Contes littéraires du bibliophile Jacob à ses petits-enfants

Contes littéraires du bibliophile Jacob à ses petits-enfants

de Paul Lacroix dit Bibliophile Jacob

À EDMOND FERDINAND PERIER

Lorsque tu seras en âge de lire ce recueil de Contes littéraires, que je dépose dans ton berceau, en te le dédiant, sous les auspices de tes bons parents, je ne serai plus là, sans doute, pour recevoir tes premiers remerciements ;mais je suis heureux et satisfait de ceux que ton excellent père et ta charmante mère m’adressent aujourd’hui en ton nom.

Ils te diront, un jour, que j’étais leur ami,après avoir été celui de ton aïeul, et que j’ai voulu, par cette dédicace, te rappeler plus tard l’affection sincère qui m’attachait à ta famille depuis si longtemps.

Une dédicace, en tête d’un ouvrage composé pour la jeunesse, est, mon cher enfant, la bénédiction d’un vieillard.

 

Paul L. Jacob,
Bibliophile,
Âgé de cent vingt-cinq ans.

 

 

INTRODUCTION – LA CONVALESCENCE DU VIEUX CONTEUR

 

Je l’ai dit ailleurs : je suis vieux et bien vieux, quoique les centenaires deviennent de plus en plus rares depuis le temps du patriarche Jacob, dont je ne descends pas toutefois en ligne directe. J’ajouterai que mon nom est le seul point d’analogie qui me rapproche de cet antique chef d’Israël ; il ne m’est pas donné, comme à lui, de voir dans mes derniers jours les enfants de mes petits-enfants, ni d’espérer une race aussi nombreuse que les étoiles. Voilà pourquoi je cherche à me créer une famille chez les autres et à me consoler de mon existence solitaire par de douces illusions. Il est si aisé de se persuader que tout ce qui nous aime nous appartient !

J’ai donc ainsi beaucoup, beaucoup d’enfants et de petits-enfants, fils et filles, qui répondent à ces noms-là avec tendresse, et qui m’appellent à leur tour papa Jacob,sans qu’il leur en coûte de prendre cette douce habitude.L’affection vraie et naïve que je sais leur inspirer n’acquiert tout son développement qu’à la suite d’une connaissance réciproque,plus ou moins prompte à s’établir entre nous ; je ne dédaigne jamais d’en faire tous les frais, et je crois que l’amitié peut avoir de fortes racines dans un tout jeune cœur : les petits amis n’ont pas souvent l’ingratitude des grands.

Mon extérieur grave et bizarre, je l’avoue, neprévient pas d’abord en ma faveur ces esprits légers, joyeux,craintifs, nouveaux dans la vie, ignorants de tout et surtout deshommes. Les enfants qui me rencontrent pour la première fois, sansavoir été apprivoisés d’avance par mon nom, qui est familier à laplupart d’entre eux, s’effarouchent, s’effraient et s’enfuient, àl’aspect inaccoutumé de ma physionomie et de mon costume. Il y a duCroquemitaine en mon air, et je ne m’abuse pas sur l’étrangecaractère des traits de mon visage anguleux, grimaçant, ridé etjauni, sur la menaçante longueur de mon nez, sur le regard sévèrede mes yeux couverts de gros sourcils blancs. Ma haute taille,encore droite, cependant, contraste avec ma maigreur et me donne unair assez imposant. Quant au costume, il est plus commodequ’élégant, et je ne trouve pas mauvais qu’on en rie ; maismon bonnet de coton, noué d’un ruban noir, préserve du froid matête chauve, mieux que ne ferait une perruque blonde ou poudrée, etmon ample robe de chambre, en soie à fleurs, dissimule lesdistractions ordinaires de ma toilette : c’est, d’ailleurs,une mise fort convenable pour les bouquins qui forment ma sociétéet mon cortège.

Cependant les enfants me reviennent bientôt,quel que soit leur étonnement à ma première apparition ;eussent-ils couru se cacher derrière le fauteuil de leur père oudans les bras de leur mère, il suffit que mon nom soit prononcé,pour les ramener à l’instant jusque sur mes genoux ; car maréputation de conteur s’est répandue parmi eux, avant qu’ils aientappris à lire ; on chérit tant les contes, à cet âge, qu’onest plus exigeant sur la quantité que sur la qualité : sansêtre un Berquin, un conteur de bonne volonté amuse et instruitfacilement à la fois des intelligences neuves etimpressionnables ; il suffit de savoir se faire écouter, etbientôt on a un auditoire plus attentif, plus silencieux, plusfidèle, que celui de toutes les académies du monde ; carl’intérêt du récit tient lieu d’éloquence.

Or, voyez comme à mon insu j’ai contractél’engagement éternel de faire des contes aux enfants, moi qui airempli ma longue carrière d’études spéciales, arides et monotones,moi qui journellement amasse dans ma mémoire des dates et desmatériaux historiques ! Néanmoins, je n’ai jamais eu lamaladresse et l’incurie de traîner mes contes dans la route battuedes enfantillages frivoles, niais ou absurdes ; j’accorde àl’enfance plus d’estime qu’on ne fait dans bien des systèmesd’éducation, et je tâche toujours de l’élever, au lieu de larabaisser. Je ne lui prête pas mon dos pour y monter à cheval,comme Henri IV lui-même m’en donne l’exemple ; je ne vais pas,débile et cassé que je suis, me mêler à des jeux bruyants quidemandent une pétulance et une vivacité que j’ai perdues depuisnombre d’années ; aussi bien, vaut-il mieux mettre l’enfance ànotre portée que de descendre à la sienne, et ce serait présomptiontéméraire que de lutter avec elle de souplesse et d’activité, quandnous ne voyons pas sans lunettes, quand nous ne marchons pas sanscanne.

Selon mon système, justifié par la pratique,je tends toujours à développer l’intelligence, qui suit rarementles progrès de la force physique, et je me plais à cultiver lesfruits précoces de l’esprit dans leur naïve saveur. On a le tort,en général, de priver de lumière ce qui n’aspire qu’à germer et àcroître ; on prolonge l’enfance, et moi je travaille à larendre plus courte ; je hâte la jeunesse, au lieu de laretarder ; car, pour augmenter la vie de l’homme, il suffit dela commencer plus tôt, et la vie ne commence réellement qu’avec lapensée. Apprenons donc, de bonne heure, aux enfants, à penser.

Les enfants ne sont pas, d’ordinaire, silégers et si insouciants qu’on les suppose pour toute espèce denotions sérieuses, utiles et raisonnées ; leur mémoire manquede discernement et de choix, mais elle retient les faits, lorsqu’ona pris soin de les revêtir d’une forme attrayante, lorsqu’ons’adresse à cette curiosité passionnée, qui précède l’âge despassions et qu’on ne songe guère à faire tourner au profit del’enseignement. On ne sait pas jusqu’à quel point cette curiositéinstinctive pourrait former la base solide d’une premièreéducation. L’Histoire, qui, entre toutes les sciences, réclameprincipalement beaucoup de temps et de lectures ; l’Histoire,dont on a fait un épouvantail d’ennui et d’obscurité ;l’Histoire, pour l’étude de laquelle Lenglet-Dufresnoy n’exigeaitpas moins de dix ans et demi, avec neuf heures de travail parjour ; l’Histoire pourrait devenir la récréation favorite desenfants. C’est donc de l’Histoire que je leur arrange en contes eten nouvelles ; c’est de l’Histoire qu’ils viennent chercherautour de moi ; c’est de l’Histoire vraie, dramatique etlittéraire. Le passé doit servir à l’instruction du présent.

Il y a cinquante ans, dans une fatale année decholéra-morbus, le vieux Conteur a failli être enlevé à sespetits-enfants. À coup sûr, sa mort aurait été pleurée par tousceux qui escaladent à l’envi ses genoux, pour arracher quelques-unsdes souvenirs, contemporains de ses cheveux blancs ou de ses grosvolumes ; mais, Dieu merci ! je vieillirai le pluslongtemps possible, je conterai encore bien des contes, si jedeviens deux fois centenaire. Approchez-vous, mes enfants, oreilleset bouches béantes ! Le bibliophile Jacob estconvalescent.

Je ne me souvenais pas d’avoir été malade dansle cours d’une vie longue et occupée, excepté une seule fois aucollège de Montaigu, en 1760, où la douleur de ne pas obtenir leprix d’histoire me causa une fièvre cérébrale, qui, par bonheur,n’a point altéré mes facultés mnémoniques. Je croyais donc pouvoirà toujours défier cette légion de maux, qui sont en guerreperpétuelle contre la pauvre et fragile humanité. Je me hâtaispourtant d’achever, dans la retraite, un ouvrage de prédilection,comme par pressentiment de le voir bientôt interrompu ;j’écrivais, nuit et jour, sans quitter mon pupitre, et si ce jeu demots est permis à la gravité de mon âge, je ne m’endormais pas surla plume.

Hélas ! tout excès a des conséquencesfunestes et j’eus à me repentir de m’être trop hâté. Je n’étaisplus jeune, et ma volonté conservait seule une puissance d’énergieque le corps n’avait plus. Les veilles avaient brûlé monsang ; la continuité d’une œuvre d’imagination avait irrité masensibilité nerveuse. J’étais à bout de forces, sinon decourage.

Il fallut, malgré moi, m’enlever de monfauteuil, m’arracher à mes livres et manuscrits. Vainementj’essayai de persuader au médecin que la santé ne m’avait pasabandonné un instant et que cette fièvre lente n’était qu’un effetde ma préoccupation d’esprit : il fronçait le sourcil, entenant mon poignet pour interroger les rares pulsations del’artère. Mon teint jaune et terreux, mes lèvres pâles et monregard éteint, démentaient le sourire que j’essayais de me donner,et les paroles de confiance, que me suggérait le désir de me faireillusion à moi-même. Plus clairvoyant que moi, mon excellent ami ledocteur Charpentier mesurait avec inquiétude combien peu d’huilerestait dans ma lampe, sur laquelle un vent fatal avaitsoufflé.

Des soins habiles, dévoués, infatigables,parvinrent à me sauver, en s’opposant à la rage insensée quim’excitait sans cesse à me remettre au travail, après les crisesles plus dangereuses de la maladie qui épuisait le reste de mesforces.

Il semblait, cependant, impossible de meguérir de cette folie de lire ou d’écrire, folie tour à tour sombreet furieuse ; je demandais à grands cris mabibliothèque ; j’ordonnais, je suppliais, je ne me lassais pasdes refus, et j’étais sourd aux plus sages représentations. Cedélire avait des accès effrayants : tantôt je m’imaginaisdécouvrir des caractères d’imprimerie sur quelque partie de moncorps ; tantôt je me dressais sur mon séant, pour atteindre unvolume qui n’était que dans ma fantaisie ; je déclamais moncatalogue, en récitatif d’opéra, ou bien je jouais le rôle ducommissaire-priseur dans une vente de livres. Une fois, je poussaisl’extravagance jusqu’à me persuader que j’étais métamorphosé enmanuscrit sur vélin avec de belles lettres peintes et desminiatures rehaussées d’or ; en ce prétendu équipage, je nelaissais approcher aucune tisane, qui pût endommager les merveillesde mes feuillets enluminés.

À ce délire aigu succéda une langueur deconsomption, qui aboutit au marasme ; j’étais devenuindifférent à tout, même à mes goûts de bibliophile, que lamédecine eût appelés à son secours, s’ils avaient pu arrêter mondépérissement organique. Le bon docteur Charpentier désespéra demoi, en remarquant l’accueil froid et passif que je fis à certainbouquin précieux, qu’il m’apportait d’une promenade le long desquais. Le sens de la bibliomanie paraissait le dernier que j’eusseà perdre ; après lui, je n’avais plus qu’à rendre l’âme. Déjà,j’étais réduit à la condition de cadavre animé, absolument privéd’appétit et d’aliments, desséché jusque dans la moelle desos ; je dépensais mes interminables journées à ne rien faire,assis au milieu des oreillers ; et mes nuits, plus péniblesencore, sans fermer la paupière. J’étais si horriblement maigre,qu’on aurait pu étudier l’anatomie à travers la peau tendue ettransparente de mon squelette.

Dans cet anéantissement de mes facultés,lequel avait résisté à toutes les ressources médicales, mon docteurproposa de m’envoyer à la campagne pour me remettre entre les mainsde la Nature à qui en appelle souvent Hippocrate : le malvenait de l’abus du système intellectuel ; la matière avaitbesoin de rentrer dans ses droits et dans son équilibre. On meprescrivit donc, pour remplacer les juleps et les sirops, un airvif et pur, – le départ de Paris, bien entendu, – des exercicesgradués, propres à rétablir la vigueur du corps en la sollicitant,une alimentation sobre et frugale, l’abandon complet de touttravail d’esprit, et même l’oubli des objets matériels de mesaffections littéraires. C’était une pénitence difficile, et, pour ysatisfaire, je me résignai à m’enfuir, sans dire adieu à mesbouquins ; cette séparation m’aurait trop coûté. Onm’entraîna, malgré moi, loin de cette partie de mon individualité,et, tandis que je les rangeais dans mon souvenir, comme sur lesrayons de ma bibliothèque, une chaise de poste m’emportait,chaudement empaqueté, vers le lieu de mon exil sanitaire.

Ce fut aux environs de Bourges, dansl’ancienne province du Berry, que des amis généreuxm’accueillirent, à leur foyer des vacances, comme dans ces bonsvieux temps d’hospitalité, où la porte du château féodal s’ouvraitaussitôt, au son des coquilles du pèlerin ; où le chevalierblessé trouvait une prompte guérison, dans la paix du manoir, quil’avait reçu mourant.

Après un voyage qui raviva mes souffrancessecouées à chaque tour de roue, je parvins à ma destination, àcette riante colonie de la Chaumelle, qui avait gardé l’aspect etles coutumes d’un fief du moyen âge, sous la direction paternellede son seigneur. Lorsque je débarquai, tremblant de fièvre,d’espoir et de plaisir, dans ce charmant ermitage, qui mepromettait une heureuse et paisible fin, sinon le rappel à la santéet à la vie, je me vis entouré tout à coup d’enfants, empressés àconduire, à soutenir ma démarche chancelante ! L’un relevaitles plis de ma robe de chambre dérangée dans la voiture, l’autres’informait de mon état, avec une discrète attention… Mes yeux semouillèrent, et la reconnaissance gonfla mon cœur ! J’étais deprime abord naturalisé chef de famille.

De ce moment, j’oubliai ce qui m’avait faittant de mal, après m’avoir procuré tant de jouissances et debéatitudes : mes livres ! Je cessai de regretter ces amisbrochés, cartonnés et reliés, que j’avais laissés à Paris, pour medonner tout entier à ceux, plus vrais et moins ingrats, que j’étaisvenu chercher en province : les premiers m’avaient faitmalade ; il appartenait aux derniers de me rendre à la vie. Lespectacle de la nature champêtre et agricole vaut bien la plusadmirative contemplation devant une édition rare du commencement del’imprimerie, ou sortie des presses illustres de Robert Estienne,d’Elzevier, de Barbou, de Didot. Je n’avais garde de rêverparchemins, in-folios poudreux, reliures à fermoirs, arabesques etminiatures en or et en couleur, lorsque, de ma fenêtre ouverte à lasenteur matinale qui se dégage des bois et des gazons, je regardaisdans la plaine les moutons marqués au sceau proverbial du Berry,les charrues attelées de huit bœufs, les pâtres s’accompagnantd’une chanson monotone, les tonnes de la vendange et les récoltesdu chanvre. Mes yeux, affaiblis par des veilles prolongées, sereposaient sur le penchant vert des coteaux chargés de vignes etdans la variété pittoresque du paysage ; il y a un bonheurinexprimable à plonger, d’un horizon à l’autre, ses regards et sapensée dans ce vaste ciel bleu, dont les citadins ne possèdent quedes lambeaux, entre les toits, les gouttières et les cheminées.

Je n’avais pas encore repris assez de forcespour les dépenser à la promenade en plein champ, et cependant jeles sentais revenir, sans y croire moi-même. Je ne m’apercevais pasde la lenteur du temps, quoique mes joues, chose inouïe pour moi,s’engraissassent d’oisiveté, quoique je ne fisse pas plus demouvement qu’un paralytique ; mais, dans cette habitationélégante et commode, qui attestait le goût ingénieux dupropriétaire, je n’avais pas le loisir de m’ennuyer, bien quecondamné à rester en place. Mes hôtes aimables, qui doublaient parleurs qualités personnelles le charme de leur résidence, meprocuraient une société, que je n’eusse point échangée contretoutes les Sociétés savantes ensemble ; c’était, grâce à lamaîtresse de la maison, une familière conversation sans apprêts nipédanterie, mais instructive, nourrissante, toujours gaie etsouvent brillante. Une femme qui joint le savoir à l’esprit,surpasse tous les hommes d’esprit et de savoir.

Les enfants faisaient les intermèdes joyeux etintéressants de ces entretiens, qui tenaient à la fois de l’étudeet du plaisir, de l’utile et de l’agréable ; ils contribuèrentaussi à mon rétablissement, ces chers petits, qui m’aimaient sur lafoi de ma réputation, avant d’être à même de me connaître et dem’aimer en personne ; leurs vœux et leurs prévenancesavancèrent sans doute ma convalescence, d’abord indécise et lente,puis franche et rapide. Les témoignages d’amitié qu’ils meprodiguaient adoucirent l’anxiété morose, que la maladie traînetoujours après elle. À mon lever, ils venaient, sans bruit,recueillir le bulletin de ma nuit ; ils s’échelonnaient,autour de moi, avec leurs physionomies gaies ou tristes, selon lethermomètre de ma santé ; là ils aspiraient à me distraire parleur babil amusant, par leurs questions malicieuses, par leurs jeuxinnocents ; c’était à qui roulerait mon fauteuil degrand-père, exhausserait mes oreillers, étendrait un tapis sous mespieds, courrait chercher mes lunettes, ma canne ou ma tabatière. Jepayais en tendresse cette piété filiale, plus délicate et plustouchante que si elle m’eût été due ; je remerciais du fond del’âme ma bonne étoile, qui éclairait à son déclin la dernière etplus belle partie de ma carrière.

L’époque des vacances agrandit encore lecercle de la famille : des jeunes gens à peine délivrés ducollège, des jeunes personnes à peine arrivées de pension, sejoignirent à leurs frères et sœurs, pour soigner le vieil hôte deleurs parents. La conversation prit alors des allures moinstimides, et les sciences, allégées du langage technique qui faitpeser sur elles une infructueuse obscurité, purent s’ébattre sousmes yeux, en réveillant mes goûts, mes instincts et mes aptitudes.J’étais le président de ces séances peu académiques, où ladiscussion portait la lumière et l’intérêt dans les branches arideset inconnues de l’enseignement. Chacun fournissait sa quote-partd’instruction, d’observation et d’intelligence ; chacun étaità son tour orateur, commentateur ou critique. Ces enfantss’élevaient ainsi à la condition d’homme, ou bien je redevenaismoi-même enfant avec eux.

Ces occupations quotidiennes et sédentaires seprolongèrent avec ma convalescence. Enfin je sortis de monfauteuil, comme Lazare de son tombeau ; courbé sur un bâton,j’allai parcourir, d’un pas encore tremblant, les alentours de lajolie maison blanche, le parterre couronné de dahlias, le vergerembaumé de fruits mûrs, le bocage gazouillant, et l’enclos bordéd’antiques noyers. De jour en jour, mes pas s’affermissaient, etmes promenades tendaient vers un but plus éloigné ; je nerestais plus dans l’enceinte trop circonscrite par les haies et lesfossés ; avec le bras d’un de mes jeunes guides, jem’aventurais aux environs, pour voir le pays, en peintre, enhistorien, en antiquaire ; c’était la santé qui s’annonçaitpar le retour de mes goûts favoris : j’étais encore lebibliophile Jacob.

Mes chers enfants me dirigeaient etm’escortaient, dans ces excursions, à la distance de plusieurslieues ; je ramassais partout les souvenirs, empreints sur lesol et dans la pierre, de la domination romaine et du séjour deCharles VII en Berry. Je suis allé ainsi successivement visiter, àFeularde, les arches d’un de ces aqueducs que les Romains ont liésd’un ciment indestructible ; à Ryans, le passage de lachaussée de César, laquelle partait de Bourges, l’ancienneBiturix ; à Bois-sire-Amé, les ruines du château d’AgnèsSorel, dame de Beauté ; aux Aix-d’Angillon, les débris desremparts de la forteresse du moyen âge ; à Sancerre, la grossetour qui penche sur la ville ; à Bourges, ces vieilles rues,ces vieilles maisons, et ces nombreux édifices qui lui restent desa splendeur royale et qui s’harmonisent avec l’architectureciselée de sa merveilleuse basilique.

L’automne pluvieux mit trop tôt un terme à cescourses qui achevèrent de consolider ma santé : je marchaissans bâton, même avant d’avoir fait un pèlerinage aux reliques dela fameuse sainte Solange, qui, suivant la légende, porta sa têtecoupée, à l’imitation de saint Denis. Les journées devinrentcourtes, les soirées longues, et le vent du nord-est, qui soufflaitsans cesse en tourbillons, dépouilla les arbres de leur feuillagerouillé ; ensuite le ciel se fondit en eau, sans qu’un rayonde soleil pût percer le voile épais des nuages.

Cette nature immobile, sombre et humide, quisuccédait brusquement à la nature chaude, dorée et vivante, de labelle saison, rembrunit d’abord mon humeur, de ses brouillards etde ses ouragans ; mais je ne pouvais que me plaire, à lamaison, au coin d’un feu clair et pétillant, dans l’intimité d’unefamille où je n’étais plus étranger ; on n’eut donc pas à mefaire violence pour me retenir, en demi-quartier d’hiver, jusqu’auxgrands froids. Outre les passe-temps qui sont du domaine ordinairede la campagne, le billard, le trictrac, les échecs et les cartes,je repris l’habitude des causeries de famille, que les veillées dusoir ranimaient à l’éclat du foyer domestique, pendant que la pluiefouettait contre les vitres, et que le vent jetait de plaintifssifflements dans les airs.

C’était un tableau digne de Rembrandt ou deTéniers, que ce salon capricieusement éclairé par les reflets d’unfagot enflammé, quand l’après-dîner nous réunissait tous, endemi-cercle, devant la cheminée, qui n’avait pas la capacité deshautes cheminées gothiques, mais qui ne dévorait pas moins debourrées et d’énormes bûches.

J’occupais la place d’honneur, au milieu d’unauditoire qui m’écoutait toujours avec cette bienveillance siencourageante pour les bavards ; or, la langue n’est pas deces choses qu’on perd en vieillissant.

Le père et la mère daignaient se mêler à leursenfants, pour entendre les réminiscences décousues de mes lectureset de mes quatre-vingts ans. Mais comment peindre le groupesilencieux et attentif de ces enfants, agenouillés entre mesjambes, assis à mes pieds et debout derrière mon fauteuil ?Ils suivaient de l’œil l’histoire, qui commençait trop tard, à leurgré, et finissait trop tôt ; ils ne se permettaient pas debouger, de peur de m’interrompre, et ils eussent voulu suspendreleur respiration. Je l’avouerai, si un conteur est fier del’attention qu’on lui prête, j’avais bien largement tous lesprivilèges et toutes les récompenses du conteur.

Quelquefois, il est vrai, je me trouvais, encette qualité, fort embarrassé d’un rôle où l’on ne sauraitréussir, à moins de contenter tout le monde : je devaism’adresser à des auditeurs, différents d’âges, de sexes et decaractères. Celui-ci me suppliait à voix basse d’aborder leterrible chapitre des revenants ; celui-là se seraitvolontiers pâmé d’aise à des histoires de voleurs, car ces deuxsujets importants ont des attraits éternellement nouveaux pour lespetits peureux. Les garçons avaient du penchant pour les batailleset pour le merveilleux ; les filles s’intéressaient davantageà des héroïnes de romans, à des détails de toilette et à de simplesanecdotes. Quant aux aînés, qui n’avaient pourtant pas la manie defaire valoir leur supériorité de compréhension et d’instruction, iln’eût pas été convenable de les assommer de ces contes,ennuyeusement moraux, pour l’amusement des plus jeunes ; enfinla patience des parents, que je n’aurais pas pris à tâche d’ennuyeraussi, m’invitait à choisir et à orner quelques narrations d’ungenre mixte et d’une portée facile, qui atteignissent à la foistous les degrés de l’intelligence. Je crus donc pouvoir rattachermes récits à des noms littéraires, qui relèvent l’intérêt, souventtraînant, du drame, et le font sortir de l’ornière du lieu commun.D’ailleurs, absolument dénué de livres, j’aurais craint d’entrerdans l’Histoire, de fausser une date, de travestir un fait,d’omettre ou d’estropier un nom, en un mot, d’induire en erreur quique ce fût, même un enfant sachant à peine ses lettres. L’Histoireest une religion qui a ses fanatiques, et je m’honore d’être un deceux-là.

Voilà comment ma convalescence a produit unvolume de contes, qui sera peut-être suivi de plusieurs autres. Jen’ose pas attendre de tous mes lecteurs l’indulgence filiale etamicale à laquelle mes jeunes auditeurs de la Chaumelle m’avaientaccoutumé ; mais je souhaite qu’ils m’encouragent à recueillirtôt ou tard la suite de ces nouvelles, que j’ai composées enpensant à eux. C’est aux enfants que je parle.

Mes chers petits enfants, le vieux bibliophileJacob ne cessera de conter qu’en vous quittant pour toujours.

P.L. JACOB.

Bibliophile.

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