Contes divers 1875 – 1880

Contes divers 1875 – 1880

de Guy de Maupassant

Chapitre 1 La Main d’écorché

Il y a huit mois environ, un de mes amis, Louis R…, avait réuni,un soir, quelques camarades de collège ; nous buvions du punch et nous fumions en causant littérature, peinture, et en racontant,de temps à autre, quelques joyeusetés, ainsi que cela se pratique dans les réunions de jeunes gens. Tout à coup la porte s’ouvre toute grande et un de mes bons amis d’enfance entre comme un ouragan. « Devinez d’où je viens, s’écria-t-il aussitôt. – Je parie pour Mabille, répond l’un, – non, tu es trop gai, tu viens d’emprunter de l’argent, d’enterrer ton oncle, ou de mettre ta montre chez ma tante, reprend un autre. – Tu viens de te griser,riposte un troisième, et comme tu as senti le punch chez Louis, tues monté pour recommencer. – Vous n’y êtes point, je viens de P… en Normandie, où j’ai été passer huit jours et d’où je rapporte un grand criminel de mes amis que je vous demande la permission de vous présenter. » A ces mots, il tira de sa poche une main d’écorché ; cette main était affreuse, noire, sèche, très longue et comme crispée, les muscles, d’une force extraordinaire,étaient retenus à l’intérieur et à l’extérieur par une lanière de peau parcheminée, les ongles jaunes, étroits, étaient restés au bout des doigts ; tout cela sentait le scélérat d’une lieue. «Figurez-vous, dit mon ami, qu’on vendait l’autre jour les défroquesd’un vieux sorcier bien connu dans toute la contrée ; ilallait au sabbat tous les samedis sur un manche à balai, pratiquaitla magie blanche et noire, donnait aux vaches du lait bleu et leurfaisait porter la queue comme celle du compagnon de saint Antoine.Toujours est-il que ce vieux gredin avait une grande affection pourcette main, qui, disait-il, était celle d’un célèbre criminelsupplicié en 1736, pour avoir jeté, la tête la première, dans unpuits sa femme légitime, ce quoi faisant je trouve qu’il n’avaitpas tort, puis pendu au clocher de l’église le curé qui l’avaitmarié. Après ce double exploit, il était allé courir le monde etdans sa carrière aussi courte que bien remplie, il avait détroussédouze voyageurs, enfumé une vingtaine de moines dans leur couventet fait un sérail d’un monastère de religieuses. – Mais que vas-tufaire de cette horreur ? nous écriâmes-nous. – Eh parbleu,j’en ferai mon bouton de sonnette pour effrayer mes créanciers. –Mon ami, dit Henri Smith, un grand Anglais très flegmatique, jecrois que cette main est tout simplement de la viande indienneconservée par le procédé nouveau, je te conseille d’en faire dubouillon. – Ne raillez pas, messieurs, reprit avec le plus grandsang-froid un étudiant en médecine aux trois quarts gris, et toi,Pierre, si j’ai un conseil à te donner, fais enterrerchrétiennement ce débris humain, de crainte que son propriétaire nevienne te le redemander ; et puis, elle a peut-être pris demauvaises habitudes cette main, car tu sais le proverbe : « Qui atué tuera. » – Et qui a bu boira », reprit l’amphitryon. Là-dessusil versa à l’étudiant un grand verre de punch, l’autre l’avala d’unseul trait et tomba ivre-mort sous la table. Cette sortie futaccueillie par des rires formidables, et Pierre élevant son verreet saluant la main : « Je bois, dit-il, à la prochaine visite deton maître », puis on parla d’autre chose et chacun rentra chezsoi.

Le lendemain, comme je passais devant sa porte, j’entrai chezlui, il était environ deux heures, je le trouvai lisant et fumant.« Eh bien, comment vas-tu ? lui dis-je. – Très bien, merépondit-il. – Et ta main ? – Ma main, tu as dû la voir à masonnette où je l’ai mise hier soir en rentrant, mais à ce proposfigure-toi qu’un imbécile quelconque, sans doute pour me faire unemauvaise farce, est venu carillonner à ma porte vers minuit ;j’ai demandé qui était là, mais comme personne ne me répondait, jeme suis recouché et rendormi. »

En ce moment, on sonna, c’était le propriétaire, personnagegrossier et fort impertinent. Il entra sans saluer. « Monsieur,dit-il à mon ami, je vous prie d’enlever immédiatement la charogneque vous avez pendue à votre cordon de sonnette, sans quoi je meverrai forcé de vous donner congé. – Monsieur, reprit Pierre avecbeaucoup de gravité, vous insultez une main qui ne le mérite pas,sachez qu’elle a appartenu à un homme fort bien élevé. » Lepropriétaire tourna les talons et sortit comme il était entré.Pierre le suivit, décrocha sa main et l’attacha à la sonnettependue dans son alcôve. « Cela vaut mieux, dit-il, cette main,comme le « Frère, il faut mourir » des Trappistes, me donnera despensées sérieuses tous les soirs en m’endormant. » Au bout d’uneheure je le quittai et je rentrai à mon domicile.

Je dormis mal la nuit suivante, j’étais agité, nerveux ;plusieurs fois je me réveillai en sursaut, un moment même je mefigurai qu’un homme s’était introduit chez moi et je me levai pourregarder dans mes armoires et sous mon lit ; enfin, vers sixheures du matin, comme je commençais à m’assoupir, un coup violentfrappé à ma porte, me fit sauter du lit ; c’était ledomestique de mon ami, à peine vêtu, pâle et tremblant. « Ahmonsieur ! s’écria-t-il en sanglotant, mon pauvre maître qu’ona assassiné. » Je m’habillai à la hâte et je courus chez Pierre. Lamaison était pleine de monde, on discutait, on s’agitait, c’étaitun mouvement incessant, chacun pérorait, racontait et commentaitl’événement de toutes les façons. Je parvins à grand-peine jusqu’àla chambre, la porte était gardée, je me nommai, on me laissaentrer. Quatre agents de la police étaient debout au milieu, uncarnet à la main, ils examinaient, se parlait bas de temps en tempset écrivaient ; deux docteurs causaient près du lit sur lequelPierre était étendu sans connaissance. Il n’était pas mort, mais ilavait un aspect effrayant. Ses yeux démesurément ouverts, sesprunelles dilatées semblaient regarder fixement avec une indicibleépouvante une chose horrible et inconnue, ses doigts étaientcrispés, son corps, à partir du menton, était recouvert d’un drapque je soulevai. Il portait au cou les marques de cinq doigts quis’étaient profondément enfoncés dans la chair, quelques gouttes desang maculaient sa chemise. En ce moment une chose me frappa, jeregardai par hasard la sonnette de son alcôve, la main d’écorchén’y était plus. Les médecins l’avaient sans doute enlevée pour nepoint impressionner les personnes qui entreraient dans la chambredu blessé, car cette main était vraiment affreuse. Je ne m’informaipoint de ce qu’elle était devenue.

Je coupe maintenant, dans un journal du lendemain, le récit ducrime avec tous les détails que la police a pu se procurer. Voicice qu’on y lisait :

« Un attentat horrible a été commis hier sur la personne d’unjeune homme, M. Pierre B…, étudiant en droit, qui appartient à unedes meilleures familles de Normandie. Ce jeune homme était rentréchez lui vers dix heures du soir, il renvoya son domestique, lesieur Bouvin, en lui disant qu’il était fatigué et qu’il allait semettre au lit. Vers minuit, cet homme fut réveillé tout à coup parla sonnette de son maître qu’on agitait avec fureur. Il eut peur,alluma une lumière et attendit ; la sonnette se tut environune minute, puis reprit avec une telle force que le domestique,éperdu de terreur, se précipita hors de sa chambre et allaréveiller le concierge, ce dernier courut avertir la police et, aubout d’un quart d’heure environ, deux agents enfonçaient la porte.Un spectacle horrible s’offrit à leurs yeux, les meubles étaientrenversés, tout annonçait qu’une lutte terrible avait eu lieu entrela victime et le malfaiteur. Au milieu de la chambre, sur le dos,les membres raides, la face livide et les yeux effroyablementdilatés, le jeune Pierre B… gisait sans mouvement ; il portaitau cou les empreintes profondes de cinq doigts. Le rapport dudocteur Bourdeau, appelé immédiatement, dit que l’agresseur devaitêtre doué d’une force prodigieuse et avoir une mainextraordinairement maigre et nerveuse, car les doigts qui ontlaissé dans le cou comme cinq trous de balle s’étaient presquerejoints à travers les chairs. Rien ne peut faire soupçonner lemobile du crime, ni quel peut en être l’auteur. La justice informe.»

On lisait le lendemain dans le même journal :

« M. Pierre B…, la victime de l’effroyable attentat que nousracontions hier, a repris connaissance après deux heures de soinsassidus donnés par M. le docteur Bourdeau. Sa vie n’est pas endanger, mais on craint fortement pour sa raison ; on n’aaucune trace du coupable. »

En effet, mon pauvre ami était fou ; pendant sept moisj’allai le voir tous les jours à l’hospice où nous l’avions placé,mais il ne recouvra pas une lueur de raison. Dans son délire, illui échappait des paroles étranges et, comme tous les fous, ilavait une idée fixe, il se croyait toujours poursuivi par unspectre. Un jour, on vint me chercher en toute hâte en me disantqu’il allait plus mal, je le trouvai à l’agonie. Pendant deuxheures, il resta fort calme, puis tout à coup, se dressant sur sonlit malgré nos efforts, il s’écria en agitant les bras et comme enproie à une épouvantable terreur : « Prends-la !prends-la ! Il m’étrangle, au secours, au secours ! » Ilfit deux fois le tour de la chambre en hurlant, puis il tomba mort,la face contre terre.

Comme il était orphelin, je fus chargé de conduire son corps aupetit village de P… en Normandie, où ses parents étaient enterrés.C’est de ce même village qu’il venait, le soir où il nous avaittrouvés buvant du punch chez Louis R… et où il nous avait présentésa main d’écorché. Son corps fut enfermé dans un cercueil de plomb,et quatre jours après, je me promenais tristement avec le vieuxcuré qui lui avait donné ses premières leçons, dans le petitcimetière où l’on creusait sa tombe. Il faisait un tempsmagnifique, le ciel tout bleu ruisselait de lumière, les oiseauxchantaient dans les ronces du talus, où bien des fois, enfants tousdeux, nous étions venus manger des mûres. Il me semblait encore levoir se faufiler le long de la haie et se glisser par le petit trouque je connaissais bien, là-bas, tout au bout du terrain où l’onenterre les pauvres, puis nous revenions à la maison, les joues etles lèvres noires de jus des fruits que nous avions mangés ;et je regardai les ronces, elles étaient couvertes de mûres ;machinalement j’en pris une, et je la portai à ma bouche ; lecuré avait ouvert son bréviaire et marmottait tout bas ses orémus,et j’entendais au bout de l’allée la bêche des fossoyeurs quicreusaient la tombe. Tout à coup, ils nous appelèrent, le curéferma son livre et nous allâmes voir ce qu’ils nous voulaient. Ilsavaient trouvé un cercueil. D’un coup de pioche, ils firent sauterle couvercle et nous aperçûmes un squelette démesurément long,couché sur le dos, qui, de son œil creux, semblait encore nousregarder et nous défier ; j’éprouvai un malaise, je ne saispourquoi j’eus presque peur. « Tiens ! s’écria un des hommes,regardez donc, le gredin a un poignet coupé, voilà sa main. » Et ilramassa à côté du corps une grande main desséchée qu’il nousprésenta. « Dis donc, fit l’autre en riant, on dirait qu’il teregarde et qu’il va te sauter à la gorge pour que tu lui rendes samain. – Allons mes amis, dit le curé, laissez les morts en paix etrefermez ce cercueil, nous creuserons autre part la tombe de cepauvre monsieur Pierre. »

Le lendemain tout était fini et je reprenais la route de Parisaprès avoir laissé cinquante francs au vieux curé pour dire desmesses pour le repos de l’âme de celui dont nous avions ainsitroublé la sépulture.

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