Contes divers 1881

Contes divers 1881

de Guy de Maupassant

Chapitre 1 Opinion publique

Comme onze heures venaient de sonner, MM. les employés,redoutant l’arrivée du chef, s’empressaient de gagner leurs bureaux.

Chacun jetait un coup d’oeil rapide sur les papiers apportés en son absence ; puis, après avoir échangé la jaquette ou la redingote contre le vieux veston de travail, il allait voir le voisin.

Ils furent bientôt cinq dans le compartiment où travaillait M.Bonnenfant, commis principal, et la conversation de chaque jour commença suivant l’usage. M. Perdrix, le commis d’ordre, cherchait des pièces égarées, pendant que l’aspirant sous-chef, M. Piston,officier d’Académie, fumait sa cigarette en se chauffant les cuisses. Le vieil expéditionnaire, le père Grappe, offrait à la ronde la prise traditionnelle, et M. Rade, bureaucrate journaliste,sceptique railleur et révolte, avec une voix de criquet, un oeil malin et des gestes secs, s’amusait à scandaliser son monde.

« Quoi de neuf ce matin ? demanda M. Bonnenfant.

– Ma foi, rien du tout, répondit M. Piston ; les journauxsont toujours pleins de détails sur la Russie et sur l’assassinatdu Tzar. »

Le commis d’ordre, M. Perdrix, releva la tête, et il articulad’un ton convaincu :

« Je souhaite bien du plaisir à son successeur, mais je netroquerais pas ma place contre la sienne. »

M. Rade se mit à rire :

« Lui non plus ! » dit-il.

Le père Grappe prit la parole, et demanda d’un ton lamentable:

« Comment tout ça finira-t-il ? »

M. Rade l’interrompit :

« Mais ça ne finira jamais, papa Grappe. C’est nous seuls quifinissons. Depuis qu’il y a des rois, il y a eu des régicides.»

Alors M. Bonnenfant s’interposa :

« Expliquez-moi donc, monsieur Rade, pourquoi on s’attaquetoujours aux bons plutôt qu’aux mauvais. Henri IV, le Grand, futassassiné ; Louis XV mourut dans son lit. Notre roiLouis-Philippe fut toute sa vie la cible des meurtriers, et onprétend que le tzar Alexandre était un homme bienveillant. N’est-cepas lui, d’ailleurs, qui a émancipé les serfs ? »

M. Rade haussa les épaules.

« N’a-t-on pas tué dernièrement un chef de bureau ? »dit-il.

Le père Grappe, qui oubliait chaque jour ce qui s’était passé laveille, s’écria :

« On a tué un chef de bureau ? »

L’aspirant sous-chef, M. Piston, répondit :

« Mais oui, vous savez bien, l’affaire des coquillages. »

Mais le père Grappe avait oublié.

« Non, je ne me rappelle pas. »

M. Rade lui remémora les faits.

« Voyons, papa Grappe, vous ne vous rappelez pas qu’un employé,un garçon, qui fut acquitté d’ailleurs, voulut un jour alleracheter des coquillages pour son déjeuner ? Le chef le luidéfendit ; l’employé insista ; le chef lui ordonna de setaire et de ne point sortir ; l’employé se révolta, prit sonchapeau ; le chef se précipita sur lui, et l’employé, en sedébattant, enfonça dans la poitrine de son supérieur les ciseauxréglementaires. Une vraie fin de bureaucrate, quoi !

– Il y aurait à dire, articula M. Bonnenfant. L’autorité a deslimites ; un chef n’a pas le droit de réglementer mon déjeuneret de régner sur mon appétit. Mon travail lui appartient, mais nonmon estomac. Le cas est regrettable, c’est vrai ; mais il yaurait à dire. »

L’aspirant sous-chef, M. Piston, exaspéré, s’écria :

« Moi, Monsieur, je dis qu’un chef doit être maître dans sonbureau, comme un capitaine à son bord ; l’autorité estindivisible, sans quoi il n’y a pas de service possible. L’autoritédu chef vient du gouvernement : il représente l’État dans lebureau ; son droit absolu de commandement est indiscutable.»

M. Bonnenfant se fâchait aussi. M. Rade les apaisa :

« Voilà ce que j’attendais, dit-il. Un mot de plus, etBonnenfant enfonçait son couteau à papier dans le ventre de Piston.Pour les rois, c’est la même chose. Les princes ont une manière decomprendre l’autorité qui n’est pas celle des peuples. C’esttoujours la question des coquillages. » Je veux manger descoquillages, moi ! – Tu n’en mangeras pas ! – Si ! –Non ! – Si ! – Non ! » Et cela suffit parfois pouramener la mort d’un homme ou la mort d’un roi. »

Mais M. Perdrix revint à son idée :

« C’est égal, dit-il, le métier de souverain n’est pas drôle, aujour d’aujourd’hui. Vrai, j’aime autant le nôtre. C’est commed’être pompier, c’est ça qui n’est pas gai non plus ! »

M. Piston, calmé, reprit :

« Les pompiers français sont une des gloires du pays. »

M. Rade approuva :

« Les pompiers, oui, mais pas les pompes. »

M. Piston défendit les pompes et l’organisation ; il ajouta:

« D’ailleurs on étudie la question ; l’attention estéveillée ; les hommes compétents s’en occupent ; d’icipeu, nous aurons des moyens en harmonie avec les nécessités. »

Mais M. Rade secouait la tête.

« Vous croyez ? Ah ! vous croyez ! Eh bien vousvous trompez, Monsieur ; on ne changera rien. En France on nechange pas les systèmes. Le système américain consiste à avoir del’eau, beaucoup d’eau, des fleuves ; fi ! donc, la bellemalice d’arrêter les incendies avec l’Océan sous la main. EnFrance, au contraire, tout est laissé à l’initiative, àl’intelligence, à l’invention ; pas d’eau, pas de pompes,rien, rien que des pompiers, et le système français consiste àgriller les pompiers. Ces pauvres diables, des héros, éteignent lesincendies à coups de hache ! Quelle supériorité surl’Amérique, songez donc !… Puis, quand on en a laissé rôtirquelques-uns, le conseil municipal parle, le colonel parle, lesdéputés parlent ; on discute les deux systèmes : celui del’eau et celui de l’initiative ! Et un dignitaire quelconqueprononce sur le tombeau des victimes :

Non pas adieu, sapeurs, mais au revoir (bis).

« Voilà, Monsieur, comme on agit en France. »

Mais le père Grappe, qui oubliait les conversations à mesurequ’elles avaient lieu, demanda :

« Où donc ai-je lu ce vers-là que vous venez de dire :

Non pas adieu, sapeurs, mais au revoir…

– C’est dans Béranger », répondit gravement M. Rade.

M. Bonnenfant, perdu dans ses réflexions, soupira :

« Quelle catastrophe tout de même que cet incendie duPrintemps ! »

M. Rade reprit :

« Maintenant qu’on peut en parler froidement (sans jeu de mots),nous avons le droit, je pense, de contester un peu l’éloquence dudirecteur de cet établissement. Homme de coeur, dit-on, je n’endoute pas ; commerçant habile, c’est évident, mais orateur, jele nie.

– Pourquoi ça ? demanda M. Perdrix.

– Parce que, si l’affreux désastre qui le frappait n’avaitattiré sur lui la commisération de tout le monde, on n’aurait. paseu assez de rires pour le discours de La Palisse dont il apaisa lescraintes de ses employés : « Messieurs, leur dit-il à peu près,vous ne savez pas avec quoi vous dînerez demain ? Moi nonplus. Oh ! moi, je suis bien à plaindre, allez.

Heureusement que j’ai des amis. Il y en a un qui m’a prêté dixcentimes pour acheter un cigare (dans des cas pareils on ne fumepas des londrès) ; un autre a mis à ma disposition un francsoixante-quinze pour prendre un fiacre ; un troisième, plusriche, m’a avancé vingt-cinq francs pour me procurer une jaquette àla Belle Jardinière.

« Oui, moi, directeur du Printemps, j’ai été à la BelleJardinière ! J’ai obtenu quinze centimes d’un autre pour autrechose ; et comme je n’avais plus même de parapluie, j’aiacheté un en-tout-cas en alpaga de cinq francs vingt-cinq, au moyend’un cinquième emprunt. Puis, mon chapeau lui-même étant brûlé, etcomme je ne voulais pas emprunter davantage, j’ai ramassé le casqued’un pompier… tenez le voilà ! Suivez mon exemple, si vousavez des amis, adressez-vous à leur obligeance… Quant à moi, vousle voyez, mes pauvres enfants, je suis endetté jusqu’aucou !

« Or un de ses employés n’aurait-il pas pu lui répondre :

« – Qu’est-ce que ça prouve, patron ? Trois choses : 1° quevous n’aviez pas d’argent en poche. Il m’en arrive autant quandj’ai oublie mon porte-monnaie ; mais cela ne prouve pas quevous n’ayez point de propriétés, d’hôtels, ni de valeurs, nid’assurances ; 2° cela prouve encore que vous avez du créditauprès de vos amis : tant mieux, usez-en ; 3° cela prouveenfin que vous êtes très malheureux. Eh ! parbleu, nous lesavons et nous vous en plaignons de tout notre cœur. Mais ce n’estpas cela qui améliore notre situation. Vous nous la baillez belle,en vérité, avec votre équipement à la boutique à treize. »

Cette fois, tout le monde dans le bureau fut d’accord. M.Bonnenfant ajouta, d’un air farceur :

« J’aurais voulu voir toutes les demoiselles de magasin quandelles se sauvaient en chemise. »

M. Rade continua :

« Je n’ai pas confiance dans ces dortoirs de vestales qui ontfailli être rôties, d’ailleurs (comme les chevaux de la Compagniedes omnibus dans leurs écuries, l’an dernier). Tant qu’à enfermerquelque chose, ce sont les lampistes qu’on aurait bien fait demettre sous clef ; mais les pauvres filles de la lingerie, fidonc ! Un directeur, que diable ! ne peut pas êtreresponsable de tous les capitaux reposant sous son toit. Il estvrai que ceux des commis ont flambé dans la caisse : puissent aumoins ceux des demoiselles être saufs ! Ce que j’admire, parexemple, c’est le cor pour appeler les employés. Oh !Messieurs, quel cinquième acte ! Vous figurez-vous ces grandesgaleries pleines de fumée, avec des éclairs de flamme, le tumultede la fuite, l’affolement de tous, tandis que, debout dans lerond-point central, en savates et en caleçon, sonne à pleinspoumons un Hernani moderne, un Roland de la nouveauté ! »

Alors M. Perdrix, le commis d’ordre, prononça tout à coup :

« C’est égal nous vivons dans un drôle de siècle, dans uneépoque bien troublée – ainsi, cette affaire de la rue Duphot… »

Mais le garçon de bureau entrouvrit brusquement la porte :

« Le chef est arrivé, Messieurs. »

Alors, en une seconde, tous s’enfuirent, filèrent, disparurent,comme si le ministère lui-même eut brûlé.

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