Contes

Contes

de Jeanne-Marie Leprince de Beaumont

La Belle et la Bête

Il y avait une fois un marchand qui était extrêmement riche. Il avait six enfants, trois garçons et trois filles, et comme ce marchand était un homme d’esprit, il n’épargna rien pour l’éducation de ses enfants et leur donna toutes sortes de maîtres. Ses filles étaient très belles ; mais la cadette surtout se faisait admirer et on ne l’appelait, quand elle était petite, que la Belle Enfant ; en sorte que le nom lui en resta, ce qui donna beaucoup de jalousie à ses sœurs. Cette cadette, qui était plus belle que ses sœurs, était aussi meilleure qu’elles. Les deux aînées avaient beaucoup d’orgueil parce qu’elles étaient riches : elles faisaient les dames, et ne voulaient pas recevoir les visites des autres filles de marchands. Elles allaient tous les jours au bal, à la comédie, à la promenade, et se moquaient de leur cadette, qui employait la plus grande partie de son temps à lire de bons livres.

Comme on savait que ces filles étaient fort riches, plusieurs gros marchands les demandèrent en mariage, mais les deux aînées répondirent qu’elles ne se marieraient jamais, à moins qu’elles ne trouvassent un duc, ou tout au moins un comte. LaBelle remercia bien honnêtement ceux qui voulaient l’épouser ;mais elle leur dit qu’elle était trop jeune et qu’elle souhaitaittenir compagnie à son père pendant quelques années.

Tout d’un coup, le marchand perdit son bien etil ne lui resta qu’une petite maison de campagne, bien loin de laville. Il dit en pleurant à ses enfants qu’il leur fallait allerdans cette maison et qu’en travaillant comme des paysans, ils ypourraient vivre. Ses deux filles aînées répondirent qu’elles nevoulaient pas quitter la ville et qu’elles connaissaient des jeunesgens qui seraient trop heureux de les épouser, quoiqu’ellesn’eussent plus de fortune.

Ces demoiselles se trompaient : leursamis ne voulurent plus les regarder quand elles furent pauvres.Comme personne ne les aimait, à cause de leur fierté, ondisait :

« Elles ne méritent pas qu’on lesplaigne ! Nous sommes bien aises de voir leur orgueilabaissé : qu’elles aillent faire les dames en gardant lesmoutons ! »

Mais en même temps, tout le mondedisait :

« Pour la Belle, nous sommes bien fâchésde son malheur : c’est une si bonne fille ! Elle parlaitaux pauvres gens avec tant de bonté ; elle était si douce, sihonnête ! »

Il y eut même plusieurs gentilshommes quivoulurent l’épouser, quoiqu’elle n’eût pas un sou. Mais elle leurdit qu’elle ne pouvait se résoudre à abandonner son pauvre pèredans son malheur, et qu’elle le suivrait à la campagne pour leconsoler et l’aider à travailler.

Quand ils furent arrivés à leur maison decampagne, le marchand et ses trois fils s’occupèrent à labourer laterre. La Belle se levait à quatre heures du matin et se dépêchaitde nettoyer la maison et de préparer à dîner pour la famille. Elleeut d’abord beaucoup de peine, car elle n’était pas habituée àtravailler comme une servante ; mais, au bout de deux mois,elle devint plus forte et la fatigue lui donna une santé parfaite.Quand elle avait fait son ouvrage, elle lisait, jouait du clavecin,ou bien chantait en filant.

Ses deux sœurs, au contraire, s’ennuyaient àmort ; elles se levaient à dix heures du matin, se promenaienttoute la journée, et regrettaient leurs beaux habits et leursamis.

« Voyez notre cadette, disaient-ellesentre elles, elle est si stupide qu’elle se contente de samalheureuse situation. »

Le bon marchand ne pensait pas comme sesfilles. Il savait que la Belle était plus propre que ses sœurs àbriller en société. Il admirait la vertu de cette jeune fille etsurtout sa patience ; car ses sœurs, non contentes de luilaisser faire tout l’ouvrage de la maison, l’insultaient à toutmoment.

Il y avait un an que cette famille vivait dansla solitude, lorsque le marchand reçut une lettre par laquelle onlui annonçait qu’un vaisseau, sur lequel il avait des marchandises,venait d’arriver sans encombre. Cette nouvelle faillit fairetourner la tête à ses deux aînées qui pensaient qu’enfin ellespourraient quitter cette campagne où elles s’ennuyaient tant. Quandelles virent leur père prêt à partir, elles le prièrent de leurapporter des robes, des palatines, des coiffures, et toutes sortesde bagatelles. La Belle ne lui demandait rien, car elle pensait quetout l’argent des marchandises ne suffirait pas à acheter ce queses sœurs souhaitaient.

« Tu ne me pries pas de t’acheter quelquechose ? lui demanda son père.

– Puisque vous avez la bonté de penser à moi,lui dit-elle, je vous prie de m’apporter une rose, car on n’entrouve point ici. »

Ce n’est pas que la Belle se souciât d’unerose mais elle ne voulait pas condamner, par son exemple, laconduite de ses sœurs qui auraient dit que c’était pour sedistinguer qu’elle ne demandait rien.

Le bonhomme partit. Mais quand il fut arrivé,on lui fit un procès pour ses marchandises. Et, après avoir eubeaucoup de peine, il revint aussi pauvre qu’il était auparavant.Il n’avait plus que trente milles à parcourir avant d’arriver à samaison et il se réjouissait déjà du plaisir de voir ses enfants.Mais, comme il fallait traverser un grand bois avant de trouver samaison, il se perdit. Il neigeait horriblement ; le ventsoufflait si fort qu’il le jeta deux fois à bas de son cheval. Lanuit étant venue, il pensa qu’il mourrait de faim ou de froid, ouqu’il serait mangé par des loups qu’il entendait hurler autour delui.

Tout d’un coup, en regardant au bout d’unelongue allée d’arbres, il vit une grande lumière, mais quiparaissait bien éloignée. Il marcha de ce côté-là et vit que cettelumière venait d’un grand palais, qui était tout illuminé. Lemarchand remercia Dieu du secours qu’il lui envoyait et se hâtad’arriver à ce château ; mais il fut bien surpris de netrouver personne dans les cours. Son cheval qui le suivait, voyantune grande écurie ouverte, entra dedans ; ayant trouvé du foinet de l’avoine, le pauvre animal, qui mourait de faim, se jetadessus avec beaucoup d’avidité. Le marchand l’attacha dans l’écurieet marcha vers la maison, où il ne trouva personne ; maisétant entré dans une grande salle, il y trouva un bon feu et unetable chargée de viandes, où il n’y avait qu’un couvert.

Comme la pluie et la neige l’avaient mouilléjusqu’aux os, il s’approcha du feu pour se sécher et disait enlui-même : « Le maître de la maison ou ses domestiques mepardonneront la liberté que j’ai prise, et sans doute ils viendrontbientôt ». Il attendit pendant un temps considérable ;mais onze heures ayant sonné sans qu’il vît personne, il ne putrésister à la faim et prit un poulet qu’il mangea en deux bouchées,et en tremblant. Il but aussi quelques coups de vin ; devenuplus hardi, il sortit de la salle et traversa plusieurs grandsappartements magnifiquement meublés. A la fin, il trouva unechambre où il y avait un bon lit et, comme il était minuit passé etqu’il était las, il prit le parti de fermer la porte et de secoucher.

Il était dix heures du matin quand ils’éveilla le lendemain et il fut bien surpris de trouver un habitfort propre à la place du sien qui était tout gâté.« Assurément, pensa-t-il, ce palais appartient à quelque bonnefée qui a eu pitié de ma situation. » Il regarda par lafenêtre et ne vit plus de neige, mais des berceaux de fleurs quienchantaient la vue. Il entra dans la grande salle où il avaitsoupé la veille et vit une petite table où il y avait duchocolat.

« Je vous remercie, madame la fée, dit-iltout haut, d’avoir eu la bonté de penser à mon déjeuner. »

Le bonhomme, après avoir pris son chocolat,sortit pour aller chercher son cheval et, comme il passait sous unberceau de roses, il se souvint que la Belle lui en avait demandé,et cueillit une branche où il y en avait plusieurs.

A cet instant, il entendit un grand bruit etvit venir à lui une Bête si horrible qu’il fut tout près des’évanouir.

« Vous êtes bien ingrat, lui dit la Bêted’une voix terrible : je vous ai sauvé la vie en vous recevantdans mon château et, pour ma peine, vous me volez mes roses quej’aime mieux que toute chose au monde : il vous faut mourirpour réparer votre faute. Je ne vous donne qu’un quart d’heure pourdemander pardon à Dieu. »

Le marchand se jeta à genoux et dit à la Bête,en joignant les mains :

« Monseigneur, pardonnez-moi, je necroyais pas vous offenser en cueillant une rose pour une de mesfilles, qui m’en avait demandé.

– Je ne m’appelle point Monseigneur, réponditle monstre, mais la Bête. Je n’aime pas les compliments, moi, jeveux qu’on dise ce qu’on pense ; ainsi ne croyez pas metoucher par vos flatteries. Mais vous m’avez dit que vous aviez desfilles. Je veux bien vous pardonner, à condition qu’une de vosfilles vienne volontairement pour mourir à votre place. Ne discutezpas, partez ! Et si vos filles refusent de mourir pour vous,jurez que vous reviendrez dans trois mois. »

Le bonhomme n’avait pas dessein de sacrifierune de ses filles à ce vilain monstre ; mais il pensa :« Du moins j’aurai le plaisir de les embrasser encore unefois » . Il jura donc de revenir, et la Bête lui ditqu’il pourrait partir quand il voudrait. « Mais,ajouta-t-elle, je ne veux pas que tu t’en ailles les mains vides.Retourne dans la chambre où tu as couché, tu y trouveras un grandcoffre vide, tu peux y mettre tout ce qui te plaira, je le feraiporter chez toi. »

En même temps la Bête se retira et le bonhommese dit : « S’il faut que je meure, j’aurai la consolationde laisser du pain à mes pauvres enfants » .

Il retourna dans la chambre où il avaitcouché ; y ayant trouvé une grande quantité de pièces d’or, ilremplit le coffre dont la Bête lui avait parlé, le ferma et, ayantrepris son cheval qu’il retrouva dans l’écurie, il sortit de cepalais avec une tristesse égale à la joie qu’il avait lorsqu’il yétait entré. Son cheval prit de lui-même une des routes de la forêtet, en peu d’heures, le bonhomme arriva dans sa petite maison. Sesenfants se rassemblèrent autour de lui ; mais, au lieu d’êtresensible à leurs caresses, le marchand se mit à pleurer en lesregardant. Il tenait à la main la branche de roses qu’il apportaità la Belle ; il la lui donna et lui dit : « LaBelle, prenez ces roses. Elles coûtent bien cher à votre malheureuxpère ! » . Et, tout de suite, il raconta à safamille la funeste aventure qui lui était arrivée.

A ce récit, ses deux aînées jetèrent de grandscris, et dirent des injures à la Belle, qui ne pleurait point.

« Voyez ce que produit l’orgueil de cettepetite créature, disaient-elles. Que ne demandait-elle des robescomme nous : mais non, mademoiselle voulait sedistinguer ! Elle va causer la mort de notre père, et elle nepleure pas !

– Cela serait fort inutile, reprit laBelle : pourquoi pleurerais-je la mort de mon père ? Ilne périra point. Puisque le monstre veut bien accepter une de sesfilles, je veux me livrer à toute sa furie et je me trouve fortheureuse puisqu’en mourant j’aurai la joie de sauver mon père et delui prouver ma tendresse.

– Non, ma sœur, lui dirent ses trois frères,vous ne mourrez pas : nous irons trouver ce monstre, nouspérirons sous ses coups si nous ne pouvons le tuer.

– Ne l’espérez pas, mes enfants ! leurdit le marchand. La puissance de la Bête est si grande qu’il ne mereste aucune espérance de la faire périr. Je suis charmé du boncœur de la Belle, mais je ne veux pas l’exposer à la mort. Je suisvieux, il ne me reste que peu de temps à vivre ; ainsi je neperdrai que quelques années de vie que je ne regrette qu’à cause devous, mes chers enfants.

– Je vous assure, mon père, dit la Belle, quevous n’irez pas à ce palais sans moi : vous ne pouvezm’empêcher de vous suivre. Quoique je sois jeune, je ne suis pasfort attachée à la vie et j’aime mieux être dévorée par ce monstreque de mourir du chagrin que me donnerait votre perte. » Oneut beau dire, la Belle voulut absolument partir pour le beaupalais, et ses sœurs en étaient charmées parce que les vertus decette cadette leur avaient inspiré beaucoup de jalousie.

Le marchand était si occupé de la douleur deperdre sa fille qu’il ne pensait pas au coffre qu’il avait remplid’or ; mais aussitôt qu’il se fut enfermé dans sa chambre pourse coucher, il fut bien étonné de le trouver au pied de son lit. Ilrésolut de ne point dire à ses enfants qu’il était devenu riche,parce que ses filles auraient voulu retourner à la ville et qu’ilétait résolu de mourir dans cette campagne, mais il confia cesecret à la Belle qui lui apprit qu’il était venu quelquesgentilshommes pendant son absence, qu’il y en avait deux quiaimaient ses sœurs. Elle pria son père de les marier ; car laBelle était si bonne qu’elle les aimait et leur pardonnait de toutson cœur le mal qu’elles lui avaient fait.

Ces méchantes filles se frottèrent les yeuxavec un oignon pour pleurer lorsque la Belle partit avec sonpère ; mais ses frères pleuraient tout de bon aussi bien quele marchand. Il n’y avait que la Belle qui ne pleurait point parcequ’elle ne voulait pas augmenter leur douleur.

Le cheval prit la route du palais et, sur lesoir, ils l’aperçurent illuminé comme la première fois. Le chevalalla tout seul à l’écurie et le bonhomme entra avec sa fille dansla grande salle où ils trouvèrent une table magnifiquement servie,avec deux couverts. Le marchand n’avait pas le cœur de manger, maisla Belle, s’efforçant de paraître tranquille, se mit à la table etle servit. Puis elle se dit en elle-même : « La Bête veutm’engraisser avant de me manger puisqu’elle me fait faire si bonnechère. »

Quand ils eurent soupé, ils entendirent ungrand bruit. Le marchand dit adieu à sa pauvre fille en pleurantcar il pensait que c’était la Bête. La Belle ne put s’empêcher defrémir en voyant cette horrible figure, mais elle se rassura de sonmieux et, le monstre lui ayant demandé si c’était de bon cœurqu’elle était venue, elle lui dit en tremblant que oui.

« Vous êtes bien bonne, lui dit laBête, et je vous suis bien obligé. Bonhomme, partez demain matin etne vous avisez jamais de revenir ici. Adieu, la Belle.

– Adieu, la Bête », répondit-elle, ettout de suite, le monstre se retira.

« Ah ! ma fille, dit le marchand enembrassant la Belle, je suis à demi mort de frayeur. Croyez-moi,laissez-moi ici.

– Non, mon père, lui dit la Belle avecfermeté, vous partirez demain matin et vous m’abandonnerez ausecours du Ciel ; peut-être aura-t-il pitié de moi. »

Ils allèrent se coucher et croyaient ne pasdormir de toute la nuit ; mais à peine furent-ils dans leurslits que leurs yeux se fermèrent. Pendant son sommeil, la Belle vitune dame qui lui dit :

« Je suis contente de votre bon cœur, laBelle. La bonne action que vous faites, en donnant votre vie poursauver celle de votre père, ne demeurera pas sansrécompense. »

La Belle, s’éveillant, raconta ce songe à sonpère et, quoiqu’il le consolât un peu, cela ne l’empêcha pas dejeter de grands cris quand il fallut se séparer de sa chèrefille.

Lorsqu’il fut parti, la Belle s’assit dans lagrande salle et se mit à pleurer aussi. Mais comme elle avaitbeaucoup de courage, elle se recommanda à Dieu et résolut de ne sepoint chagriner pour le peu de temps qu’elle avait à vivre car ellecroyait fermement que la Bête la mangerait le soir. Elle résolut dese promener en attendant et de visiter ce beau château.

Elle ne pouvait s’empêcher d’en admirer labeauté. Mais elle fut bien surprise de trouver une porte surlaquelle il y avait écrit : Appartement de la Belle.Elle ouvrit cette porte avec précipitation et fut éblouie de lamagnificence qui y régnait. Mais ce qui frappa le plus sa vue futune grande bibliothèque, un clavecin et plusieurs livres demusique. « On ne veut pas que je m’ennuie », dit-elletout bas. Elle pensa ensuite : « Si je n’avais qu’un jourà demeurer ici, on ne m’aurait pas ainsi pourvue. » Cettepensée ranima son courage. Elle ouvrit la bibliothèque et vit unlivre où il y avait écrit en lettres d’or : Souhaitez,commandez : vous êtes ici la reine et la maîtresse.« Hélas ! dit-elle en soupirant, je ne souhaite rien quede voir mon pauvre père et de savoir ce qu’il fait àprésent. » Elle avait dit cela en elle-même.

Quelle fut sa surprise, en jetant les yeux surun grand miroir, d’y voir sa maison où son père arrivait avec unvisage extrêmement triste ! Ses sœurs venaient au-devant delui et, malgré les grimaces qu’elles faisaient pour paraîtreaffligées, la joie qu’elles avaient de la perte de leur sœurparaissait sur leur visage. Un moment après, tout cela disparut, etla Belle ne put s’empêcher de penser que la Bête était biencomplaisante et qu’elle n’avait rien à craindre.

A midi, elle trouva la table mise et, pendantson dîner, elle entendit un excellent concert, quoiqu’elle ne vîtpersonne. Le soir, comme elle allait se mettre a table, elleentendit le bruit que faisait la Bête et ne put s’empêcher defrémir.

« La Belle, lui dit ce monstre,voulez-vous bien que je vous voie souper ?

– Vous êtes le maître, répondit la Belle entremblant.

– Non, reprit la Bête, il n’y a ici demaîtresse que vous. Vous n’avez qu’à me dire de m’en aller si jevous ennuie ; je sortirai tout de suite. Dites-moi, n’est-cepas que vous me trouvez bien laid ?

– Cela est vrai, dit la Belle, car je ne saispas mentir ; mais je crois que vous êtes fort bon.

– Vous avez raison, dit le monstre. Mais outreque je suis laid, je n’ai point d’esprit : je sais bien que jene suis qu’une Bête.

– On n’est pas bête, reprit la Belle, quand oncroit n’avoir point d’esprit. Un sot n’a jamais su cela.

– Mangez donc, la Belle, dit le monstre, ettâchez de ne point vous ennuyer dans votre maison car tout ceci està vous, et j’aurais du chagrin si vous n’étiez pas contente.

– Vous avez bien de la bonté, dit la Belle. Jevous assure que je suis contente de votre cœur. Quand j’y pense,vous ne me paraissez plus si laid.

– Oh ! dame, oui ! répondit la Bête.J’ai le cœur bon, mais je suis un monstre.

– Il y a bien des hommes qui sont plusmonstres que vous, dit la Belle, et je vous aime mieux avec votrefigure, que ceux qui, avec la figure d’homme, cachent un cœur faux,corrompu, ingrat.

– Si j’avais de l’esprit, reprit la Bête, jevous ferais un grand compliment pour vous remercier ; mais jesuis un stupide, et tout ce que je puis vous dire, c’est que jevous suis bien obligé. »

La Belle soupa de bon appétit. Elle n’avaitpresque plus peur du monstre, mais elle manqua mourir de frayeurlorsqu’il lui dit :

« La Belle, voulez-vous être mafemme ? » Elle fut quelque temps sans répondre :elle avait peur d’exciter la colère du monstre en refusant saproposition. Elle lui dit enfin en tremblant : « Non, laBête. »

Dans le moment, ce pauvre monstre voulutsoupirer et il fit un sifflement si épouvantable que tout le palaisen retentit ; mais la Belle fut bientôt rassurée, car la Bête,lui ayant dit tristement « Adieu donc, la Belle » ,sortit de la chambre en se retournant de temps en temps pour laregarder encore. Belle, se voyant seule, sentit une grandecompassion pour cette pauvre Bête. « Hélas !disait-elle, c’est bien dommage qu’elle soit si laide, elle est sibonne ! »

Belle passa trois mois dans ce palais avecassez de tranquillité. Tous les soirs, la Bête lui rendait visiteet parlait avec elle pendant le souper avec assez de bon sens, maisjamais avec ce qu’on appelle esprit dans le monde. Chaque jour,Belle découvrait de nouvelles bontés dans ce monstre :l’habitude de le voir l’avait accoutumée à sa laideur et, loin decraindre le moment de sa visite, elle regardait souvent sa montrepour voir s’il était bientôt neuf heures, car la Bête ne manquaitjamais de venir à cette heure-là.

Il n’y avait qu’une chose qui faisait de lapeine à la Belle, c’est que le monstre, avant de se coucher, luidemandait toujours si elle voulait être sa femme et paraissaitpénétré de douleur lorsqu’elle lui disait que non. Elle lui dit unjour : « Vous me chagrinez, la Bête ! Je voudraispouvoir vous épouser, mais je suis trop sincère pour vous fairecroire que cela arrivera jamais : je serai toujours votreamie ; tâchez de vous contenter de cela.

– Il le faut bien, reprit la Bête. Je me rendsjustice ! je sais que je suis horrible, mais je vous aimebeaucoup. Aussi, je suis trop heureux de ce que vous vouliez bienrester ici. Promettez-moi que vous ne me quitterezjamais ! »

La Belle rougit à ces paroles. Elle avait vu,dans son miroir, que son père était malade de chagrin de l’avoirperdue et elle souhaitait le revoir.

«  Je pourrais bien vous promettrede ne vous jamais quitter tout à fait, mais j’ai tant envie derevoir mon père que je mourrai de douleur si vous me refusez ceplaisir.

– J’aime mieux mourir moi-même, dit lemonstre, que de vous donner du chagrin. Je vous enverrai chez votrepère, vous y resterez, et votre pauvre Bête en mourra dedouleur.

– Non, lui dit la Belle en pleurant, je vousaime trop pour vouloir causer votre mort. Je vous promets derevenir dans huit jours. Vous m’avez fait voir que mes sœurs sontmariées et que mes frères sont partis pour l’armée. Mon père esttout seul : acceptez que je reste chez lui une semaine.

– Vous y serez demain au matin, dit la Bête.Mais souvenez-vous de votre promesse : vous n’aurez qu’àmettre votre bague sur une table en vous couchant quand vousvoudrez revenir. Adieu, la Belle. »

La Bête soupira, selon sa coutume, en disantces mots, et la Belle se coucha, toute triste de l’avoir affligée.Quand elle se réveilla, le matin, elle se trouva dans la maison deson père et, ayant sonné une clochette qui était à côté du lit,elle vit venir la servante qui poussa un grand cri en la voyant. Lebonhomme accourut à ce cri et manqua de mourir de joie en revoyantsa chère fille, et ils se tinrent embrassés plus d’un quartd’heure.

La Belle, après les premiers transports, pensaqu’elle n’avait point d’habits pour se lever, mais la servante luidit qu’elle venait de trouver dans la chambre voisine un grandcoffre plein de robes d’or, garnies de diamants. Belle remercia labonne Bête de ses attentions. Elle prit la moins riche de ces robeset dit à la servante de ranger les autres dont elle voulait faireprésent à ses sœurs. Mais à peine eut-elle prononcé ces paroles quele coffre disparut. Son père lui dit que la Bête voulait qu’ellegardât tout cela pour elle, et aussitôt les robes et le coffrerevinrent à la même place.

La Belle s’habilla et, pendant ce temps, onalla avertir ses sœurs qui accoururent avec leurs maris. Ellesétaient toutes deux fort malheureuses. L’aînée avait épousé unjeune gentilhomme beau comme l’Amour ; mais il était siamoureux de sa propre figure qu’il n’était occupé que de celadepuis le matin jusqu’au soir. La seconde avait épousé un homme quiavait beaucoup d’esprit, mais il ne s’en servait que pour faireenrager tout le monde, à commencer par sa femme. Les sœurs de laBelle manquèrent de mourir de douleur quand elles la virenthabillée comme une princesse, et plus belle que le jour. Rien neput étouffer leur jalousie, qui augmenta lorsque la Belle leur eutconté combien elle était heureuse. Ces deux jalouses descendirentdans le jardin pour y pleurer tout à leur aise et elles sedisaient :

« Pourquoi cette petite créature est-elleplus heureuse que nous ? Ne sommes-nous pas plus aimablesqu’elle ?

– Ma sœur, dit l’aînée, il me vient unepensée ! Tâchons de l’arrêter ici plus de huit jours : sasotte Bête se mettra en colère de ce qu’elle lui aura manqué deparole et peut-être qu’elle la dévorera.

– Vous avez raison, ma sœur, répondit l’autre.Nous ferons tout pour la retenir ici. »

Et, ayant pris cette résolution, ellesremontèrent et firent tant d’amitiés à leur sœur que la Belle enpleura de joie.

Quand les huit jours furent passés, les deuxsœurs s’arrachèrent les cheveux, feignirent tellement d’êtreaffligées de son départ que la Belle promit de rester encore huitjours.

Cependant Belle se reprochait le chagrinqu’elle allait donner à sa pauvre Bête qu’elle aimait de tout soncœur. Elle s’ennuyait aussi de ne plus la voir.

La dixième nuit qu’elle passa chez son père,elle rêva qu’elle était dans le jardin du palais et qu’elle voyaitla Bête couchée sur l’herbe, et prête à mourir, qui lui reprochaitson ingratitude. La Belle se réveilla en sursaut et versa deslarmes. « Ne suis-je pas bien méchante, dit-elle, de donner duchagrin à une bête qui a pour moi tant de complaisance !Est-ce sa faute si elle est si laide ? et si elle a peud’esprit ? Elle est bonne, cela vaut mieux que tout le reste.Pourquoi n’ai-je pas voulu l’épouser ? Je serais plus heureuseavec elle que mes sœurs avec leurs maris. Ce n’est ni la beauté nil’esprit d’un mari qui rendent une femme contente, c’est la bontédu caractère, la vertu, et la Bête a toutes ces bonnes qualités. Jen’ai point d’amour pour elle, mais j’ai de l’estime, de l’amitié etde la reconnaissance. Allons, il ne faut pas la rendremalheureuse ! Je me reprocherais toute ma vie moningratitude. »

A ces mots, Belle se lève, met sa bague sur latable et revient se coucher. A peine fut-elle dans son lit qu’elles’endormit.

Quand elle se réveilla le matin, elle vit avecjoie qu’elle était dans le palais de la Bête. Elle s’habillamagnifiquement pour lui plaire et s’ennuya à mourir toute lajournée, en attendant neuf heures du soir ; mais l’horloge eutbeau sonner, la Bête ne parut point. La Belle alors craignitd’avoir causé sa mort. Elle courut tout le palais en jetant degrands cris ; elle était au désespoir. Après avoir cherchépartout, elle se souvint de son rêve et courut dans le jardin versle canal où elle l’avait vue en dormant.

Elle trouva la pauvre Bête étendue, sansconnaissance et crut qu’elle était morte. Elle se jeta sur soncorps sans avoir horreur de sa figure et, sentant que son cœurbattait encore, elle prit de l’eau dans le canal et lui en jeta surla tête. La Bête ouvrit les yeux et dit à la Belle :

« Vous avez oublié votre promesse !Le chagrin de vous avoir perdue m’a fait résoudre à me laissermourir de faim ; mais je meurs content puisque j’ai le plaisirde vous revoir encore une fois.

– Non, ma chère Bête, vous ne mourrezpoint ! lui dit la Belle. Vous vivrez pour devenir mon époux.Dès ce moment, je vous donne ma main et je jure que je ne seraiqu’à vous. Hélas ! je croyais n’avoir que de l’amitié pourvous, mais la douleur que je sens me fait voir que je ne pourraisvivre sans vous voir. »

A peine la Belle eut-elle prononcé ces parolesqu’elle vit le château brillant de lumières. Les feux d’artifice,la musique, tout lui annonçait une fête ; mais toutes cesbeautés n’arrêtèrent point sa vue. Elle se retourna vers sa chèreBête dont l’état faisait frémir. Quelle ne fut pas sasurprise ? La Bête avait disparu, et elle ne vit plus à sespieds qu’un prince plus beau que l’Amour, qui la remerciait d’avoirrompu son enchantement.

Quoique ce prince méritât toute son attention,elle ne put s’empêcher de lui demander où était la Bête.

« Vous la voyez à vos pieds, lui dit leprince. Une méchante fée m’avait condamné à rester sous cettefigure jusqu’à ce qu’une belle fille consentît à m’épouser, et ellem’avait défendu de faire paraître mon esprit. Ainsi il n’y avaitque vous dans le monde pour vous laisser toucher par la bonté demon caractère : en vous offrant ma couronne, je ne puism’acquitter des obligations que j’ai pour vous. » La Belle,agréablement surprise, donna la main à ce beau prince pour lerelever. Ils allèrent ensemble au château et la Belle manqua mourirde joie en trouvant, dans la grand-salle, son père et toute safamille, que la belle dame qui lui était apparue en songe avaittransportés au château.

« Belle, lui dit cette dame, qui étaitune grande fée, venez recevoir la récompense de votre bonchoix : vous avez préféré la vertu à la beauté et à l’esprit.Vous méritez de trouver toutes ces qualités réunies en une mêmepersonne. Vous allez devenir une grande reine : j’espère quele trône ne détruira pas vos vertus. Pour vous, mesdemoiselles, ditla fée aux deux sœurs de Belle, je connais votre cœur et toute lamalice qu’il renferme. Devenez deux statues, mais conservez toutevotre raison sous la pierre qui vous enveloppera. Vous demeurerez àla porte du palais de votre sœur, et je ne vous impose pointd’autre peine que d’être témoins de son bonheur. Vous ne pourrezrevenir dans votre premier état qu’au moment où vous reconnaîtrezvos fautes. Mais j’ai bien peur que vous ne restiez toujoursstatues. On se corrige de l’orgueil, de la colère, de lagourmandise et de la paresse, mais c’est une espèce de miracle quela conversion d’un cœur méchant et envieux. »

Dans le moment, la fée donna un coup debaguette qui transporta tous ceux qui étaient dans cette salle dansle royaume du prince. Ses sujets le virent avec joie, et il épousala Belle, qui vécut avec lui fort longtemps, et dans un bonheurparfait, parce qu’il était fondé sur la vertu.

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