Cousin de Lavarède !

Cousin de Lavarède !

de Paul d’Ivoi

À Monsieur HIPPOLYTE MARINONI

Directeur du Petit Journal.

 

C’est à vous et à votre appui que l’ancien Lavarède dut son heureuse fortune. Laissez-moi le plaisir de vous dédier le nouveau,en témoignage de mon affectueuse et profonde reconnaissance.

Paul d’IVOI

Partie 1
LE DIAMANT D’OSIRIS

Chapitre 1 DEUX BOLIDES

– Je t’en prie, mon cher Ulysse, quitte ce télescope.

– Un instant encore, mon bon Robert.

– Plus une seconde. Tu ne songes pas,malheureux, que de ses mains rouges, ma peu attrayante concierge prépare en ce moment le thé que je te conviai à déguster.

– Si… mais…

– Mais la dame du cordon est exacte. Elle connaît mes habitudes ; à 8 heures précises, elle met la bouilloire sur le feu ; à 8 h. 25, elle verse l’eau à100 degrés sur les feuilles aromatiques. Et il est 35. Depuis dix minutes, le thé infuse ; nous avons un grand quart d’heure de route pour gagner mon logis de la rue Lalande. Le thé sera trop fort, il nous énervera. Par ta faute, nous aurons une nuit sans sommeil.

– Pour mon compte, je suis déjà sûr de ne pas dormir.

– Égoïste, va !

Ces répliques s’échangeaient entre deux jeunes gens, sous la coupole de l’observatoire de Paris.

L’un, perché à quatre mètres en l’air, dans le fauteuil d’observation placé en face de l’oculaire du télescope géant, dit « Grand Équatorial », appartenait évidemment au personnel de la maison. Son aspect ne permettait pas le moindre doute. Sa face large encadrée de cheveux blond-pâle, son nez court et épaté, ses yeux petits et étonnés, sa bouche libéralement fendue, lui assuraient une ressemblance réelle avec l’astre des nuits : Isis, Sélènè, Hécate, Phœbé, comme disaient les anciens ; la Lune ainsi que l’appellent les modernes.

Ulysse Astéras occupait l’emploi de calculateur, humble commis de l’administration de savants qu’abrite l’Observatoire ; mais il avait « une boule d’astronome ».

Le mot était de son compagnon, un grand garçonde vingt-cinq à vingt-six ans, aux yeux noirs très doux, à la peaubrune, sur laquelle la moustache châtaine traçait une ligne plusclaire. Autant Ulysse semblait nerveux, agité, autant ce dernierparaissait calme.

Nonchalamment étendu sur le socle d’unerespectable lunette astronomique, il s’était soulevé à demi pourmorigéner son ami.

– Égoïste, va ! avait-il dit.

Du, haut de son perchoir, Astéras agitafrénétiquement les bras, sans quitter des yeux l’orifice de sontélescope.

– Égoïste ! tu l’es plus que moi. Ils’agit de mon avenir. Prends la peine…

– Je ne veux prendre que le thé.

– Sempiternel railleur. Songe donc à lagloire que je poursuis. Je serais classé parmi les notabilités dela science si…

– 8 heures 40 !

– Si je parvenais à observer cet astreerrant, ce bolide… à déterminer ses éléments.

– Je ne connais qu’un élémentindispensable. Le thé !

– Ce bolide, continua Ulysse sanss’inquiéter de l’interruption, ce bolide, apparu dans l’atmosphèreterrestre depuis quinze jours, ce bolide qui met en ébullition tousles observatoires du globe.

Le calculateur se dressa tout droit, désignantde l’index le sommet de la coupole.

– Car cet astéroïde unique, étrange,paradoxal, bouleverse toutes les lois célestes, Galilée et Newtonse sont trompés… Un corps animé d’un mouvement propre et abandonnédans l’espace…

– Tombe sur le plancher, ricana Robert envoyant son ami se cramponner au fauteuil, pour éviter unechute.

Mais l’enragé Astéras continua :

– Ce corps ne décrit pas forcément l’unedes trois courbes géométriques : ellipse, parabole, hyperbole.La preuve en est faite. Nous avons sous les yeux…

– Sur les yeux, rectifia soninterlocuteur.

– Un bolide à marche constante, maisirrégulière.

Robert éclata de rire ettranquillement :

– Voilà pourquoi tu te mets les sens àl’envers ?

– Il me semble que cela en vaut lapeine.

– Il te semble mal. Le sage ne court pasaprès les météores fantaisistes.

– Ce sage-là ignore les météorites.

– Point ! car tout homme a sonbolide.

À cette affirmation, Astérassursauta :

– Que dis-tu ?

– L’exacte vérité.

– Alors toi, Robert Lavarède, caissier dela maison Brice et Molbec, fabricants d’instruments d’optique…

– J’ai mon bolide et je le prouve.

– Je t’écoute.

Insidieusement le calculateur reprit sonobservation, enchanté du répit que lui annonçait l’exorde de sonami. Celui-ci, sans quitter son attitude nonchalante,commença :

– Né dans une ferme, située à cinquantekilomètres d’Ouargla, en plein sud Algérien, je fis mes études àAlger. À quinze ans, j’étais orphelin. L’un de mes professeurss’intéressa à moi ; il m’adopta, et lorsqu’il fut nomméprincipal du collège de Nîmes, il m’emmena avec lui. J’étaisbi-bac, c’est-à-dire gratifié de mes baccalauréatsès-lettres et ès-sciences, quand mon protecteur mourut à sontour.

Ému par ces souvenirs, le causeur se tut unmoment, et dans le silence, on entendit ces paroles marmottées parAstéras :

– Il a été signalé avant-hier dans laconstellation des Gémeaux, il ne peut être loin.

Évidemment cette remarque ne s’appliquait pasau récit de Robert. Absorbé, celui-ci ne l’entendit même pas, D’unevoix lente, assourdie, il poursuivit :

– J’étais seul. Durant trois années jerencontrai une famille dans l’armée. Puis l’époque de ma libérationarriva, je me retrouvai isolé. Je suis un affectueux. La solitudeme pesait. Pas un parent, pas un ami avec qui partager ma pensée.C’est dans cette disposition d’esprit que j’appris, par lesjournaux, l’existence et l’adresse d’Armand Lavarède, mon cousin.Oh ! cousin au cinquantième degré, à la mode de Bretagne et deProvence ! Je ne l’avais jamais vu. Mon père n’avait pasdavantage rencontré son père. Les deux branches de la familleavaient vécu sans se donner la moindre marque de souvenir. Maisbah ! c’était un parent. Je me rappelais que mon père m’enavait entretenu quelquefois. N’ayant rien à lui demander qu’un peud’amitié, je n’avais aucune crainte d’être mal reçu. Je vins àParis.

– Rien, rien, grommela Ulysse du haut deson observatoire.

– Ici j’appris que mon cousin avaitquitté la France. Pour obéir aux clauses d’un testament, ileffectuait le tour du monde avec vingt-cinq centimes en poche.J’avais trouvé mon bolide.

– Tu as trouvé le bolide… où cela, clamaAstéras, tiré de sa préoccupation par ce mot magique ?

– Eh ! je ne te parle pas de tonastre errant. Il s’agit de mon cousin.

– Je le regrette.

– Qu’est-ce que tu dis ?

– Rien. Continue je t’en prie.

– Je le veux bien. Il fallait vivre.J’entrai comme commis dans la maison Brice et Molbec, pour attendrele retour du voyageur. Les mois se passent. On m’envoie àSaint-Gobain pour une vérification de lentilles destinées àl’observatoire de Pulkowa. Je reste quinze jours absent. Jereviens. Misère ! Armand Lavarède avait traversé Paris, maisil était reparti en Angleterre afin d’épouser une charmante miss,qui l’avait accompagné avec son digne père, durant son tour dumonde. On l’attendait prochainement. Une attaque d’influenza meforce à garder la chambre. Une semaine à peine. Je suis guéri. Jecours chez mon cousin. Il avait passé à Paris avec sa jeune femme,mais il était loin déjà, faisant un voyage de noces en Amérique. Etmaintenant j’espère toujours. Trouve donc beaucoup de bolides àmarche aussi constante et aussi irrégulière ?

Un rugissement d’Astéras répondit :

– Je le tiens enfin.

– Quoi donc ? interrogeatranquillement Robert.

– Mon bolide.

Le bouillant calculateur s’était déjà remis àson télescope. Ses bras étendus frétillaient joyeusement :

– Oui, c’est bien lui ! Avec salumière propre signalée par tous les observateurs ! Ellesemble en effet provenir d’une origine électrique plutôt que d’unecombustion.

– 9 heures, remarqua Lavarède. Veux-tu,oui ou non, venir prendre le thé ?

– Éteint ! gémit Astéras.

– Tu dis ?

– Éteint comme une bougie que l’onsouffle. Invisible, introuvable.

– Mais, triple fou, abandonne à son sortce morceau d’astre qui se moque de toi, et mettons-nous enroute.

– Tu as raison, gronda le calculateurdépité par la brusque disparition du météore. Au diable cefantasque passant céleste !

Il dégringola l’échelle d’observation, etentraîna son ami à travers les couloirs de l’Observatoire. Uninstant plus tard, tous deux franchissaient le portail del’édifice, gagnaient la rue Cassini, le boulevard Saint-Jacques,traversaient la place Denfert, l’avenue d’Orléans ets’engouffraient dans la rue Daguerre. Il faisait une nuit noire,brumeuse de novembre. Les rues humides étaient désertes etsilencieuses.

Tout en marchant d’un bon pas, Astérasexhalait sa mauvaise humeur :

– A-t-on jamais vu cet astéroïde quis’éteint à la seconde où j’allais m’assurer de son identité.

– Il craint peut-être les indiscrétionsde la police, fit placidement Robert.

– Plaisante, mon ami, plaisante. Tant pispour toi si tu ne t’intéresses pas aux merveilles de la science.Si, au lieu d’un être matériel, j’avais à mes côtés unintellectuel, il s’étonnerait avec moi de la variabilitéextraordinaire de l’éclat de ce monde minuscule.

Et du ton d’un professeur en chaire :

– Certes ! le ciel, ce livre del’immensité, où l’histoire de l’univers est écrite par des soleils,certes, le ciel contient des étoiles variables. T de laconstellation de la Couronne est descendue, du 12 au 21 mai 1866,de la 2e à la 9e grandeur ; X du Cygnevarie, dans une période régulière de 406 jours, de la 4eà la 13e grandeur ; V des Gémeaux passe par 3grandeurs en 21 heures ; mais aucune n’a la variabilitéintensive du singulier mondicule qui nous occupe. D’une seconde àl’autre, celui-ci va d’un éclat insoutenable au noir absolu.

– Tous les astronomes teressemblent ? interrompit Lavarède.

– Oui. Tous sont épris comme moi del’infini mystérieux.

– Alors, sais-tu dans quelleconstellation je placerais l’Observatoire ?

– Je ne vois pas…

– Je le vois, moi ; dans celle deCharenton, dont il deviendra, s’il ne l’est déjà, le pourvoyeurprincipal.

Du coup, le calculateur leva les bras au cielen un geste d’éloquent désespoir :

– Que je reconnais bien ton esprit terreà terre. Des calembours. Voilà tout ton rêve. Ton idéal, c’est tonbureau où tu arrives chaque matin.

– À 9 heures, ami poète ; dont jesors à six ; où j’ai ma petite besogne méthodiquementordonnée. Tandis que tu parcours en imagination des millions delieues dans le ciel, moi je pousse l’horreur des voyages jusqu’à nepas laisser voyager ma pensée. Peut-être suis-je ainsi parce quemon cousin a accaparé toutes les facultés de déplacement desLavarède. En tout cas, je suis heureux d’être tel. Oh ! sedéplacer, se déranger, changer chaque jour d’habitat etd’habitudes ; quelle épouvante pour moi ! Je suiscasanier, tranquille, paisible, homme d’accoutumance. Je suiscaissier, j’espère l’être toujours. Plus heureux que plusieurs demes collègues, je suis certain de ne jamais puiser illicitement àla caisse qui m’est confiée, car si cette idée malheureuse mepouvait venir, tout mon « moi » se révolterait à lapensée du voyage en Belgique et en fugitif, qui devient de rigueuren pareil cas. Et je me connais ; je résisterais.

– Tu ne parleras pas toujours ainsi.

– Ah ça ! tu deviens insolent,Ulysse. Prétendrais-tu insinuer que je dilapiderai les fondsconfiés à ma garde ?

– Eh non ! tu es un honnête homme.Je voulais seulement dire que l’ambition te pousserait un beaumatin.

– Ni matin, ni soir.

– Et avec elle viendra le besoin dedéplacement, qui t’apparaît aujourd’hui comme une chosemonstrueuse.

– Monstrum horrendum ! Tuerres, mon bel ami. Charitablement je t’avertis ; si tut’établis nécromancien, tu feras faillite.

– Oh que non !

– Oh ! que si !

Et clignant des yeux d’un air fin, lecalculateur reprit :

– Tu sais que je ne connais rien de lavie. Perpétuellement penché sur mes tableaux de parallaxes, deminima, et cétera, je n’ai point le loisir d’étudier l’humanité quigrouille sous les étoiles.

– Ça, c’est vrai, souligna Robert. Àpreuve qu’au mardi gras tu prenais un costume de Folie pour unhabit de cour.

– Je ne suis pas un homme de nuances,c’est vrai. Mais je dîne parfois chez une vieille amie de mafamille. Elle prétend qu’il existe de par le globe des jeunesfilles qui sont des anges.

– Toutes les jeunes filles sont desanges.

– Ah ! fit Astéras de la meilleurefoi du monde, c’est bien possible. Eh bien donc, il est, paraît-il,une loi mathématique qui nous régit. Cette loi fait que l’onrencontre un de ces anges. On l’épouse, et alors l’ambitionnaît.

Son interlocuteur l’interrompit par un riresonore :

– Mon cher devin, ta prophétie tombed’elle-même.

– Où prends-tu cela ?

– Dans ma résolution de ne me marierjamais.

– Ta résolution se brisera contre la loidont je parlais l’instant.

– Non, ami Ulysse. Tu peux rayer cela detes papiers.

– Parce que ?

– Parce que je ne veux pas me marier.

Le jeune homme avait scandé ces derniers motsavec énergie. D’un ton plus posé, il affirma :

– Vois-tu. La jeune fille étant d’essenceangélique, moi je ne suis qu’un homme. Conséquence fatale : mafemme userait sa vie et la mienne à exprimer des avis contrairesaux miens.

– Par bonheur, tout le monde ne pense pascomme toi.

– Je ne l’ignore pas. Mais poursatisfaire mon instinct de combativité, il me suffit d’avoir sousla main un ami comme toi. Je te vois juste assez pour ne passouffrir de ton caractère. Tu me fatigues, je te quitte. Rien deplus commode.

– Ah ! murmura Ulysse en haussant,les épaules, à t’entendre on ne croirait pas que tu es un bravegarçon, plein de cœur, de générosité.

– Je ne suis pas assez riche pourrépandre cette croyance.

– Oui, mais je te connais, moi. Tu asbeau t’en défendre tu te marieras, mon ami Robert, et tu seras lemeilleur mari qui se puisse rêver.

Tout à leur conversation, les promeneurs neremarquèrent pas, à vingt mètres en avant d’eux, un groupe qui, àleur approche se dissimula dans la baie d’une porte basse, dont lebattant ouvert laissa apercevoir un corridor sombre.

Deux hommes étaient là :

– C’est lui, fit l’un d’eux à voixbasse.

– Ce Robert Lavarède que vous m’avezdésigné, seigneur ?

– Lui-même. Je reconnais son organe.

– Mais il n’est pas seul.

– Tant pis. L’autre sera de la partie.Nous ne pouvons laisser en liberté un individu qui clabauderait surl’aventure.

– Ce serait gênant en effet.

– Attention. Les voici. Sois adroit.

Robert et son compagnon approchaient. Ilspassèrent devant les mystérieux causeurs. Ils allaient s’engagerdans la rue Lalande où demeurait Lavarède.

Soudain un bruissement d’étoffe les fittressaillir. Avant qu’ils eussent pu se rendre compte de la causedu bruit, une sorte de manteau ample s’abattit sur leurs têtes, lesemprisonnant dans ses plis lourds.

Presqu’aussitôt des mains nerveuses lessaisissaient, et ils étaient entraînés dans le corridor sombre, àl’entrée duquel stationnaient un instant plus tôt les causeursinconnus.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer