Contes – Tome II

Contes – Tome II

de Marie-Catherine  d’Aulnoy

La Chatte Blanche
Il était une fois un roi qui avait trois fils bien faits et courageux ; il eut peur que l’envie de régner ne leur prît avant sa mort ; il courait même certains bruits qu’ils cherchaient à s’acquérir des créatures, et que c’était pour lui ôter son royaume. Le roi se sentait vieux, mais son esprit et sa capacité n’ayant point diminué, il n’avait pas envie de leur céder une place qu’il remplissait si dignement ; il pensa donc que le meilleur moyen de vivre en repos, c’était de les amuser par des promesses dont il saurait toujours éluder l’effet.

Il les appela dans son cabinet, et après leur avoir parlé avec beaucoup de bonté, il ajouta : « Vous conviendrez avec moi, mes chers enfants, que mon grand âge ne permet pas que je m’applique aux affaires de mon État avec autant de soin que je le faisais autrefois. Je crains que mes sujets n’en souffrent, je veux mettre ma couronne sur la tête de l’un de vous autres ; mais il est bien juste que, pour un tel présent, vous cherchiez les moyens de me plaire, dans le dessein que j’ai de me retirer à la campagne. Il me semble qu’un petit chien adroit, joli et fidèle me tiendrait bonne compagnie : de sorte que sans choisir mon fils aîné plutôt que mon cadet, je vous déclare que celui des trois qui m’apportera le plus beau petit chien sera aussitôt mon héritier. » Ces princes demeurèrent surpris de l’inclination de leur père pour un petit chien mais les deux cadets y pouvaient trouver leur compte, et ils acceptèrent avec plaisir la commission d’aller en chercher un ; l’aîné était trop timide ou trop respectueux pour représenter ses droits. Ils prirent congédu roi ; il leur donna de l’argent et des pierreries, ajoutantque dans un an sans y manquer ils revinssent, au même jour et à lamême heure, lui apporter leurs petits chiens.

Avant de partir, ils allèrent dans un châteauqui n’était qu’à une lieue de la ville. Ils y menèrent leurs plusconfidents, et firent de grands festins, où les trois frères sepromirent une amitié éternelle, qu’ils agiraient dans l’affaire enquestion sans jalousie et sans chagrin, et que le plus heureuxferait toujours part de sa fortune aux autres ; enfin ilspartirent, réglant qu’ils se trouveraient à leur retour dans lemême château, pour aller ensemble chez le roi ; ils nevoulurent être suivis de personne, et changèrent leurs noms pourn’être pas connus.

Chacun prit une route différente : lesdeux aînés eurent beaucoup d’aventures ; mais je ne m’attachequ’à celles du cadet. Il était gracieux, il avait l’esprit gai etréjouissant, la tête admirable, la taille noble, les traitsréguliers, de belles dents, beaucoup d’adresse dans tous lesexercices qui conviennent à un prince. Il chantait agréablement, iltouchait le luth et le théorbe avec une délicatesse qui charmait,il savait peindre. En un mot, il était très accompli ; et poursa valeur, elle allait jusqu’à l’intrépidité.

Il n’y avait guère de jours qu’il n’achetâtdes chiens, de grands, de petits, des lévriers, des dogues,limiers, chiens de chasse, épagneuls, barbets, bichons ; dèsqu’il en avait un beau, et qu’il en trouvait un plus beau, illaissait aller le premier pour garder l’autre ; car il auraitété impossible qu’il eût mené tout seul trente ou quarante millechiens, et il ne voulait ni gentilshommes, ni valets de chambre, nipages à sa suite. Il avançait toujours son chemin, n’ayant pointdéterminé jusqu’où il irait, lorsqu’il fut surpris de la nuit, dutonnerre et de la pluie dans une forêt, dont il ne pouvait plusreconnaître les sentiers.

Il prit le premier chemin, et après avoirmarché longtemps, il aperçut un peu de lumière ; ce qui luipersuada qu’il y avait quelque maison proche, où il se mettrait àl’abri jusqu’au lendemain. Ainsi guidé par la lumière qu’il voyait,il arriva à la porte d’un château, le plus superbe qui se soitjamais imaginé. Cette porte était d’or, couverte d’escarboucles,dont la lumière vive et pure éclairait tous les environs. C’étaitelle que le prince avait vue de fort loin ; les murs étaientd’une porcelaine transparente, mêlée de plusieurs couleurs, quireprésentaient l’histoire de toutes les fées, depuis la création dumonde jusqu’alors ; les fameuses aventures de Peau-d’Âne, deFinette, de l’Oranger, de Gracieuse, de la Belle au bois dormant,de Serpentin-Vert, et de cent autres, n’y étaient pas oubliées. Ilfut charmé d’y reconnaître le prince Lutin, car c’était son oncle àla mode de Bretagne. La pluie et le mauvais temps l’empêchèrent des’arrêter davantage dans un lieu où il se mouillait jusqu’aux os,outre qu’il ne voyait point du tout aux endroits où la lumière desescarboucles ne pouvait s’étendre.

Il revint à la porte d’or ; il vit unpied de chevreuil attaché à une chaîne toute de diamant, il admiracette magnificence, et la sécurité avec laquelle on vivait dans lechâteau. Car enfin, disait-il, qui empêche les voleurs de venircouper cette chaîne, et d’arracher les escarboucles ? Ils seferaient riches pour toujours.

Il tira le pied de chevreuil, et aussitôt ilentendit sonner une cloche, qui lui parut d’or ou d’argent par leson qu’elle rendait ; au bout d’un moment la porte futouverte, sans qu’il aperçût autre chose qu’une douzaine de mains enl’air, qui tenaient chacune un flambeau. Il demeura si surprisqu’il hésitait à avancer, quand il sentit d’autres mains qui lepoussaient par derrière avec assez de violence. Il marcha donc fortinquiet, et, à tout hasard, il porta la main sur la garde de sonépée ; mais en entrant dans un vestibule tout incrusté deporphyre et de lapis, il entendit deux voix ravissantes quichantaient ces paroles :

Des mains que vous voyez ne prenez point d’ombrage,

Et ne craignez, en ce séjour,

Que les charmes d’un beau visage,

Si votre cœur veut fuir l’amour.

Il ne put croire qu’on l’invitât de si bonnegrâce pour lui faire ensuite du mal ; de sorte que se sentantpoussé vers une grande porte de corail, qui s’ouvrit dès qu’il s’enfut approché, il entra dans un salon de nacre de perle, et ensuitedans plusieurs chambres ornées différemment, et si riches par lespeintures et les pierreries qu’il en était comme enchanté. Mille etmille lumières attachées depuis la voûte du salon jusqu’en baséclairaient une partie des autres appartements, qui ne laissaientpas d’être remplis de lustres, de girandoles, et de gradinscouverts de bougies ; enfin la magnificence était telle qu’iln’était pas aisé de croire que ce fût une chose possible.

Après avoir passé dans soixante chambres, lesmains qui le conduisaient l’arrêtèrent ; il vit un grandfauteuil de commodité, qui s’approcha tout seul de la cheminée. Enmême temps le feu s’alluma, et les mains qui lui semblaient fortbelles, blanches, petites, grassettes et bien proportionnées ledéshabillèrent, car il était mouillé comme je l’ai déjà dit, etl’on avait peur qu’il ne s’enrhumât. On lui présenta, sans qu’ilvît personne, une chemise aussi belle que pour un jour de noces,avec une robe de chambre d’une étoffe glacée d’or, brodée depetites émeraudes qui formaient des chiffres. Les mains sans corpsapprochèrent de lui une table, sur laquelle sa toilette fut mise.Rien n’était plus magnifique ; elles le peignèrent avec unelégèreté et une adresse dont il fut fort content. Ensuite on lerhabilla, mais ce ne fut pas avec ses habits, on lui en apporta debeaucoup plus riches. Il admirait silencieusement tout ce qui sepassait, et quelquefois il lui prenait de petits mouvements defrayeur, dont il n’était pas tout à fait le maître.

Après qu’on l’eut poudré, frisé, parfumé,paré, ajusté, et rendu plus beau qu’Adonis, les mains leconduisirent dans une salle superbe par ses dorures et ses meubles.On voyait autour l’histoire des plus fameux chats :Rodillardus pendu par les pieds au conseil des rats, Chat bottémarquis de Carabas, le Chat qui écrit, la Chatte devenue femme, lessorciers devenus chats, le sabbat et toutes ses cérémonies ;enfin rien n’était plus singulier que ces tableaux.

Le couvert était mis ; il y en avaitdeux, chacun garni de son cadenas d’or ; le buffet surprenaitpar la quantité de vases de cristal de roche et de mille pierresrares. Le prince ne savait pour qui ces deux couverts étaient mis,lorsqu’il vit des chats qui se placèrent dans un petit orchestre,ménagé exprès ; l’un tenait un livre avec des notes les plusextraordinaires du monde, l’autre un rouleau de papier dont ilbattait la mesure, et les autres avaient de petites guitares. Toutd’un coup chacun se mit à miauler sur différents tons, et à gratterles cordes des guitares avec ses ongles ; c’était la plusétrange musique que l’on eût jamais entendue. Le prince se seraitcru en enfer, s’il n’avait pas trouvé ce palais trop merveilleuxpour donner dans une pensée si peu vraisemblable ; mais il sebouchait les oreilles, et riait de toute sa force, de voir lesdifférentes postures et les grimaces de ces nouveaux musiciens.

Il rêvait aux différentes choses qui luiétaient déjà arrivées dans ce château, lorsqu’il vit entrer unepetite figure qui n’avait pas une coudée de haut. Cette bamboche secouvrait d’un long voile de crêpe noir. Deux chats lamenaient ; ils étaient vêtus de deuil, en manteau, et l’épéeau côté ; un nombreux cortège de chats venait après ; lesuns portaient des ratières pleines de rats, et les autres dessouris dans des cages.

Le prince ne sortait point d’étonnement ;il ne savait que penser. La figurine noire s’approcha ; etlevant son voile, il aperçut la plus belle petite chatte blanchequi ait jamais été et qui sera jamais. Elle avait l’air fort jeuneet fort triste ; elle se mit à faire un miaulis si doux et sicharmant qu’il allait droit au cœur ; elle dit auprince : « Fils de roi, sois le bien venu, ma miaulardemajesté te voit avec plaisir. – Madame la Chatte, dit le prince,vous êtes bien généreuse de me recevoir avec tant d’accueil, maisvous ne me paraissez pas une bestiole ordinaire ; le don quevous avez de la parole, et le superbe château que vous possédez, ensont des preuves assez évidentes. – Fils de roi, reprit ChatteBlanche, je te prie, cesse de me faire des compliments, je suissimple dans mes discours et dans mes manières, mais j’ai un boncœur. Allons, continua-t-elle, que l’on serve, et que les musiciensse taisent, car le prince n’entend pas ce qu’ils disent. – Etdisent-ils quelque chose, madame ? reprit-il. – Sans doute,continua-t-elle ; nous avons ici des poètes qui ont infinimentd’esprit, et si vous restez un peu parmi nous, vous aurez lieu d’enêtre convaincu. – Il ne faut que vous entendre pour le croire, ditgalamment le prince ; mais aussi, madame, je vous regardecomme une chatte fort rare. »

L’on apporta le souper, les mains dont lescorps étaient invisibles servaient. L’on mit d’abord sur la tabledeux bisques, l’une de pigeonneaux, et l’autre de souris fortgrasses. La vue de l’une empêcha le prince de manger de l’autre, sefigurant que le même cuisinier les avait accommodées : mais lapetite chatte, qui devina par la mine qu’il faisait ce qu’il avaitdans l’esprit, l’assura que sa cuisine était à part, et qu’ilpouvait manger de ce qu’on lui présenterait avec certitude qu’iln’y aurait ni rats, ni souris.

Le prince ne se le fit pas dire deux fois,croyant bien que la belle petite chatte ne voudrait pas le tromper.Il remarqua qu’elle avait à sa patte un portrait fait entable ; cela le surprit. Il la pria de le lui montrer, croyantque c’était maître Minagrobis. Il fut bien étonné de voir un jeunehomme si beau qu’il était à peine croyable que la nature en pûtformer un semblable, et qui lui ressemblait si fort qu’on n’auraitpu le peindre mieux. Elle soupira, et devenant encore plus triste,elle garda un profond silence. Le prince vit bien qu’il y avaitquelque chose d’extraordinaire là-dessous ; cependant il n’osas’en informer, de peur de déplaire à la chatte, ou de la chagriner.Il l’entretint de toutes les nouvelles qu’il savait, et il latrouva fort instruite des différents intérêts des princes, et desautres choses qui se passaient dans le monde.

Après le souper, Chatte Blanche convia sonhôte d’entrer dans un salon où il y avait un théâtre, sur lequeldouze chats et douze singes dansèrent un ballet. Les uns étaientvêtus en Maures, et les autres en Chinois. Il est aisé de juger dessauts et des cabrioles qu’ils faisaient, et de temps en temps ilsse donnaient des coups de griffes ; c’est ainsi que la soiréefinit. Chatte Blanche donna le bonsoir à son hôte ; les mainsqui l’avaient conduit jusque-là le reprirent et le menèrent dans unappartement tout opposé à celui qu’il avait vu. Il était moinsmagnifique que galant ; tout était tapissé d’ailes depapillons, dont les diverses couleurs formaient mille fleursdifférentes. Il y avait aussi des plumes d’oiseaux très rares, etqui n’ont peut-être jamais été vus que dans ce lieu-là. Les litsétaient de gaze, rattachés par mille nœuds de rubans. C’étaient degrandes glaces depuis le plafond jusqu’au parquet, et les borduresd’or ciselé représentaient mille petits amours.

Le prince se coucha sans dire mot, car il n’yavait pas moyen de faire la conversation avec les mains qui leservaient ; il dormit peu, et fut réveillé par un bruitconfus. Les mains aussitôt le tirèrent de son lit, et lui mirent unhabit de chasse. Il regarda dans la cour du château, il aperçutplus de cinq cents chats, dont les uns menaient des lévriers enlaisse, les autres sonnaient du cor ; c’était une grande fête.Chatte Blanche allait à la chasse ; elle voulait que le princey vînt. Les officieuses mains lui présentèrent un cheval de boisqui courait à toute bride, et qui allait le pas à merveille ;il fit quelque difficulté d’y monter, disant qu’il s’en fallaitbeaucoup qu’il ne fût chevalier errant comme don Quichotte :mais sa résistance ne servit de rien, on le planta sur le cheval debois. Il avait une housse et une selle en broderie d’or et dediamants. Chatte Blanche montait un singe, le plus beau et le plussuperbe qui se soit encore vu ; elle avait quitté son grandvoile, et portait un bonnet à la dragonne, qui lui donnait un airsi résolu que toutes les souris du voisinage en avaient peur. Il nes’était jamais fait une chasse plus agréable ; les chatscouraient plus vite que les lapins et les lièvres ; de sorteque, lorsqu’ils en prenaient, Chatte Blanche faisait faire la curéedevant elle, et il s’y passait mille tours d’adresse trèsréjouissants ; les oiseaux n’étaient pas de leur côté trop ensûreté, car les chatons grimpaient aux arbres, et le maître singeportait Chatte Blanche jusque dans les nids des aigles, pourdisposer à sa volonté des petites altesses aiglonnes.

La chasse étant finie, elle prit un cor quiétait long comme le doigt, mais qui rendait un son si clair et sihaut qu’on l’entendait aisément de dix lieues : dès qu’elleeut sonné deux ou trois fanfares, elle fut environnée de tous leschats du pays, les uns paraissaient en l’air, montés sur deschariots, les autres dans des barques abordaient par eau, enfin, ilne s’en est jamais tant vu. Ils étaient presque tous habillés dedifférentes manières : elle retourna au château avec cepompeux cortège, et pria le prince d’y venir. Il le voulut bien,quoiqu’il lui semblât que tant de chatonnerie tenait un peu dusabbat et du sorcier, et que la chatte parlante l’étonnât plus quetout le reste.

Dès qu’elle fut rentrée chez elle, on lui mitson grand voile noir ; elle soupa avec le prince, il avaitfaim, et mangea de bon appétit ; l’on apporta des liqueursdont il but avec plaisir, et sur-le-champ elles lui ôtèrent lesouvenir du petit chien qu’il devait porter au roi. Il ne pensaplus qu’à miauler avec Chatte Blanche, c’est-à-dire, à lui tenirbonne et fidèle compagnie ; il passait les jours en fêtesagréables, tantôt à la pêche ou à la chasse, puis l’on faisait desballets, des carrousels, et mille autres choses où il sedivertissait très bien ; souvent même la belle chattecomposait des vers et des chansonnettes d’un style si passionnéqu’il semblait qu’elle avait le cœur tendre, et que l’on ne pouvaitparler comme elle faisait sans aimer ; mais son secrétaire,qui était un vieux chat, écrivait si mal que, encore que sesouvrages aient été conservés, il est impossible de les lire.

Le prince avait oublié jusqu’à son pays. Lesmains dont j’ai parlé continuaient de le servir. Il regrettaitquelquefois de n’être pas chat, pour passer sa vie dans cette bonnecompagnie. « Hélas ! disait-il à Chatte Blanche, quej’aurai de douleur de vous quitter ; je vous aime sichèrement ! ou devenez fille, ou rendez-moi chat. » Elletrouvait son souhait fort plaisant, et ne lui faisait que desréponses obscures, où il ne comprenait presque rien.

Une année s’écoule bien vite quand on n’a nisouci ni peine, qu’on se réjouit et qu’on se porte bien. ChatteBlanche savait le temps où il devait retourner ; et comme iln’y pensait plus, elle l’en fit souvenir. « Sais-tu, dit-elle,que tu n’as que trois jours pour chercher le petit chien que le roiton père souhaite, et que tes frères en ont trouvé de fortbeaux ? » Le prince revint à lui, et s’étonnant de sanégligence : « Par quel charme secret, s’écria-t-il,ai-je oublié la chose du monde qui m’est la plus importante ?Il y va de ma gloire et de ma fortune ; où prendrai-je unchien tel qu’il le faut pour gagner un royaume, et un cheval assezdiligent pour faire tant de chemin ? » Il commença des’inquiéter, et s’affligea beaucoup.

Chatte Blanche lui dit, ens’adoucissant : « Fils de roi, ne te chagrine point, jesuis de tes amies ; tu peux rester encore ici un jour, etquoiqu’il y ait cinq cents lieues d’ici à ton pays, le bon chevalde bois t’y portera en moins de douze heures. – Je vous remercie,belle Chatte, dit le prince ; mais il ne me suffit pas deretourner vers mon père, il faut que je lui porte un petit chien. –Tiens, lui dit Chatte Blanche, voici un gland où il y en a un plusbeau que la canicule. – Oh, dit le prince, madame la Chatte, VotreMajesté se moque de moi. – Approche le gland de ton oreille,continua-t-elle, et tu l’entendras japper. » Il obéit.Aussitôt le petit chien fit jap, jap, et le prince demeuratransporté de joie, car tel chien qui tient dans un gland doit êtrefort petit. Il voulait l’ouvrir, tant il avait envie de le voir,mais Chatte Blanche lui dit qu’il pourrait avoir froid par leschemins, et qu’il valait mieux attendre qu’il fût devant le roi sonpère. Il la remercia mille fois, et lui dit un adieu très tendre.« Je vous assure, ajouta-t-il, que les jours m’ont paru sicourts avec vous que je regrette en quelque façon de vous laisserici ; et quoique vous y soyez souveraine, et que tous leschats qui vous font la cour aient plus d’esprit et de galanterieque les nôtres, je ne laisse pas de vous convier de venir avecmoi. » La Chatte ne répondit à cette proposition que par unprofond soupir.

Ils se quittèrent ; le prince arriva lepremier au château où le rendez-vous avait été réglé avec sesfrères. Ils s’y rendirent peu après, et demeurèrent surpris de voirdans la cour un cheval de bois qui sautait mieux que tous ceux quel’on a dans les académies.

Le prince vint au-devant d’eux. Ilss’embrassèrent plusieurs fois, et se rendirent compte de leursvoyages ; mais notre prince déguisa à ses frères la vérité deses aventures, et leur montra un méchant chien, qui servait àtourner la broche, disant qu’il l’avait trouvé si joli que c’étaitcelui qu’il apportait au roi. Quelque amitié qu’il y eût entre eux,les deux aînés sentirent une secrète joie du mauvais choix de leurcadet : ils étaient à table, et se marchaient sur le pied,comme pour se dire qu’ils n’avaient rien à craindre de cecôté-là.

Le lendemain ils partirent ensemble dans unmême carrosse. Les deux fils aînés du roi avaient de petits chiensdans des paniers, si beaux et si délicats que l’on osait à peineles toucher. Le cadet portait le pauvre tournebroche, qui était sicrotté que personne ne pouvait le souffrir. Lorsqu’ils furent dansle palais, chacun les environna pour leur souhaiter labienvenue ; ils entrèrent dans l’appartement du roi. Celui-cine savait en faveur duquel décider, car les petits chiens qui luiétaient présentés par ses deux aînés étaient presque d’une égalebeauté, et ils se disputaient déjà l’avantage de la succession,lorsque leur cadet les mit d’accord en tirant de sa poche le glandque Chatte Blanche lui avait donné. Il l’ouvrit promptement, puischacun vit un petit chien couché sur du coton. Il passait au milieud’une bague sans y toucher. Le prince le mit par terre, aussitôt ilcommença de danser la sarabande avec des castagnettes, aussilégèrement que la plus célèbre Espagnole. Il était de millecouleurs différentes, ses soies et ses oreilles traînaient parterre. Le roi demeura fort confus, car il était impossible detrouver rien à redire à la beauté du toutou.

Cependant il n’avait aucune envie de sedéfaire de sa couronne. Le plus petit fleuron lui était plus cherque tous les chiens de l’univers. Il dit donc à ses enfants qu’ilétait satisfait de leurs peines ; mais qu’ils avaient si bienréussi dans la première chose qu’il avait souhaitée d’eux qu’ilvoulait encore éprouver leur habileté avant de tenir parole ;qu’ainsi il leur donnait un an à chercher par terre et par mer unepièce de toile si fine qu’elle passât par le trou d’une aiguille àfaire du point de Venise. Ils demeurèrent tous trois très affligésd’être en obligation de retourner à une nouvelle quête. Les deuxprinces, dont les chiens étaient moins beaux que celui de leurcadet, y consentirent. Chacun partit de son côté, sans se faireautant d’amitié que la première fois, car le tournebroche les avaitun peu refroidis.

Notre prince reprit son cheval de bois ;et sans vouloir chercher d’autres secours que ceux qu’il pourraitespérer de l’amitié de Chatte Blanche, il partit en toutediligence, et retourna au château où elle l’avait si bien reçu. Ilen trouva toutes les portes ouvertes ; les fenêtres, lestoits, les tours et les murs étaient bien éclairés de cent millelampes, qui faisaient un effet merveilleux. Les mains qui l’avaientsi bien servi s’avancèrent au-devant de lui, prirent la bride del’excellent cheval de bois, qu’elles menèrent à l’écurie, pendantque le prince entrait dans la chambre de Chatte Blanche.

Elle était couchée dans une petite corbeille,sur un matelas de satin blanc très propre. Elle avait des cornettesnégligées, et paraissait abattue ; mais quand elle aperçut leprince, elle fit mille sauts et autant de gambades, pour luitémoigner la joie qu’elle avait. « Quelque sujet que j’eusse,lui dit-elle, d’espérer ton retour, je t’avoue, fils de roi, que jen’osais m’en flatter ; et je suis ordinairement si malheureusedans les choses que je souhaite, que celle-ci me surprend. »Le prince reconnaissant lui fit mille caresses ; il lui contale succès de son voyage, qu’elle savait peut-être mieux que lui, etque le roi voulait une pièce de toile qui pût passer par le troud’une aiguille ; qu’à la vérité il croyait la choseimpossible, mais qu’il n’avait pas laissé de la tenter, sepromettant tout de son amitié et de son secours. Chatte Blanche,prenant un air plus sérieux, lui dit que c’était une affaire àlaquelle il fallait penser, que par bonheur elle avait dans sonchâteau des chattes qui filaient fort bien, qu’elle-même y mettraitla griffe, et qu’elle avancerait cette besogne ; qu’ainsi ilpouvait demeurer tranquille, sans aller bien loin chercher ce qu’iltrouverait plus aisément chez elle qu’en aucun lieu du monde.

Les mains parurent, elles portaient desflambeaux ; et le prince les suivant avec Chatte Blanche entradans une magnifique galerie qui régnait le long d’une granderivière, sur laquelle on tira un grand feu d’artifice surprenant.L’on y devait brûler quatre chats, dont le procès était fait dansles formes. Ils étaient accusés d’avoir mangé le rôti du souper deChatte Blanche, son fromage, son lait, d’avoir même conspiré contresa personne avec Martafax et Lhermite, fameux rats de la contrée,et tenus pour tels par La Fontaine, auteur très véritable :mais avec tout cela, l’on savait qu’il y avait beaucoup de cabaledans cette affaire, et que la plupart des témoins étaient subornés.Quoi qu’il en soit, le prince obtint leur grâce. Le feu d’artificene fit mal à personne, et l’on n’a encore jamais vu de si bellesfusées.

L’on servit ensuite une médianoche trèspropre, qui causa plus de plaisir au prince que le feu, car ilavait grand faim, et son cheval de bois l’avait mené si vite qu’iln’a jamais été de diligence pareille. Les jours suivants sepassèrent comme ceux qui les avaient précédés, avec mille fêtesdifférentes, dont l’ingénieuse Chatte Blanche régalait son hôte.C’est peut-être le premier mortel qui se soit si bien diverti avecdes chats, sans avoir d’autre compagnie.

Il est vrai que Chatte Blanche avait l’espritagréable, liant, et presque universel. Elle était plus savantequ’il n’est permis à une chatte de l’être. Le prince s’en étonnaitquelquefois : « Non, lui disait-il, ce n’est point unechose naturelle que tout ce que je remarque de merveilleux envous : si vous m’aimez, charmante minette, apprenez-moi parquel prodige vous pensez et vous parlez si juste qu’on pourraitvous recevoir dans les académies fameuses des plus beauxesprits ? – Cesse tes questions, fils de roi, lui disait-elle,il ne m’est pas permis d’y répondre, et tu peux pousser tesconjectures aussi loin que tu voudras, sans que je m’yoppose ; qu’il te suffise que j’aie toujours pour toi patte develours, et que je m’intéresse tendrement dans tout ce qui teregarde. »

Insensiblement cette seconde année s’écoulacomme la première, le prince ne souhaitait guère de choses que lesmains diligentes ne lui apportassent sur-le-champ, soit des livres,des pierreries, des tableaux, des médailles antiques ; enfinil n’avait qu’à dire je veux un tel bijou, qui est dans le cabinetdu Mogol ou du roi de Perse, telle statue de Corinthe ou de laGrèce, il voyait aussitôt devant lui ce qu’il désirait, sans savoirni qui l’avait apporté, ni d’où il venait. Cela ne laisse pasd’avoir ses agréments ; et pour se délasser, l’on estquelquefois bien aise de se voir maître des plus beaux trésors dela terre.

Chatte Blanche, qui veillait toujours auxintérêts du prince, l’avertit que le temps de son départapprochait, qu’il pouvait se tranquilliser sur la pièce de toilequ’il désirait, et qu’elle lui en avait fait unemerveilleuse ; elle ajouta qu’elle voulait cette fois-ci luidonner un équipage digne de sa naissance, et sans attendre saréponse, elle l’obligea de regarder dans la grande cour du château.Il y avait une calèche découverte, d’or émaillé de couleur de feu,avec mille devises galantes, qui satisfaisaient autant l’esprit queles yeux. Douze chevaux blancs comme la neige, attachés quatre àquatre de front, la traînaient, chargés de harnais de velourscouleur de feu en broderie de diamants, et garnis de plaques d’or.La doublure de la calèche était pareille, et cent carrosses à huitchevaux, tous remplis de seigneurs de grande apparence, trèssuperbement vêtus, suivaient cette calèche. Elle était encoreaccompagnée par mille gardes du corps dont les habits étaient sicouverts de broderie que l’on n’apercevait point l’étoffe ; cequi était singulier, c’est qu’on voyait partout le portrait deChatte Blanche, soit dans les devises de la calèche, ou sur leshabits des gardes du corps, ou attachés avec un ruban dujustaucorps de ceux qui faisaient le cortège, comme un ordrenouveau dont elle les avait honorés.

« Va, dit-elle au prince, va paraître àla cour du roi ton père, d’une manière si somptueuse que tes airsmagnifiques servent à lui en imposer, afin qu’il ne te refuse plusla couronne que tu mérites. Voilà une noix, ne la casse qu’en saprésence, tu y trouveras la pièce de toile que tu m’as demandée. –Aimable Blanchette, lui dit-il, je vous avoue que je suis sipénétré de vos bontés, que si vous y vouliez consentir, jepréférerais de passer ma vie avec vous à toutes les grandeurs quej’ai lieu de me promettre ailleurs. – Fils de roi, répliqua-t-elle,je suis persuadée de la bonté de ton cœur, c’est une marchandiserare parmi les princes, ils veulent être aimés de tout le monde, etne veulent rien aimer ; mais tu montres assez que la règlegénérale a son exception. Je te tiens compte de l’attachement quetu témoignes pour une petite Chatte Blanche, qui dans le fond n’estpropre à rien qu’à prendre des souris. » Le prince lui baisala patte, et partit.

L’on aurait de la peine à croire la diligencequ’il fit, si l’on ne savait déjà de quelle manière le cheval debois l’avait porté en moins de deux jours à plus de cinq centslieues du château ; de sorte que le même pouvoir qui animacelui-là pressa si fort les autres qu’ils ne restèrent quevingt-quatre heures sur le chemin ; ils ne s’arrêtèrent enaucun endroit, jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés chez le roi, oùles deux frères aînés du prince s’étaient déjà rendus ; desorte que ne voyant point paraître leur cadet, ilss’applaudissaient de sa négligence, et se disaient tout bas l’un àl’autre : « Voilà qui est bien heureux, il est mort oumalade, il ne sera point notre rival dans l’affaire importante quiva se traiter. » Aussitôt ils déployèrent leurs toiles, qui àla vérité étaient si fines qu’elles passaient par le trou d’unegrosse aiguille, mais dans une petite, cela ne se pouvait ; etle roi, très aise de ce prétexte de dispute, leur montra l’aiguillequ’il avait proposée et que les magistrats, par son ordre,apportèrent du trésor de la ville, où elle avait été soigneusementenfermée.

Il y avait beaucoup de murmure sur cettedispute. Les amis des princes, et particulièrement ceux de l’aîné,car c’était sa toile qui était la plus belle, disaient que c’étaitlà une franche chicane, où il entrait beaucoup d’adresse et denormanisme. Les créatures du roi soutenaient qu’il n’était pointobligé de tenir des conditions qu’il n’avait pas proposées ;enfin, pour les mettre tous d’accord, l’on entendit un bruitcharmant de trompettes, de timbales et de hautbois ; c’étaitnotre prince qui arrivait en pompeux appareil. Le roi et ses deuxfils demeurèrent aussi étonnés les uns que les autres d’une sigrande magnificence.

Après qu’il eut salué respectivement son père,embrassé ses frères, il tira d’une boîte couverte de rubis la noixqu’il cassa ; il croyait y trouver la pièce de toile tantvantée ; mais il y avait au lieu une noisette. Il cassaencore, et demeura surpris de voir un noyau de cerise. Chacun seregardait, le roi riait tout doucement, et se moquait que son filseût été assez crédule pour croire apporter dans une noix une piècede toile : mais pourquoi ne l’aurait-il pas cru, puisqu’il adéjà donné un petit chien qui tenait dans un gland ? Il cassadonc le noyau de cerise, qui était rempli de son amande ;alors il s’éleva un grand bruit dans la chambre, l’on n’entendaitautre chose que : « Le prince cadet est la dupe del’aventure. » Il ne répondit rien aux mauvaises plaisanteriesdes courtisans ; il ouvre l’amande, et trouve un grain de blépuis dans le grain de blé un grain de millet. Oh ! c’est lavérité qu’il commença à se défier, et marmotta entre sesdents : « Chatte Blanche, Chatte Blanche, tu t’es moquéede moi. » Il sentit dans ce moment la griffe d’un chat sur samain, dont il fut si bien égratigné qu’il saignait. Il ne savait sicette griffade était faite pour lui donner du cœur, ou lui faireperdre courage. Cependant il ouvrit le grain de millet, etl’étonnement de tout le monde ne fut pas petit, quand il en tiraune pièce de toile de quatre cents aunes, si merveilleuse que tousles oiseaux, les animaux et les poissons y étaient peints avec lesarbres, les fruits et les plantes de la terre, les rochers, lesraretés et les coquillages de la mer, le soleil, la lune, lesétoiles, les astres et les planètes des cieux : il y avaitencore le portrait des rois et autres souverains qui régnaient pourlors dans le monde ; celui de leurs femmes, de leursmaîtresses, de leurs enfants et de tous leurs sujets, sans que leplus petit polisson y fût oublié. Chacun dans son état faisait lepersonnage qui lui convenait, et vêtu à la mode de son pays.Lorsque le roi vit cette pièce de toile, il devint aussi pâle quele prince était devenu rouge de la chercher si longtemps. L’onprésenta l’aiguille, et elle y passa et repassa six fois. Le roi etles deux princes aînés gardaient un morne silence, quoique labeauté si rare de cette toile les forçât de temps en temps de direque tout ce qui était dans l’univers ne lui était pascomparable.

Le roi poussa un profond soupir, et setournant vers ses enfants : « Rien ne peut, leur dit-il,me donner tant de consolation dans ma vieillesse que de reconnaîtrevotre déférence pour moi, je souhaite donc que vous vous mettiez àune nouvelle épreuve. Allez encore voyager un an, et celui qui aubout de l’année ramènera la plus belle fille l’épousera, et seracouronné roi à son mariage ; c’est aussi bien une nécessitéque mon successeur se marie. Je jure, je promets, que je nedifférerai plus à donner la récompense que j’ai promise. »

Toute l’injustice roulait sur notre prince. Lepetit chien et la pièce de toile méritaient dix royaumes plutôtqu’un ; mais il était si bien né qu’il ne voulut pointcontrarier la volonté de son père ; et sans différer, ilremonta dans sa calèche : tout son équipage le suivit, et ilretourna auprès de sa chère Chatte Blanche ; elle savait lejour et le moment qu’il devait arriver, tout était jonché de fleurssur le chemin, mille cassolettes fumaient de tous côtés, etparticulièrement dans le château. Elle était assise sur un tapis dePerse, et sous un pavillon de drap d’or, dans une galerie où ellepouvait le voir revenir. Il fut reçu par les mains qui l’avaienttoujours servi. Tous les chats grimpèrent sur les gouttières pourle féliciter par un miaulage désespéré.

« Eh bien, fils de roi, lui dit-elle, tevoilà donc encore revenu sans couronne ? – Madame,répliqua-t-il, vos bontés m’avaient mis en état de la gagner :mais je suis persuadé que le roi aurait plus de peine à s’endéfaire que je n’aurais de plaisir à la posséder. – N’importe,dit-elle, il ne faut rien négliger pour la mériter, je te serviraidans cette occasion ; et puisqu’il faut que tu mènes une bellefille à la cour de ton père, je t’en chercherai quelqu’une qui tefera gagner le prix ; cependant réjouissons-nous, j’ai ordonnéun combat naval entre mes chats et les terribles rats de lacontrée. Mes chats seront peut-être embarrassés, car ils craignentl’eau ; mais aussi ils auraient trop d’avantage, et il faut,autant qu’on le peut, égaler toutes choses. » Le prince admirala prudence de madame Minette. Il la loua beaucoup, et fut avecelle sur une terrasse qui donnait vers la mer.

Les vaisseaux des chats consistaient en degrands morceaux de liège, sur lesquels ils voguaient assezcommodément. Les rats avaient joint plusieurs coques d’œufs, etc’étaient là leurs navires. Le combat s’opiniâtracruellement ; les rats se jetaient dans l’eau, et nageaientbien mieux que les chats ; de sorte que vingt fois ils furentvainqueurs et vaincus ; mais Minagrobis, amiral de la flottechatonique, réduisit la gente ratonienne dans le dernier désespoir.Il mangea à belles dents le général de leur flotte ; c’étaitun vieux rat expérimenté, qui avait fait trois fois le tour dumonde dans de bons vaisseaux, où il n’était ni capitaine, nimatelot, mais seulement croque-lardon.

Chatte Blanche ne voulut pas qu’on détruisîtabsolument ces pauvres infortunés. Elle avait de la politique, etsongeait que s’il n’y avait plus ni rats, ni souris dans le pays,ses sujets vivraient dans une oisiveté qui pourrait lui devenirpréjudiciable. Le prince passa cette année comme il avait fait desautres, c’est-à-dire à la chasse, à la pêche, au jeu, car ChatteBlanche jouait fort bien aux échecs. Il ne pouvait s’empêcher detemps en temps de lui faire de nouvelles questions, pour savoir parquel miracle elle parlait. Il lui demandait si elle était fée, ousi par une métamorphose on l’avait rendue chatte ; mais commeelle ne disait jamais que ce qu’elle voulait bien dire, elle nerépondait aussi que ce qu’elle voulait bien répondre, et c’étaittant de petits mots qui ne signifiaient rien qu’il jugea aisémentqu’elle ne voulait pas partager son secret avec lui.

Rien ne s’écoule plus vite que des jours quise passent sans peine et sans chagrin, et si la chatte n’avait pasété soigneuse de se souvenir du temps qu’il fallait retourner à lacour, il est certain que le prince l’aurait absolument oublié. Ellel’avertit la veille qu’il ne tiendrait qu’à lui d’emmener une desplus belles princesses qui fût dans le monde, que l’heure dedétruire le fatal ouvrage des fées était à la fin arrivé, et qu’ilfallait pour cela qu’il se résolût à lui couper la tête et laqueue, qu’il jetterait promptement dans le feu. « Moi,s’écria-t-il, Blanchette ! mes amours ! moi, dis-je, jeserais assez barbare pour vous tuer ? Ah ! vous voulezsans doute éprouver mon cœur, mais soyez certaine qu’il n’est pointcapable de manquer à l’amitié et à la reconnaissance qu’il vousdoit. – Non, fils de roi, continua-t-elle, je ne te soupçonned’aucune ingratitude ; je connais ton mérite, ce n’est ni toi,ni moi qui réglons dans cette affaire notre destinée. Fais ce queje souhaite, nous recommencerons l’un et l’autre d’être heureux, ettu connaîtras, foi de chatte de bien et d’honneur, que je suisvéritablement ton amie.

Les larmes vinrent deux ou trois fois aux yeuxdu jeune prince, de la seule pensée qu’il fallait couper la tête àsa petite chatonne qui était si jolie et si gracieuse. Il ditencore tout ce qu’il put imaginer de plus tendre pour qu’elle l’endispensât, elle répondait opiniâtrement qu’elle voulait mourir desa main ; et que c’était l’unique moyen d’empêcher que sesfrères n’eussent la couronne ; en un mot, elle le pressa avectant d’ardeur qu’il tira son épée en tremblant, et, d’une main malassurée, il coupa la tête et la queue de sa bonne amie lachatte : en même temps il vit la plus charmante métamorphosequi se puisse imaginer. Le corps de Chatte Blanche devint grand, etse changea tout d’un coup en fille, c’est ce qui ne saurait êtredécrit, il n’y a eu que celle-là d’aussi accomplie. Ses yeuxravissaient les cœurs, et sa douceur les retenait : sa tailleétait majestueuse, l’air noble et modeste, un esprit liant, desmanières engageantes ; enfin, elle était au-dessus de tout cequ’il y a de plus aimable.

Le prince en la voyant demeura si surpris, etd’une surprise si agréable, qu’il se crut enchanté. Il ne pouvaitparler, ses yeux n’étaient pas assez grands pour la regarder, et salangue liée ne pouvait expliquer son étonnement ; mais ce futbien autre chose, lorsqu’il vit entrer un nombre extraordinaire dedames et de seigneurs, qui tenant tous leur peau de chattes ou dechats jetée sur leurs épaules vinrent se prosterner aux pieds de lareine, et lui témoigner leur joie de la revoir dans son étatnaturel. Elle les reçut avec des témoignages de bonté quimarquaient assez le caractère de son cœur. Et après avoir tenu soncercle quelques moments, elle ordonna qu’on la laissât seule avecle prince, et elle lui parla ainsi :

« Ne pensez pas, seigneur, que j’aietoujours été chatte, ni que ma naissance soit obscure parmi leshommes. Mon père était roi de six royaumes. Il aimait tendrement mamère, et la laissait dans une entière liberté de faire tout cequ’elle voulait. Son inclination dominante était de voyager ;de sorte qu’étant grosse de moi, elle entreprit d’aller voir unecertaine montagne, dont elle avait entendu dire des chosessurprenantes. Comme elle était en chemin, on lui dit qu’il y avait,proche du lieu où elle passait, un ancien château de fées, le plusbeau du monde, tout au moins qu’on le croyait tel par une traditionqui en était restée ; car d’ailleurs comme personne n’yentrait, on n’en pouvait juger, mais qu’on savait très sûrement queces fées avaient dans leur jardin les meilleurs fruits, les plussavoureux et délicats qui se fussent jamais mangés.

Aussitôt la reine ma mère eut une envie siviolente d’en manger qu’elle y tourna ses pas. Elle arriva à laporte de ce superbe édifice, qui brillait d’or et d’azur de tousles côtés ; mais elle y frappa inutilement : qui que cesoit ne parut, il semblait que tout le monde y était mort ;son envie augmentant par les difficultés, elle envoya quérir deséchelles, afin que l’on pût passer par-dessus les murs du jardin,et l’on en serait venu à bout si ces murs ne se fussent haussés àvue d’œil, bien que personne n’y travaillât ; l’on attachaitdes échelles les unes aux autres, elles rompaient sous le poids deceux qu’on y faisait monter, et ils s’estropiaient ou setuaient.

La reine se désespérait. Elle voyait de grandsarbres chargés de fruits qu’elle croyait délicieux, elle en voulaitmanger ou mourir ; de sorte qu’elle fit tendre des tentes fortriches devant le château, et elle y resta six semaines avec toutesa cour. Elle ne dormait ni ne mangeait, elle soupirait sans cesse,elle ne parlait que des fruits du jardin inaccessible ; enfinelle tomba dangereusement malade, sans que qui que ce soit pûtapporter le moindre remède à son mal, car les inexorables féesn’avaient pas même paru depuis qu’elle s’était établie proche deleur château. Tous ses officiers s’affligeaientextraordinairement : l’on n’entendait que des pleurs et dessoupirs, pendant que la reine mourante demandait des fruits à ceuxqui la servaient ; mais elle n’en voulait point d’autres queceux qu’on lui refusait.

Une nuit qu’elle s’était un peu assoupie, ellevit en se réveillant une petite vieille, laide et décrépite, assisedans un fauteuil au chevet de son lit. Elle était surprise que sesfemmes eussent laissé approcher si près d’elle une inconnue,lorsque celle-ci lui dit : « Nous trouvons Ta Majestébien importune, de vouloir avec tant d’opiniâtreté manger de nosfruits ; mais puisqu’il y va de ta précieuse vie, mes sœurs etmoi consentons à t’en donner tant que tu pourras en emporter, ettant que tu resteras ici, pourvu que tu nous fasses un don. –Ah ! ma bonne mère, s’écria la reine, parlez, je vous donnemes royaumes, mon cœur, mon âme, pourvu que j’aie des fruits, je nesaurais les acheter trop cher. – Nous voulons, dit-elle, que TaMajesté nous donne la fille que tu portes dans ton sein ; dèsqu’elle sera née, nous la viendrons quérir ; elle sera nourrieparmi nous ; il n’y a point de vertus, de beautés, desciences, dont nous ne la voulions douer : en un mot, ce seranotre enfant, nous la rendrons heureuse ; mais observe que TaMajesté ne la reverra plus qu’elle ne soit mariée. Si laproposition t’agrée, je vais tout à l’heure te guérir, et te menerdans nos vergers ; malgré la nuit, tu verras assez clair pourchoisir ce que tu voudras. Si ce que je te dis ne te plaît pas,bonsoir, madame la reine, je vais dormir. – Quelque dure que soitla loi que vous m’imposez, répondit la reine, je l’accepte plutôtque de mourir ; car il est certain que je n’ai pas un jour àvivre, ainsi je perdrais mon enfant en me perdant. Guérissez-moi,savante fée, continua-t-elle, et ne me laissez pas un moment sansjouir du privilège que vous venez de m’accorder. »

La fée la toucha avec une petite baguetted’or, en disant : « Que Ta Majesté soit quitte de tousles maux qui la retiennent dans ce lit. » Il lui semblaaussitôt qu’on lui ôtait une robe fort pesante et fort dure, dontelle se sentait comme accablée, et qu’il y avait des endroits oùelle tenait davantage. C’était apparemment ceux où le mal était leplus grand. Elle fit appeler toutes ses dames, et leur dit avec unvisage gai qu’elle se portait à merveille, qu’elle allait se lever,et qu’enfin ces portes si bien verrouillées et si bien barricadéesdu palais de féerie lui seraient ouvertes pour manger de beauxfruits, et pour en emporter tant qu’il lui plairait.

Il n’y eut aucune de ses dames qui ne crût lareine en délire, et que dans ce moment elle rêvait à ces fruitsqu’elle avait tant souhaités ; de sorte qu’au lieu de luirépondre, elles se prirent à pleurer, et firent éveiller tous lesmédecins pour voir en quel état elle était. Ce retardementdésespérait la reine ; elle demandait promptement ses habits,on les lui refusait ; elle se mettait en colère, et devenaitfort rouge. L’on disait que c’était l’effet de sa fièvre ;cependant les médecins étant entrés, après lui avoir touché lepouls, et fait leurs cérémonies ordinaires, ne purent nier qu’ellefût dans une parfaite santé. Ses femmes qui virent la faute que lezèle leur avait fait commettre tâchèrent de la réparer enl’habillant promptement. Chacun lui demanda pardon, tout futapaisé, et elle se hâta de suivre la vieille fée qui l’avaittoujours attendue.

Elle entra dans le palais où rien ne pouvaitêtre ajouté pour en faire le plus beau lieu du monde. Vous lecroirez aisément, seigneur, ajouta la reine Chatte Blanche, quandje vous aurai dit que c’est celui où nous sommes ; deux autresfées un peu moins vieilles que celle qui conduisait ma mère lesreçurent à la porte, et lui firent un accueil très favorable. Elleles pria de la mener promptement dans le jardin, et vers lesespaliers où elle trouverait les meilleurs fruits. « Ils sonttous également bons, lui dirent-elles, et si ce n’était que tu veuxavoir le plaisir de les cueillir toi-même, nous n’aurions qu’à lesappeler pour les faire venir ici. – Je vous supplie, mesdames, ditla reine, que j’aie la satisfaction de voir une chose siextraordinaire. » La plus vieille mit ses doigts dans sabouche, et siffla trois fois, puis elle cria :« Abricots, pêches, pavis, brugnons, cerises, prunes, poires,bigarreaux, melons, muscats, pommes, oranges, citrons, groseilles,fraises, framboises, accourez à ma voix. – Mais, dit la reine, toutce que vous venez d’appeler vient en différentes saisons. – Celan’est pas ainsi dans nos vergers, dirent-elles, nous avons de tousles fruits qui sont sur la terre, toujours mûrs, toujours bons, etqui ne se gâtent jamais.

En même temps, ils arrivèrent roulants,rampants, pêle-mêle, sans se gâter ni se salir ; de sorte quela reine, impatiente de satisfaire son envie, se jeta dessus, etprit les premiers qui s’offrirent sous ses mains ; elle lesdévora plutôt qu’elle ne les mangea.

Après s’en être un peu rassasiée, elle priales fées de la laisser aller aux espaliers, pour avoir le plaisirde les choisir de l’œil avant que de les cueillir. » Nous yconsentons volontiers, dirent les trois fées ; maissouviens-toi de la promesse que tu nous as faite, il ne te seraplus permis de t’en dédire. – Je suis persuadée, répliqua-t-elle,que l’on est si bien avec vous, et ce palais me semble si beau, quesi je n’aimais pas chèrement le roi mon mari, je m’offrirais d’ydemeurer aussi ; c’est pourquoi vous ne devez point craindreque je rétracte ma parole. » Les fées, très contentes, luiouvrirent tous leurs jardins, et tous leurs enclos ; elle yresta trois jours et trois nuits sans en vouloir sortir, tant elleles trouvait délicieux. Elle cueillit des fruits pour saprovision ; et comme ils ne se gâtent jamais, elle en fitcharger quatre mille mulets qu’elle emmena. Les fées ajoutèrent àleurs fruits des corbeilles d’or, d’un travail exquis, pour lesmettre, et plusieurs raretés dont le prix est excessif ; elleslui promirent de m’élever en princesse, de me rendre parfaite, etde me choisir un époux, qu’elle serait avertie de la noce, etqu’elles espéraient bien qu’elle y viendrait.

Le roi fut ravi du retour de la reine ;toute la cour lui en témoigna sa joie ; ce n’étaient que bals,mascarades, courses de bagues et festins, où les fruits de la reineétaient servis comme un régal délicieux. Le roi les mangeaitpréférablement à tout ce qu’on pouvait lui présenter. Il ne savaitpoint le traité qu’elle avait fait avec les fées, et souvent il luidemandait en quel pays elle était allée pour rapporter de si bonneschoses ; elle lui répondait qu’elles se trouvaient sur unemontagne presque inaccessible, une autre fois qu’elles venaientdans des vallons, puis au milieu d’un jardin ou dans une grandeforêt. Le roi demeurait surpris de tant de contrariétés. Ilquestionnait ceux qui l’avaient accompagnée ; mais elle leuravait tant défendu de conter à personne son aventure qu’ilsn’osaient en parler. Enfin la reine inquiète de ce qu’elle avaitpromis aux fées, voyant approcher le temps de ses couches, tombadans une mélancolie affreuse, elle soupirait à tout moment, etchangeait à vue d’œil. Le roi s’inquiéta, il pressa la reine de luidéclarer le sujet de sa tristesse ; et après des peinesextrêmes, elle lui apprit tout ce qui s’était passé entre les féeset elle, et comme elle leur avait promis la fille qu’elle devaitavoir. « Quoi ! s’écria le roi, nous n’avons pointd’enfants, vous savez à quel point j’en désire, et pour manger deuxou trois pommes, vous avez été capable de promettre votrefille ? Il faut que vous n’ayez aucune amitié pour moi. »Là-dessus il l’accabla de mille reproches, dont ma pauvre mèrepensa mourir de douleur ; mais il ne se contenta pas de cela,il la fit enfermer dans une tour, et mit des gardes de tous côtéspour empêcher qu’elle n’eût commerce avec qui que ce fût au monde,que les officiers qui la servaient, encore changea-t-il ceux quiavaient été avec elle au château des fées.

La mauvaise intelligence du roi et de la reinejeta la cour dans une consternation infinie. Chacun quitta sesriches habits pour en prendre de conformes à la douleur générale.Le roi, de son côté, paraissait inexorable ; il ne voyait plussa femme, et sitôt que je fus née, il me fit apporter dans sonpalais pour y être nourrie, pendant qu’elle resterait prisonnièreet fort malheureuse. Les fées n’ignoraient rien de ce qui sepassait ; elles s’en irritèrent, elles voulaient m’avoir,elles me regardaient comme leur bien, et que c’était leur faire unvol que de me retenir. Avant que de chercher une vengeanceproportionnée à leur chagrin, elles envoyèrent une célèbreambassade au roi, pour l’avertir de mettre la reine en liberté, etde lui rendre ses bonnes grâces, et pour le prier aussi de medonner à leurs ambassadeurs, afin d’être nourrie et élevée parmielles. Les ambassadeurs étaient si petits et si contrefaits, carc’étaient des nains hideux, qu’ils n’eurent pas le don de persuaderce qu’ils voulaient au roi. Il les refusa rudement, et s’ilsn’étaient partis en diligence, il leur serait peut-être arrivépis.

Quand les fées surent le procédé de mon père,elles s’indignèrent autant qu’on peut l’être ; et après avoirenvoyé dans ses six royaumes tous les maux qui pouvaient lesdésoler, elles lâchèrent un dragon épouvantable, qui remplissait devenin les endroits où il passait, qui mangeait les hommes et lesenfants, et qui faisait mourir les arbres et les plantes du soufflede son haleine.

Le roi se trouva dans la dernièredésolation : il consulta tous les sages de son royaume sur cequ’il devait faire pour garantir ses sujets des malheurs, dont illes voyait accablés. Ils lui conseillèrent d’envoyer chercher partout le monde les meilleurs médecins et les plus excellentsremèdes, et d’un autre côté, qu’il fallait promettre la vie auxcriminels condamnés à la mort qui voudraient combattre le dragon.Le roi, assez satisfait de cet avis, l’exécuta, et n’en reçutaucune consolation, car la mortalité continuait, et personnen’allait contre le dragon qu’il n’en fût dévoré ; de sortequ’il eut recours à une fée dont il était protégé dès sa plustendre jeunesse. Elle était fort vieille, et ne se levait presqueplus ; il alla chez elle, et lui fit mille reproches desouffrir que le destin le persécutât sans le secourir.« Comment voulez-vous que je fasse, lui dit-elle, vous avezirrité mes sœurs ; elles ont autant de pouvoir que moi, etrarement nous agissons les unes contre les autres. Songez à lesapaiser en leur donnant votre fille, cette petite princesse leurappartient : vous avez mis la reine dans une étroiteprison ; que vous a donc fait cette femme si aimable pour latraiter si mal ? Résolvez-vous de tenir la parole qu’elle adonnée, je vous assure que vous serez comblé de biens. »

Le roi mon père m’aimait chèrement ; maisne voyant point d’autre moyen de sauver ses royaumes, et de sedélivrer du fatal dragon, il dit à son amie qu’il était résolu dela croire, qu’il voulait bien me donner aux fées, puisqu’elleassurait que je serais chérie et traitée en princesse de monrang ; qu’il ferait aussi revenir la reine, et qu’elle n’avaitqu’à lui dire à qui il me confierait pour me porter au château deféerie. « Il faut, lui dit-elle, la porter dans son berceausur la montagne de fleurs ; vous pourrez même rester auxenvirons, pour être spectateur de la fête qui se passera. » Leroi lui dit que dans huit jours il irait avec la reine, qu’elle enavertît ses sœurs les fées, afin qu’elles fissent là-dessus cequ’elles jugeraient à propos.

Dès qu’il fut de retour au palais, il envoyaquérir la reine avec autant de tendresse et de pompe qu’il l’avaitfait mettre prisonnière avec colère et emportement. Elle était siabattue et si changée qu’il aurait eu peine à la reconnaître, sison cœur ne l’avait pas assuré que c’était cette même personnequ’il avait tant chérie. Il la pria, les larmes aux yeux, d’oublierles déplaisirs qu’il venait de lui causer, l’assurant que ceseraient les derniers qu’elle éprouverait jamais avec lui. Ellerépliqua qu’elle se les était attirés par l’imprudence qu’elleavait eue de promettre sa fille aux fées ; et que si quelquechose la pouvait rendre excusable, c’était l’état où elleétait ; enfin il lui déclara qu’il voulait me remettre entreleurs mains. La reine à son tour combattit ce dessein : ilsemblait que quelque fatalité s’en mêlait, et que je devaistoujours être un sujet de discorde entre mon père et ma mère. Aprèsqu’elle eut bien gémi et pleuré, sans rien obtenir de ce qu’ellesouhaitait (car le roi en voyait trop les funestes conséquences, etnos sujets continuaient de mourir, comme s’ils eussent étécoupables des fautes de notre famille), elle consentit à tout cequ’il désirait, et l’on prépara tout pour la cérémonie.

Je fus mise dans un berceau de nacre de perle,orné de tout ce que l’art peut faire imaginer de plus galant. Cen’étaient que guirlandes de fleurs et festons qui pendaient autour,et les fleurs en étaient de pierreries, dont les différentescouleurs, frappées par le soleil, réfléchissaient des rayons sibrillants qu’on ne pouvait les regarder. La magnificence de monajustement surpassait, s’il se peut, celle du berceau. Toutes lesbandes de mon maillot étaient faites de grosses perles,vingt-quatre princesses du sang me portaient sur une espèce debrancard fort léger ; leurs parures n’avaient rien de commun,mais il ne leur fut pas permis de mettre d’autres couleurs que dublanc, par rapport à mon innocence. Toute la cour m’accompagna,chacun dans son rang.

Pendant que l’on montait la montagne, onentendit une mélodieuse symphonie qui s’approchait ; enfin lesfées parurent, au nombre de trente-six ; elles avaient priéleurs bonnes amies de venir avec elles ; chacune était assisedans une coquille de perle, plus grande que celle où Vénus étaitlorsqu’elle sortit de la mer ; des chevaux marins quin’allaient guère bien sur la terre les traînaient plus pompeusesque les premières reines de l’univers ; mais d’ailleursvieilles et laides avec excès. Elles portaient une branched’olivier, pour signifier au roi que sa soumission trouvait grâcedevant elles ; et lorsqu’elles me tinrent, ce furent descaresses si extraordinaires qu’il semblait qu’elles ne voulaientplus vivre que pour me rendre heureuse.

Le dragon qui avait servi à les venger contremon père venait après elles, attaché avec des chaînes dediamant : elles me prirent entre leurs bras, me firent millecaresses, me douèrent de plusieurs avantages, et commencèrentensuite le branle des fées. C’est une danse fort gaie ; iln’est pas croyable combien ces vieilles dames sautèrent etgambadèrent ; puis le dragon qui avait mangé tant de personness’approcha en rampant. Les trois fées à qui ma mère m’avaitpromise, s’assirent dessus, mirent mon berceau au milieu d’elles,et frappant le dragon avec une baguette, il déploya aussitôt sesgrandes ailes écaillées ; plus fines que du crêpe, ellesétaient mêlées de mille couleurs bizarres : elles se rendirentainsi au château. Ma mère me voyant en l’air, exposée sur cefurieux dragon, ne put s’empêcher de pousser de grands cris. Le roila consola, par l’assurance que son amie lui avait donnée qu’il nem’arriverait aucun accident, et que l’on prendrait le même soin demoi que si j’étais restée dans son propre palais. Elle s’apaisa,bien qu’il lui fût très douloureux de me perdre pour si longtemps,et d’en être la seule cause ; car si elle n’avait pas voulumanger les fruits du jardin, je serais demeurée dans le royaume demon père, et je n’aurais pas eu tous les déplaisirs qui me restentà vous raconter.

Sachez donc, fils de roi, que mes gardiennes,avaient bâti exprès une tour, dans laquelle on trouvait mille beauxappartements pour toutes les saisons de l’année, des meublesmagnifiques, des livres agréables, mais il n’y avait point deporte, et il fallait toujours entrer par les fenêtres, qui étaientprodigieusement hautes. L’on trouvait un beau jardin sur la tour,orné de fleurs, de fontaines et de berceaux de verdure, quigarantissaient de la chaleur dans la plus ardente canicule. Ce futen ce lieu que les fées m’élevèrent avec des soins qui surpassaienttout ce qu’elles avaient promis à la reine. Mes habits étaient desplus à la mode, et si magnifiques que si quelqu’un m’avait vue,l’on aurait cru que c’était le jour de mes noces. Ellesm’apprenaient tout ce qui convenait à mon âge et à manaissance : je ne leur donnais pas beaucoup de peine, car iln’y avait guère de choses que je ne comprisse avec une extrêmefacilité : ma douceur leur était fort agréable, et comme jen’avais jamais rien vu qu’elles, je serais demeurée tranquille danscette situation le reste de ma vie.

Elles venaient toujours me voir, montées surle furieux dragon dont j’ai déjà parlé ; elles nem’entretenaient jamais ni du roi, ni de la reine ; elles menommaient leur fille, et je croyais l’être. Personne au monde nerestait avec moi dans la tour qu’un perroquet et un petit chien,qu’elles m’avaient donnés pour me divertir, car ils étaient douésde raison, et parlaient à merveille.

Un des côtés de la tour était bâti sur unchemin creux, plein d’ornières et d’arbres qui l’embarrassaient, desorte que je n’y avais aperçu personne depuis qu’on m’avaitenfermée. Mais un jour, comme j’étais à la fenêtre, causant avecmon perroquet et mon chien, j’entendis quelque bruit. Je regardaide tous côtés, et j’aperçus un jeune chevalier qui s’était arrêtépour écouter notre conversation ; je n’en avais jamais vuqu’en peinture. Je ne fus pas fâchée qu’une rencontre inespérée mefournît cette occasion ; de sorte que ne me défiant point dudanger qui est attaché à la satisfaction de voir un objet aimable,je m’avançai pour le regarder, et plus je le regardais, plus j’yprenais de plaisir. Il me fit une profonde révérence, il attachases yeux sur moi, et me parut très en peine de quelle manière ilpourrait m’entretenir ; car ma fenêtre était fort haute, ilcraignait d’être entendu, et il savait bien que j’étais dans lechâteau des fées.

La nuit vint presque tout d’un coup, ou, pourparler plus juste, elle vint sans que nous nous enaperçussions ; il sonna deux ou trois fois du cor, et meréjouit de quelques fanfares, puis il partit sans que je pusse mêmedistinguer de quel côté il allait, tant l’obscurité était grande.Je restai très rêveuse ; je ne sentis plus le même plaisir quej’avais toujours pris à causer avec mon perroquet et mon chien. Ilsme disaient les plus jolies choses du monde, car des bêtes féesdeviennent spirituelles, mais j’étais occupée, et je ne savaispoint l’art de me contraindre. Perroquet le remarqua ; ilétait fin, il ne témoigna rien de ce qui roulait dans sa tête.

Je ne manquai pas de me lever avec le jour. Jecourus à ma fenêtre ; je demeurai agréablement surprised’apercevoir au pied de la tour le jeune chevalier. Il avait deshabits magnifiques ; je me flattai que j’y avais un peu depart, et je ne me trompais point. Il me parla avec une espèce detrompette qui porte la voix, et par son secours, il me dit qu’ayantété insensible jusqu’alors à toutes les beautés qu’il avait vues,il s’était senti tout d’un coup si vivement frappé de la miennequ’il ne pouvait comprendre comment il se passerait sans mourir deme voir tous les jours de sa vie. Je demeurai très contente de soncompliment, et très inquiète de n’oser y répondre ; car ilaurait fallu crier de toute ma force, et me mettre dans le risqued’être mieux entendue encore des fées que de lui. Je tenaisquelques fleurs que je lui jetai, il les reçut comme une insignefaveur ; de sorte qu’il les baisa plusieurs fois, et meremercia. Il me demanda ensuite si je trouverais bon qu’il vînttous les jours à la même heure sous mes fenêtres, et que si je levoulais bien, je lui jetasse quelque chose. J’avais une bague deturquoise que j’ôtai brusquement de mon doigt, et que je lui jetaiavec beaucoup de précipitation, lui faisant signe de s’éloigner endiligence ; c’est que j’entendais de l’autre côté la féeViolente, qui montait sur son dragon pour m’apporter àdéjeuner.

La première chose qu’elle dit en entrant dansma chambre, ce furent ces mots : « Je sens ici la voixd’un homme, cherche, dragon. » Oh ! que devins-je !J’étais transie de peur qu’il ne passât par l’autre fenêtre, etqu’il ne suivît le chevalier, pour lequel je m’intéressais déjàbeaucoup. « En vérité, dis-je, ma bonne maman (car la vieillefée voulait que je la nommasse ainsi), vous plaisantez, quand vousdites que vous sentez la voix d’un homme : est-ce que la voixsent quelque chose ? Et quand cela serait, quel est le mortelassez téméraire pour hasarder de monter dans cette tour ? – Ceque tu dis est vrai, ma fille, répondit-elle, je suis ravie de tevoir raisonner si joliment, et je conçois que c’est la haine quej’ai pour tous les hommes qui me persuade quelquefois qu’ils nesont pas éloignés de moi. » Elle me donna mon déjeuner et maquenouille. « Quand tu auras mangé, ne manque pas de filer,car tu ne fis rien hier, me dit-elle, et mes sœurs sefâcheront. » En effet, je m’étais si fort occupée de l’inconnuqu’il m’avait été impossible de filer.

Dès qu’elle fut partie, je jetai la quenouilled’un petit air mutin, et montai sur la terrasse pour découvrir deplus loin dans la campagne. J’avais une lunette d’approcheexcellente ; rien ne bornait ma vue, je regardais de touscôtés, lorsque je découvris mon chevalier sur le haut d’unemontagne. Il se reposait sous un riche pavillon d’étoffe d’or, etil était entouré d’une fort grosse cour. Je ne doutai point que cene fût le fils de quelque roi voisin du palais des fées. Comme jecraignais que, s’il revenait à la tour, il ne fût découvert par leterrible dragon, je vins prendre mon perroquet, et lui dis de volerjusqu’à cette montagne, qu’il y trouverait celui qui m’avait parlé,et qu’il le priât de ma part de ne plus revenir, parce quej’appréhendais la vigilance de mes gardiennes, et qu’elles ne luifissent un mauvais tour.

Perroquet s’acquitta de sa commission enperroquet d’esprit. Chacun demeura surpris de le voir venir àtire-d’aile se percher sur l’épaule du prince, et lui parler toutbas à l’oreille. Le prince ressentit de la joie et de la peine decette ambassade. Le soin que je prenais flattait son cœur ;mais les difficultés qui se rencontraient à me parlerl’accablaient, sans pouvoir le détourner du dessein qu’il avaitformé de me plaire. Il fit cent questions à Perroquet, et Perroquetlui en fit cent à son tour, car il était naturellement curieux. Leroi le chargea d’une bague pour moi, à la place de maturquoise ; c’en était une aussi, mais beaucoup plus belle quela mienne : elle était taillée en cœur avec des diamants.« Il est juste, ajoutait-il, que je vous traite enambassadeur : voilà mon portrait que je vous donne, ne lemontrez qu’à votre charmante maîtresse. » Il lui attacha sousson aile son portrait, et il apporta la bague dans son bec.

J’attendais le retour de mon petit courriervert avec une impatience que je n’avais point connue jusqu’alors.Il me dit que celui à qui je l’avais envoyé était un grand roi,qu’il l’avait reçu le mieux du monde, et que je pouvais m’assurerqu’il ne voulait plus vivre que pour moi ; qu’encore qu’il yeût beaucoup de péril à venir au bas de ma tour, il était résolu àtout, plutôt que de renoncer à me voir. Ces nouvellesm’intriguèrent fort, je me pris à pleurer. Perroquet et Toutou meconsolèrent de leur mieux, car ils m’aimaient tendrement. PuisPerroquet me présenta la bague du prince, et me montra le portrait.J’avoue que je n’ai jamais été si aise que je le fus de pouvoirconsidérer de près celui que je n’avais vu que de loin. Il me parutencore plus aimable qu’il ne m’avait semblé ; il me vint centpensées dans l’esprit, dont les unes agréables, et les autrestristes, me donnèrent un air d’inquiétude extraordinaire. Les féesqui vinrent me voir s’en aperçurent. Elles se dirent l’une àl’autre que sans doute je m’ennuyais, et qu’il fallait songer à metrouver un époux de race fée. Elles parlèrent de plusieurs, ets’arrêtèrent sur le petit roi Migonnet, dont le royaume était àcinq cent mille lieues de leur palais ; mais ce n’était pas làune affaire. Perroquet entendit ce beau conseil, il vint m’enrendre compte, et me dit : « Ah ! que je vousplains, ma chère maîtresse, si vous devenez la reineMigonnette ! C’est un magot qui fait peur, j’ai regret de vousle dire, mais en vérité le roi qui vous aime ne voudrait pas de luipour être son valet de pied. – Est-ce que tu l’as vu, Perroquet –Je le crois vraiment, continua-t-il, j’ai été élevé sur une brancheavec lui. – Comment ! Sur une branche ? repris-je. – Oui,dit-il, c’est qu’il a les pieds d’un aigle. »

Un tel récit m’affligea étrangement ; jeregardais le charmant portrait du jeune roi, je pensais bien qu’iln’en avait régalé Perroquet que pour me donner lieu de levoir ; et quand j’en faisais la comparaison avec Migonnet, jen’espérais plus rien de ma vie, et je me résolvais plutôt à mourirqu’à l’épouser.

Je ne dormis point tant que la nuit dura.Perroquet et Toutou causèrent avec moi ; je m’endormis un peusur le matin ; et comme mon chien avait le nez bon, il sentitque le roi était au pied de la tour. Il éveilla Perroquet :« Je gage, dit-il, que le roi est là-bas. » Perroquetrépondit : « Tais-toi, babillard, parce que tu as presquetoujours les yeux ouverts et l’oreille alerte, tu es fâché du reposdes autres. – Mais gageons, dit encore le bon Toutou, je sais bienqu’il y est. » Perroquet répliqua. « Et moi, je sais bienqu’il n’y est point ; ne lui ai-je pas défendu d’y venir de lapart de notre maîtresse ? – Ah ! vraiment, tu me ladonnes belle avec tes défenses, s’écria mon chien, un hommepassionné ne consulte que son cœur. » Là-dessus il se mit àlui tirailler si fort les ailes que Perroquet se fâcha. Jem’éveillai aux cris de l’un et de l’autre ; ils me dirent cequi en faisait le sujet, je courus, ou plutôt je volai à mafenêtre ; je vis le roi qui me tendait les bras, et qui me ditavec sa trompette qu’il ne pouvait plus vivre sans moi, qu’il meconjurait de trouver les moyens de sortir de ma tour, ou de l’yfaire entrer ; qu’il attestait tous les dieux et tous leséléments, qu’il m’épouserait aussitôt, et que je serais une desplus grandes reines de l’univers.

Je commandai à Perroquet de lui aller dire quece qu’il souhaitait me semblait presque impossible ; quecependant, sur la parole qu’il me donnait et les serments qu’ilavait faits, j’allais m’appliquer à ce qu’il désirait ; que jele conjurais de ne pas venir tous les jours, qu’enfin l’on pourraits’en apercevoir, et qu’il n’y aurait point de quartier avec lesfées.

Il se retira comblé de joie, dans l’espérancedont je le flattais ; et je me trouvai dans le plus grandembarras du monde, lorsque je fis réflexion à ce que je venais depromettre. Comment sortir de cette tour, où il n’y avait point deportes ? Et n’avoir pour tout secours que Perroquet etToutou ! Être si jeune, si peu expérimentée, sicraintive ! Je pris donc la résolution de ne point tenter unechose où je ne réussirais jamais, et je l’envoyai dire au roi parPerroquet. Il voulut se tuer à ses yeux ; mais enfin il lechargea de me persuader, ou de le venir voir mourir, ou de lesoulager. « Sire, s’écria l’ambassadeur emplumé, ma maîtresseest suffisamment persuadée, elle ne manque que depouvoir. »

Quand il me rendit compte de tout ce quis’était passé, je m’affligeai plus encore. La fée Violente vint,elle me trouva les yeux enflés et rouges ; elle dit quej’avais pleuré, et que si je ne lui en avouais le sujet, elle mebrûlerait ; car toutes ses menaces étaient toujours terribles.Je répondis, en tremblant, que j’étais lasse de filer, et quej’avais envie de petits filets pour prendre des oisillons quivenaient becqueter sur les fruits de mon jardin. « Ce que tusouhaites, ma fille, me dit-elle, ne te coûtera plus de larmes, jet’apporterai des cordelettes tant que tu en voudras. » Eneffet, j’en eus le soir même : mais elle m’avertit de songermoins à travailler qu’à me faire belle, parce que le roi Migonnetdevait arriver dans peu. Je frémis à ces fâcheuses nouvelles, et nerépliquai rien.

Dès qu’elle fut partie, je commençai deux outrois morceaux de filets ; mais à quoi je m’appliquai, ce futà faire une échelle de corde, qui était très bien faite, sans enavoir jamais vu. Il est vrai que la fée ne m’en fournissait pasautant qu’il m’en fallait, et sans cesse elle disait :« Mais ma fille, ton ouvrage est semblable à celui dePénélope, il n’avance point, et tu ne te lasses pas de me demanderde quoi travailler. – Oh ! ma bonne maman ! disais-je.Vous en parlez bien à votre aise ; ne voyez-vous pas que je nesais comment m’y prendre, et que je brûle tout ? Avez-vouspeur que je vous ruine en ficelle ? » Mon air desimplicité la réjouissait, bien qu’elle fût d’une humeur trèsdésagréable et très cruelle.

J’envoyai Perroquet dire au roi de venir unsoir sous les fenêtres de la tour, qu’il y trouverait l’échelle, etqu’il saurait le reste quand il serait arrivé. En effet jel’attachai bien ferme, résolue de me sauver avec lui ; maisquand il la vit, sans attendre que je descendisse, il monta avecempressement, et se jeta dans ma chambre comme je préparais toutpour ma fuite.

Sa vue me donna tant de joie, que j’en oubliaile péril où nous étions. Il renouvela tous ses serments, et meconjura de ne point différer de le recevoir pour époux : nousprîmes Perroquet et Toutou pour témoins de notre mariage ;jamais noces ne se sont faites, entre des personnes si élevées,avec moins d’éclat et de bruit, et jamais cœurs n’ont été pluscontents que les nôtres.

Le jour n’était pas encore venu quand le roime quitta, je lui racontai l’épouvantable dessein des fées de memarier au petit Migonnet ; je lui dépeignis sa figure, dont ileut autant d’horreur que moi. À peine fut-il parti que les heuresme semblèrent aussi longues que des années : je courus à lafenêtre, je le suivis des yeux malgré l’obscurité. Quel fut monétonnement de voir en l’air un chariot de feu traîné par dessalamandres ailées, qui faisaient une telle diligence que l’œilpouvait à peine les suivre ! Ce chariot était accompagné deplusieurs gardes montés sur des autruches. Je n’eus pas assez deloisir pour bien considérer le magot qui traversait ainsi lesairs ; mais je crus aisément que c’était une fée ou unenchanteur.

Peu après la fée Violente entra dans machambre : « Je t’apporte de bonnes nouvelles, medit-elle ; ton amant est arrivé depuis quelques heures,prépare-toi à le recevoir : voici des habits et despierreries. – Eh ! qui vous a dit, m’écriai-je, que je voulaisêtre mariée ? Ce n’est point du tout mon intention, renvoyezle roi Migonnet, je n’en mettrai pas une épingle davantage ;qu’il me trouve belle ou laide, je ne suis point pour lui. – Ouais,ouais, dit la fée encore, quelle petite révoltée, quelle tête sanscervelle ! Je n’entends pas raillerie, et je te… – Que meferez-vous répliquai-je, toute rouge des noms qu’elle m’avaitdonnés ? Peut-on être plus tristement nourrie que je le suis,dans une tour avec un perroquet et un chien, voyant tous les joursplusieurs fois l’horrible figure d’un dragon épouvantable ? –Ah ! petite ingrate, dit la fée, méritais-tu tant de soins etde peines ? Je ne l’ai que trop dit à mes sœurs, que nous enaurions une triste récompense. » Elle fut les trouver, elleleur raconta notre différend ; elles restèrent aussi surprisesles unes que les autres.

Perroquet et Toutou me firent de grandesremontrances, que si je faisais davantage la mutine, ilsprévoyaient qu’il m’en arriverait des cuisants déplaisirs. Je mesentais si fière de posséder le cœur d’un grand roi que jeméprisais les fées et les conseils de mes pauvres petits camarades.Je ne m’habillai point, et j’affectai de me coiffer de travers,afin que Migonnet me trouvât désagréable. Notre entrevue se fit surla terrasse. Il y vint dans son chariot de feu. Jamais depuis qu’ily a des nains, il ne s’en est vu un si petit. Il marchait sur sespieds d’aigle et sur les genoux tout ensemble, car il n’avait pointd’os aux jambes ; de sorte qu’il se soutenait sur deuxbéquilles de diamant. Son manteau royal n’avait qu’une demi-aune delong, et traînait plus d’un tiers. Sa tête était grosse comme unboisseau, et son nez si grand qu’il portait dessus une douzained’oiseaux, dont le ramage le réjouissait : il avait une sifurieuse barbe que les serins de Canarie y faisaient leurs nids, etses oreilles passaient d’une coudée au-dessus de sa tête ;mais on s’en apercevait peu, à cause d’une haute couronne pointuequ’il portait pour paraître plus grand. La flamme de son chariotrôtit les fruits, sécha les fleurs, et tarit les fontaines de monjardin. Il vint à moi, les bras ouverts pour m’embrasser, je metins fort droite, il fallut que son premier écuyer lehaussât ; mais aussitôt qu’il s’approcha, je m’enfuis dans machambre, dont je fermai la porte et les fenêtres de sorte queMigonnet se retira chez les fées très indigné contre moi.

Elles lui demandèrent mille fois pardon de mabrusquerie, et pour l’apaiser, car il était redoutable, ellesrésolurent de l’amener la nuit dans ma chambre pendant que jedormirais, de m’attacher les pieds et les mains, pour me mettreavec lui dans son brûlant chariot, afin qu’il m’emmenât. La choseainsi arrêtée, elles me grondèrent à peine des brusqueries quej’avais faites. Elles dirent seulement qu’il fallait songer à lesréparer. Perroquet et Toutou restèrent surpris d’une si grandedouceur. « Savez-vous bien, ma maîtresse, dit mon chien, quele cœur ne m’annonce rien de bon : mesdames les fées sontd’étranges personnages, et surtout Violente. » Je me moquai deces alarmes, et j’attendis mon cher époux avec milleimpatiences : il en avait trop de me voir pour tarder ;je jetai l’échelle de corde, bien résolue de m’en retourner aveclui ; il monta légèrement, et me dit des choses si tendres queje n’ose encore les rappeler à mon souvenir.

Comme nous parlions ensemble avec la mêmetranquillité que nous aurions eue dans son palais, nous vîmes toutd’un coup enfoncer les fenêtres de ma chambre. Les fées entrèrentsur leur terrible dragon, Migonnet les suivait dans son chariot defeu, et tous ses gardes avec leurs autruches. Le roi, sanss’effrayer, mit l’épée à la main, et ne songea qu’à me garantir dela plus furieuse aventure qui se soit jamais passée ; carenfin, vous le dirai-je, seigneur ? ces barbares créaturespoussèrent leur dragon sur lui, et à mes yeux il le dévora.

Désespérée de son malheur et du mien, je mejetai dans la gueule de cet horrible monstre, voulant qu’ilm’engloutît, comme il venait d’engloutir tout ce que j’aimais aumonde. Il voulait bien aussi ; mais les fées encore pluscruelles que lui ne le voulurent pas. « Il faut,s’écrièrent-elles, la réserver à de plus longues peines, uneprompte mort est trop douce pour cette indigne créature. »Elles me touchèrent, je me vis aussitôt sous la figure d’une chatteblanche ; elles me conduisirent dans ce superbe palais quiétait à mon père ; elles métamorphosèrent tous les seigneurset toutes les dames du royaume en chats et en chattes ; ellesen laissèrent à qui l’on ne voyait que les mains, et me réduisirentdans le déplorable état où vous me trouvâtes, me faisant savoir manaissance, la mort de mon père, celle de ma mère, et que je neserais délivrée de ma chatonique figure que par un prince quiressemblerait parfaitement à l’époux qu’elles m’avaient ravi. C’estvous, seigneur, qui avez cette ressemblance, continua-t-elle, mêmestraits, même air, même son de voix ; j’en fus frappée aussitôtque je vous vis ; j’étais informée de tout ce qui devaitarriver, et je le suis encore de tout ce qui arrivera ; mespeines vont finir. – Et les miennes, belle reine, dit le prince, ense jetant à ses pieds, seront-elles de longue durée ? – Jevous aime déjà plus que ma vie, seigneur, dit la reine ; ilfaut partir pour aller vers votre père, nous verrons ses sentimentspour moi, et s’il consentira à ce que vous désirez.

Elle sortit, le prince lui donna la main, ellemonta dans un chariot avec lui : il était beaucoup plusmagnifique que ceux qu’il avait eus jusqu’alors. Le reste del’équipage y répondait à tel point que tous les fers des chevauxétaient d’émeraude, et les clous, de diamant. Cela ne s’estpeut-être jamais vu que cette fois-là. Je ne dis point lesagréables conversations que la reine et le prince avaientensemble ; si elle était unique en beauté, elle ne l’était pasmoins en esprit, et le jeune prince était aussi parfaitqu’elle ; de sorte qu’ils pensaient des choses toutescharmantes.

Lorsqu’ils furent près du château, où les deuxfrères aînés du prince devaient se trouver, la reine entra dans unpetit rocher de cristal, dont toutes les pointes étaient garniesd’or et de rubis. Il y avait des rideaux tout autour, afin qu’on nela vît point, et il était porté par de jeunes hommes très bienfaits et superbement vêtus. Le prince demeura dans lechariot ; il aperçut ses frères qui se promenaient avec desprincesses d’une excellente beauté. Dès qu’ils le reconnurent, ilss’avancèrent pour le recevoir, et lui demandèrent s’il amenait unemaîtresse : il leur dit qu’il avait été si malheureux, quedans tout son voyage il n’en avait rencontré que de très laides,que ce qu’il apportait de plus rare, c’était une petite chatteblanche. Ils se prirent à rire de sa simplicité. « Une chatte,lui dirent-ils, avez-vous peur que les souris ne mangent notrepalais ? » Le prince répliqua qu’en effet il n’était passage de vouloir faire un tel présent à son père ; là-dessuschacun prit le chemin de la ville.

Les princes aînés montèrent avec leursprincesses dans des calèches toutes d’or et d’azur, leurs chevauxavaient sur leurs têtes des plumes et des aigrettes ; rienn’était plus brillant que cette cavalcade. Notre jeune princeallait après, et puis le rocher de cristal que tout le monderegardait avec admiration.

Les courtisans s’empressèrent de venir dire auroi que les trois princes arrivaient : « Amènent-ils desbelles dames ? répliqua le roi. – Il est impossible de rienvoir qui les surpasse. » À cette réponse il parut fâché. Lesdeux princes s’empressèrent de monter avec leurs merveilleusesprincesses. Le roi les reçut très bien, et ne savait à laquelledonner le prix ; il regarda son cadet, et lui dit :« Cette fois-ci vous venez donc seul ? – Votre Majestéverra dans ce rocher une petite chatte blanche, répliqua le prince,qui miaule si doucement, et qui fait si bien patte de velours,qu’elle lui agréera. » Le roi sourit, et fut lui-même pourouvrir le rocher ; mais aussitôt qu’il s’approcha, la reineavec un ressort en fit tomber toutes les pièces, et parut comme lesoleil qui a été quelque temps enveloppé dans une nue ; sescheveux blonds étaient épars sur ses épaules, ils tombaient pargrosses boucles jusqu’à ses pieds ; sa tête était ceinte defleurs, sa robe d’une légère gaze blanche, doublée de taffetascouleur de rosé, elle se leva et fit une profonde révérence au roi,qui ne put s’empêcher, dans l’excès de son admiration, des’écrier : « Voici l’incomparable, et celle qui mérite macouronne. »

« Seigneur, lui dit-elle, je ne suis pasvenue pour vous arracher un trône que vous remplissez si dignement,je suis née avec six royaumes : permettez que je vous en offreun, et que j’en donne autant à chacun de vos fils. Je ne vousdemande pour toute récompense que votre amitié, et ce jeune princepour époux. Nous aurons encore assez de trois royaumes. » Leroi et toute la cour poussèrent de longs cris de joie etd’étonnement. Le mariage fut célébré aussitôt, aussi bien que celuides deux princes ; de sorte que toute la cour passa plusieursmois dans les divertissements et les plaisirs. Chacun ensuitepartit pour aller gouverner ses États ; la belle ChatteBlanche s’y est immortalisée, autant par ses bontés et seslibéralités que par son rare mérite et sa beauté.

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