Contes et nouvelles en vers – Tome II

CONTES ET NOUVELLES EN VERS

de Jean de La Fontaine

Tome II

1665

LIVRE QUATRIÈME

Comment l’esprit vient aux filles

Il est un jeu divertissant sur tous,

Jeu dont l’ardeur souvent se renouvelle :

Ce qui m’en plaît, c’est que tant de cervelle

N’y fait besoin, et ne sert de deux clous.

Or devinez comment ce jeu s’appelle.

Vous y jouez ; comme aussi faisons-nous :

Il divertit et la laide et la belle :

Soit jour, soit nuit, à toute heure il est doux ;

Car on y voit assez clair sans chandelle.

Or devinez comment ce jeu s’appelle.

Le beau du jeu n’est connu de l’époux ;

C’est chez l’amant que ce plaisir excelle :

De regardants pour y juger des coups,

Il n’en faut point, jamais on n’y querelle.

Or devinez comment ce jeu s’appelle.

Qu’importe-t-il ? sans s’arrêter au nom,

Ni badiner là-dessus davantage,

Je vais encor vous en dire un usage,

Il fait venir l’esprit et la raison.

Nous le voyons en mainte bestiole.

Avant que Lise allât en cette école,

Lise n’était qu’un misérable oison.

Coudre et filer c’était son exercice ;

Non pas le sien, mais celui de ses doigts ;

Car que l’esprit eût part à cet office,

Ne le croyez ; il n’était nuls emplois

Où Lise pût avoir l’âme occupée :

Lise songeait autant que sa poupée.

Cent fois le jour sa mère lui disait :

« Va-t-en chercher de l’esprit malheureuse. »

La pauvre fille aussitôt s’en allait

Chez les voisins, affligée et honteuse,

Leur demandant où se vendait l’esprit.

On en riait ; à la fin l’on lui dit :

« Allez trouver père Bonaventure,

Car il en a bonne provision. »

Incontinent la jeune créature

S’en va le voir, non sans confusion :

Elle craignait que ce ne fût dommage

De détourner ainsi tel personnage.

« Me voudrait-il faire de tels présents,

À moi qui n’ai que quatorze ou quinze ans ?

Vaux-je cela ? » disait en soi la belle.

Son innocence augmentait ses appas :

Amour n’avait à son croc de pucelle

Dont il crut faire un aussi bon repas.

« Mon Révérend, dit-elle au béat homme

Je viens vous voir ; des personnes m’ont dit

Qu’en ce couvent on vendait de l’esprit :

Votre plaisir serait-il qu’à crédit

J’en pusse avoir ? non pas pour grosse somme ;

À gros achat mon trésor ne suffit :

Je reviendrai s’il m’en faut davantage :

Et cependant prenez ceci pour gage. »

À ce discours, je ne sais quel anneau

Qu’elle tirait de son doigt avec peine

Ne venant point, le père dit : « Tout beau

Nous pourvoirons à ce qui vous amène

Sans exiger nul salaire de vous :

Il est marchande et marchande, entre nous ;

À l’une on vend ce qu’à l’autre l’on donne.

Entrez ici ; suivez-moi hardiment ;

Nul ne nous voit, aucun ne nous entend,

Tous sont au chœur ; le portier est personne

Entièrement à ma dévotion ;

Et ces murs ont de la discrétion.

Elle le suit ; ils vont à sa cellule. »

Mon Révérend la jette sur un lit,

Veut la baiser ; la pauvrette recule

Un peu la tête ; et l’innocente dit :

« Quoi c’est ainsi qu’on donne de l’esprit ?

– Et vraiment oui, repart Sa Révérence ; »

Puis il lui met la main sur le téton :

« Encore ainsi ? – Vraiment oui ; comment donc ? »

La belle prend le tout en patience :

Il suit sa pointe ; et d’encor en encor

Toujours l’esprit s’insinue et s’avance,

Tant et si bien qu’il arrive à bon port.

Lise riait du succès de la chose.

Bonaventure à six moments de là

Donne d’esprit une seconde dose.

Ce ne fut tout, une autre succéda ;

La charité du beau père était grande.

« Et bien, dit-il, que vous semble du jeu ?

– À nous venir l’esprit tarde bien peu, »

Reprit la belle ; et puis elle demande

« Mais s’il s’en va ? – S’il s’en va ? nous verrons

D’autres secrets se mettent en usage

– N’en cherchez point, dit Lise, davantage ;

De celui-ci nous nous contenterons

– Soit fait, dit-il, nous recommencerons

Au pis aller, tant et tant qu’il suffise. »

Le pis aller sembla le mieux à Lise

Le secret même encor se répéta

Par le Pater ; il aimait cette danse.

Lise lui fait une humble révérence ;

Et s’en retourne en songeant à cela.

Lise songer ! quoi déjà Lise songe !

Elle fait plus, elle cherche un mensonge,

Se doutant bien qu’on lui demanderait,

Sans y manquer, d’où ce retard venait

Deux jours après sa compagne Nanette

S’en vient la voir pendant leur entretien

Lise rêvait : Nanette comprit bien,

Comme elle était clairvoyante et finette,

Que Lise alors ne rêvait pas pour rien.

Elle fait tant, tourne tant son amie,

Que celle-ci lui déclare le tout.

L’autre n’était à l’ouïr endormie.

Sans rien cacher, Lise de bout en bout

De point en point lui conte le mystère,

Dimensions de l’esprit du beau père,

Et les encore, enfin tout le phébé.

« Mais vous, dit-elle, apprenez-nous de grâce

Quand et par qui l’esprit vous fut donné. »

Anne reprit : « Puisqu’il faut que je fasse

Un libre aveu, c’est votre frère Alain

Qui m’a donné de l’esprit un matin.

– Mon frère Alain ! Alain ! s’écria Lise,

Alain mon frère ! ah je suis bien surprise ;

Il n’en a point ; comme en donnerait-il ?

– Sotte, dit l’autre, hélas tu n’en sais guère :

Apprends de moi que pour pareille affaire

Il n’est besoin que l’on soit si subtil.

Ne me crois-tu ? sache-le de ta mère ;

Elle est experte au fait dont il s’agit ;

Si tu ne veux, demande au voisinage ;

Sur ce point-là l’on t’aura bientôt dit :

Vivent les sots pour donner de l’esprit. »

Lise s’en tint à ce seul témoignage,

Et ne crut pas devoir parler de rien.

Vous voyez donc que je disais fort bien

Quand je disais que ce jeu-là rend sage.

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