Contes et nouvelles – Tome IV – La Sonate à Kreutzer suivie de Pourquoi ?

Contes et nouvelles – Tome IV – La Sonate à Kreutzer suivie de Pourquoi ?

de Lev Nikolayevich Tolstoy

AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR

La nouvelle traduction que nous donnons de l’un des chefs-d’œuvre de Léon Tolstoï, la Sonate à Kreutzer, a été faite d’après la troisième, et dernière version du texte russe,ignorée jusqu’ici du public français et demeurée assez peu connue des Russes eux-mêmes.

La raison en est simple : cette dernière version se trouvait bien dans l’édition des œuvres complètes du grand écrivain, édition posthume, publiée par sa veuve, la comtesse Sophie Tolstoï ; mais la censure veillait.Se rappelant qu’une grande partie des œuvres primitives avaient été interdites en Russie, elle fit saisir l’édition nouvelle, et très peu, parmi les vingt volumes, parvinrent au public.

Je dois à l’amabilité de la comtesse Sophie de posséder l’un des rarissimes exemplaires des vingt volumes qui aient échappé à la vigilance de la censure. Cela m’a permis, toutes les fois que j’en ai eu besoin, de recourir au texte ne varie tur. Il est à noter, d’autre part, que,durant un demi-siècle, la comtesse Sophie a été la principale secrétaire de son mari ; il lui arrivait de déchiffrer plusfacilement les manuscrits du grand homme que lui-même ne lepouvait. Elle a corrigé enfin toutes les épreuves de l’éditiondéfinitive d’après les indications mêmes de l’auteur, cela confèreau texte que nous avons adopté un cachet d’authenticité absolumentindiscutable.

Fait curieux à signaler, l’attention deslecteurs russes ne s’arrêta point sur les différences importantesqui existent entre la première version de la Sonate à Kreutzer etla dernière. Peut-être ce phénomène est-il dû à l’épuisement rapidede l’édition définitive, ou encore à la notoriété de l’ouvrage, quis’est vendu à plusieurs millions d’exemplaires, ce qui dispensaitla critique de l’examiner à la loupe ? Et cependant, parmi cesdifférences, (une d’elles apparaît comme capitale, puisqu’ellerépond à l’argument le plus fort, soulevé par les critiques dugénial écrivain, au sujet de ce roman. Nous voulons parler del’idée de chasteté, dont la réalisation apparaissait comme devantmettre un terme non seulement aux débordements de l’humanité, maisà son existence même.

Dès l’apparition du premier texte russe,en 1889, et peu après, de ma traduction française du manuscritoriginal (Flammarion, éd.), l’on estima unanimement que laSonate à Kreutzer était l’une des œuvres les plus équilibrées deLéon Tolstoï ; mais on fit des réserves quant à la thèse. Cetétat d’esprit se retrouva chez quelques personnes même del’entourage de l’auteur. Il nous souvient, à ce propos, d’avoirassisté alors à un entretien animé sur ce sujet, et qui mit auxprises la comtesse Sophie et son mari.

Tolstoï, qui apporta des modificationsimportantes de forme à la deuxième version de son texte, s’y tint,quant au fond, à son idée première. Mais il fit suivre cetteversion d’une note explicative dont il n’est pas inutile derappeler certains passages, puisqu’ils éclairent et expliquentquelques-uns des mobiles auxquels il avait obéi.

Après avoir résumé l’idée centrale duroman, Tolstoï, dans cette note, fournit cetteprécision :« Il m’a semblé impossible de ne pas donnermon adhésion à cette idée, parce que, d’une part, elle est conformeà la marche évolutive de l’humanité, s’élevant progressivement dela licence à la décence, et, d’autre part, parce qu’elle découlelogiquement de la doctrine évangélique acceptée par nous, ou, dumoins, adoptée comme base de nos notions élémentaires demorale…

« Nul, certainement, ne contestal’immoralité de la débauche, que l’on s’y livre avant ou après lemariage, l’immoralité de la suppression de l’enfantement et de lamise au premier plan du plaisir sensuel ; nul ne contredit,non plus, au fait que la chasteté est préférable à la débauche.Cependant, on soulève cette objection : « Sil’état de célibat est supérieur à l’état de mariage, nousdevons évidemment préférer le célibat. Or, si tous les hommesl’adoptaient, l’humanité cesserait d’exister ; par voie deconséquence, on ne peut admettre pour idéal ce quelque chose quientraînerait la fin de l’humanité. »

Plus loin, Tolstoï fait cetteremarque : « … Le vœu de chasteté ne comporte pas unerègle de conduite, mais désigne un idéal, ou, plus exactement, lesconditions dans lesquelles on peut atteindre cet idéal. De même,l’idéal acquiert sa qualité d’idéal, alors, mais alors seulementque sa réalisation est regardée comme possible dans la voie del’infini et que, par suite, la marche vers lui se prolongeégalement dans l’infini. Si l’idéal pouvait être réalisé, si mêmenous pouvions envisager son application pratique, ce ne serait plusun idéal. Il en est ainsi pour l’idéal du Christ :établissement du règne de Dieu sur la terre, idéal enseigné etprévu avant lui par les prophètes, lorsqu’ils annonçaient le tempsoù les hommes transformeraient l’acier des épées en instruments delabour, où le lion reposerait auprès de la brebis, où toutes lescréatures seraient enfin unies par un vrai sentimentd’amour…

« L’idéal de perfection qui nous aété proposé par le Christ n’est pas un simple rêve, une figure derhétorique à l’usage des prédicateurs ; c’est une règle de viemorale, un conseil nécessaire et qui peut être suivi partous ; ainsi la boussole est devenue l’instrumentd’orientation le plus sûr et le plus indispensable pour lesnavigateurs… »

En somme, une chasteté absolue,observée par l’ensemble de l’espèce, apparaît, selon lestermes mêmes de Léon Tolstoï, comme un idéal fort lointain,inaccessible dans son essence, mais auquel chacun de nous peutprétendre et dont on doit s’approcher par degrés. La dernièreversion de la Sonate à Kreutzer, que nous donnons ici, contient,entre autres précisions à ce sujet, une phrase qui ne laissesubsister aucun doute :

« Prêcher la stérilité dansle mariage en vue d’augmenter le plaisir sensuel, c’est permis.Mais suggérer qu’il faille s’abstenir de l’enfantement au nom de lamorale, bon Dieu, quelle clameur !… Parce qu’une dizained’êtres humains, ou deux d’entre eux seulement, voudraient cesserde se conduire en porcs, notre espèce courrait le risque des’éteindre ! »

La phrase que nous soulignons ne se trouvedans aucune des versions du roman publiées avant l’édition desœuvres complètes. On avouera qu’elle apporte un amendementfondamental à l’idée première du roman.

E.HALPÉRINE-KAMINSKY.

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