Contes de Pirates

Contes de Pirates

de Sir Arthur Conan Doyle
LE GOUVERNEUR DE SAINT KITTS

Titre original :Captain Sharkey : How The Governor of Saint Kitts’ Came Home(1897).

Quand le traité d’Utrecht eut mis fin aux longues guerres de la succession d’Espagne, les nombreux corsaires qui avaient été utilisés par les nations en lutte se trouvèrent sans emploi.Certains prirent goût aux habitudes paisibles, mais moins lucratives, du commerce ordinaire. D’autres furent absorbés par les flottes de pêche. Quelques téméraires hissèrent le pavillon noir à la misaine et le drapeau rouge au grand mât ; pour leur propre compte ils déclaraient la guerre à toute l’humanité.

Avec des équipages mêlés, recrutés un peu partout, ils écumèrent les mers. De temps en temps, ils disparaissaient pour caréner dans une crique écartée, ou bien ils se livraient à mille débauches dans un port excentrique dont ils émerveillaient les habitants par leur prodigalité et les terrorisaient par leurs manières de brutes.

Sur la côte de Coromandel, à Madagascar, dansles eaux africaines, et surtout dans les Antilles et les mersaméricaines, les pirates constituaient une menace constante. Avecun insolent appétit de confort ils réglaient leurs déprédations surl’agrément des saisons : en été ils harcelaient laNouvelle-Angleterre, et en hiver ils descendaient vers les îles desTropiques.

Ils étaient d’autant plus à redouter qu’ilsmanquaient totalement de la discipline et de la mesure qui avaientrendu leurs prédécesseurs, les boucaniers, à la fois formidables etrespectables. Ces Ismaëls de l’océan ne rendaient de comptes àpersonne et ils traitaient leurs prisonniers selon leur capricieuseivresse du moment. Des éclairs d’une générosité grotesquealternaient avec de plus longues périodes d’une inconcevableférocité. Le capitaine qui tombait entre leurs mains pouvait setrouver aussi bien relâché avec sa cargaison après avoir participéà d’abominables beuveries qu’assis à table avec son propre nez etses lèvres servis en vinaigrette devant lui. À cette époque ilfallait être un solide marin pour commercer dans la mer desCaraïbes !

Justement le capitaine John Scarrow, du bateauMorning-Star, en était un. Il n’en poussa pas moins unprofond soupir de soulagement quand il entendit l’ancre giflerl’eau et qu’il évita sur ses amarres à moins de cent yards descanons de la citadelle de Basseterre. Saint Kitts était le dernierport où il relâchait ; de bonne heure le lendemain matin saproue pointerait en direction de la vieille Angleterre. Il en avaitassez de ces océans hantés par les voleurs ! Depuis qu’ilavait quitté Maracaïbo sur la mer des Antilles avec son pleinchargement de sucre et de poivre rouge, il avait tressailli chaquefois qu’un hunier miroitait au-dessus de la surface violette deseaux tropicales. Il avait caboté en remontant les îles du Vent,touchant ici ou là, et partout il avait dû prêter l’oreille à deshistoires de brigands.

Le capitaine Sharkey, qui commandait lecorsaire Happy-Delivery de vingt canons, avait descendu lacôte en la jalonnant de navires coulés et de cadavres. Quantitéd’anecdotes couraient sur ses plaisanteries sinistres et sur sonimpitoyable férocité. Des Bahamas à la mer des Antilles, son bateaunoir comme du charbon était une promesse de mort et de beaucoup dechoses plus terribles que la mort. Le capitaine Scarrow avait ététellement énervé par ces histoires qu’avec son navire neuf gréé entrois-mâts carré et sa cargaison de valeur il s’était déporté versl’ouest jusqu’à l’îles des Oiseaux pour s’écarter de la routecommerciale normale. Même dans ces eaux solitaires le capitaineSharkey s’était rappelé à son souvenir.

Un matin ses matelots avaient repêché un canotà la dérive, dont le seul occupant était un marin délirant quiavait poussé des rugissements pendant qu’il avait été hissé à bord,et qui leur avait montré une langue aussi sèche qu’un champignonnoir. De l’eau et des soins avaient vite fait de lui l’homme leplus robuste et le plus alerte de tout l’équipage. Il était deMarblehead, dans la Nouvelle-Angleterre, à ce qu’il semblait, et ilrestait l’unique survivant d’un schooner qui avait été coulé par leterrible Sharkey.

Pendant une semaine Hiram Evanson (ils’appelait ainsi) avait vogué à la dérive sous le soleil tropical.Sharkey avait donné l’ordre que les restes mutilés de son défuntcapitaine fussent placés dans son canot « en guise deprovisions de voyage », mais le malheureux les avaitinstantanément rejetés à la mer de peur que la tentation ne devînttrop forte. Il avait vécu sur les réserves de sa grande carcassejusqu’à ce que, in extremis, le Morning-Star l’eût trouvédans l’état de folie qui, dans ces cas-là, précède la mort. Pour lecapitaine Scarrow, qui naviguait avec un équipage réduit, cerobuste originaire de la Nouvelle-Angleterre était une aubaine. Ilse vantait même d’être le premier marin à qui le capitaine Sharkeyavait rendu service.

À présent qu’ils étaient amarrés à l’abri descanons de Basseterre, le pirate n’était plus guère à redouter.Pourtant le marin ne cessait de penser à lui, et la vue de sonagent local grimpant en canot pour aller à sa rencontre ne parvintpas à le distraire.

– Je vous parie, Morgan, dit-il à sonsecond, que l’agent prononcera le nom de Sharkey dans les centpremiers mots qui sortiront de sa bouche !

– Eh bien ! capitaine, voilà undollar en argent, je le risque, répondit le vieux marin de Bristolqui se tenait à côté de lui.

Les rameurs noirs rangèrent le canot le longdu bateau et l’agent grimpa à l’échelle.

– Bonjour, capitaine Scarrow !s’écria-t-il. Connaissez-vous la nouvelle pour Sharkey ?

Le capitaine décocha à son second un sourireen coin.

– Quelle diablerie vient-il decommettre ?

– Diablerie ? Mais alors vous nesavez pas ! Eh bien ! Nous l’avons ici sous les verrous.Oui, ici, à Basseterre. Il a été jugé mercredi dernier, et il serapendu demain matin.

Le capitaine et son second poussèrent un cride joie, auquel l’équipage ne tarda pas à faire écho. Il ne futplus question de discipline : ils se rassemblèrent tous à lacoupée pour entendre les nouvelles. Le matelot de laNouvelle-Angleterre se tenait au premier rang ; il tourna versle ciel un visage extasié, car il était de souche puritaine.

– Sharkey va être pendu !s’exclama-t-il. Savez-vous, monsieur l’agent, si l’on n’a pasbesoin d’un bourreau ?

– Arrière ! rugit le second, dont lesens de la discipline l’emporta enfin sur l’intérêt qu’il portait àla nouvelle. Je vous paie ce dollar, capitaine Scarrow, plusjoyeusement que je n’ai jamais payé un pari perdu. Comment lebandit a-t-il été capturé ?

– Ah ! pour cela, il était devenuinsupportable pour ses propres camarades ! Ils l’avaient sibien pris en horreur qu’ils n’ont plus voulu le voir sur leurnavire. Alors, ils l’ont abandonné sur les Little Mangles, au sudde la Mysteriosa Bank ; un bateau de commerce de Portobellol’y a découvert et l’a amené ici. Il avait été question del’envoyer se faire juger à la Jamaïque, mais notre bon petitgouverneur, sir Charles Ewan, n’a rien voulu entendre.« Sharkey est mon plat du jour, a-t-il déclaré. Je le feraicuire moi-même. » Si vous pouvez rester jusqu’à demain matindix heures, vous verrez un beau quartier de viande se balancer auvent.

– Je le voudrais bien, répondit lecapitaine d’une voix où traînait le regret d’un spectacle manqué.Mais malheureusement je ne suis pas en avance. Je partirai avec lamarée du soir.

– Oh ! n’y comptez pas ! Legouverneur part avec vous.

– Le gouverneur ?

– Oui. Il a reçu une dépêche dugouvernement lui ordonnant de rentrer sans délai. Le bateau qui l’aapportée est reparti pour la Virginie. Aussi sir Charles vousa-t-il attendu, car je lui ai dit que vous arriveriez avant lespluies.

– Eh, eh ! fit le capitaine,perplexe. Je ne suis qu’un simple marin, et je ne connais pasgrand-chose aux gouverneurs ni aux baronnets ; à leursmanières non plus d’ailleurs ! je ne me rappelle pas avoirjamais adressé la parole à l’un d’eux. Mais si c’est pour leservice du roi George, et s’il veut que je le conduise jusqu’àLondres, je m’arrangerai. Il pourra disposer de ma cabinepersonnelle. Pour ce qui est de la cuisine, il y a de laratatouille et du salmigondis six jours par semaine ; s’ilpense que notre ordinaire est trop grossier pour son palais, il n’aqu’à se faire accompagner de son cuisinier.

– Ne vous faites pas de soucis pour cela,capitaine Scarrow ! Sir Charles en ce moment n’est pas en trèsbonne santé ; il relève d’une fièvre quarte, et il ne bougerapas de sa cabine pendant la plus grande partie du voyage. Ledocteur Larousse m’a dit qu’il ne se serait pas rétabli si laprochaine pendaison de Sharkey ne l’avait ravigoté. C’est un hommequi a un tempérament plein de fougue ; il ne faudra pas lui envouloir s’il a le parler un peu brusque.

– Il pourra dire ce qu’il voudra et fairece qui lui plaira tant qu’il ne se mettra pas par le travers de mesécubiers quand je m’occuperai du bateau, dit le capitaine. Il estgouverneur de Saint Kitts, mais moi je suis gouverneur duMorning-Star. Et, avec sa permission, je partirai dès lapremière marée, car j’ai des devoirs à remplir vis-à-vis de monpatron, tout comme il en a vis-à-vis du roi George.

– Il doit régler beaucoup d’affairesavant son départ ; il ne pourra pas être prêt pour cesoir.

– Alors pour la première marée demainmatin !

– Très bien. Ce soir, je ferai porter sesbagages à bord, et il montera lui-même demain de bonne heure si jepeux obtenir de lui qu’il quitte Saint Kitts sans voir Sharkeydanser la matelote des bandits. Ses ordres sont pressants ; ilest donc possible qu’il arrive tout de suite. Le Dr Laroussel’accompagnera sans doute pour le soigner pendant le voyage.

Une fois seuls, le capitaine et son second selivrèrent à tous les préparatifs dignes d’un illustre passager. Laplus grande cabine fut nettoyée et décorée en son honneur ;des tonneaux de vin et des caisses de fruits furent achetés pourcorser l’ordinaire. Dans la soirée commencèrent à arriver lesbagages de sir Charles : de grandes malles cerclées de fer àl’épreuve des fourmis, des valises officielles, et aussi despaquets de forme bizarre qui contenaient probablement un tricorneet une épée. Et puis survint une lettre, avec des armes sur le groscachet rouge, qui présentait les compliments de sir Charles aucapitaine Scarrow ; le gouverneur espérait le rejoindre dansla matinée, dès que ses devoirs et ses infirmités le luipermettraient.

Il tint parole. À peine les premières lueursgrises de l’aube avaient-elles commencé à virer au rouge qu’ilétait conduit contre le flanc du Morning-Star dont ilgravit, non sans difficultés, l’échelle. Le capitaine avait étéaverti que le gouverneur était un personnage excentrique ; ilne s’attendait pourtant pas à la curieuse silhouette qui clopinaitsur le gaillard d’arrière et qui s’aidait pour marcher d’une canneen bambou épais. Il portait une perruque de Ramilies, toute tresséeen petites queues comme un manteau de caniche, et qui retombait sibas sur les yeux que ses grosses lunettes vertes donnaientl’impression qu’elles y étaient suspendues. Un nez féroce en formede bec, très long, très maigre, fendait l’air devant lui. Sa fièvrel’avait obligé à enrouler sa gorge et son menton d’un largefoulard. Il était enveloppé dans une ample robe damassée serrée àla taille par un cordon. En avançant, il promenait en l’air son nezdominateur, mais il tournait lentement la tête de droite à gauchecomme un myope presque aveugle, et il appela le capitaine d’unevoix forte, aiguë, maussade.

– Avez-vous mes bagages ? luidemanda-t-il.

– Oui, sir Charles.

– Du vin à bord ?

– J’en ai fait apporter cinq tonneaux,sir Charles.

– Et du tabac ?

– J’ai un barillet de la Trinité.

– Savez-vous jouer au piquet ?

– Passablement, sir Charles.

– Alors, levez l’ancre et prenez lamer !

Une brise fraîche soufflait de l’ouest. Quandles rayons du soleil transpercèrent la brume matinale, le bateauétait déjà coque noyée par rapport aux îles. Le gouverneurcontinuait à boitiller sur le pont dont il faisait le tour ens’agrippant d’une main à la rambarde.

– Vous êtes maintenant au service dugouvernement, capitaine ! déclara-t-il. Je vous assure qu’àWestminster on compte les jours avant mon arrivée. Êtes-vous àpleine charge ?

– Le bateau est plein comme un œuf, sirCharles.

– Très bien ! Je crains, capitaineScarrow, que vous n’ayez pour compagnon de voyage qu’un pauvreaveugle impotent.

– Je suis très honoré de jouir de lasociété de Votre Excellence, répondit le capitaine. Mais jeregrette que vos yeux soient en si mauvais état.

– Oui. C’est cette maudite réverbérationdu soleil sur les rues blanches de Basseterre qui les a brûlés.

– On m’a dit aussi que vous aviez étéatteint de la fièvre quarte ?

– Oui. J’ai eu une pyrexie qui m’agrandement diminué.

– Nous avions préparé une cabine pourvotre médecin.

– Ah ! le coquin. Il n’y a pas eumoyen de le faire bouger, il a une affaire en or avec lesmarchands. Mais écoutez !

Il leva en l’air un doigt couvert de bagues.Dans le lointain un coup de canon avait retenti.

– Le canon de l’île ! s’écria lecapitaine tout surpris. Ne serait-ce pas un signal pour nous fairerentrer au port ?

Le gouverneur se mit à rire.

– Vous avez entendu dire que Sharkey, lepirate, devait être pendu ce matin. J’ai donné l’ordre auxbatteries du port de saluer son dernier soupir, pour que je puisseapprendre sa mort en mer. C’est la fin de Sharkey !

– C’est la fin de Sharkey ! s’écriale capitaine.

L’équipage entendit ce cri. Il se rassembla enpetits groupes sur le pont ; longuement les hommes regardèrentderrière eux la longue bande pourpre de terre quidisparaissait.

Pour le début de leur traversée de l’océanc’était là un heureux présage ! Aussi le gouverneur infirmedevint-il immédiatement très populaire à bord, les matelots ayantcompris que s’il n’avait pas insisté pour que Sharkey fûtimmédiatement jugé et exécuté, le bandit aurait pu tomber sur unjuge vénal qui l’aurait laissé s’évader. À dîner ce jour-là, sirCharles raconta de nombreuses anecdotes sur le pirate défunt. Il semontra si affable, si habile à se mettre au niveau de gens d’unequalité inférieure à la sienne que le capitaine, le second et legouverneur fumèrent leurs longues pipes et burent leur clairetcomme trois bons camarades.

– Et quelle tête faisait Sharkey dans lebox ? demanda le capitaine.

– C’est un homme qui ne manque pas deprestance, répondit le gouverneur.

– J’avais toujours cru que ce démon étaitaussi laid que cruel ! fit le second.

– Oh ! fit le gouverneur, je peuxdire qu’il y avait des occasions où il ne se montrait pas à sonavantage.

– Un baleinier du New Bedford m’a ditqu’il ne pourrait jamais oublier ses yeux ! reprit lecapitaine Scarrow. Ils étaient, paraît-il, d’un bleu très clair,recouverts d’une taie, avec des paupières bordées de rouge. Est-cevrai, sir Charles ?

– Hélas ! Mes pauvres yeux ne mepermettent pas d’en dire beaucoup sur les yeux des autres. Mais jeme rappelle maintenant que le chef d’état-major m’a parlé d’yeuxsemblables, le jury était assez bête pour être terrorisé quand illes tournait dans sa direction. Il vaut mieux pour les jurés qu’ilsoit mort, car il n’était pas homme à oublier une injure et, s’ilen avait empoigné un, il l’aurait bourré de paille et l’auraitpendu sur sa proue à titre d’exemple !

L’idée sembla amuser beaucoup le gouverneur,car il éclata soudain d’un gros rire ; les deux marins rirentégalement mais avec plus de discrétion, car ils se rappelaient queSharkey n’était pas le seul pirate à écumer les mers de l’Ouest etqu’un destin aussi grotesque les attendait peut-être. Une nouvellebouteille fut vidée « pour que la traversée soitagréable » Le gouverneur voulut en boire une autre. Finalementles deux marins ne furent pas mécontents de se rendre en titubant,l’un à son quart, et l’autre à sa couchette. Mais quand, après sesquatre heures de service, le second redescendit, il fut stupéfait,le gouverneur était toujours assis devant la table, paisiblement,avec sa perruque Ramilies, ses lunettes, sa robe, sa pipe et sixbouteilles vides.

– J’ai bu avec le gouverneur de SaintKitts quand il était malade, dit le second. Mais Dieu me préservede lui tenir compagnie quand il se portera bien !

Le voyage du Morning-Star fut uneréussite, au bout de trois semaines il se trouvait au seuil de laManche. Dès le premier jour le gouverneur avait commencé dereprendre des forces, avant que la moitié de l’Atlantique ne fûtfranchie, il allait aussi bien que n’importe qui, ses yeux mis àpart. Ceux qui prônaient les vertus réconfortantes du vin leregardaient triomphants, car il ne s’était pas passé une soirée oùil n’eût répété son exploit de la première nuit. Et cependant ilsortait sur le pont de bonne heure le matin, frais comme ungardon ; il contemplait la mer de ses yeux fatigués et ilposait des questions sur les voiles et le gréement, car ils’intéressait beaucoup aux choses de la mer ; il palliait ladéficience de sa vue grâce au marin de la Nouvelle-Angleterre. Legouverneur avait en effet obtenu du capitaine que ce matelot (celuiqui avait été repêché dans le canot) s’occupât de lui, le conduisîtet vînt s’asseoir à côté de lui quand il jouait aux cartes, afin decompter pour lui le nombre de ses points, car il avait du mal àdistinguer un roi d’un valet.

Il était normal que cet Evanson se mît auservice du gouverneur, puisque celui-ci l’avait vengé de l’infâmeSharkey. Visiblement le gros Américain prenait un vif plaisir àprêter son bras à l’infirme ; le soir il s’installait avecinfiniment de respect dans la cabine et il posait sur la cartequ’il fallait jouer son grand index à l’ongle rongé. À eux deux ilsne laissèrent pas grand-chose dans les poches du capitaine Scarrowet de Morgan le second.

Ceux-ci n’avaient pas tardé à s’apercevoir quetout ce qu’on leur avait dit du tempérament emporté de sir CharlesEwan était au-dessous de la vérité. Au moindre signe d’opposition,au premier mot de discussion, son menton jaillissait du foulard,son nez dominateur prenait un angle plus aigu et plus insolent, etil faisait siffler par-dessus son épaule sa canne de bambou. Unjour il la fit retomber sur la tête du charpentier qui l’avaitmalencontreusement bousculé sur le pont. Un autre jour, comme onparlait devant lui d’un certain mécontentement et de l’éventualitéd’une mutinerie à propos de la nourriture, il émit l’opinion qu’ilne fallait pas attendre que les chiens se dressent, mais qu’ilfallait marcher sur eux et les rouer de coups jusqu’à ce qu’ilsfussent dépouillés de leur méchanceté.

– Donnez-moi un coutelas et unecarabine ! cria-t-il en jurant.

On eut toutes les peines du monde à l’empêcherd’aller trouver le porte-parole des marins pour lui régler soncompte.

Le capitaine Scarrow dut lui remettre enmémoire que si, à Saint Kitts, il n’était responsable que devantlui-même, en pleine mer l’acte de tuer était considéré comme unassassinat. Politiquement parlant, sir Charles était, commel’indiquait sa situation officielle, un farouche partisan de lamaison de Hanovre, et il proclamait par-dessus les bouteilles qu’iln’avait jamais rencontré un partisan des Stuarts sans l’avoirabattu sur place. En dépit de tous ces excès et de sa violence ilétait gai compagnon, et il savait si bien raconter les histoiresque Scarrow et Morgan n’avaient jamais fait de traversée plusagréable.

Enfin arriva le dernier jour ; deblanches falaises apparurent à Beachy Head. Quand le soir tomba, lebateau se balançait sur une mer d’huile, à une lieue de Winchelsea,et le long mufle noir de Dungeness se profilait devant lui. Lelendemain matin ils trouveraient leur pilote sur le promontoire, etsir Charles pourrait être rendu avant le soir auprès des ministresdu roi à Westminster. Le maître d’équipage prit le quart, et lestrois amis se réunirent pour une dernière partie de cartes dans lacabine, le fidèle Américain servant d’yeux au gouverneur. Il y eutbientôt un gros enjeu sur la table, car les marins avaient essayéde regagner en une fois ce qu’ils avaient perdu avec leur passager.Tout à coup le gouverneur jeta ses cartes et ramassa tout l’argent,qu’il enfouit dans la longue poche de son gilet de soie.

– J’ai gagné, dit-il.

– Oh ! sir Charles, pas sivite ! s’écria le capitaine Scarrow. La partie n’est pasterminée, et nous n’avons pas encore perdu !

– Vous mentez ! J’ai joué ladernière donne et vous avez perdu !

Il arracha sa perruque et ses lunettes. Alorsapparurent un crâne haut et chauve, ainsi qu’une paire d’yeux bleusvoilés d’une taie et cerclés de rouge comme ceux d’unbull-terrier.

– Bon Dieu ! s’exclama le second.C’est Sharkey.

Les deux marins sautèrent de leurs sièges,mais le grand Américain s’était solidement adossé contre la portede la cabine, avec un pistolet dans chaque main. Le passager avaitlui aussi posé un pistolet sur les cartes éparpillées devant lui etil éclata de rire.

– Je suis en effet le capitaine Sharkey,messieurs. Et voici Ned Galloway le Rugissant, quartier-maître duHappy-Delivery. Nous avons eu des ennuis avec l’équipage,il y a eu du grabuge, et ils nous ont abandonnés, moi sur un coindésert de l’île de la Tortue, et lui dans un canot sans rames.Chiens ! Pauvres chiens naïfs et larmoyants ! Nous voustenons au bout de nos pistolets !

– Vous tirerez ou vous ne tirerezpas ! cria Scarrow. Mais mon dernier souffle, Sharkey, serapour vous dire que vous êtes un bandit sanguinaire, un mécréant, etque la hart au col vous attend avec le feu de l’enfer !

– Voilà un brave, un type dans mongenre ! Et il va nous faire un beau mort ! cria Sharkey.Il n’y plus personne à l’arrière, sauf le barreur. Gardez doncvotre souffle, vous en aurez besoin bientôt. Est-ce que le canotest à la poupe, Ned ?

– Oui, capitaine.

– Les autres embarcations sont horsd’usage ?

– Je les ai sciées en trois endroits.

– Alors nous nous voyons dansl’obligation de prendre congé de vous, capitaine Scarrow. On diraitque vous n’avez pas encore tout à fait relevé votre position !Y a-t-il quelque chose que vous voudriez me demander ?

– Je crois que vous êtes le diable enpersonne ! cria le capitaine. Où est le gouverneur de SaintKitts ?

– La dernière fois que j’ai vu SonExcellence, il était dans son lit avec la gorge tranchée. Quand jeme suis évadé, j’ai appris par mes amis, car le capitaine Sharkeypossède des amis dans chaque port, que le gouverneur partait pourl’Europe sur un bateau dont le commandant ne le connaissait pas.J’ai fait l’escalade de sa véranda et je lui ai payé la petitedette que j’avais sur le cœur. Puis je suis monté à bord avec sesbagages, dont j’avais besoin, plus une paire de lunettes quim’étaient nécessaires pour dissimuler ces yeux dont on parlaittrop, et je me suis comporté comme tout gouverneur l’aurait fait.Maintenant, Ned, tu peux te mettre à l’ouvrage.

– Au secours ! Au secours ! Àla garde ! hurla le second.

Mais la crosse du pistolet s’abattit sur soncrâne et il s’écroula foudroyé comme un bœuf sous le merlin.Scarrow se rua à la porte, mais la sentinelle plaqua l’une de sesgrandes mains sur sa bouche et passa son autre bras autour de sataille.

– Inutile, maître Scarrow ! fitSharkey. À présent, montrez-nous comment on se met à genoux pourmendier la vie sauve !

– Je vais vous montrer autrechose !… cria Scarrow en se libérant la bouche.

– Tords-lui le bras, Ned. Maintenant,voulez-vous vous mettre à genoux et nous supplier ?

– Non ! même pas si vous me cassiezle bras.

– Enfonce un pouce de ton couteau entreses côtes, Ned.

– Vous pouvez y mettre six pouces, jen’obéirai pas !

– Morbleu, mais ce courage-là meplaît ! cria Sharkey. Remets ton couteau dans ta poche, Ned.Vous avez sauvé votre peau, Scarrow ! C’est dommage qu’un typecomme vous n’exerce pas le seul métier qui permette à un brave degagner confortablement sa vie. Sûrement ce n’est pas une mortbanale qui vous attend, Scarrow, puisque vous êtes tombé à ma merciet que vous vivrez pour raconter cette histoire. Ligote-le,Ned !

– Au poêle, capitaine ?

– Tut, tut ! Il y a du feu dans lepoêle. Et ne t’amuse pas à nous jouer tes tours de corsaire, NedGalloway, sauf si je te les commande ! Autrement je te feraissavoir qui de nous deux est le capitaine. Attache-le sur latable !

– Je croyais que vous vouliez lerôtir ! répondit le quartier-maître. Vous ne voulez tout demême pas qu’il s’en tire ?

– Si toi et moi avions été abandonnésensemble sur une île déserte, ce serait encore à moi de commanderet à toi d’obéir. Espèce de coquin, discuterais-tu mesordres ?

– Non, capitaine Sharkey ! Ne leprenez pas de travers, monsieur ! fit le quartier-maître.

Il leva Scarrow comme un bébé et le déposa surla table. Avec toute la dextérité d’un marin, il lui lia les mainset les pieds d’une corde qu’il fit passer par-dessous, après quoiil le bâillonna avec le foulard qui avait paré le col du gouverneurde Saint Kitts.

– À présent, capitaine Scarrow, nousdevons prendre congé de vous, déclara le pirate. Si j’avais unedemi-douzaine de mes garçons avec moi je m’emparerais de votrecargaison et de votre bateau, mais Ned le Rugissant n’a pas dénichéici quelqu’un qui ait plus d’esprit qu’une souris. Je vois qu’il ya dans les parages quelques petites embarcations, je vais faire monchoix. Si le capitaine Sharkey a un canot, il peut s’emparer d’unebarque de pêche ; s’il possède une barque de pêche, il peuts’offrir un brick ; s’il a un brick, il peut capturer untrois-mâts ; s’il est sur un trois-mâts il peut se payer touteune flotte… Alors dépêchez-vous d’entrer dans Londres ; sinonje pourrais revenir, après tout, et me saisir duMorning-Star ?

Le capitaine Scarrow entendit la clé quitournait dans la serrure. Il tira sur ses liens et guetta le bruitdes pas qui se dirigeaient vers le gaillard d’arrière où le canotétait amarré. Tout en se débattant, il reconnut le grincement desgarants et le floc de l’embarcation mise à l’eau. Fou de rage iltira de toutes ses forces sur la corde qui le ligotait, jusqu’à cequ’il pût libérer ses poignets et ses chevilles. Il retira sonbâillon, sauta par-dessus le cadavre du second, enfonça la porte etse rua tête nue sur le pont.

– Oh ! là, Peterson, Armitage,Wilson ! appela-t-il. Les sabres d’abordage et lespistolets ! Parez la chaloupe ! Parez le petitcanot ! Sharkey le Pirate est là-bas. Tout le monde àl’eau !

La chaloupe fut descendue et mise à flot. Lepetit canot également. Mais presque aussitôt le maître d’équipageles fit remonter.

– Ils ont été sabordés !crièrent-ils. Ils sont troués comme une écumoire.

Le capitaine poussa un juron. Sur tous lesplans, il avait été dupé, battu. Le ciel était sans nuages, pleind’étoiles ; pas de vent, pas la plus petite espérance devent ! Les voiles pendaient molles et flasques au clair delune. Non loin il aperçut un bateau de pêche, avec des marinsgroupés autour de leur filet.

Vers lui accourait le petit canot, s’élevantet s’abaissant à chaque coup de houle.

– Ce sont des hommes morts !s’exclama le capitaine. Crions tous ensemble, les enfants pour lesmettre en garde !

Mais il était trop tard.

Au même moment le petit canot se confondaitavec l’ombre du bateau de pêche. On entendit deux brefs coups depistolet, un hurlement, puis un autre coup de pistolet, puis plusrien. Les pêcheurs avaient disparu. Et tout soudain, quand lespremiers souffles d’une brise de terre descendirent de la côte duSussex, le gui fut paré au dehors, la grand-voile se gonfla et lebateau de pêche s’ébranla, le nez vers l’Atlantique.

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