux cents millionnaires et qui n’avaient pas demorgue. Quand les gens de mon âge seront partis, on ne saura plusce qu’il y avait ici de fortune et de bienveillance.

Et c’était un spectacle de voir MadameBaudoche et Colette s’enorgueillir des deux cents millionnairesdont elles n’étaient pas, et l’Allemand considérer avec admirationla vieille opulence de cette noble cité, où le riche étaitdiscret.

Ainsi Frédéric Asmus commençait de sentir lagrande dignité de la ville de Metz. Et maintenant quand ces damesparlaient, ce n’étaient plus seulement des leçons de grammaire etd’accent qu’il recevait, mais des principes de civilisation.

Par une sorte de riposte instinctive et pourdonner une haute idée de ses compatriotes, M.&|160;Asmus, àcertains soirs, tirait de sa poche une lettre de sa fiancée, dontil lisait les plus beaux passages, généralement philosophiques.

– Comme elle est instruite&|160;! disaitColette.

Il offrit à la jeune fille de lui prêter deslivres.

– Je ne sais guère l’allemand,disait-elle.

Il proposa d’emprunter des ouvrages français àson collège, où l’on avait tous nos grands classiques. Mais MadameBaudoche, pleine de pitié pour cet Allemand qui voulait apprendrequelque chose de français à des Messines, alla chercher dans unearmoire à glace plusieurs années de l’Austrasie, la vieille revuequi, pendant près d’un siècle, groupa l’élite de la province, etdont il n’est pas de familles qui ne possède quelques numéros.

– On peut apprendre là dedans, dit-elle, toutce qu’il y a de beau dans tous les pays.

On y voit du moins un élégant miroir de lasociété polie à Metz durant le dix-neuvième siècle. Les Messinscroient l’aimer, parce qu’ils y retrouvent leurs lecturesd’enfance&|160;; mais c’est aussi qu’elle a le degré de romantismequ’ils peuvent accepter&|160;: du coloris plutôt que de la couleur,de l’exotisme juste autant qu’un vieux soldat désire en rapporterdans sa maison natale, et, certes, aucun cri de révolte. Lesimaginations messines furent toujours modérées, gardées par ladiscipline militaire. Mon grand père ayant collaboré honorablementà la gloire de la Grande Armée, rapporta du fond de la Prusse et del’Espagne, à défaut de titres et de dotation, quelques volumes bienchoisis. Et, dans la petite ville mosellane où il prit sa retraite,il aimait à s’instruire sur les pays qu’il avait traversés, en mêmetemps qu’il rédigeait ses souvenirs. Les soirées de ce vieux soldatm’éclairent sur le génie de ces messieurs de Metz. Mais dansl’Austrasie, à côté d’études sur les gloires toutes fraîches desLorrains au service de la France, on trouve un hommage perpétuelaux franchises de Metz et au loyalisme de la Lorraine pour sesducs. Voilà deux traditions. Loin de se combattre, l’une etl’autre, plantées dans un sol vigoureux, s’entrelacent pour mieuxrésister. Leur bon accord ne surprendra pas. Ces enfants de Metz,qui, dans leur belle vigueur, amassent une brillante suite d’imagessur les champs d’Algérie, de Crimée et d’Italie, n’ont pas ététrouvés orphelins au bord d’un fossé sans histoire. Ils sont nésd’une illustre cité gallo-romaine et catholique, posée pour faireet subir la guerre d’Allemagne éternellement. Le grand courantd’air du Rhin agite tous les feuillets de l’Austrasie. Je l’avoue,c’est en disant à peu près comme ces Messins que je suis le plusaisément vrai avec moi-même. Je m’ennuierais vite d’un espritsoustrait aux influences du Rhin, et pourtant ce serait tropd’habiter directement sur ce fleuve. L’excellent, à mon goût, c’estde communiquer avec lui par les méandres délicats de laMoselle.

M.&|160;Asmus prit l’habitude de lire à hautevoix les articles de l’Austrasie. Les deux dames continuaient àcoudre et le reprenaient, s’il avait trop mal prononcé. Mais peu àpeu, le récit les intéressant davantage, elles cessaient del’interrompre. Colette se laissait le plus aisément enlever à leurpetite vie. Alors ses mains abandonnaient l’ouvrage. Elle étaitassise au bord de sa chaise, et, penché sur la table, tout sonjeune corps souple dessinait une courbe. Dans cette attitudeinstable prolongée, elle semblait avoir une sorte d’oubli animal desoi-même, en même temps que son visage prenait l’expression la pluspure. On voyait bien qu’elle visitait les vieux burgs de laMoselle, ou, mieux encore, qu’elle était auprès du Cid, avecM.&|160;de&|160;Puymaigre.

Un jour, ils tombèrent sur un passage où l’onracontait qu’à l’époque d’Henri l’Oiseleur, Metz avait subil’attraction germanique.

– Vous voyez, Mademoiselle, que vous avez étéAllemande une fois, fit le professeur avec une malice bonhomme.

Et il déclara ne pouvoir comprendre que desgens raisonnables perdissent leur temps à s’obstiner contre le faitaccompli. Pourquoi bouder une nation où ils avaient occupé unebelle place&|160;? Où était le déshonneur de penser aujourd’huicomme leurs aïeux avaient pensé&|160;?

Colette, toute rouge, répondit&|160;:

– Je ne sais pas ce qu’ont pensé, il y a milleans, les gens de Metz, mais je sais bien que je ne peux pas êtreune Allemande.

Un geste de sa grand’mère essaya vainement del’arrêter. La jeune fille poursuivit&|160;:

– Nous ne consultons que notre cœur. Et vous,Monsieur Asmus, quand vous avez choisi votre fiancée, avez-vousconsulté vos livres d’histoire&|160;?

Le professeur examine, pèse cet argument.C’est un homme d’étude, un savant. Sitôt qu’il réfléchit, ils’affale, arrondit son dos, en même temps que son regard, devenuextrêmement froid, exprime une formidable ténacité intérieure.Colette, qui craint de l’avoir blessé, accorde uneconcession&|160;:

– Ah&|160;! si tous vos compatriotes étaientjustes comme vous…

M.&|160;Asmus est séduit, dérouté par cettegentillesse d’âme. Eh quoi&|160;! une culture qui ne doit rien auxlivres&|160;! M.&|160;le professeur n’avait jamais rencontré quedes citernes, et maintenant il voit jaillir une source.

On venait d’atteindre la seconde moitié dedécembre, et depuis quelque temps arrivaient pour M.&|160;Asmustoutes sortes de colis postaux. Il prenait des alluresmystérieuses. La veille de Noël, vers trois heures de l’après-midi,il rentra furtivement, chargé de paquets et suivi d’un petit garçonqui portait un sapin. Peu après, il demanda une nappe blanche, etvers cinq heures du soir, vêtu de sa belle redingote, il seprésentait chez les dames Baudoche.

Il les pria solennellement de venir fêterl’arbre de Noël dans sa chambre. Le voyant habillé avec recherche,elles demandèrent qu’il les attendît un quart d’heure.

Lorsqu’elles entrèrent chez lui, il était àson piano. Il ne les salua pas, mais entonna aussitôt la chansonfameuse en Allemagne&|160;:

O beau sapin, que tes feuilles sontvertes&|160;!

Sur la table, parée de la belle nappe blanche,au milieu des cadeaux de la Noël, brillait le petit sapinlégendaire, garni de noix dorées, de pommes d’api, de bonbons,d’une foule de bougies et de fils d’or et d’argent, avec, tout ausommet, une grande étoile de verre miroitante.

Sans sourciller, sans se détourner, tandis queles deux dames restaient sur la porte, séduites par l’étincellementde l’arbre, par l’excellente odeur balsamique et par cetarrangement de fête, il défila toutes les strophes de la chansontraditionnelle. Puis il se leva, vint à elles, leur serra la mainet leur offrit à chacune un paquet soigneusement ficelé. C’étaitpour Colette une anthologie des poètes allemands, et pour MadameBaudoche, un panier à ouvrage.

– Et maintenant, dit-il, je voudrais que nousgoûtassions…

– On peut dire «&|160;goûtions&|160;»…rectifia Colette.

– … goûtions ensemble ce beau gâteau qui estune spécialité de mon pays.

Il leur montrait un gâteau-arbre, une sorte detronc conique, creux dans le milieu et rugueux d’une écorce ensucre glacé.

– Oui, dit Madame Baudoche, à condition quevous me permettiez d’y joindre une bouteille d’un vieux bordeauxqui me vient de la famille V…

Colette remontée de la cave, il leur montrales cadeaux alignés sur la nappe&|160;: des boîtes de pâtisserie,un marzipan de Nuremberg, tout noir, bardé de figues, denoix et de pommes sèches, des livres, un énorme porte-cigare enfausse écume sur le bout duquel se tenait accroupi un sanglier, unedouzaine de caleçons où ses initiales étaient largement brodées.Mais il exhiba avec le plus d’orgueil un coussin de toile écrue,sur lequel des arabesques de style moderne en coton rougedessinaient les mots de&|160;: «&|160;Nur einViertelstündchen, seulement un tout petit quartd’heure.&|160;» C’était le cadeau de sa fiancée. Sans doute qu’elleavait voulu, par ces mots, lui fixer la durée de sa sieste. Et leprofesseur, avec un véritable attendrissement, leur dit&|160;:

– Il est rembourré de ses cheveux.

Colette et sa grand’mère parurent stupéfaites,et d’une même voix demandèrent&|160;:

– Comment, elle a coupé ses cheveux&|160;?

– Que pensez-vous&|160;? dit leprofesseur&|160;; ce sont ceux qui tombent quand elle fait satoilette.

Ces dames étaient préoccupées de lui rendre sapolitesse. Depuis 1904, un groupe de Messins fait venir, chaquehiver, des conférenciers de Paris&|160;; Madame Baudoche eut l’idéede conduire M.&|160;Asmus à l’une de ces réunions.

– Il a l’air d’aimer beaucoup les chosesfrançaises, disait-elle&|160;; et puis, ça le flattera.

– Est-ce qu’on boit&|160;? demanda leprofesseur.

Il ne comprit pas le sursaut des deux femmes.Il était bien de la race des idéalistes qui, sur leur collinesacrée de Bayreuth, après avoir entendu leur prophète durant uneheure, s’élancent sur la bière et la charcuterie, et recommencentde rêver et recommencent de s’empiffrer, alternativement, d’actesen entr’actes, incapables, fût-ce dans ces jours consacrés ausublime, d’épurer leurs grossières habitudes.

Tous les Messins qui gardent le souvenir de laFrance assistent aux conférences. Ces soirs-là, réapparaissent untas de boudeurs et de misanthropes, qui passent leur vie enferméschez eux pour ne pas voir les transformations de leur ville. Desrevenants extraordinaires, quelques-uns portant toujours la grandemoustache impériale de l’ancienne armée. Ils entrent à l’Hôtel duNord, dans la salle des conférences, avec un air de bataille. Onles dirait venus en service commandé et pour entourer le drapeau. Aleurs côtés, ces vieilles demoiselles et ces veuves qui sont à Metzles servantes du souvenir. Et puis quelques familles bien aucomplet&|160;: le mari, la femme, les jeunes gens, jusqu’au petitgarçon que l’on récompense d’avoir été sage.

Ces deux, trois cents personnes s’abordentavec une courtoise familiarité, sans éclats de voix. On fait passerau premier rang les conseillers municipaux indigènes, les membresde l’Académie de Metz, quelques personnes de la noblesse venues deschâteaux d’alentour et les vieux bourgeois notables. Mais qu’ilsurvienne un conseiller de préfecture ou quelque officier enuniforme, il faut bien les conduire, eux aussi, aux placesd’honneur. (Un certain nombre de tristes observateurs, disséminésçà et là et que chacun depuis longtemps connaît, ne parviennent pasà dégrader par leur présence cette soirée, dont ils vont faire unrapport de police.) Vraiment la discrétion des toilettes, la mesuredes gestes et des paroles, aussi bien que la parenté des visages,saisissent au milieu de cette ville à demi germanisée et sous lesbanderoles qu’a laissées le dernier concert d’une corporationallemande. C’est bien là une société impénitente, les vestiges dela république messine.

Tel est le milieu où Madame Baudoche vientd’amener son locataire avec la vanité de l’initier à un monded’élite. La bonne dame, fort bien vêtue, est assise, ayant à sadroite l’étranger, à sa gauche sa fille, et dans son cœur elle seréjouit comme une marquise faisant admirer ses portraits defamille.

Cette qualité de la salle, l’orateur parisienla sentit, dès qu’il s’avança sur l’estrade, avec une force quiallait jusqu’au malaise. Non pas qu’il eût, ce professionnel de laconférence, une imagination excessive, mais c’était un Français quirevenait sur un des plus tristes champs de bataille de sa race, etvoici qu’il y trouvait, pour l’accueillir avec une salved’applaudissements, les blessés qu’on avait abandonnés.«&|160;Quoi&|160;! vous êtes toujours là&|160;?&|160;» pensait-il.Et saisi d’une émotion qu’il n’avait pas prévue, il aurait voulu setaire, écouter ce touchant auditoire. Il improvisa une phrase sursa confusion de ne venir à Metz que pour un bavardage. Cettepensée, si vraie et profonde qu’elle fût, ne passa pas la rampe.Elle échappa à ce public qui, dans cette minute, ne songeait qu’àse faire reconnaître, et de qui tous les yeux disaient&|160;:«&|160;Tu vas voir comme nous sommes des Français, tespareils…&|160;»

Mais le jeune homme ne pouvait pas s’en tenirà regarder avec amitié des braves gens qui, tout de même, avaientretenu leur place comme à un spectacle. Il entra dans son rôle deconférencier.

Au jugement de tous, il avait choisi le plusbeau des sujets&|160;: «&|160;Les soldats glorieux de laLorraine.&|160;»

Mais, devant de tels auditeurs, qu’importe lesujet&|160;! Ils n’ont pas besoin qu’on nomme la France ou Metzpour connaître qu’il ne s’agit de rien autre. Un beau langage, sanstrop de modernité, une éloquence un peu académique, avec despointes et des traits, voilà une atmosphère où ils sont à l’aise etque les Allemands ne peuvent pas respirer. Cela, ils tenaient à lefaire entendre, de toutes les manières, au conférencier. Ilsguettaient les moindres allusions. «&|160;Vois, nous te suivons,nous te devançons, nous sommes naturellement capables de saisirtoutes les finesses de ton discours. C’est ce qu’un Prussien nesaurait faire. Et nous te savons gré de nous fournir l’occasiond’employer nos qualités héréditaires, que les Schwobs laissentmoisir.&|160;»

Ce qui unit ces Lorrains, sur ces banquettes,au tour de la voix de l’orateur, plus intimement qu’une famille nes’assemble autour de la cheminée en hiver, c’est un sentimentd’ordre religieux. Des paroles qui ne sont pas prononcées, desévénements auxquels le conférencier ne fera pas allusion, hantentleur mémoire. Le moindre jeu du visage, un geste, un silence mêmeles ébranlent mieux que ne ferait la plus libre exposition ou laplus directe apostrophe. Et cette bonne volonté envers ce Français,cette impatience de l’approuver avant qu’il se soit expliqué,surtout ce désir de rire avant qu’il ait de l’esprit, émeut jusqu’àla tristesse.

M.&|160;Asmus admire l’aisance des gestes, laclarté et l’harmonie de la langue. II trouve toutefois qu’on vatrop vite. Quand la salle a bien ri, il voudrait que l’on s’arrêtâtun peu, pour que chacun eût le temps de comprendre le sens exact dece rire. Il craint de se laisser séduire par un attrait frivole.Sans doute, un conférencier allemand, qui lit ou récite un mémoire,semble traînant auprès de ce Français, mais celui-ci nesacrifie-t-il pas à la beauté de la période&|160;? Que restera-t-ilde ce brillant feu d’artifice&|160;?

M.&|160;Asmus veut tout prendre au sérieux.Cela lui fait commettre des contresens. Le conférencier raconte lafameuse soirée que passèrent à Burgos, en 1808, les trois MessinsLasalle, Du Coëtlosquet et Roederer. Le général Lasalle, quirentrait en France, demandait à chacun&|160;:

«&|160;– Vous ne me chargez de rien pourMadame&|160;?

«&|160;– Si vous voulez, général, l’embrasserpour moi.

– J’ai déjà cette commission pour plus devingt personnes. Je ferai face à tout, messieurs, vous pouvez ycompter.&|160;»

– Holà&|160;! holà&|160;! s’écrie l’Allemandqui redoute que le général Lasalle et ses petits-neveux messins nemanquent de sens moral…

Ainsi travaille l’esprit de M.&|160;Asmus, aumilieu des Messins, dans la salle de l’Hôtel du Nord. Il se tientcérémonieusement, comme un digne professeur dans une fêteofficielle&|160;; mieux encore, comme un dieu germanique quiassisterait à un conciliabule des dieux latins, vaincus et chassésdu territoire. Il s’intéresse à ces vieilles divinités&|160;; ils’étonne qu’elles aient gardé cette jeunesse, tant deressort&|160;; et, si les policiers, disséminés dans la salle,voulaient troubler cet enchantement, cette nuit du Walpurgisclassique, en sa qualité de professeur, il serait tout prêt às’interposer, tant il est ravi de voir, vivant sous son regard, cequi sommeillait dans un morne chapitre de son Manuel général dela civilisation.

On n’applaudit guère durant la conférence.Cette interruption semblerait peu polie. Les Messins attendent quel’orateur se lève pour manifester leur plaisir, leur accordunanime. On vient de se revoir&|160;; après trente-sept ans, l’onconstate que l’on joue encore à l’unisson. Et, sur le seuil del’Hôtel du Nord, à la sortie, les sentiments de satisfactions’échangent, se développent, propagent une atmosphère favorable.Les dames Baudoche, sans présenter leur compagnon, s’excusent unpeu, de-ci de-là&|160;:

– C’est un professeur. Il a si fort le goût dela langue française que nous avons pris sur nous de lui faireentendre ce qui peut améliorer son accent.

Tous trois reviennent à pied, heureux derespirer la fraîcheur. Ils croisent dans la nuit des groupes depetites gens qui vont se coucher en sifflant à la sourdine laMarseillaise. Les deux femmes sont triomphantes et ramènent leurAllemand tout épanoui. Assurément Colette et sa mère n’ont pastoujours compris le sens, et M.&|160;Asmus n’a pas toujours comprisles mots, mais ils savent bien, les uns et les autres, tout ce quecela voulait dire. Et du profond de son cœur, Madame Baudoche tirela morale de cette soirée, en faisant cette remarque, si vague,«&|160;qu’avant la guerre à Metz c’était toujours ainsi.&|160;»

Il y eut une rumeur en ville jusqu’à dixheures, dix heures et demie. M.&|160;Asmus, avant de s’endormir,élabora beaucoup de réflexions sur lesquelles il revintindéfiniment, au cours des veillées qui suivirent, avec les damesBaudoche.

C’était toujours par la même formule qu’ilcommençait&|160;:

– Ce qui m’a frappé…, disait-il.

Et l’honnête pédant traduisait en abstractionce qui avait été vécu spontanément sous ses yeux. Tant dedélicatesse, aussi bien que les grâces de la pensée, luisemblaient, de plus en plus, des vertus fixées dans la nationfrançaise par les loisirs de la richesse. Il tenta de calculer aubout de combien d’années, étant donné l’accroissement desexportations prussiennes, ses compatriotes de Koenigsbergpourraient composer une pareille salle. Il croyait pouvoir affirmerqu’à Berlin, déjà, on commençait d’avoir une fantaisie qui vautl’esprit français…

M.&|160;Asmus, ravi d’être initié à lapolitesse française, voulut à son tour charmer les dames Baudoche,et il saisit une occasion de leur faire voir le profond sérieuxgermanique, dans sa double expression la plus gracieuse&|160;: lajeune fille et la musique. Madame Baudoche avait plusieurs foisraconté qu’avant la guerre on faisait d’excellente musique dans lessalons de Metz et qu’un jour, au château de Gorze, elle avait vu lemaître Ambroise Thomas s’asseoir au piano. M.&|160;Asmus offrit àces dames de les introduire chez une maîtresse de chant qui donnaitun concert d’élèves. La vieille Messine répugnait à se rendre dansun milieu tout à fait allemand, mais elle accepta pour ne pasdésobliger le locataire.

Une centaine de personnes s’étaient réuniesqui commencèrent à se distribuer les unes aux autres, et chacunepar trois fois, des saluts mécaniques. C’étaient les parents et lesamis des élèves. Celles-ci, en petite robe de mousseline blanche,occupaient les premiers rangs des chaises, et, tour à tour, ellesvinrent se produire sur la scène. Chacune débutait et finissait parune révérence, dont elle faisait un des gestes les plus disgracieuxqu’on puisse voir, même en Allemagne. La fille tenant des deuxmains sa robe, à droite et à gauche, fléchit brusquement lesgenoux, sans incliner d’une ligne son buste et tout le corpsdemeurant roide. Colette ne put longtemps se tenir de répondre àcette double saccade par deux sursauts involontaires.

– Mademoiselle, dit le docteur mécontent, jevois que vous êtes très moqueuse.

Mais Colette maintenant surveille avecsévérité, tout au fond de la salle, une jeune fille, qui, enquittant l’estrade, est allée rejoindre un lieutenant.

Il est debout&|160;; assise contre lui, ellel’enlace du bras droit, et leurs mains se rejoignent sur la gardedu sabre. Elle appuie sa tête amoureuse sur la hanche gauche duguerrier, qui, sans fléchir la a colonne vertébrale et raide dansson col, abaisse vers elle un regard martial. Indécence naïve, quidans cette foule, n’ahurit que la petite Colette.

– Ce sont des fiancés, dit avec componction leprofesseur.

Ce mot magique n’a pas la vertu de troubler legoût de Colette. Elle réprouve d’instinct une fausse sentimentalitédans toutes ces mousselines, une caricature du sublime dans cesroucoulements musicaux, une parade menteuse de tendresse dans ceslangueurs en public. Bien qu’elle soit incapable de faire l’analysede ces affectations, cette petite Messine positive va droit à leurmensonge.

Rien n’excite davantage notre ironie qu’unmaître en qui nous reconnaissons de véritables infériorités. Lesfières populations lorraines auront disparu, le jour où, dans lepays messin, ce sera fini de rire de vainqueurs aussi balourds.

Un soir de février, M.&|160;Asmus annonça quel’empereur et la famille impériale, alors en séjour au modestechâteau d’Urville, allaient venir à Metz pour une fête militaire etqu’on les recevrait avec un apparat inaccoutumé. Il offrait auxdeux dames ses fenêtres, d’où l’on voit, sur l’autre côté de laMoselle, toute la place de la Préfecture.

Madame Baudoche remercia en termes prudents etColette se tut. Mais lui, bien éloigné d’admettre un refus, réservaleurs places. De plus, il invita quelques-uns de ses collègues,avec un secret plaisir de leur montrer ses logeuses, car il croyaitdeviner chez eux des préventions qui le contrariaient.

Bientôt les immigrés commencèrent à parerleurs maisons. Ils s’y employaient avec zèle. Montés sur deséchelles, penchés à leurs fenêtres, ils exposaient des bustes deGuillaume II, clouaient des draps et des branchages, collaient desaigles stylisées, étalaient des éventails de couleur tendre etpiquaient dans la mousse une multitude de petits drapeauxd’enfants. Mais le principal moyen décoratif que connaissent lesgens venus d’Outre-Rhin, ce sont d’épaisses guirlandes de sapin,graves jusqu’à la tristesse. Quand elles encadrent le drapeau noiret blanc de la Prusse, elles produisent un effet d’une beautésépulcrale. Heureusement les charcuteries étaient en liesse, quiprésentent, dans les quartiers germanisés, une espèce dephysionomie officielle et tiennent, avec plus de splendeur, le rangde nos bureaux de tabac. Leur parfaite satisfaction corrigeaitl’aspect un peu funéraire de cette ville parée à la prussienne.

Le jour venu, et toutes choses étant bien enplace, les gens se mirent en mouvement. Des jeunes filles habilléesde blanc, avec des bas et des souliers noirs, se rendaient au pointoù elles devaient offrir des fleurs à l’impératrice. De vieuxguerriers, en casquettes militaires et couverts de médailles,arrivaient des lointains villages pour assurer le service del’enthousiasme. Ce n’était partout que les chapeaux hauts de formedes innombrables sociétés germaniques. Mais tout cédait à lasplendeur des officiers, graves et vêtus de couleurs tendres,menant des soldats battants neufs.

C’est une chose toujours émouvante, ces corpsde troupe qui se déplacent dans tous les sens, à travers une villeresserrée et sonore, ces voix brutales qui donnent des ordres, cepas lourd, scandé, puis le «&|160;Halte&|160;!&|160;» et le bruitdes crosses, et plus encore le silence qui succède. L’immobilitéque la force parvient soudain à s’imposer, invite à la crainte etnous rend, sensible, mieux qu’aucune agitation, la puissance.

Les jeunes professeurs arrivèrent chez Asmusavec une certaine excitation nerveuse d’ordre patriotique. Mais cesdames se faisaient attendre. Et quand la Mute commença de tintersourdement pour avertir que l’empereur pénétrait dans Metz,M.&|160;Asmus alla frapper à leur porte avec un peud’impatience.

– Madame Baudoche, MademoiselleColette&|160;!

– Vous êtes trop aimable, dit lagrand’mère&|160;; nous voulons vous laisser avec vos amis.

Et comme il assurait que ceux-ci seraient trèsheureux de leur faire place, Colette répondit qu’elles avaient«&|160;tellement à faire&|160;»&|160;!

Le naïf jeune homme ressentit une déceptionque quelque chose de gracieux, d’aimable fût séparé de la force etdu loyalisme. Cette séparation contrariait le sentiment noble qu’iléprouvait dans cette minute, et il insista avecsincérité&|160;:

– Allons, Mademoiselle, pour le passage del’empereur, vous pouvez vous interrompre un instant.

– Merci, Monsieur&|160;; je n’y tiens pastrop.

Voilà donc le fond de leur âme&|160;!Ah&|160;! vraiment, il ne les aurait pas crues aussi«&|160;chauvines.&|160;»

Colette répondit avec douceur&|160;:

– N’est-il pas naturel, Monsieur le docteur,que nous tâchions d’éviter ce qui nous attriste&|160;?

Ses amis l’appelaient. La Mute résonnaittoujours&|160;; la musique entonnait la Marche de Sambre-et-Meuseque les Alsaciens-Lorrains emploient volontiers pour exprimer leuropposition et que l’empereur a jugé habile d’adopter. Ces airsguerriers, dans les rues messines, vrais couloirs de forteresse,c’est quelque chose de lourd qui martèle les murailles et lescœurs, et qui donne une impression formidable de puissance. A cetteminute, il se faisait, chez tous les Allemands, une communion depensées et de sentiments, une vaste unité spirituelle. Une sorte detempête arrivait du fond de la Prusse, une onde irrésistible etinsaisissable, bien plus large, épaisse, aveuglante que les nuagesde poussière qu’avaient soulevés d’Urville à Metz les automobilesimpériales. A travers les rues étroites de sa belle cité, de sanoble prise, l’empereur allemand s’avançait à cheval.

En tête du cortège, un escadron de uhlansprécédait la voiture, attelée à la Daument, de l’impératrice,auprès de qui était assise la princesse héritière du trône.L’impératrice saluait sans trêve, avec la bonne grâce d’une vieilledame au coin de sa cheminée&|160;; la jeune princesse avait lasveltesse et presque la gaieté d’une joueuse de tennis. Aprèselles, venait le groupe magnifique des cavaliers impériaux,Guillaume et ses fils, encadrés de leurs officiers d’ordonnance.L’empereur en uniforme blanc, avec une écharpe orange et le bâtonde maréchal à la main, chevauchait dans une attitude imposante,préoccupé, semble-t-il, de donner une image de la force plutôt quede séduire. Sans un sourire et gardant une constante raideur detout le corps, il promenait, à droite et à gauche, des regards demaître, comme un inspecteur général de l’empire. Pourtant, s’ilvoyait un balcon avec des dames, une demeure plus élégante, ilsaluait. Les figures jeunes et saines de ses fils complétaientd’une belle espérance ces vigoureuses réalités. Un escadron deuhlans, puis une cohorte d’écuyers ou de laquais à cheval fermaientla marche, suivis d’une file de dignitaires en voitures.

Les tintements graves de la Mule, et lessonneries de toutes les églises se mêlaient aux acclamationsloyales des Allemands. Parfois, sur un espace de trente ou quarantemètres, en place des hoch&|160;! régnait un morne silenceet nulle tête ne se découvrait&|160;; le fier cortège traversait unîlot d’indigènes. Mais cette abstention ne pouvait que rappeler auxvainqueurs l’orgueil de fouler une nation de vaincus.

Les jeunes professeurs n’aperçurent qu’uneseconde l’empereur, quand il descendait vers le pont, à la hauteurde la rue des Piques&|160;; mais ils le revirent amplement, le chefde leur race, sitôt qu’il arriva de l’autre côté de la rivière, surla vaste place où les aigles de Napoléon décorent encore laPréfecture, et que la musique entonna l’hymne nationalallemand&|160;: «&|160;Nous te saluons, couronné des lauriers duvainqueur.&|160;»

Quel spectacle saisissant et qui ranime cheztous l’enthousiasme de la victoire&|160;!

Chacun des hôtes de M.&|160;Asmus participedes plaisirs d’orgueil de son empereur. Il est là, entouré dessiens, dans un appareil à la fois majestueux et familial, celui quiincarne les morts, les vivants et ceux qui naîtront. Quellesdoivent être les sensations d’un tel héros&|160;! Ce n’est pasdonné à un loyal sujet de les connaître, maïs qu’un Allemand leséprouve dans leur plénitude, voilà qui épanouit l’orgueil dechacun. M.&|160;Asmus, à cette minute, était séparé par un abîmedes dames Baudoche. Il n’était plus celui qui, durant quelquessemaines, s’était laissé séduire par une petite intimité monotoneet froide. Mais le cœur tout en feu, il voyait les deux femmescomme des rebelles tapies au fond de leur obscure retraite.

Ses camarades l’entraînèrent. Les brasseriesregorgeaient d’officiers, de fonctionnaires avec leurs familles etde vieux guerriers aux gosiers desséchés par leshoch&|160;! L’inoubliable Grand-Père, l’épée deBrandebourg, le loyal Allemand et le fidèle Poméranien, toute laferblanterie de l’empire, s’entrechoquaient dans une multitude detoasts. Les orchestres jouaient sans relâche des morceauxpatriotiques, et de temps à autre, s’ils entonnaient la Wacht amRhein, la salle entière chantait. Dans la griserie de tout cepeuple de Germains, on sentait l’orgueil de se trouver sur un solconquis. Les sentiments guerriers héréditaires, depuis longtempsassoupis chez le jeune professeur, reprenaient en lui toute leurvirulence. Il jouissait comme d’une vertu et d’une voluptéd’entrer, avec toute sa force individuelle, dans un ensemble, pourdevenir l’humble molécule d’un grand corps.

Cette fraternelle entente de M.&|160;Asmusavec ses collègues se maintint après le départ de l’empereur. Aumilieu de mars, il continuait de déserter, chaque soir, la lampe etles conversations des dames Baudoche.

A cette date, les murs de Metz se couvrentd’affiches annonçant par trois mots, joyeux comme un bulletin devictoire, que Salvator est arrivé. Et l’on voit lesAllemands se ruer dans les brasseries. Salvator est une bière deMunich, fameuse dans sa fraîcheur, qu’ils boivent jusqu’auvomissement. Quand ils ne peuvent plus parler, il suffit qu’ilslaissent levé le couvercle de leurs pots à bière, et les servantes,toujours lymphatiques, mais électrisées par cette grande semaine,ramassent les pots, ne les rincent plus, les remplissent et lesconfondent. Qui s’en plaindrait dans cette immensecommunion&|160;?

Mais il arrive des accidents, et M.&|160;Asmusl’allait voir.

Une nuit, vers deux heures du matin, Coletteentendit un pas lourd qui titubait, trébuchait à chaquemarche&|160;: «&|160;Bon, dit-elle avec dégoût, c’estl’électricien. Pauvre femme&|160;!&|160;» Mais le pas s’arrêtait aupremier étage&|160;; une clef tâtonnait autour de la serrure&|160;;puis des jurons&|160;: la voix du professeur&|160;! Le sentiment del’honneur du foyer envahit subitement la jeune fille. Elle se lève,court à la porte, ordonne à l’ivrogne d’attendre, hésite àréveiller sa mère, s’habille, s’indigne à l’idée que les voisinspourront dire&|160;: «&|160;Ah&|160;! bien, il en fait une vie,l’Allemand de chez les Baudoche&|160;!&|160;» et puis luiouvre.

Quel sale maintien il avait, tout souillé etpenché contre le mur&|160;! Un homme si instruit et tellementhonnête&|160;! Alors, sans marquer d’indignation ni de colère, maislui imposant par sa sévérité, elle le mène jusque chez lui, nes’attarde pas aux remerciements qu’il balbutie d’une langue troplourde, et revenue auprès de sa mère qui dort toujours, elle sedit&|160;:

– Tant de belles choses qu’il nous a racontéessur la noble vie familiale dans son pays ne rendent que plusodieuse sa conduite. Serait-ce donc qu’il nous méprise&|160;?

Le lendemain, à son réveil, l’Allemand estimaqu’il devait des remerciements à la jeune fille. Il s’arrangea pourla rencontrer au bas de l’escalier et lui dit avec une paisibleassurance&|160;:

– Je vous ai fait bien des ennuis, hier soir,Mademoiselle Colette. Je vous remercie d’avoir été si bonne pourmoi.

– Ah&|160;! Monsieur le docteur, jamais jen’aurais cru que vous pussiez vous mettre dans un état pareil.

– Ce sont nos mœurs, dit-il.

Et sur un ton plaisant, il exposa que depuisqu’il est question des Germains dans le monde, on leur voit cettehabitude nationale de boire, et qu’aujourd’hui encore c’est le vicedont se glorifient les plus illustres citoyens de l’empire. Ilajouta que l’usage de la bière, très nourrissante et peu riche enalcool, entretenait la force musculaire des Allemands.

– Alors, dit la jeune fille, chez vous autres,un Monsieur a le droit de se montrer plus grossier que ne voudraitl’être un simple ouvrier messin&|160;?

M.&|160;Asmus sentit, confusément qu’il venaitde se mettre dans son tort, et, comme il était net dans toutes sesactions, dès le soir même, au lieu de sortir, il revint occuper saplace dans la salle à manger. Les paisibles conversationsreprirent. Il crut voir que Madame Baudoche s’en félicitait, maisque la jeune fille tenait désormais en suspicion l’idéalisme del’Allemagne. Et prudemment il se réfugia dans la collection del’Austrasie.

&|160;Un soir, il lisait à haute voix unarticle poétique, quand éclata sur leurs têtes un affreux vacarmede meubles renversés.

– Krauss a bu, dit Madame Baudoche.

Le professeur regarda Colette.

Mais là-haut maintenant, les cris se mêlaientà un fracas de vaisselle et si fort que tous trois, épouvantés, ilsgravirent, en hâte l’escalier.

Chez les Krauss, ils trouvèrent, dans unechambre bouleversée, toute la famille en bataille autour del’ivrogne écroulé.

– Voyez-le&|160;! dit la femme en le montrantaux dames Baudoche. Mes parents ne m’ont jamais pardonné monmariage avec lui. Eh bien&|160;! croiriez-vous qu’il vient d’allerleur demander de l’argent&|160;? Faut-il être assez Prussien pourmanquer ainsi de cœur&|160;!

A cette minute, le petit garçon de sept ans,qui se tenait cramponné, en pleurant aux jupes de sa mère, lasaisit par les mains et la figure suppliante tournée vers elle, luicria&|160;:

– N’est-ce pas, maman, que je ne suis pas unPrussien&|160;?

Et ce fut une belle chose, alors, de voir leprofesseur, excité par cette tragi-comédie, prendre à partie enallemand son compatriote vaincu par le Salvator, et lui crier, sousla table, qu’il devait écouter sa femme et qu’elle valait millefois mieux que lui.

Dorénavant, si l’on parlait de l’électricien,Mademoiselle Colette retenait un sourire et M.&|160;Asmuss’embarrassait. Mais la grand’mère ignorait toujours l’aventurebachique du professeur&|160;; les deux jeunes gens avaient unsecret.

Sa naissance prédisposait M.&|160;Asmus àgoûter cette vie humble et familière qui peut s’épanouir dans tousles climats, mais où l’étonne ici la nuance messine&|160;: unediscipline aisée, certains rites d’étiquette et puis un usage de laraillerie interdit à des hommes trop neufs. Ce jeune colosse subità son insu l’enchantement, la douceur d’une politesse naturelle etconstante.

Ces dames l’engageaient beaucoup à faire levoyage de Nancy.

– Pour les coutumes et les manières, disaitMadame Baudoche, Nancy ne vaut pas le Metz d’avant la guerre, maisle décor est bien joli. Je suis sûre qu’elle vous plairait, toutecette élégance française.

Elles le persuadèrent, et durant ses vacancesde Pâques, il s’en alla paisiblement passer quarante-huit heures del’autre côté de la frontière.

M.&|160;Asmus n’avait aucune idée des’intéresser au Nancy moderne, car l’Allemagne possède de nombreuxexemples d’une prospérité analogue. Et il se souciait peu du Nancyde nos ducs, si naturel, si fort, si touchant, où l’on respire unepoésie noble et familière. Comme la plupart de ses compatrioteséclairés, il demandait à la France qu’elle lui présentât de beauxmodèles du dix-huitième siècle.

Aussitôt arrivé, il s’en alla tout droit versce qui fut préparé pour plaire, et de la gare descendit sur lestrois places fameuses que la ville, tout empressée qu’elle soit auxaffaires, conserve comme des salons où recevoir et éblouir lesétrangers.

Le bel endroit charmant de clarté, d’équilibreet d’élégante fantaisie&|160;! Aucune ville au monde n’offre uneœuvre du dix-huitième siècle comparable à cet ensemblearchitectural construit par les ouvriers de la Lorraine sous ladirection de l’un d’eux, Emmanuel Héré, qui s’était approprié lafleur des ouvrages classiques de France et d’Italie.

Ici demeure fixée la minute rapide où notresociété atteignit un point de perfection. Ce Nancy perpétue lessentiments, les manières d’être d’un monde où la plus extrêmepolitesse fleurissait sur un fond sérieux jusqu’à la sévérité. Il yavait en haut une infinie délicatesse, une délicatesse à fairefrémir, mais soutenue par des réserves magnifiques de santé etd’honnêteté. Toutes ces belles choses de Lunéville et deVersailles, si plaisantes et si libres, étaient comprises par unpeuple consciencieux d’ouvriers.

Ce double caractère, cet heureux équilibre dela discipline et du caprice, c’est la gloire du Nancy de Stanislas.On y trouve la marque d’une, volonté sûre de soi, servie avec laplus brillante exactitude. Quelle leçon de justesse dans la penséeet dans l’exécution&|160;! Ces trois places font trois inventionsde la plus belle unité, en même temps qu’elles contrastentnettement les unes avec les autres. Chaque feuille de ce beautrèfle semble s’offrir comme un emblème.

Ici, la place Stanislas&|160;: un vastepalais, quatre grands pavillons et deux plus petits, tous les cinqd’un style noble et grave, la dessinent, et ces bâtimentsmajestueux, à la Louis XIV, prennent leur grâce des fameusesgrilles, égayées d’or, et des fontaines rococo, cependant qu’il lesrelèvent en noblesse. Véritable place royale, elle étale largementaux regards un principe bien assis de gouvernement, réglé, contenupar les hommes d’étude, policé par le sentiment féminin, obéi parl’énergie ouvrière. Toute voisine, la Carrière, où nous conduit unarc de triomphe, avec les graves maisons qui bordent son rectangle,nous donne l’idée d’une classe solide, fortement installée pour ladéfense sociale. Et non loin, un peu à l’écart, la petite placed’Alliance, uniforme, solitaire et taciturne, où le jet d’eau dansle carré, des tilleuls, exhale une sorte de mélancolie jansénisteet nous rend sensible encore la douloureuse crise de la consciencenationale séparée de ses ducs… Bien des automnes se sont entassés,avec les feuilles de ces vieux arbres, sur la source lorraine, etpourtant, auprès de la fontaine de Cyfflé, on entend toujourss’égoutter nos regrets.

La mémoire de ces temps jadis n’a pus’évanouir. Leurs beaux monuments répondent aux manières de sentirlorraines. Ce Nancy aux portes d’or n’a pas été déshonoré enpassant à l’usage de magistrats cultivés ou de jeunes officiers.Les Nancéiens ne contrarient pas les effets de leurs trois places.Les beaux arbres qu’ils font pousser encadrent de leurs verduresles fontaines monumentales. Et ce décor, où des étrangersrisqueraient de ne voir qu’une façade un peu glacée, prend, d’annéeen année, plus d’âme au goût de ces Lorrains, qui se plaisent âcacher leur flamme sous un masque de froideur.

J’ai vécu indéfiniment sur ces belles placesnancéiennes. J’y ai vécu ma vie, une jeune vie à la française,audacieuse et mesurée. Elles sont pleines des menus faits de majeunesse, et toutes colorées de mes jours passés. Et si j’aime yrevenir, c’est moins pour leur art précieux que pour mes sentimentsqu’elles raniment. Sur cette longue place d’arrière, à main gauche,ce froid hôtel ne va-t-il pas s’ouvrir&|160;? Et de cette lourdeporte, désormais inutile, ne pas voir sortir le compagnon de majeunesse, Stanislas de Guaita, tout rayonnant d’amitié et des beauxvers qu’il vient de créer&|160;? Il m’entraîne, nous irons encorevers toutes les jeunes folies et joyeusement nous redoublerons mesabsurdes gaspillages. Quel étudiant joignit jamais une telleimpétuosité d’exubérance physique à un si vif sentiment intérieurdu divin&|160;? Je voudrais, ce soir, l’écouler et mieux saisircette profonde pensée poétique rhénane toute pleine dessorcelleries lorraines…

… Mais ma solitude m’égare. Qu’on les excuse,ces troubles causés par la sympathie…

Une musique indéfinie se lève de ces beauxendroits dont le caractère est si net et le discours si précis. Cestrois places, pour aucun Lorrain, ne peuvent être une sèche etmorne connaissance pédagogique. Combien de soirs, au cours desannées, n’ont-ils pas vu le soleil couchant et leurs rêvesilluminer les vieilles fenêtres, aux reflets métalliques, dusuperbe palais devenu leur hôtel de ville&|160;! Il est impossibled’aimer, voire de comprendre aucun objet si nous n’avons pas mêlénos songes à sa réalité, établi un lien entre lui et notre vie.C’est peu d’avoir consciencieusement tourné autour d’une bellechose&|160;: l’essentiel c’est de sentir sa qualité morale et departiciper du principe d’où elle est née. Il faut devenir le frèred’une beauté pour bien commencer à l’aimer. Et M.&|160;Asmus,lui-même, que trouverait-il sur la place Stanislas, ce soir, s’ilne la rattachait à ses expériences vivantes&|160;?

Le bon professeur, avant de quitter Metz, aconsulté plusieurs membres éminents de la Sociétéd’archéologie&|160;; il a farci d’impressions préalables son carnetde choses vues&|160;: voilà le meilleur moyen de tout savoir et dene rien comprendre. Heureusement qu’il a pour toucher, avertir soncœur, la grâce de Mademoiselle Colette. C’est par elle que cetteplace ne reste pas devant ses yeux un fait d’histoire, une éléganteréussite. Sans le stage qu’il accomplit quai Félix-Maréchal, ilserait un de ces Allemands, aux poches bourrées de livres, que l’onvoit arpenter, étudier, contrôler nos trois places, et, dont ilfaudrait croire qu’ils sont les plus fins connaisseurs endélicatesses d’art, si l’on ne remarquait qu’ils se mouchent dansdes carrés de papier. Fâcheux signe extérieur&|160;! On peutcraindre que des hommes si primitifs ne possèdent pas l’esprit deces lieux et que nos merveilles raffinées ne soient pour eux desobjets de musée et d’érudition, des formules. Mais Asmus a bienmûri, depuis qu’il est chez les dames Baudoche. Dans cette neuve etsaine nature de pédant, la petite vie des deux Messines se relie àce décor nancéien. Il y a un rapport que l’âme, à défaut des yeux,saisirait, entre cette humilité de cette magnificence. La paix queles habitudes de ces darnes communiquent aux choses, l’exactesymétrie de leurs meubles, la figure même de Colette, tout ce qu’ily a dans leur atmosphère, de net, de froid, d’élégant, a mis leprofesseur sur la voie de Nancy.

Son cœur l’emporte vers la jeune fille.«&|160;C’est elle, pense-t-il, qui me tire le rideau de la beautéfrançaise.&|160;» Il s’attendrit, et tout le précieux trésord’expériences qu’il a, depuis huit mois, amassé, il l’étale surcette place, pour y vivre sans roman la plus romanesque soirée.

Qu’il est heureux et réjoui, le bonprofesseur&|160;! Comme il respire agréablement, en buvant du vinsur cette place Stanislas&|160;! Nancy l’allège, le libère. Certes,depuis qu’il avait sous les yeux quelques images françaises, ilsouffrait confusément de ce qu’il y a d’embrouillé dans lacivilisation allemande, mais aujourd’hui, il aperçoit clairementquel fatras poussiéreux surcharge les greniers de son esprit. II seconnaît comme une chambre de débarras, où s’accumulent d’immenseslectures, tout un encombrement venu du dehors. Pour la premièrefois, il s’explique ce que voulait dire Madame Baudoche quand elles’écriait avec impatience&|160;: «&|160;Monsieur le docteur, toutça, c’est des embrouillamini&|160;!&|160;» Jusqu’alors il avaitpour idéal Nuremberg, mais voici qu’en une seconde il apprend àdistinguer ce qui est pittoresque de ce qui est beau.

Ainsi M.&|160;Asmus, sur cette grande placedemi obscure, s’enivre de rêverie. Devant un verre de vin,toutefois, car cette volupté un peu sèche, a besoin qu’on lamouille. Mais sous l’action de si beaux modèles, il se sent devenirgentilhomme&|160;: «&|160;Comme j’étais ivre l’autre soir&|160;! Sije titube à Nuremberg, c’est fort décent, mais je ne me consoleraispas d’avoir manqué aux convenances sur la placeStanislas.&|160;»

C’est le soir, après dîner. Des bourgeoispromènent autour de la statue, dans le centre sablé interdit auxvoitures. Ils devisent et prennent le frais, en attendant l’heurede dormir. Toute l’animation est rassemblée devant l’un despavillons bas de la place&|160;: un groupe élégant de viveursoccupe la terrasse d’un restaurant doucement éclairé. On cause, onprend des glaces, et l’on regarde de jolies filles entrer, sortir,monter en voiture. M.&|160;Asmus les compare avec admiration àleurs collègues allemandes qui versent de la bière dans desbrasseries fétides. «&|160;Ce sont des princesses, pense-t-il, dessœurs indignes, mais des sœurs de Mademoiselle Colette…&|160;»M.&|160;Asmus s’égare dans des songeries d’un style Louis XV. Etcette voiture de jeunes plaisirs qui s’éloigne au tournant de labelle place, il lui plaît d’y voir de tendres caprices et desCydalises, qui se réveillent pour accueillir d’un sourire un digneérudit allemand.

A son retour, M.&|160;Asmus trouva une vivequerelle ouverte dans Metz une ordonnance du Président de laLorraine venait de supprimer l’enseignement du français dans lesécoles de quatre villages. Moyeuvre-Grande, Knutange etAudun-le-Tiche. Ces mesures sont fréquentes, et leur effet toujourspareil&|160;: elles réjouissent les immigrés, en même tempsqu’elles indignent l’indigène. Au grand scandale de ses collèguesdéjà fort agacés par l’enthousiasme qu’il rapportait de Nancy,M.&|160;Asmus soutint que détruire la langue française en Lorraine,c’était bel et bien détruire des intelligences.

– Prenons, disait-il, un enfant qui arrive àl’école… Vos maîtres refusent de lui apprendre à lire et â écrirele français, ils ne peuvent pourtant pas faire que l’allemand soitsa langue naturelle&|160;! Voilà donc un estropié pour la vie. Oùest pour nous le bénéfice&|160;? Je voudrais bien qu’on me dise enquoi le pangermanisme profit de cet abêtissement local&|160;? J’aivu des devoirs rédigés dans notre langue par des petitsindigènes&|160;; ils ne présentaient aucun sens, n’étaient qu’unesuite de mots ineptes.

M.&|160;Asmus fit plus que parler, il agit, etsoupçonnant l’administration de fournir des statistiques inexactes,il s’en alla les contrôler sur place. De village en village, ilentra dans un très grand nombre de maisons. Il y goûta le plaisirnouveau d’être salué avec sympathie par des paysans, à qui le maireavait appris sa bonne volonté. Ce fut l’emploi de sonprintemps.

Moyeuvre-Grande, Fontoy, Knutange etAudun-le-Tiche ont été récemment gâtés par les hauts fourneaux etsurchargés d’Italiens. Ses allées et venues pour gagner ces paysjaunâtres de minerai mirent du moins le jeune professeur en goût devisiter tous les pays qui entourent Metz. Déjà ses collèguesl’avaient mené dans les chaumes de Gravelotte et de Mars-la-Tour,sur le tragique plateau de l’Ouest, où toute une vie semblearrêtée, où rien ne bouge que les longues files de peupliers. Ilcommença de parcourir, seul, nos campagnes, si mâles sous le grandvent. Il suivit la longue vallée étroite de Monvaux, mince prairieentre des collines, boisées de frênes, de chênes et d’érables. Ildécouvrit les diverses régions et distingua nos rivières, laMoselle plus aérée, la Nied plus intime et la Scille plusgrave.

La campagne autour de Metz est infinimentchargée, nuancée, pétrie par la culture, par les hommes, par dessiècles de grande histoire et d’obscure activité. On n’y voit guèrede beaux arbres. Le sol et le climat s’y prêteraient-ils mal, oubien cette race positive réalise-t-elle trop vite&|160;? Mais dansles «&|160;croues&|160;», tout autour des villages, lesmirabelliers courbés, tordus et moussus, nous offrent le plusparfumé bouquet de printemps. Et parfois, un pêcheur qui marche,les jambes nues, portant ses filets le long de la rivière, au piedd’un bois de hauts peupliers, fait un noble tableau du Poussin. Cegrand pays, large et simple, à plusieurs plans, délicieux desouplesse, avec des fonds très noyés, c’est, un plus humide,l’atmosphère de Florence. Toutefois, l’Arno toscan n’a pas lanoblesse fière, la chasteté de notre rivière, quand les saulescourbés par le vent se penchent sur elle, qui fuit dans lesprairies sombres. Et les larges couleurs profondes que notre terreprend parfois le soir s’accordent avec les vertus éprouvées etcalmes de notre nation.

M.&|160;Asmus quittait quelquefois la Mosellepour atteindre, sur sa rive droite, la plaine de la Seille, vastepays du blé et des chênes, où galope un vent éternel. La terre yest grasse, forte, le plus souvent mouillée, en été crevassée. LaSeille y serpente à pleins bords, au milieu des roseaux, despeupliers et des saules argentés que la bise ébouriffe. Sesvillages, que les gens de la Moselle nomment avec dédain «&|160;lesvillages perclus de la Seille&|160;», tout gris sous des toitsrouges, n’ont pas changé depuis des siècles. Leurs paysans sont desabeilles qui mellifient silencieusement pour le collecteur d’impôt,qu’il soit de Metz, de France ou de Prusse. On y voit, çà et là,quelques gentilhommières dont les maîtres sont toujours absents.D’où vient la mélancolie inaltérable de cette plaine&|160;? De sesgrandes courbes monotones, de ses bouquets isolés, tous pareils, deson vaste ciel tourmenté, de sa terre figée, silencieuse, et desdeux minotaures, le Saint-Blaise et le Sommy, toujours dressés surl’horizon. Allez voir à Sillegny, dans la pauvre église, lesfresques pieuses et barbares du seizième siècle, et son cimetièreoù subsiste un charnier. C’est de là qu’on épuise le mieux toute lapoésie de la Seille et que se resserre un cœur épanoui sur lesbords de la Moselle.

Qu’éprouvait dans nos campagnes cet étranger,ce fils des vainqueurs&|160;? Les noms de nos villagesprenaient-ils pour lui cette sonorité tendre et profonde, à laMozart, qui nous touche l’âme&|160;? Savait-il déchiffrerl’écriture mystérieuse que tracent nos arbres légers et leursfeuillages amenuisés dans notre atmosphère bleuâtre&|160;? Unepensée délicate, épurée, solitaire, s’élève avec leurs branchages.Ces bois paisibles, qui ne savent rien d’aucune querelle donnentune vive image du devoir, tel que l’accomplit une belle plantehumaine, une riche et saine nature, au milieu des maîtres injustes.Leçon utile aux vaincus&|160;; noire digne rôle, c’est d’épanouirquand même nos puissances et de les faire, au mieux, admirables,dussent-elles n’avoir aucun digne admirateur.

Un Frédéric Asmus, s’il se présente pourrecueillir notre héritage, en laissera glisser et, s’anéantir laplus précieuse part. Il a du moins l’âme en mouvement et trèssensible aux choses. Avec quelle avidité, en marchant seul dans lacampagne, il regarde, écoute, admire ce qui naît spontanément dusol&|160;! Comme il se réjouit d’avoir tant d’inconnu àapprofondir&|160;! La place Stanislas lui a délivré, épurél’esprit&|160;; cette campagne lui émeut le cœur.

Le beau Nancy de Stanislas, on peut bien ledire, est surtout fait pour parler à des voyageurs pressés. On ytrouve une beauté tout en fleur, une admirable réussite, maisprivée de lendemain&|160;; on y respire moins nos vertus de terroirque la pensée d’une petite cour dont le roi fut, plutôt que ledernier des ducs de Lorraine, le premier des majors de tabled’hôte. Les campagnes que parcourt aujourd’hui le jeune Allemandsont plus efficaces et meilleures faiseuses d’hommes.

Il y a des petits villages, isolés au milieudes espaces ruraux, qui, le soir, à l’heure où l’on voit rentrerles bêtes et les gens, m’apparaissent comme des gaufriers, et jecrois que tout être, fût-il barbare prussien, soumis à leur actionpatiente et persistante, y deviendrait lentement Lorrain. Bien desgénérations reposent là, au cimetière, mais leur activitépersiste&|160;; elle est devenue ce groupe de maisons, ce clocher,cet abreuvoir, cette école qu’entourent les champs bigarrés decouleurs et de formes, et si l’on entre dans cette communauté, on yvient nécessairement se conduire et penser comme ont fait, lesprédécesseurs. Pour moi, dans ces retraites lorraines, si bienenveloppées, pressées, protégées par leurs verduresreconnaissantes, où les blés ondulent, où les poulains caracolent,où les filles et les garçons s’interpellent en beau patois avec desregards éternels, je redresse mes vertus d’âme et de corps. C’estun jardin de Paradis, et l’homme de la Prusse orientale ne songepas à le nier.

M.&|160;Asmus éprouve une estime affectueusepour ces vignerons en blouse bleue, qui regardent l’étranger avecindépendance, bien honnêtes au milieu d’une vie de droiture et delabeur&|160;; il reconnaît chez les vieilles Lorraines, sous leursbonnets gaufrés, non pas une âme meilleure et plus limpide quel’âme des vieilles mamans allemandes, mais une vive et sainemalice&|160;; il aime à voir les charmantes figures, déjàmilitaires, des enfants de quatorze ans, auprès des figurespaisibles et claires de leurs grands-parents&|160;; il écoute avecun plaisir de sympathie, çà et là, dans les champs, mêlé aux motsque les paysans disent aux chevaux, l’accent railleur et gentil desjeunes filles, de qui la halette, sous l’immense soleil, voile lafigure… Bien que privées d’une beauté souveraine, les filles dupays messin, nettes et lumineuses, s’accordent avec les prairies,les collines, le ciel et la rivière, dont elles rehaussent ladouceur, en même temps qu’elles y prennent un charme d’exilées.

Peut-être M.&|160;Asmus attribuait-il à laLorraine beaucoup de mérites qu’il ne devait qu’au bien-être de lajeunesse et du printemps. Il est probable qu’il se fût attaché demême à tout autre pays où les tableaux de la nature auraient servide cadre à ses premières émancipations. J’accorde qu’il savait gréà la Lorraine d’être la terre de sa vingt-cinquième année, la forêtqu’il respirait, la rivière où il se baignait, le grand vent qu’ilbravait avec toute la fraîcheur de son âge, mais enfin, c’est cheznous et sur notre sol qu’il dépensait les effusions naturelles auxjeunes gens généreux. A défaut d’une affection de naissance,c’était presque un amour de mariage. Il découvrait, créait,mûrissait en lui une Lorraine par à peu près. Il la composait assezbizarrement d’un amalgame de ses rêves avec les notions que seslogeuses lui fournissaient.

De lui-même, il sent la nature à la mode d’unWerther, il s’y disperserait, et le cadastre le gêne. Bien souvent,avec ses camarades d’université, il a gravi des montagnes et faitde longues marches en forêts&|160;; il s’emplissait alors d’unplaisir confus dont il n’a gardé aucun bénéfice. Mais, chaque soir,les dames Baudoche, à la manière de nos religions occidentales quiplacent les déesses, les saints et les anges, partout comme unécran entre nous et la nature, lui nomment les châteaux, lesautorités sociales, les souvenirs des cantons qu’il a traversés.Elles humanisent sa promenade du jour et l’envoient, la semainesuivante, aux meilleurs points d’où il verra les vertus de la terrelorraine. Ces belles précisions sauvent M.&|160;Asmus du vague. Ala place d’une rêverie stérile, qu’il aurait subie, s’il avait étéseul, le jeune Germain reçoit un excitant à la vie et voit naîtredans son esprit une parenté avec les gens qui façonnèrent cettecampagne.

Pourtant, les enthousiasmes qu’il rapporte deses excursions mettent mal à l’aise les dames Baudoche. Ellessourient et se méfient. Certains mots et certaines idées d’ordrepoétique, permis au passant, ne sont pas de leur usage. Lesemballements du locataire, fort sympathiques à coup sûr, leurparaissent tout de même un peu saugrenus.

Exactement, M.&|160;Asmus entrait dans un étatmystique. Il devenait Celui qui a trouvé sa voie. Bien des chosespourraient l’attrister. Sa fiancée réprouve ses expansionslorraines&|160;: «&|160;Rappelle-toi, Fritz, lui écrit-elle, commeton père et le mien parlaient des Français, et toujours setrouvaient d’accord pour voir en eux les ennemis héréditaires denotre race.&|160;» Mais le jeune homme est soutenu par le sentimentque depuis quelques mois, il se hausse â un degré supérieur decivilisation, et que ce perfectionnement, il ne pourrait y faireobstacle. Cette vue de converti entretient dans son cœur une sorted’attendrissement et même une émotion de reconnaissance, qu’ilreporte sur les petits Messins du collège.

Une après-midi, il faisait traduire à sesélèves le recueil de Ploetz, qui est l’ouvrage classique pourl’enseignement du français en Allemagne. Le texte se rapportait àNapoléon Ier. Les uns après les autres, avec le dur accent desSchwobs ou bien avec le traînement de voix des Welches, les enfantsvenaient d’ânonner, quand l’un d’eux, son tour venu, rougit etS’arrêta.

– Eh bien, lui dit M.&|160;Asmus, pourquoi nelis-tu pas&|160;?

– Mon père a dit que le livre ment et queNapoléon est un grand homme.

Ce fut dans la classe, réveillée par cetincident de frontière, un grand bruit de pieds, signed’émotion.

Le colosse allemand posa son regard étonné surle petit Lorrain, puis, se référant au livre, il lut à hautevoix&|160;:

«&|160;La sincérité et la générositéétaient parfaitement étrangères à Bonaparte. Il avait coutume deraconter qu’un de ses oncles avait un jour dit de lui&|160;:«&|160;Napoléon ira loin, car il ment sans cesse.&|160;» Loind’admirer une belle action, il était incapable de la comprendre. Ilétait convaincu que l’égoïsme et la vanité sont les mobiles de tousles actes et qu’on ne peut gouverner les hommes que par leursvices.&|160;»

Toute la classe portait avec vivacité ses yeuxdu maître au petit camarade et se demandait comment les chosesallaient tourner entre Goliath et David. Mais M.&|160;Asmus, quandil eut fini de lire le texte, refusa toute bataille. Il dit avecconciliation&|160;:

– Le livre insiste trop sur les travers deBonaparte. C’est un fait que Bonaparte a enthousiasmé des millionsd’hommes. On peut dire aussi qu’il a rendu de diverses manièresd’immenses services à l’humanité, et par exemple, il est probableque, sans lui, l’unité allemande se fût faite moins rapidement.

L’aventure fut rapportée par des élèves filsde fonctionnaires, à leurs parents, et dès le lendemain, leprofesseur fut appelé chez le directeur du collège, qui luidit&|160;:

– Votre classe, Monsieur Asmus, est une desmieux conduites de notre maison, et je ne puis donner sur vous quede bonnes références. J’apprécie cet esprit de vérité et de justicedont vous venez de faire preuve. Mais, enfin, le livre est là parle choix de nos supérieurs, et l’on ne doit pas remettre enquestion ce que l’autorité a une fois décidé. Je profiterai decette occasion pour vous rappeler qu’ici le rôle d’un bon Allemandest double&|160;: faire son métier et amener au germanisme lesjeunes cervelles lorraines.

Le directeur parlait avec une grandebienveillance parce qu’il n’avait qu’un souci administratif,c’est-à-dire qu’il ne songeait qu’à éviter les histoires. Mais lesprofesseurs, plus jeunes, plus libres, ne bridaient pas leursdispositions philosophiques&|160;; ils élargirent l’incident, et lepangermaniste, au cours du déjeuner, se chargea d’exprimer leurdéplaisir. Ils eurent une conversation qu’il est intéressant, jecrois, de rapporter en détail, afin que l’on connaisse l’étatd’esprit de M.&|160;Asmus et que l’on fasse la différence des deuxopinions allemandes principales sur l’Alsace-Lorraine.

– Asmus, nous sommes inquiets, dit lePangermaniste. Hier vous vouliez que les Lorrains continuassent deparler français. Aujourd’hui vous approuvez un élève qui contreditnotre enseignement. Quelle idée vous faites-vous du rôle d’unAllemand à Metz&|160;? Où voulez-vous en venir&|160;?

M.&|160;ASMUS

Je suis un bon garçon et je ne veux pasdétruire les cerveaux de ces petits Lorrains. Vous savez bien quetous nous arrivons en Alsace-Lorraine avec le désir d’apprendre lefrançais&|160;; cela me semble fort que nous tâchions d’anéantirchez les indigènes ce que nous venons leur demander. Quant à maconduite avec ce gamin qui aime Bonaparte, voici le fond de mapensée&|160;: on dégrade les enfants, si on les prive de leursvénérations propres, et je n’ai pas jugé que ce fût notre rôle defaner chez nos élèves l’enthousiasme.

LE PANGERMANISTE

Si messieurs les Lorrains se trouvent fanéspar les vérités allemandes, qu’ils s’en aillent donc en France oùl’agriculture manque de bras, comme ils disent. Et du vieux sol,nous verrons accourir une multitude, qui colonisera ce pays de laconquête, en chantant d’une seule voix les chants de nos pères…Laissez à d’autres, Asmus, le soin de flatter la bouderie dequelques Lorrains têtus, et soignons tous, bravement, les intérêtsde notre grande race allemande.

M.&|160;ASMUS

Moi aussi, mes camarades, j’entends servir lesintérêts de notre race. Je continue la chanson de nos pères, maisnous sommes au deuxième couplet. Ils ont conquis le sol&|160;; ànous de conquérir les fruits du sol. Ici naissaient et se formaientdes hommes, préparés depuis des siècles à la civilisation. Pourquoiferions-nous dépérir cette société&|160;? Notre venue est une crisepour elle, nous devons l’aider à la résoudre, prendre la directionde la prospérité générale, et ce qui nous manque, ce pays nous lefournira. Nous ne sommes plus des soldats excités, mais d’heureuxhéritiers en possession d’un vieux et magnifique domaine. Il n’estpas permis de rien détruire sur ce territoire, sans avoir examiné,éprouvé toutes les valeurs qu’il renferme. Je crois qu’ellespeuvent enrichir la vie allemande.

LE PANGERMANISTE

0 mon cher collègue, on le devinait&|160;:vous êtes devenu un tenant de la culture française. Quellemystification&|160;! Que voyez-vous que nous puissions envier à cesvaincus&|160;? Leur langue est claire, parce qu’ils ne vont jamaisau fond des choses&|160;; leur cuisine excite les sens&|160;; lapolitesse de leurs salons n’est que le manteau de la débauche.Méfions-nous de ce qui subsiste ici de cette fameuse culturefrançaise&|160;: elle est un poison pour nos vertus mâles. Si nousn’y prenons garde, ce pays risque de nous énerver.

M.&|160;Asmus

Laissez-moi vous dire que vous ne possédez pasune image vraie du pays messin. J’ai la chance d’être placé dans unmilieu où je vois des choses qui m’ont libéré de plus d’un préjugé.Au début, j’étais comme vous&|160;; je méconnaissais ce qu’il y ade véritable valeur humaine dans l’urbanité des gens de ce pays.Elle est chez eux un don de naissance, et puis une habiletélégitime qui laisse intacte leur dignité. Vous parlez de notrediscipline et vous croyez que la frivolité française nécessairementse dissipe, franchit toutes les bornes, se joue au hasard. Pourquoin’allez-vous jamais à Nancy&|160;? Sur la place Stanislas, vousverriez un sentiment souple, facile, heureux, et pourtant une œuvreprécise, calculée, rigoureusement voulue, où tous les effets sontcoordonnés, hiérarchisés, pour produire l’ensemble le plus noble etle plus aimable. Voilà ce que nous ne savons pas faire, car noussommes incapables de maîtriser notre sentimentalité et notre humeurpar notre raison. Ma propre expérience m’a conduit à reconnaître lalégitimité de ce que nous appelons chez les gens de ce pays«&|160;chauvinisme&|160;» et qui est la conscience raisonnabled’une culture qu’il faut apparenter, mes chers collègues, àl’atticisme hellénique. Dans nos universités, nous nous proposonscomme modèles les Hélènes&|160;; mais nulle acquisition scolaire nenous rapprochera d’eux. Un esprit pénétrait, harmonisait lente leurvie. Je trouve ici quelque chose de cette unité. Vous leniez&|160;? Mais je vis dans une famille lorraine, j’ai parcourirles villages, j’écoute parler des gens très modestes, auprès de quije profite. Je sais, à Metz, des personnes qui ont un esprit demoquerie si étonnant qu’on pourrait les croire sèches et méchantes.Oui, elles pourraient l’être, si elles le voulaient, mais ellessont naturellement bienveillantes.

LE PANGERMANISTE

Asmus, Asmus, vous vous laissez prendre à desamitiés particulières. Elles vous empêchent de voir le grand rôlehistorique du peuple germain. Nous apparaissons toujours au milieudes civilisations qu’il faut régénérer et assainir. C’est le vieuxservice que nous avons rendu dans le monde. Aujourd’hui, tout cequi a des origines germaniques doit retourner à l’empire. Nousréclamons l’Artois, la Picardie, la Flandre, la Champagne, laBourgogne et la Franche-Comté. Bientôt leurs populationsrevivifiées seront tout heureuses de parler la langue de Schilleret de Goethe. Voilà le plan, et rien n’empêchera l’expansion denotre force.

M.&|160;ASMUS

Eh bien, mon cher collègue, permettez qu’à montour je vous expose des idées qui naissent d’un amour del’Allemagne au moins égal au vôtre. Comme vous, je dis que ce quiest beau, ce qui est pur, c’est le cœur d’un loyal Allemand&|160;;aussi je ne veux pas le gâter en l’irritant contre une noblenation. Au contraire, je veux l’enrichir avec tout ce qu’il y ad’excellent sur son territoire. Vous parliez de Goethe tout àl’heure. Rappelez-vous ce qu’il a écrit, que nous autres Allemandsnous sommes d’hier et qu’il peut se passer plusieurs siècles avantque nous cessions d’être des barbares. Nous avons fait de grandsefforts pour nous civiliser rapidement, et nous nous sommessurchargés au point que notre sensibilité n’a jamais pu sedévelopper. Nous n’avons fait qu’absorber. Où est notrenature&|160;? Nous devons être très contents que ce pays mette unpeu de France à notre disposition. Goethe, Schiller et beaucoup degrands hommes ont déclaré qu’il fallait à la pâte allemande un peude levain français. Et voilà pourquoi la résistance lorraine meparaît une chose bonne, utile, conforme à nos intérêts. Il estpossible que cette vie lorraine ne soit pas encore bienfaisantepour tous nos compatriotes. Mais peu à peu ils la reconnaîtront etne pourront plus s’en passer. Elle ne les dénaturera pas, mais, jele sais par mon expérience, elle harmonisera leurs mœurs avec leursrêves, elle répondra à leurs tendances profondes, et, loin de lescontrarier, elle les élargira, les haussera. En conquérant ce pays,nos pères nous ont vraiment menés sur un plateau supérieur.

LE PANGERMANISTE

Je sais, Asmus, que vous n’êtes pas le seuldans ces idées. Il y a beaucoup trop d’Allemands, par ici, quicroient, comme vous, s’être hissés sur un plateau supérieur. Maisde votre élévation à tous, je ne vois que votre vertige. Vousvantez les Français, vous dites qu’ils sont l’ordre, l’harmonie, lamesure&|160;; pourrez-vous joindre ces élégances à nos vertusgermaines&|160;? Le tout sera-t-il net&|160;? Garderez-vous votrenature vraie, saine et droite&|160;? Non, vous perdrez votre santémorale. Ici, il faut choisir&|160;: être d’Allemagne ou de France.Toute incertitude est mortelle. Asmus, vos collègues vous le disentamicalement&|160;: vous vous êtes exposé d’une manière coupable àde mauvaises influences. Vous croyez qu’elles vous ont élevé, noussouhaitons que le jour où elles se dissiperont, vous n’ayez pasperdu pour toujours votre équilibre

.

M.&|160;Asmus fort animé demanda le soir mêmeà Madame Baudoche si elle voulait bien lui «&|160;cuire&|160;»désormais ses repas.

– Je suis sûre, dit-elle, Monsieur le docteur,que vous ne pouvez plus supporter cette cuisine allemande qu’ilsvous font à la brasserie.

Et de la manière dont elle le disait, ilsemblait que ce fût pour elle un triomphe personnel. Mais elleajouta avec modestie&|160;:

– N’allez-vous pas regretter la société de voscompagnons, qui sont des jeunes gens instruits&|160;?

– Instruits, c’est possible, bougonna ledocteur, mais peu intelligents.

Il raconta qu’il ne s’entendait plus avec eux,parce qu’ils avaient l’idée barbare de vouloir dénaturer les petitsLorrains.

– Ah bien, dit Madame Baudoche, s’ilss’imaginent qu’ils réussiront&|160;! Ici, les Lorrains, ça sort dusol. Et les petits Krauss, là-haut, qui sont des café au lait, ilsparlent mieux le français que l’allemand.

Au cours de la soirée, il fut convenu queM.&|160;Asmus, qui payait cinquante marks à sa pension pour sondîner de midi, donnerait quatre-vingts marks à Madame Baudoche pourses deux repas. Mademoiselle Colette lui demanda s’il mangeait dela confiture avec ses rôtis. Et comme il disait que oui, ces damesle plaignirent et résolurent de lui faire renier la cuisine deKoenigsberg.

Pour son déjeuner de début, il eut une quichelorraine et des andouillettes.

– Comment, disait Madame Baudoche, depuis sixmois que vous êtes à Metz, vous n’avez pas mangéd’andouillettes&|160;! Mais on en vend jusqu’à Paris. Quemangiez-vous donc&|160;?

Il déjeuna au vin, au petit vin gris deLorraine, et ne regretta pas la bière.

– Je me sens, disait-il, plus de finessed’esprit.

La nuit suivante, il rêva qu’il mangeait desandouillettes de Metz, auprès de Mademoiselle Colette, dans ledécor de la place Stanislas et que ses collègues, assis à leurtable, reconnaissaient leur erreur.

Il nous est difficile à la longue de ne pasaccepter le rôle que nous prêtent deux femmes, quand la sympathieles inspire. Le professeur Asmus se voyant l’objet de lasollicitude inlassable et des avertissements des dames Baudoche,entra, sur toutes choses, dans le personnage d’élève. Au bout dehuit jours, il s’émerveillait que les œufs n’eussent pas étéaccommodés deux fois de la même manière, et en même temps il jetaitdes regards pour savoir s’il les mangeait à la française.

Il apprit assez rapidement à ne pas mettre lecoin de sa serviette à son cou, à ne pas manger avec son couteau, àne pas plonger le nez dans son assiette, et, d’une manièregénérale, à boire, manger et souffler avec beaucoup moins debruit.

Cette guerre que les deux femmes faisaient auxmœurs allemandes de leur convive contribuait à l’agrément de cettepetite société. Elle donnait du piquant à la conversation&|160;;elle permettait aux deux Lorraines de déployer leur malicenaturelle.

Il y a dans toute cette région un genre demoquerie, parfois bien rustique, bien dure et qui patoise, unsentiment presque farouche de la personnalité, mais, à Metz, ilprend un accent mieux policé. Dans l’ironie de Colette, on sentait,mêlée au rire facile de la jeunesse, quelque chose qui partaitplutôt de l’âme que de l’esprit, une sensibilité profonde, quirepoussait, parfois un peu sèchement, ce qui lui était étranger.M.&|160;Asmus n’en était pas offensé, car la moitié du temps, il nela sentait même pas. Et ces dames, en voyant qu’il ne se blessaitjamais, le déclaraient un excellent garçon.

Par la force des choses, leur vie se passaitpresque en commun. Madame Baudoche lui portait toujours son café aulait dans sa chambre, mais elle pouvait, maintenant, arriver enretard de cinq ou dix minutes. Avant d’aller au collège, il entraits’informer de la santé de Mademoiselle Colette. A table, au dînerde midi, il rapportait les incidents de la matinée, il signalaitles maladresses de ses collègues, surtout il commentait lecaractère de ses élèves&|160;; et Madame Baudoche, animée par lesnoms lorrains qu’il citait, lui faisait l’histoire des parents deces enfants, ce qui ramenait une fois de plus l’éloge du vieuxMetz.

Comme le sujet était inépuisable, il fallaitque Colette intervînt&|160;:

– Allons, maman, et vous, Monsieur leprofesseur, laissez-moi débarrasser la table.

Alors la vieille dame, souvent, se laissaitpersuader, tandis que sa petite-fille remettait toutes les chosesen ordre, de passer dans le cabinet du jeune homme. Et quand ilsétaient seuls, ce n’était pas toujours de vieilles histoires qu’ilsparlaient, mais elle lui disait combien Colette était animée depensées sérieuses, tout appliquée aux soins du ménage et au travailde couture, sans que sa gaieté la quittât jamais.

– Il ne me reste qu’elle et mes meubles,ajoutait la vieille femme, qui s’accoutumait à voir son locataireaccueillir toutes ses pensées. Et c’est pour garder mes meubles àColette que je conserve cet appartement un peu vaste et que j’aiaccepté de prendre un pensionnaire allemand.

Le bon M.&|160;Asmus comprenait la contrariétéque ce devait être pour une vieille Messine de loger un immigré. Ils’en allait à son collège, et vers quatre heures, après la classe,il passait dire un petit bonjour à ces dames, avec le souci que saprésence leur devînt un agrément.

– Vous travaillez trop, allons faire unepetite promenade.

Cela, c’était sa marotte. II y revenaitcontinuellement, et ces dames, qui n’étaient jamais sorties aveclui que pour la conférence française et le théâtre, avaient de lapeine à dire «&|160;non&|160;» sans le désobliger. Il nesoupçonnait pas que pour des Messines se montrer en public avec unPrussien, sans rime ni raison, c’eût été, sinon trahir, au moins sediminuer, déchoir. Il se croyait maintenant presque un membre de lafamille.

Cette vie le remplissait d’un sentimentsalubre et vrai. Sans doute il jouissait imparfaitement du bonheurdomestique, mais le tempérament de ces races du Nord est paisible,et le jeune homme appréciait avec une chaste délicatesse, cesscènes familières et douces, cette quiétude d’un foyer messin. Enmême temps, il éprouvait quelque fatuité d’être initié auxraffinements français. Il en faisait une suite de leçons à safiancée, et se proposait de les introduire dans la famille qu’ilsallaient bientôt fonder.

Involontairement, il compare cette petiteColette aux Gretchen de chez lui. Elle a de jolies manières deservir ce qu’elle offre, avec je ne sais quoi de léger qui tient àla personne. Son esprit est plus ferme que celui d’une jeuneAllemande et surtout plus clair. Comme elle sait plaire àtous&|160;! Une telle jeune fille achalanderait le plus médiocrebureau de tabac. Mariée avec un officier, elle le conduiraitcertainement au grade de général. Son adresse à faire des robessemble le goût d’une fille de roi.

Un soir, en élevant sur le poing un projet decorsage, elle s’écria gaiement&|160;:

– Ceci, Monsieur le docteur, c’est pourmoi.

– Je trouve que vous devenez coquette,Mademoiselle Colette.

– Il faut bien pour l’été renouveler sagarde-robe.

Et le gros homme émerveillé reliait ces rubanset ces mousselines à tout ce qu’il avait vu, depuis six mois,d’aimable et de léger&|160;: il pensait à la conférence où rienn’était lourd, à la place Stanislas parfaite de proportions, à lalangue française toute mesure et clarté, enfin aux jolis villagesmessins posés dans des paysages épurés. «&|160;Comment,bougonnait-il, mes collègues, ne voient-ils pas que cette unité destyle, jadis réalisée par les Grecs, nous la retrouvons icivivante&|160;?&|160;»

Huit jours plus tard, il apparut avec unvêtement d’été et un chapeau de paille. Ces dames lui firent descompliments et dirent qu’on voyait bien que sa jaquette avait étécoupée à Metz.

Ce soir-là, Mademoiselle Colette venait determiner sa robe et son corsage. Il demanda la permission de lesprendre avec sa grosse main, et il riait. Il était sensible à lalégèreté et à l’amabilité de ces vêtements considérés en eux-mêmes.Ce sont des objets précieux, respectables et délicats, le fruitd’une aimable industrie et consacrés par leur usage, quelque chosede familier et devant quoi, pourtant, il faut s’incliner. De toutesses forces pédantes, il admirait cette jeune fille (pareille àtoutes les Messines) et qui savait (comme elles toutes) exécuter unchef-d’œuvre de goût, de sobriété…

– Quelle ceinture me conseillez-vous de mettrelà-dessus, Monsieur Asmus&|160;?

– Du rouge ou du jaune peut-être.

Elle partit d’un éclat de rire.

– Du rouge ou du jaune sur du mauve&|160;!Mais non, Monsieur le docteur&|160;; je mettrai une ceinture mauvecomme les fleurs du tissu.

Il reconnut, en rougissant un peu, que dansson pays, on n’avait pas le sens des couleurs. PourtantBoecklin…

– Eh bien&|160;! dit-elle en l’interrompant,laissez-moi vous dire que votre costume neuf est très bien, maisque votre cravate jure&|160;; et si vous le permettez, j’achèteraide la soie, et je vous en ferai une, moi.

Il était enchanté, et, de plus en plus, rêvaitd’une belle promenade pour conduire à travers la campagneMademoiselle Colette, dans son costume neuf.

Les murs eux-mêmes l’entêtaient dans son idée,les murs de Metz qui, vers juillet, commencent à se couvrird’affiches arc-en-ciel disant&|160;:

Les jeunes gens de Lessy (ou de Woippy, oude Lorry, et successivement de tous les villages) ont l’honneurd’inviter les habitants de Metz et des environs à venir célébreravec eux leur fête patronale qui aura lieu le…

Beaux jardins ombragés, jeux de mouton etd’oie, carrousel et divertissements de tout genre.

Relève-selle et retraite aux flambeaux, ledimanche suivant

Mais ces dames éludèrent son invitationjusqu’au soir où, tout animé de plaisir, il leur jeta dès le seuilde l’appartement&|160;:

– Bonne nouvelle&|160;! Nous triomphons&|160;!L’ordonnance sur la suppression du français est rapportée.

Il avait dit nous d’une manière si vive queces dames en furent touchées. Et cette fois, elles consentirent auprojet qu’elles écartaient depuis des semaines. Madame Baudocheproposa de visiter Gorze et son château, et l’excursion fut décidéepour le dernier dimanche de l’année scolaire, c’est-à-dire, laveille du jour où M.&|160;Asmus s’en irait à Koenigsberg pour ladurée des vacances.

Par une chaude matinée d’août, MadameBaudoche, Colette, M.&|160;Asmus et les deux petits Krausss’installèrent dans le train jusqu’à la frontière, au long de laMoselle où s’essaiment Ars, Jouy, Ancy, Dornot et Corny. A Novéant,ils prirent le courrier pour Gorze.

Le soleil dardait sur la vieille petitediligence, qui les serrait, les secouait et les cuisait. Colette etles deux enfants s’amusaient de tous les imprévus d’une partie decampagne&|160;; M.&|160;Asmus avait du plaisir de sa cravate et deson chapeau de paille&|160;; quant à Madame Baudoche, ellereconnaissait chaque partie de cette vallée où, jadis, son mari etson fils régissaient toutes ces belles cultures pour le compte dela famille V…

A cinq cents mètres avant d’arriver à Gorze,au bout d’une prairie et sur les premières pentes des collines, unpetit parc voilait une habitation d’assez belle apparence.

– C’est là, dit-elle&|160;; c’est lechâteau.

Un ruisseau large et rapide, où brillait unpetit pont tout blanc, coulait au bas des jardins. Et sousl’immense soleil, la propriété plaisait par cette eau courante quimouillait sa prairie. Ce coin de terre rafraîchissait tout lepaysage et semblait dans cette journée d’août une vasque defraîcheur. Les deux enfants assoiffés regardèrent ce paradisd’ombrage en tirant la langue comme des caniches, mais il ne futpas question de descendre de voiture. Tout le monde s’accorda, pourremettre à l’après-midi la visite qu’on y devait faire. La grossequestion, c’était d’abord le déjeuner.

L’hôtelier, que la petite troupe alla trouvertout droit au débarquer, demandait une demi-heure.

– Prenez une heure, dit M.&|160;Asmus, unebonne heure. C’est au moins ce qu’il nous faut pour examiner lescuriosités du bourg.

– Mais il n’y a rien, disait MadameBaudoche.

Le professeur commença d’énumérer, d’après songuide, le palais abbatial du dix-huitième siècle, devenu un hospicede vieillards, l’emplacement de la fameuse abbaye primitive,l’église et diverses maisons pittoresques.

Positivement, depuis son voyage à Nancy labeauté lorraine et messine était devenue la chose deM.&|160;Asmus.

Dans ces communes placées en dehors du cheminde fer et qui n’ont pas de douaniers ni d’employés de gare, c’estabsolument comme si l’annexion n’existait pas. A Gorze, l’église,les tilleuls, les maisons et les gens sont d’autrefois, bien à lafrançaise. Oui, les maisons, comme, les gens, ont des visagesreposés, clairs, d’une honnêteté limpide. Madame Baudoche perçoitle charme épars de cette ville où flottent ses souvenirs, mais iln’y a que M.&|160;Asmus pour remarquer et nommer par leurs noms deschoses si familières à tous. Voilà-t-il pas qu’au milieu de laville, sous le soleil de midi, devant une bonne petite maisonancienne, toute spirituelle, où des mascarons au-dessus de chaquefenêtre représentent des femmes coiffées à la mode du dix-huitièmesiècle, il commence une sorte de conférence&|160;:

– Ces femmes en fanchon, dit-il, toutes prêtespour la conversation dans le parc, ont quarante-cinq ans. Et cela,c’est bien français de donner de l’agrément à des personnes mûres,et de prolonger le bonheur dans la vie de la société.

Les deux enfants énervés par la faim et parcette érudition se plaignirent de la chaleur. Colette leur glissadeux doigts dans le cou, pour tâter si leurs petits corps étaienten moiteur.

– Bon&|160;! Vous avez très chaud et trèsfaim. Vous l’avez dit trois fois. C’est entendu, n’en parlons plus.Qu’est-ce que des petits soldats qui ne savent pas marcher sans seplaindre&|160;?

– C’est bon, Mademoiselle, disaitM.&|160;Asmus, s’il leur fallait grimper jusqu’à Gravelotte, vousverriez qu’ils ont des jambes.

Ainsi, un commun idéal d’honneur militaire estinvoqué par les deux jeunes gens, de la manière la plus simple, àdeux pas du tragique plateau de Gravelotte, sans que nul ne préciseau service de quelle nation. Ils écoutent, accueillent les grandesleçons de sacrifice que donne cette terre, mais ils ne songent pasà s’en armer les uns contre les autres. M.&|160;Asmus et Coletten’ont pas oublié ni cessé de ressentir les événements de laguerre&|160;; seulement, ils les pensent par une claire journée desoleil, au cours d’une partie de plaisir.

En traversant la place, tous les cinq lisentavec intérêt, sur l’hôtel de ville, l’inscription commémorative dela générosité des Anglais qui, après les batailles de 1870,envoyèrent des semences à cette région dévastée. Puis ils vontgaiement s’asseoir à

l’auberge et manger d’excellentes pommes deterre frites, des pommes anglaises, petites-filles de celles quipassèrent la Manche.

Trois autres tables sont occupées par desgroupes qui parlent, tous, la courtoise langue française. On necrie pas, on mange proprement un délicat fromage de petit cochon auvin blanc. M.&|160;Asmus savoure la perfection de cette viepolicée&|160;; il pense&|160;: ce sont vraiment des plaisirs degentilhomme. Il admire comment l’hôte vient, avec bonne grâce etsans excès d’empressement, s’assurer que chaque convive estsatisfait.

L’aimable aubergiste, en s’approchant de leurtable, s’exclame&|160;:

– Mais je ne crois pas me tromper, c’est cettebonne Madame Baudoche.

Et la vieille Messine, après les premiersplaisirs de la reconnaissance et quand ils ont affirmé que ni l’unni l’autre, depuis dix-huit ans, n’a vieilli, dit avec sérénité, enfemme qui tient à l’opinion d’une compatriote&|160;:

– Monsieur est un professeur de Metz qui logedans notre appartement. Et, pour une fois, comme il aime beaucoupnotre pays, nous avons voulu lui montrer Gorze et le château.

Elle aurait causé inépuisablement du beautemps de jadis, mais la jeunesse réclamait le départ, et des nuagesse montraient dans le ciel.

A trois heures, ils partirent à pied vers lechâteau. C’était un faible détour sur la route qu’ils avaient àsuivre pour monter à la Croix-Saint-Clément, et de là regagner, surla Moselle, la gare d’Ancy.

Par une allée d’ormes, mal entretenue ettombée au rang de chemin d’exploitation, ils arrivèrent dans unepetite cour qui réunissait le château et la ferme. Nul ne leurdemanda ce qu’ils voulaient. On entrait là maintenant comme dans unmoulin.

C’était une propriété moyenne trèscaractéristique de la gracieuse civilisation messine. La grandefaçade étendait du côté de la route ses trois étages crépis et sesfenêtres cintrées, embellies d’un mascaron. Une grande porte àpetits carreaux menait de la salle à manger sur un perron de troismarches et sur une vaste terrasse, que bordait une balustrade enpierre, décorée de paniers fleuris. De là, par une belle rampe, ondescendait dans un jardin à la française. Un ruisseau le fermait,que l’on pouvait franchir, comme nous l’avons dit, sur un petitpont blanc, pour rejoindre la route à travers les prés de laferme.

Tout cela avait composé un ensembleextrêmement gai, d’un dix-huitième siècle rustique, un vendangeoirpour membre du vieux parlement de Metz ou pour conseiller à lacour. Ici naissaient, duraient, se succédaient de belles viesmodérées&|160;; on ne les voyait pas de très loin, Paris n’ypensait guère, mais elles poussaient de puissantes racines etformaient à la France un abri contre les tempêtes de l’Est.Hélas&|160;! Depuis trente ans, le château de la famille de V… aconnu bien des maîtres. Tous ont travaillé à faire d’une propriéténoble et simple une chose prétentieuse. Ils ont barbouillé en verttendre les façades, bousculé les parterres et dressé sur lesrocailles un peuple de magot. Comment auraient-ils sentil’ordonnance d’un jardin à la française&|160;? Des ornièresprofondes déshonorent les allées d’où le sable a disparu&|160;; lescoins obscurs, les carrefours humides se sont multipliés&|160;; desmousses verdâtres, sorties de la terre spongieuse, répandentpartout un air de vétusté, et les arbres, poussés à l’abandon,ferment les vues de la campagne. Dans la maison, mêmesravages&|160;: les petites boiseries blanches, recouvertes d’unbadigeonnage marron&|160;; en place des choses claires, gaies,naturelles et tout unies, partout des tentures sombres et cacao,des services à bière eu cuivre, le portrait de l’empereur enchromo, un Bismarck de plâtre forgeant l’épée de l’empire… Bref unepropriété avilie.

C’est le sort de tous les châteaux lorrainstombés aux mains des Allemands. Qu’ils achètent par ordre del’empereur ou par plaisir, le rythme ne change guère&|160;: ilscommencent par planter sur la terrasse un mât à pavillon,gigantesque mirliton, noir, blanc et rouge, surmonté d’une bouledorée, avec une ficelle pendante. Le grand plaisir d’un châtelainallemand, c’est de pavoiser en tout occasion&|160;: pour la fête del’empereur et de l’impératrice, pour l’anniversaire du vieuxGuillaume ou de Bismarck, et chaque fois qu’il vient des troupesdans le pays. Puis ils s’occupent à dénaturer le domaine, bientôts’en lassent et le revendent à quelque autre gâcheur.

L’âme de deux siècles de vie française palpiteencore dans ces demeures déchues. En se promenant à travers lesjardins de Gorze, Madame Baudoche retrouve des fantômes modestes,des divinités rurales et potagères dont elle écoute pieusement lesvoix.

Il est impossible de rendre ce que l’onéprouve si l’on vient réveiller une maison, un paysage après desannées d’absence. Un profond silence enveloppe notre cœur et noussentons s’élever du sol tout un monde de poésie où domine l’idée dela mort. La vieille dame fit dans ce paradis de sa jeunesse unepromenade assez semblable à une visite au cimetière, un jour deToussaint. Son esprit, incliné par ce pèlerinage aux sentimentsreligieux, lui faisait revoir, à la porte de l’église de Gorze, ledimanche, ses maîtres qui gagnaient leur berline après avoir priésur la tombe de leurs morts. Une prière de fidélité se formaitspontanément dans son cœur.

Du château, la petite troupe s’éleva, le longdes taillis et des vignes, au-dessus de la forêt, pour gagner laCroix-Saint-Clément. Comme ils l’atteignaient, quelques gouttes depluie commencèrent à tomber, et tous cinq se mirent à l’abri sousle bouquet de tilleuls qui l’avoisine.

La Croix-Saint-Clément commémore une légendedes premiers temps de l’église messine. Elle se dresse sur unchaume, à la pointe extrême du plateau de Gravelotte. C’est un desplus beaux points de vue mosellans. De ce belvédère, on domine larivière sinueuse et brillante, au moment où sa vallée s’élargitpour devenir la plaine dans laquelle Metz s’étale. Et sur l’autrerive, en face, derrière les deux énormes taupinières de Sommy et deSaint Blaise, on voit se perdre à l’infini l’austère plaine de laSeille.

Le vent souffle toujours sur ce tragiqueplateau de Gravelotte. Il venait aujourd’hui de France, deMars-la-Tour, et poussait dans le ciel de Metz une queue d’orage,des nuages frangés, noirs et lourds, la plupart empêchés de tomberpar la rapidité de leur course. Ils glissaient, se séparaient, seretrouvaient sans cesse et coulaient toujours. Sous l’influence deces choses aériennes qui fuient, la campagne faisait et défaisaitses contours avec une saisissante mobilité. Des traînées lumineusesvoyageaient sur les côtes, sur la rivière, sur le canal rectilignequi la double de ses miroirs&|160;; elles atteignaient un bois, unvillage pour l’illuminer quelques minutes, et déjà le replongerdans l’ombre. En se reflétant sur la terre, ces lourdeurs du cielprennent une légèreté magique&|160;; elles y dessinent mille formesfugaces et d’instables clartés. La Moselle noire, émotive, changede tons comme un serpent. Au loin, à droite, le pays de la Seille,qui tout à l’heure brillait, s’enténèbre. Et voici que les nuéesallument sur l’horizon le pays messin. Au milieu de l’immensepaysage obscur et tout au bout de la vallée noire, seul,maintenant, c’est le fond qui brille et qui semble nimber d’unegloire la douce cité de Metz.

Un tel spectacle aurait agi sur l’âme la plusfroide et donné au moins philosophe quelque sentiment de lamutabilité des choses. Madame Baudoche revoyait le spectacle leplus saisissant auquel elle eût assisté et certainement le plustragique de l’histoire moderne en Lorraine&|160;:

– Regardez cette route, en bas, disait-elle,la route de Metz à Nancy. Nous y avons vu, ton grand-père et moi,des choses à peine croyables. C’était à la fin de septembre 1872,et l’on savait que ceux qui ne seraient pas partis le 1er octobredeviendraient Allemands. Tous auraient bien voulu s’en aller, maisquitter son pays, sa maison, ses champs, son commerce, c’esttriste, et beaucoup ne le pouvaient pas. Ton père disait qu’ilfallait demeurer et qu’on serait bientôt délivré. C’était leconseil que donnait Monseigneur Dupont des Loges. Et puis lafamille de V… nous suppliait de rester, à cause du château et desterres. Quand arriva le dernier jour, une foule de personnes sedécidèrent tout à coup. Une vraie contagion, une folie. Dans lesgares, pour prendre un billet, il fallait faire la queue des heuresentières. Je connais des commerçants qui ont laissé leurs boutiquesà de simples jeunes filles. Croiriez-vous qu’à l’hospice de Gorze,des octogénaires abandonnaient leurs lits&|160;! Mais les plusrésolus étaient les jeunes gens, même les garçons de quinze ans.«&|160;Gardez vos champs, disaient-ils au père et à la mère&|160;;nous serons manœuvres en France.&|160;» C’était terrible pour lepays, quand ils partaient à travers les prés, par centaines etcentaines. Et l’on prévoyait bien ce qui est arrivé, que lesfemmes, les années suivantes, devraient tenir la charrue. Noussommes montés, avec ton grand père, de Gorze jusqu’ici, et nousregardions tous ces gens qui s’en allaient vers l’Ouest. A perte devue, les voitures de déménagement se touchaient, les hommesconduisant à la main leurs chevaux, et les femmes assises avec lesenfants au milieu du mobilier. Des malheureux poussaient leur avoirdans des brouettes. De Metz à la frontière, il y avait unencombrement, comme à Paris dans les rues. Vous n’auriez pasentendu une chanson, tout le monde était trop triste, mais, parintervalles, des voix nous arrivaient qui criaient&|160;:«&|160;Vive la France&|160;!&|160;» Les gendarmes, ni personne desAllemands n’osaient rien dire&|160;; ils regardaient avec stupeurtoute la Lorraine s’en aller. Au soir, le défilé s’arrêtait&|160;;on dételait les chevaux&|160;; on veillait jusqu’au matin dans lesvoitures auprès des villages, à Dornot, à Corny, à Novéant. Noussommes descendus, comme tout le monde, pour offrir nos services àces pauvres camps volants. On leur demandait&|160;: «&|160;Oùallez-vous&|160;?&|160;» Beaucoup ne savaient que répondre&|160;:«&|160;En France…&|160;» Et quand ton grand-père leur disait&|160;:«&|160;Comment vivrez-vous&|160;?&|160;»

Ils répétaient obstinément&|160;: «&|160;Nousne voulons pas mourir Prussiens.&|160;» Nous avons pleuré de lesvoir ainsi dans la nuit. C’était une pitié tous ces matelas, celinge, ces meubles entassés pêle-mêle et déjà tout gâchés. Ilparaît qu’en arrivant à Nancy, ils s’asseyaient autour desfontaines, tandis qu’on leur construisait en hâte des baraquementssur les places. Mais leur nombre grossissait si fort qu’on craignitdes rixes avec les Allemands, qui occupaient encore Nancy, et l’ondirigea d’office sur Vesoul plusieurs trains de jeunes gens…Maintenant, pour comprendre ce qu’il est parti de monde, sachezqu’à Metz, où nous étions cinquante mille, nous ne nous sommes plustrouvés que trente mille après le premier octobre…

Comment un professeur allemand aurait-ilentendu cette description sans revoir le premier chantd’Hermann et Dorothée&|160;?

Le héros de Goethe trouve un paisible bonheurau milieu des infortunes de la guerre. M.&|160;Asmus, en écoutantles plaintes de la vieille Messine, entre voit qu’il peut, luiaussi, construire dans ce désastre l’édifice de sa vie.

Quelle différence avec l’état d’esprit qu’ilapportait, au lendemain de son arrivée à Metz, sur la hauteterrasse de Scy&|160;! Comme il regardait alors la Lorraine avecsécheresse&|160;! Il était un brave Germain, paisible et peuéveillé, bien installé sur la solidité allemande. Depuis, il a cruse trouver une véritable destination dans l’étude continue d’uneculture supérieure, mais il en éprouve un malaise. Ce n’est pas unplein emploi de ses forces&|160;: il ne peut y faire jouer que sacuriosité. Or, il voudrait satisfaire tous les besoins d’une natureaffectueuse et juste, se dépenser sans réserve, mettre en œuvre àla fois son cœur et son esprit. En écoutant Madame Baudoche, ilvient d’avoir une illumination&|160;: il a entrevu cet étatd’équilibre stable où il accorderait son Allemagne intérieure aveccette Lorraine. Il croit pouvoir déployer ici sa véritable etpleine activité. «&|160;Ces provinces, pense-t-il, ont étésoumises, après l’annexion, à une épuisante saignée. La plupart deceux qui devaient être le sel de ce pays l’ont abandonné. C’est ànous de reformer une Lorraine virile. Recueillons l’héritage,soumettons-nous aux influences du sol et de la frontière voisine.Dans cette forme messine, où la force fait défaut, nous apportonsla plus riche matière humaine…&|160;»

Ainsi rêve le jeune Allemand, et voici qu’unarc-en-ciel se lève des prairies. Plus de vent&|160;; tout estapaisé&|160;; quelques coins d’un bleu Nattier apparaissent dansles nuées. Sur les pentes du plateau, où les écorchures montrentune terre ocreuse et pierreuse, des pêchers, des mirabelliers etquelques groupes de noyers font flotter de la fantaisie au-dessusdes vignes mouillées&|160;; dans les prés de la Moselle, au milieudes saules d’argent et des petits bois, si doux, si pacifiques, levieil aqueduc romain de Jouy met une poésie à la Hubert Robert.Facile paysage aux croupes arrondies, avec juste un petit clocherpour lui donner du piquant.

L’heure conseille à l’étranger un sentimentrésolu, joyeux&|160;; il voit au ciel un signe d’alliance&|160;; etcette campagne, après l’orage, pleine, énergique, luisante, sembleprête à contenir encore des existences fortes. Son émotion, quicherche un objet vivant, se rassemble sur la jeune Messine. Ilsonge qu’après une averse, en été, la lumière sur les prairies a lajeune noblesse du regard de Colette, émue des malheurs de sanation. Il l’admire comme une gerbe, poussée après le passage despremiers ouvriers porteurs de faucilles, et qu’un de leurs fils,peut-être, viendra cueillir pacifiquement à la main. Un chants’exhale de son cœur, un chant scolaire et cependantspontané&|160;: «&|160;Maintenant, je connais le pays où lesmirabelliers fleurissent, où dans la prairie étincelle la rivièrela plus limpide. Un double vignoble l’encadre, surmonté parfois deforêts. Sous le ciel bleu de Lorraine souffle un vent qui trempeles âmes. C’est là que passe notre route. O mes pères, je suisarrivé…&|160;»

– Petits Krauss, dit Madame Baudoche, avantque nous partions, lisez-nous donc ce qui est écrit contre lacroix.

Les deux enfants déchiffrèrent à haute voixl’inscription qui décore la pierre cerclée de fer&|160;:

Passant, souviens-toi que sur cettepierre, ci de face placée, saint Clément, d’après la tradition, aprié et a laissé l’empreinte de ses genoux, lorsque, pour lapremière fois, il aperçut d’ici la grande cité de Metz.

Ils descendirent, le long de la côte, vers lagare. M.&|160;Asmus et Colette admiraient les vignes etdisaient&|160;:

– La pluie leur sera profitable, car lesgrappes sont déjà formées.

Et tous les deux, avec un cœur charmant desimplicité, se réjouissaient d’une richesse qui ne leur appartenaitpas.

Les petits Krauss, qui couraient en avant,remontèrent en hâte la pente pour leur montrer une famille à centmètres sur le côté.

C’était évidemment une famille allemande. Lepère tenait un arbre incliné avec le bec de sa canne qu’il serraità deux mains. Les enfants bondissaient et cueillaient pour eux etpour leur mère.

– Qu’est-ce qu’ils mangent&|160;? disaient lesdeux Krauss.

– Oui, qu’est-ce qu’ils mangent&|160;?reprenait Madame Baudoche. C’est admirable, Monsieur le docteur,comme vos compatriotes savent se nourrir partout.

Elle dit cela avec une âpreté qui surprit lesdeux jeunes gens, car ils n’avaient vu, dans toute cette journéepleine de souvenirs où s’écorchait la vieille Messine, que lasurface, une belle nappe lisse et brillante sous leur regardignorant.

Colette craignit que le professeur ne fûtoffensé.

– Ma grand’mère aime à taquiner, dit-elle,après qu’ils eurent gagné quelque avance sur la vieille dame un peulasse. Elle n’est pourtant pas injuste, vous le savez. Ellereconnaîtra toujours ce qu’il y a d’honnête et de loyal chez voscompatriotes. Mais elle a vécu au temps français…

Le bon Allemand l’interrompit&|160;:

– Je vous entends, Mademoiselle, ma situationvis-à-vis de mon père est la même que la vôtre auprès de MadameBaudoche. Il ne peut comprendre ce que j’admire dans vos famillesfrançaises, parce qu’il a formé toutes ses idées dans l’excitationde la guerre. Mais je veux, durant ces vacances, l’obliger àreconnaître que le pays de la conquête est plus beau qu’il ne l’avu, et que, pour nous autres Allemands, c’est la terre del’espérance.

La caravane était arrivée au village d’Ancy etse dirigeait vers la gare, en traînant un peu la jambe dans lapoussière de la grand’route. C’était six heures du soir, quand lesoleil incliné rend aux bois leur fraîcheur, à la vallée de l’ombreet aux villages leur vivacité. On s’installa, en attendant letrain, à des tables de bois, devant des verres de bière et desirop. On est très bien sous les tilleuls, auprès des saules de lagare d’Ancy.

Nos promeneurs se taisaient en écoutant lesoiseaux sur les arbres et, dans le jardin, un couple de petitsbourgeois messins, un vieil homme avec sa femme. Celui-cirécriminait à voix haute, en français, sur une mesure de police. Ilagaçait deux jeunes Allemands à la table voisine. Et quand ilappela l’aubergiste, l’un d’eux lui cria&|160;:

– Ne faites pas tant de bruit, et, en général,si vous parlez, parlez ici en allemand.

Il ajouta d’une voix basse, maisdistincte&|160;:

– C’est insupportable, ce qu’on sepermet&|160;! Voilà trente-sept ans que nous sommes dans le pays.Ces voyous auraient eu le temps d’apprendre l’allemand.

Cette querelle fit horreur à M.&|160;Asmus,car, durant tout ce jour, il avait maintenu en lui un état d’espritcalme et bienveillant et voici qu’on venait troubler la pureté deses impressions. Il sentait la petite Colette bouleversée d’unetelle injure. Ce fut pis, quand le bonhomme messin, rouge de colèreet repoussant sa prudente épouse, riposta&|160;:

– Je parle la langue que je veux. Et ce n’estpas vous, jeune freluquet…

Le freluquet bondit, la main levée. Alors,M.&|160;Asmus n’y tint plus et il cria en allemand, d’un ton queles dames Baudoche ne lui connaissaient pas, le ton rogue desofficiers&|160;:

– N’avez-vous pas honte&|160;? De quel droitvoulez-vous régenter ici leur langue&|160;? Des êtres comme voussont la honte de notre race. Apprenez d’abord à vous conduire dansla vie avant de vouloir gouverner celle des autres.

Ah&|160;! quel est celui-la&|160;? Les jeunesinsolents ne bougent plus. Ils ont pris M.&|160;Asmus pour unofficier en civil.

D’ailleurs le train arrive et coupe court à laquerelle.

La rentrée jusqu’à Metz se fit dans un silenceplein d’émotion. Colette regardait avec reconnaissanceM.&|160;Asmus, encore tout soufflant de fureur. C’est peut-être lesuprême plaisir d’une femme, qu’elle soit une brillante Célimène oucette petite Colette, si elle voit qu’elle a retourné les opinionsd’un homme.

Quant à Madame Baudoche, toujours d’espritsolide et courageux, elle s’évertuait à chercher qui pouvait bienêtre ce vieux bourgeois peu patient.

La bonne dame mangea peu et se retira trèsvite. M.&|160;Asmus demeura quelques instants auprès de Colette quicommençait à desservir.

Au moment de la quitter, il lui donna la main,comme chaque soir, et il lui dit qu’il espérait bien qu’à sonretour, en septembre, on recommencerait une aussi bellepromenade.

Elle rougit et répondit&|160;:

– Monsieur le docteur, comme vous avez été bonaujourd’hui&|160;!

Ces mots troublèrent le jeune homme, déjàénervé par le grand air et les incidents de la journée.

– Je rêve, dit-il, de crier, une fois, à laface de mes compatriotes, quel crime ils commettent dans cepays.

– Ah&|160;! ce serait beau, Monsieur Asmus, denous protéger ainsi, répondit-elle avec feu.

Saisi par ce cri de reconnaissance, il eûtvoulu, dans cette minute, la défendre contre tous. Un nuage dejeunesse passa devant son esprit, et, brusquement, il voulutembrasser la jeune fille.

Elle se dégagea et courut, toute frémissante,dans la pièce où sa mère était endormie.

Ainsi, cette belle promenade finit commetoutes les bonnes parties de campagne au mois d’août. Qu’il soitvenu de la Prusse lointaine, qu’elle ait été formée sur les débrisd’un passé sacré, cela ne change rien à l’affaire. La jeunesse etla saison les ramènent dans les bras de la nature. C’est banal et,pour cette fois, l’aventure n’est pas accompagnée d’un chant quivaille d’être noté. Dans cette nuit du dimanche au lundi, lesalouettes du jardin de Vérone n’ont pas chanté sur le quaiFélix-Maréchal. Nous nous en félicitons. Le climat moral de Metznous dispose à sentir comme une effronterie la manière dont lesdeux jeunes Italiens dénouent la querelle de leurs parents. Etd’ailleurs, ici, dans cette ville qu’Allemands et Français sedisputent, qu’est-ce qu’une querelle de Capulet et deMontaigu&|160;!

La pauvre Colette dormit très mal.

Le matin venu, elle dit la chose à sagrand’mère.

– Il t’a embrassée… mais il est fiancé&|160;!s’écria Madame Baudoche.

Puis elle reprit&|160;: -… etPrussien&|160;!

Les deux femmes, réunies dans la salle àmanger, discutaient confusément, quand M.&|160;Asmus, au bruit deleurs voix, vint les rejoindre.

Il avait une figure bouleversée qui, d’abord,toucha Colette.

– Madame Baudoche, dit-il, je viens implorervotre pardon. Hier soir, entraîné par l’émotion, j’ai obéi à unmouvement involontaire. Ne croyez pas que j’aie cédé à un caprice.Cette minute m’a renseigné moi-même sur un fait qui m’est apparubrusquement comme une révélation&|160;: c’est que j’aimeMademoiselle Colette… Je me suis interrogé, j’ai compris la raisonde l’ascendant que Mademoiselle Colette exerce sur moi depuis uneannée. Et je dois vous le dire&|160;: quoi qu’il advienne, je nepuis plus épouser ma fiancée d’Allemagne, puisque ma conscience medit que j’aime votre fille. Je dois avertir l’autre et luiredemander ma parole… Mademoiselle Colette, voulez-vous être mafemme&|160;?

La jeune fille, touchée de cette attitudeloyale, répondit avec gêne&|160;:

– Monsieur le docteur, vous le savez bien,j’ai beaucoup de sympathie pour vous, mais laissez-moi mereprendre, réfléchir.

Puis elle se tut.

Et lui, se tournant vers Madame Baudoche,continua&|160;:

– Si vous me donnez votre fille, je serai pourelle, toute sa vie, un compagnon dévoué. Ayez donc pleine confianceen moi.

– Ah&|160;! Monsieur le docteur, dit-elle, jevous estime&|160;; je suis une vieille femme, et ce serait maconsolation de voir, avant que je meure, l’existence de mapetite-fille assurée…

Colette commençait de pleurer.

– Laissez-la, Monsieur Asmus, continua lavieille dame. Vous voyez comme elle a du chagrin. Elle a raison dedemander à réfléchir. Et vous-même, ne faut-il pas que vous preniezdu temps, pour vos parents, pour cette demoiselle deKoenigsberg&|160;?… Allez d’abord en vacances.

On décida d’attendre un mois. Et le soir même,c’était le 7 août, le professeur partit, sur la promesse que danstrente jours il aurait une réponse.

Comme un timbre heurté vibre encore, après quetout bruit s’est effacé, Colette, durant ce mois d’août, ne cessapas de résonner aux paroles de l’absent. On ne la vit plus, toutevive et mobile, glisser le long du quai, jeter un bonjour, aupassage, à l’hôtelière de la Ville de Lyon, plaisanter chez lafruitière et surprendre les petits Krauss en leur mettant la mainsur les yeux. Elle restait parfois des heures dans la chambre, sansrien répondre que des monosyllabes à sa grand’mère.

Celle-ci éprouve avec chagrin son impuissanceà être utile à sa petite-fille. Elle a épuisé, dès le premiermoment, tout ce qu’elle pouvait lui dire pour et contre ce mariage,et ne sort plus guère d’un&|160;: «&|160;C’est bien dommage qu’ilsoit Allemand&|160;!&|160;» Pauvres paroles, mais ce sont desproblèmes qu’il est plus facile de trancher au café-concert à Parisque dans les rues germanisées de Metz. Comme on met du foin, ducoton et du papier autour des objets délicats, elle bourre depensées quelconques leurs causeries, pour ne pas toucher àl’essentiel. Sa répugnance envers les Allemands est plus vive quecelle de sa petite-fille, car, les jours d’aujourd’hui, elle lescompare à sa jeunesse, mais à mesure qu’elle voit les démolitionss’étendre, la sexagénaire tremble qu’après elle Colette ne demeuresans abri. Et puis il y a des considérations immédiates. Au bout dequinze jours, elle dit&|160;:

– Petite, il faudra te décider, car, si tu lerefuses, nous devons remettre l’écriteau à sa fenêtre.

Ce n’est pas là-dessus que se décide une fillede dix-neuf ans. Colette ne peut rien répondre… Elle eût paru bientouchante à qui l’aurait vue, commandée par la nature la plus saineet, en même temps, si désireuse d’agir au mieux de l’honneur.C’était le moment où, chaque année, les Dames de Metz demandent auxjeunes filles de composer les guirlandes qui décoreront lacathédrale, pour la messe commémorative des soldats morts pendantle siège. Colette a reçu des papiers d’argent, des fleurs, desperles, de la gaze. Elle se met à la tâche avec zèle. Mais durantson travail, souvent, son cœur est prêt à crever, moins d’unchagrin d’amour qu’à cause d’aimables habitudes perdues.

Elle se rend compte que, dès qu’elle a vuM.&|160;Asmus, elle l’a nommé dans son cœur un bon et loyal garçonet qu’elle n’avait ajourné d’en convenir que pour des causesétrangères à son instinct. L’appartement qui avait pris duprofesseur quelque chose de sonore et de plein, paraît aujourd’huiplus humble, en pénitence et veuf. Elle songe comme, avec passion,à la clarté de la lampe, le soir, le jeune homme l’a, une seconde,tenue dans ses bras, et comme, le matin, avec loyauté, il lui a ditson désir qu’elle devînt pour la vie sa femme. Mais là, quelquechose l’embarrasse, un obstacle sensible à sa raison.

Elle voit son roman dominé, tout comme unamour de tragédie, par la politique. Et au lieu de se demanderbonnement, simplement&|160;: «&|160;Serai-je heureuse avecFrédéric&|160;?&|160;» il faut que cette petite logeuse du quaiFélix-Maréchal, tout en découpant la gaze et le papier, rechercheoù se trouve sa place et s’il est plus honnête, pour une Messine,de conquérir un Prussien aux idées françaises ou de le rejeter auxGretchen.

Colette Baudoche est une petite Française dela lignée cornélienne, qui, pour aimer, se décide sur le jugementde l’esprit. Elle délibère, elle s’émeut à l’idée que son mariagepourrait la détourner de son véritable honneur.

L’honneur, elle le sent plus qu’elle ne leconnaît, mais elle en a un signe certain, l’estime des Dames deMetz.

Elles sont une dizaine de personnes, laplupart assez vieilles pour avoir vu le siège. Elles ont soigné nossoldats et construit pour nos morts le monument funèbre deChambières. Elles l’entretiennent et, chaque année, au début deseptembre, un matin, y vont suspendre des couronnes. Ces modestesfemmes, élevées par nos malheurs, reforment, sans le savoir, uneespèce d’aristocratie. Après l’exode des meilleures familles etdans une société découronnée qui voulait revivre, leur confrérieest devenue un des premiers corps messins. Elles remplissent unefonction publique, exercent une autorité morale et maintiennentl’ordre de sentiments sur lequel veut se régler toute véritableMessine. Un profond respect des vainqueurs eux mêmes les enveloppe,et le nom seul des Dames de Metz émeut le passant, à qui l’onraconte cette constance, aussi bien que tous ceux dont la vies’emmêle aux épreuves de la Lorraine. Leur présidente estMademoiselle Aubertin, âgée de quatre-vingt-deux ans, que l’onnomme, pour la distinguer des autres Aubertin, MademoiselleAubertin la France.

A la veille de livrer ses guirlandes, lapauvre Colette se sent le cœur gros de songer que les Dames de Metzpourraient ne pas saluer Madame Frédéric Asmus.

Le mois d’août s’acheva sous un ciel nuageuxet froid. Étés sévères que connaissent bien nos visiteurs et quisemblent élargir l’horizon, tranquilliser, éteindre les choses dudehors, porter toute l’attention sur l’âme. On ne pense pas sousune lumière éclatante&|160;; il y faut des temps de Toussaint ouces grands jours lorrains, propres au recueillement sinon chargésd’ennui. Le vent, qui fraîchit, au-dessus de nos têtes, dans lesarbres, et qui nous gêne éternellement, nous soumet, nous assure denotre sujétion à des puissances invisibles. Asmus allait revenir,et la jeune fille, toujours irrésolue, attendait un appui de lamesse des soldats du siège, pour laquelle son travail s’achevait,car l’inquiétude d’esprit nous dispose à la prière.

Cette cérémonie fameuse, qui, jusqu’à cetteheure, n’a rien perdu de son prestige, assombrit et ennoblit,chaque année, dans Metz, les approches de l’automne. Elle aconservé la couleur et le ton que lui avait donnés MonseigneurDupont des Loges. Dupont des Loges, le successeur des grandsévêques debout contre les Barbares&|160;! Il fut, après 1870, lavoix et l’honneur de Metz, son chef spirituel, et, dans sonmalheur, la province rhénane aime l’avoir reçu de la Bretagneceltique.

Le 7 septembre 1871, quatre mois après letraité de Francfort, la ville, encore pleine de sa populationfrançaise, mais prosternée dans la douleur et qui paraissait morte,se leva, d’un seul mouvement, à huit heures et demie du matin. Auxappels du glas de la cathédrale, les quarante mille Messins s’enallèrent dans leurs maisons de prière, ceux-ci chanter à lacathédrale la messe des morts, ceux-là réciter au temple lecantique de l’exil de Babylone, et ces autres à la synagogue leurspsaumes de deuil. Puis, tous les clochers de la ville sonnant, ilsse rangèrent, place d’Armes, derrière leurs prêtres et leursmagistrats, et se rendirent, la croix catholique en tête, au milieude la stupeur des Allemands, à Chambières, devant le monument queles femmes de Metz offraient aux soldats français morts dans lesbatailles du siège. «&|160;Ombres généreuses et chères, ne craignezpas un désolant oubli.&|160;» Ainsi parla le maire. L’évêquerappela que saint Paul défend de désespérer. Et par trois fois, ilentonna la, Parce domine, tandis que la foule, à genoux,en pleurant, acclamait la France.

Cette foule, les départs l’ont terriblementdiminuée, mais ceux qui restent savent que c’est leur devoird’assister à la commémoration funèbre de septembre.

Les dames Baudoche mettaient leurs vêtementsde deuil quand M.&|160;Asmus se présenta vingt-quatre heures plustôt qu’il n’était attendu.

Son allure respirait une joyeuse confiance,l’enchantement d’un ours qui va manger du miel, en même tempsqu’une réelle bonté. Il était en redingote&|160;; et il expliqua,comme une grande délicatesse, qu’il était descendu cette nuit àl’hôtel, pour leur faire la surprise de les accompagner, ce matin,à la messe de la cathédrale. C’était dire qu’il n’entendait gêneraucun des souvenirs de ces dames, et que, si Colette devenait safemme, toute la Lorraine s’incorporerait à leur vie de famille.

Sa présence gênait les deux femmes, autant queson intention les toucher. Cependant elles ne firent paraître queleur gratitude&|160;; et tous trois, ils gagnèrent les escaliers dela haute basilique, sur laquelle le soleil après tant de journéesde pluie, mettait la couleur des mirabelles.

Cinq ou six voitures débarquaient au perron depetits châtelains, venus de la campagne, et quelques enfantstraversaient la place d’Armes avec des bouquets. La cathédrale, àl’intérieur, ruisselait de clarté.

Les vitraux du chœur, bleu de roi, bleu deFrance et vert mêlé de jaune, font face à la rose du portail quifleurit en réséda fané, et le transept rayonne des belles dames duseizième siècle qu’a créées Valentin Busch. A voir la nef légère,où la plus fine armature soutient ces portes de lumière, il sembleque Metz ait voulu dresser un symbole de sa loyauté. MonseigneurDupont des Loges invoque sur son testament l’ange de la cathédralede Metz. Cet ange lumineux et qui plane sans bruit, je croisl’avoir vu errer sur les brumes de la rivière. Grâce à lui, cettebasilique fière, délicate et sereine, s’accorde avec les rivesmosellanes. L’atmosphère y est favorable à tous les sentiments nésdu sol messin. Depuis trente-huit ans, ses cérémonies fournissentaux indigènes la seule occasion de se rassembler, de sentir et depenser ensemble. Elle s’est accrue des malheurs de la cité, et soitvaisseau qui brille au-dessus de la campagne paraît, dans ledésastre lorrain, la maison de refuge du patriotisme.

Les deux femmes suivies d’Asmus vont s’asseoirau bas de l’immense nef toute tendue de noir. Au milieu s’élève etflamboie le catafalque chargé de fleurs. Quinze cents personnes ontrépondu â l’appel&|160;: des hommes de toutes les conditions etmême quelques juifs menés par le sentiment le plusrespectable&|160;; des femmes en grand nombre, uniformément vêtuesde deuil&|160;; beaucoup d’enfants, pauvres ou riches, qui bâillentmais n’oublieront pas&|160;: tout l’excellent, toute l’âme de Metzprête à se laisser soulever.

Pour ces Messins, depuis trente-sept ans, iln’est pas de meilleur plaisir que de dresser les monuments dusouvenir sur tous les plateaux du pays, ni de souci plus jaloux quede protéger leur cathédrale. Chacun d’eux recueille les moindresépaves des champs de bataille, s’attache à l’entretien desossuaires, surveille avec inquiétude les entreprises, les menéesdes vainqueurs protestants autour de la vieille basilique, et veutqu’elle demeure dédiée au dieu des Messins. Voilà leur piété, voilàleur fierté&|160;! Au fond de ces cœurs vivent toujours les idéesqui inspirèrent les deux plus grandes fêtes du moyen âgecatholique&|160;: la fête en l’honneur des saintes Reliques etcelle pour la Dédicace de l’église. Avec quelle amitié minutieuse,nos pères, jadis, consacraient chaque partie du bel édifice&|160;!De quelle vénération, enthousiaste et confiante, ils entouraientles moindres restes des martyrs, des héros. Aujourd’hui, ces deuxgrandes idées ne sont plus comprises qu’imparfaitement&|160;; onles délaisse, mais sous la cendre qui les recouvre, le moindresouffle les ravive. Elles composent peut-être la religion naturellede notre race, ce qui s’éveille dans la partie mystérieuse dechacun de nous et qui nous réunit, les uns les autres, au chocd’une émotion de douleur ou de joie. Ces nobles revenantes, cespensées éternelles animent, ce matin, la foule.

L’orgue est petit, les chanteurs lointains, etle groupe des prêtres en deuil se perd dans la pénombre del’abside. L’évêque, d’une race étrangère, mais d’un cœur noble, estprosterné sur son trône violet. Chacun s’incline, la messe vient decommencer, et l’officiant nomme ceux pour qui l’on va célébrerl’office. «&|160;Aujourd’hui, nous faisons mémoire des soldatsfrançais tombés dans les batailles sous Metz.&|160;»

Cette formule consacrée est soutenue, appuyée,doublée du vœu pressant de toute l’assemblée. Véritableévocation&|160;! Les morts se lèvent de leurs sillons&|160;; ilsaccourent des tragiques plateaux, de Borny, Gravelotte,Saint-Privat, Servigny, Peltre et Ladonchamp… On les accueille avecvénération. Ils ont défendu la cité et la protègent encore&|160;;leur mémoire empêche qu’on méprise Metz.

La présence de ces ombres tutélaires disposechacun à se remémorer l’histoire de son foyer. Celui-ci songe à sesparents, dont la vieillesse fut désolée&|160;; cet autre à ses filspartis&|160;; cet autre encore à sa fortune diminuée. Et le chef defamille, s’adressant â son père disparu, murmure&|160;:«&|160;Vois, nous sommes tous là, et le plus jeune, que tu n’as pasconnu, pense comme tu pensais.&|160;»

Ainsi chacun rêve à sa guise… Mais s’ils sontvenus, ces Messins, dans la maison de l’Éternel, c’est d’instinctpour s’accoter à quelque chose qui ne meurt pas. Il leur faut unepensée qui les rassemble et les rassure. Le prêtre donne lecture del’Épître. Admirable morceau de circonstance, car il racontel’histoire des Macchabées, qui moururent en combattant pour leurpays et que Dieu accueillit, parce qu’ils avaient accepté lesommeil de la mort avec héroïsme. C’est le texte le plus ancien etle plus précis où s’affirme la doctrine de l’Église sur les morts.Une grande idée la commande, c’est qu’ils ressusciteront un jour…Honorons leurs reliques, puisqu’elles revivront&|160;;conduisons-nous de manière à leur plaire, puis qu’ils noussurveillent, et sachons qu’il dépend de nous d’abréger leurspeines.

Ces vieilles croyances communiquent à toutl’office des morts son caractère de tristesse douce et demélancolie mêlée d’espérance. Une musique s’insinue dans les cœurs.Des appels incessants s’élèvent pour que des êtres chers obtiennentleur sommeil. Les traits rapides et pénétrants que le moyen âgeappelait les larmes des saints, et ces vieilles cantilènes, quifaisaient pleurer Jean-Jacques à Saint Sulpice, n’ont rien perdu deleur puissance pour détendre les âmes. Les regards ne peuvent sedétacher des lumières du cercueil. Quoi&|160;! cette douloureusearmée est devenue une centaine de vives flammes sur les fleurs d’uncatafalque&|160;! «&|160;Vita mutatur non tollitur&|160;»chantera bientôt l’office. «&|160;Les morts ne sont plus commenous, mais ils sont encore parmi nous.&|160;» Quel repos, quelleplénitude apaisée&|160;!

Soudain, voici qu’au milieu de ces penséesconsolantes, éclate le Dies irae. Mélodie de crainte et de terreur,poème farouche, il surgit dans cet ensemble liturgique, si doux etsi nuancé&|160;; il prophétise les jours de la colère à venir, maisen même temps il renouvelle les sombres semaines du siège. Sonéclat aide cette messe à exprimer complètement ces âmes messines,dont les années ont pu calmer la surface, mais au fond desquellessubsiste la première horreur de la capitulation.

«&|160;Jour de colère, jour de larmes…&|160;»Qui pourrait retenir ces fidèles de trouver un sens multiple etleur propre image sous la buée de ces proses&|160;? Depuis lessiècles, chacun interprète les beaux accents latins. «&|160;Jugevengeur et juste, accordez-moi remise… Délivrez-nous du lac profondoù nous avons glissé&|160;; délivrez-nous de la gueule dulion&|160;; que le Tartare ne nous absorbe pas&|160;; que nous netombions pas dans la nuit…&|160;» Cette nuit, pour les gens deMetz, signifie une dure vie sous le joug allemand, loin desdouceurs et des lumières de la France, et pour eux l’idée derésurrection se double d’un rêve de revanche. Ils enrichissent detout leur patriotisme une liturgie déjà si pleine.

Ces longues supplications, d’une beauté tristeet persuasive, ces espérances, où la crainte et la douleurs’évadent parfois en tumulte, recréent au ras du sol, sous cettevoûte où palpitent les ombres, l’émotion des premiers chrétiens auxcatacombes. Une religion se recompose dans cette foule en deuil,une foi municipale et catholique. Ces Messins croient assister à lamesse de leur civilisation. Ils forment une communauté, liée parses souvenirs et par ses plaintes, et chacun d’eux sent qu’ils’augmente de l’agrandissement de tous. Cette magnanimité qu’ilsvoudraient produire dans des actes sublimes, ils en témoignentjusque dans les détails familiers de cette matinée. Avec quellevénération, tous s’inclinent devant les Dames de Metz, quisollicitent et tendent une bourse au large ruban noir pourl’entretien des tombes&|160;! La cathédrale est pleine des émotionsles plus vraies, sans rien de théâtral.

Au bas de l’église, Colette à genoux, entreson Allemand et sa grand’mère, subit en pleurant toutes lespuissances de cette solennité. Elle ne leur oppose aucunraisonnement. Elle repose, elle baigne dans les grandes idées quimettent en émoi tout le fond religieux de notre race. Durant unmois, elle s’est demandé&|160;: «&|160;Après trente-cinq ans,est-il excusable d’épouser un Allemand&|160;?&|160;» Maisaujourd’hui, trêve de dialectique&|160;: elle voit bien que letemps écoulé ne fait pas une excuse et que les trente-cinq annéesne sont que le trop long délai depuis lequel les héros attendentune réparation. Leurs ombres l’effleurent, la surveillent.Osera-t-elle les décevoir, leur faire injure, les renier&|160;?Cette cathédrale, ces chants, ces notables, tout ce vaste appareilébranle la pauvre fille, mais par-dessus tout la présence destrépassés. Colette reconnaît l’impossibilité de transiger avec cesmorts qui sont là présents.

M.&|160;Asmus est à mille lieues de cesdélicatesses. Il revient de Koenigsberg, heureux de s’être délié desa fiancée. Au son de la musique liturgique, il rêve de plaisirs,et, en examinant cette belle société, qu’il trouve un peu triste,il se voit déjà monté en grade. Son allégresse intérieure fait unétrange mariage avec les scrupules de la jeune fille. Cela rappelleles déchants que les vieilles écoles de musique messine,jadis si fameuses, avaient mis en vogue dans cette cathédrale. Onraconte qu’alors qu’un chantre faisait entendre les graves parolesde l’office l’autre entonnait une mélodie mondaine, populaire,comme l’était par exemple&|160;: «&|160;Long le rieu de lafontaine.&|160;» Pourtant ce frivole Asmus, au moment de l’absoute,quand les cloches commencent à sonner et que les prêtres viennentse ranger autour du catafalque flamboyant, observe que Colette aessuyé ses larmes et que son visage resplendit de force. Ils’effraye en devinant chez la jeune fille une sorte d’enthousiasme,dont il ne peut pas espérer d’être l’objet.

Celle-ci, à la chaleur de cette cérémonie,distingue ce qui reposait de plus caché pour elle-même dans sonâme. Ce qui s’épanouit sur cette humble tige et au cœur de cettesimple, c’est le sentiment religieux, avec la nuance proprementlocale, c’est la fleur messine. Colette, maintenant, perçoit avecune joyeuse allégresse qu’entre elle et M.&|160;Asmus, ce n’est pasune question personnelle, mais une question française. Elle se sentchargée d’une grande dignité, soulevée vers quelque chose de plusvaste, de plus haut et de plus constant que sa modestepersonne.

Elle quitte l’église avec légèreté, entraînantsa grand’mère et le professeur, et dès le seuil, au milieu del’assemblée qui s’écoule, sur un trottoir de la place d’Armes, toutimpatiente de se déclarer, elle se tourne vers le jeune Allemand…Déjà un grand nombre de fidèles retournent à leurs affaires, tandisque des petits groupes se dirigent vers Chambières. Encore quelquesminutes, et ces serviteurs de l’idéal auront tous repris leurniveau d’âme, en même temps que Fabert et la cathédrale leurdemi-solitude. Mais cette fête des morts n’aura pas été uneexcitation sans effet.

– Monsieur le docteur, dit la jeune fille, jene peux pas vous épouser. Je vous estime, je vous garderai unegrande amitié&|160;; je vous remercie pour le bien que vous pensezde nous. Ne m’en veuillez pas.

Asmus s’est congestionné jusqu’au rouge sangde bœuf, à mesure que la jeune fille articulait ces mots, d’un tonferme et toute rayonnante de sa victoire sur ce qui l’auraitamoindrie. Madame Baudoche, qu’il invoque d’un regard, ne le voitmême pas&|160;; sans souci de la foule, elle embrasse Colette. LePrussien s’incline sèchement, et s’éloigne&|160;; il va réfléchir,des mois et des mois, pour savoir s’il doit admirer ou détestercette réponse.

Que voulez-vous, mon cher Monsieur FrédéricAsmus, vous êtes une victime de la guerre. Votre naïve impétuositén’avait pas tort de céder à l’attrait de cette terre lorraine, quidésire refaire avec ceux qu’elle attire ceux qu’elle aperdus&|160;; tout semblait propice à ce rêve pacifique&|160;; maisune jeune fille a choisi la voie que lui assigne l’honneur à lafrançaise.… Rentre, Colette, avec ta grand’mère, dans votreappartement du quai sur la Moselle. Inconnue à tous et peut-être àtoi-même, demeure courageuse et mesurée, bienveillante et moqueuse,avisée, loyale, toute claire. Persévère à soigner les tombes, etgarde toujours le pur langage de ta nation. Qu’elle continue às’exhaler de tous tes mouvements, cette fidélité qui n’est pas unvain mot sur tes lèvres. Petite fille de mon pays, je n’ai même pasdit que tu fusses belle, et pourtant, si j’ai su être vrai, direct,plusieurs t’aimeront, je crois, à l’égal de celles qu’une aventured’amour immortalisa. Non loin de Clorinde et des fameusesguerrières, mais plus semblable à quelque religieuse sacrifiée dansun cloître, tu crées une poésie, toi qui sais protéger ton âme etmaintenir son reflet sur les choses… Nous, cependant,acceptons-nous qu’une vive image de Metz subisse les constantesatteintes qui doivent à la longue l’effacer&|160;? Et suffira-t-ilà notre immobile sympathie d’admirer de loin un geste qui nousappelle&|160;?

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer