Corsaire Triplex

Corsaire Triplex

de Paul d’Ivoi

De

Mon excellent ami Émile Rochard

Je suis heureux de placer le nom en tête de ce volume, en témoignage d’une ancienne et grande affection.

Paul D’IVOI.

Partie 1
L’ENNEMI INVISIBLE

Chapitre 1 À L’AMIRAUTÉ

Le 12 août 189…, la Commission B de l’Amirauté anglaise (Naval-office) était réunie. Le mois d’Auguste (August) dépeuple les habitations luxueuses de Londres. Banquiers, fonctionnaires, lords, tous ceux que la fortune a touchés de sa magique baguette ont filé à toute vapeur vers les lieux de villégiature en vogue. De Brighton à la pointe de Cornouailles, de l’île de Wight au cap Wrath, les stations balnéaires, lacustres, thermales sont envahies par des familles joyeuses, avides de repos et de grand air. Beaucoup même ne craignent pas de traverser la mer et, ainsi que des oiseaux migrateurs, on voit apparaître les complets à carreaux des gentlemen, les chapeaux canotiers des petites misses blondes, à Ostende, Dunkerque, Boulogne, Mayville, Dieppe,Trouville, en Bretagne, en Dauphiné, en Auvergne, dans les Gorges du Tarn.

Aussi la Commission B était-elle représentée seulement par trois membres. Mais ces trois valent une armée ; ce sont ceux qui ne se reposent jamais, qui tissent sans relâche l’immense toile d’araignée, faite de fils et de câbles télégraphiques, dont l’Angleterre prétend emprisonner le monde.

Donc lord Steam, président, le baronnet Helixet sir Torpedo travaillaient. Leurs plumes grinçantes couraient sur le papier, rédigeant ces ordres laconiques qui, tout autour de la boule terrestre, troublent la paix des nations.

De temps à autre, l’un des scribes levait la tête et la face impassible posait une question :

– Une petite insurrection sur le Mékong,afin de détourner du Niger l’attention des Français ?

– Cinq mille fusils à tir rapide aux indigènes du Cameroun ? Les Allemands se préoccupent trop dela question du Nil ?

Les deux autres répondaient :

– Nous pensons ainsi.

– All right !

Et la séance continuait.

Soudain la porte s’ouvrit et un usher– huissier – entra d’une allure compassée.

Les membres de la Commission interrompirentleur besogne et d’un regard inquiet enveloppèrent le nouveauvenu.

Il fallait un motif grave pour que,contrairement à tous les usages, on se permît de les déranger.

L’huissier portait sur un coussin de veloursune lettre décachetée.

– Qu’est-ce, Simmy ? demanda lordSteam d’une voix mal assurée.

– Une lettre qu’a reçue sa GracieuseMajesté la Reine et qu’elle transmet à l’Amirauté pour qu’elle yréponde au mieux des intérêts de l’Angleterre.

– Très bien, donnez… maintenant,allez dehors.

Simmy obéit après une révérence de grandstyle.

Alors le noble gentleman déplia la lettre etlut d’une voix lente ces lignes, dont la tournure très anglaise nelaissait aucun doute sur la nationalité de celui qui les avaittracées :

« En un point du monde, ce 11 mai 189…

« Très Haute, très Vénérée, très GracieuseMajesté,

« Je sais que vous êtes bonne et noncapable de faire dommage à quelqu’un ; mais de votre Bonté lesMinistres regardent à cela autrement. Ils disent le peuple estheureux, et le peuple répond tout bas : Je ne suispas !

« C’est votre Justice que je viensréclamer pour cause de deux choses impropres exécutées certainementen dehors de votre approbation, et qui marqueraient de taches leglorieux règne de Votre Majesté.

« Je dois fermer la bouche sur l’unede ces choses, mais pour l’autre, je puis dire ce que jesignifie.

« La matière est sir Toby Allsmine,général Directeur de la police sur toutes les terres de langueanglaise baignées par l’océan Pacifique (Australie, Malacca,Bornéo, Nouvelle-Guinée, Archipels divers, Nouvelle Zélande,Tasmanie, Comptoirs chinois et japonais, Provinces occidentales duDominion ou État du Canada), lequel est en résidence à Sydney, dansson hôtel de Paramata-Street.

« Ce personnage devrait avoir laprison ouverte sur lui-même et non pas l’ouvrir pour les autrescorps. Votre Majesté verrait la vérité en ordonnant une sérieuseinvestigation.

« Je pense que Votre Grâce pourrarépondre par la voie de la Presse dans les trois mois à venir, maisje lui déclare, de respect étant pleinement, que ce temps passésans aucune réponse, je considérerai être lésé dans mon Droit.Alors, tout en restant rempli de loyalisme, je me souviendrai queje suis un libre citoyen et proclamerai la guerre en face del’administration perfide. Alors les rives du Pacifique seronttremblant de moi. Je me dis le plein de respect et de foi de VotreAuguste Majesté.

Signé : « TRIPLEX, bientôt corsaire si vousaimez cela. »

Un silence suivit cette lecture. Les troismembres de la Commission B se consultaient du regard, hésitantà formuler une opinion en présence de l’audacieux défi ducorrespondant inconnu de la Reine.

Enfin lord Steam comprit qu’en sa qualité deprésident, il avait le devoir de parler le premier :

– Ne croyez-vous pas, demanda-t-il, quecet écrit est l’œuvre d’une folle tête de bûche ?

– Nous le croyons, modulèrent Helix etTorpedo.

– All right ! Vous estimez donccomme moi, qu’il doit être classé sans suite ?

– Oui.

– Au surplus, cette lettre est datée du11 mai. Nous sommes arrivés au 14 août ; les trois moisindiqués par le signataire sont écoulés.

– En effet.

Satisfait, le président prit un crayon bleu ettraça en travers de la feuille la phrase usuelle :

« Classé sans suite sur l’avis unanimedes membres présents. »

Il soulignait cette mention d’un traitvigoureux quand la porte se rouvrit, livrant passage à l’huissierSimmy, porteur de son coussin de velours sur lequel se voyaientplusieurs papiers :

– Câblegrammes, dit-il seulement.

Il fit glisser sur la table trois dépêches etse retira.

Les traits des assistants exprimèrent lastupeur. La séance était troublée pour la seconde fois, fait sansprécédent dans les annales de la Commission B.

Oubliant leur flegme, tous étendirent la mainvers les dépêches. Chacun en saisit une, la parcourut, eut unsoubresaut. Les bouches des trois gentlemen s’ouvrirent enfin etlaissèrent tomber la même exclamation :

– Aoh ! très grave !

Puis lord Steam s’empara d’une gomme à effaceret « gomma » rageusement la note qu’il venait d’inscriresur la missive transmise par la Reine.

– Pas folle tête de bûche dutout, ce Triplex, grommela-t-il. Helix et Torpedo approuvèrentde la tête et de la parole :

– Non, pas du tout !

Avec quelque surprise, le Président examinases compagnons. Comment lui répondaient-ils ainsi puisqu’il avaitlu le câblegramme des yeux seulement ; mais il vit les papiersdans leurs mains et se frappant le front :

– Dépêche en triple expédition, jecomprends.

– Sans doute.

– Trois… vu la gravitéexceptionnelle.

– Tout à fait exceptionnelle.

– Datée d’hier, 13 août.

– Exactement.

– Expédiée de Wickham, province deQueensland, Australie ?

LES TROIS DÉPÊCHES.

– Vous vous trompez, interrompit lebaronnet Helix. La dépêche vient d’Essington dans la Colombiebritannique, Dominion du Canada.

– Hein ? Vous dites ? clama lePrésident.

Ce fut sir Torpedo qui répliqua :

– Je dis que vous errez tous les deux. Laprovenance est Singapoor, presqu’île de Malacca.

– Voyez vous-même… Wickham.

– Et ceci : Essington.

– Singapoor est assez lisible.

Les trois hommes s’étaient levés. Ils sepassaient les câblegrammes, ahuris, égarés. Retombant sur leurssièges, chacun se prit la tête à deux mains :

– Comprenez-vous ? bégaya lePrésident.

Les autres eurent un geste désolé enbredouillant :

– Je ne fais pas.

– Il est impossible qu’un homme se trouvele même jour, à la même heure en trois endroits séparés par desmilliers de lieues.

– Mathématiquement impossible.

– Cependant ces dépêches sontformelles.

– Elles relatent des faits précis.

– Voyons, mes honorés collègues, ducalme, tâchons de voir clair dans tout cela.

Et le Président, ramenant à lui lesmalencontreux papiers qui bouleversaient à ce point la Commission,reprit d’un accent plus ferme :

– Je vais les relire à haute etintelligible voix.

Il s’enfonça dans son fauteuil, puiscontinua :

– Premier câble : Wickham,Queensland, 13 août ; garnison absente pour manœuvres ;malfaiteurs ont fait sauter fort Wickham. Trouvé sur décombrescarte piquée d’un canif portant inscription : TRIPLEX,corsaire (depuis le 11).

Un temps et lord Steam prit le secondpapier :

– Deuxième câble :Essington, Dominion, 13 août ; garnison absente pour grandechasse ; malfaiteurs ont fait sauter le fort Essington. Trouvésur ruines carte piquée par un harpon : TRIPLEX, corsaire(depuis le 11).

Après une nouvelle pause, le lecteuracheva :

– Troisième câble :Singapoor, Établissements de Malacca, 13 août ; garnisonabsente pour surveillance des pêcheries ; malfaiteurs ontincendié poste Herlang. Sur débris calcinés trouvé carte piquéegrande épingle siamoise : TRIPLEX, corsaire (depuis le11).

Lentement le président posa la dernièredépêche sur la table à côté des deux autres, et croisant les bras,interrogea ses auditeurs :

– Que faire ?

Ils levèrent les mains vers leplafond :

– Quoi faire ? Je le demande àmoi-même ?

– Excessivement délicat, articulaSteam.

– Excessivement.

– Nous ne pouvons rien.

– Cela est vrai.

– Cependant nous devons agir.

– Tel est notre devoir, en effet.

– Alors… Quoi faire ?

Ainsi que trois augures, les Anglais seregardaient, le visage sombre. Soudain la face sanguine de sirTorpedo s’éclaira :

– Il est quelqu’un qui est aucourant.

– Qui donc ? questionnèrent lesautres, haletants.

– Sir Toby Allsmine, dont le nom figuredans la lettre.

– C’est juste.

– Donnons-lui des ordres. Il est en jeudeux fois. Comme accusé par ce corsaire ubiquiste et commeDirecteur général de la police du Pacifique.

La Commission était rassérénée. Torpedo avaitraison. L’Amirauté ne pouvait perdre son temps à devinerl’énigme ; c’était là le devoir de l’agent responsable de labonne tenue des possessions britanniques des antipodes.

Et sans tarder, réunissant missives etdépêches en un dossier, on expédia le tout à sir Allsmine, avecinjonction formelle de capturer mort ou vif l’aventurier qui avaitosé toucher d’une main coupable des édifices abrités sous lepavillon de la vieille Angleterre.

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