Des vers
LE MUR
Les fenêtres étaient ouvertes. Le salon
Illuminé jetait des lueurs d’incendies,
Et de grandes clartés couraient sur le gazon.
Le parc, là-bas, semblait répondre aux mélodies
De l’orchestre, et faisait une rumeur au loin.
Tout chargé des senteurs des feuilles et du foin,
L’air tiède de la nuit, comme une molle haleine,
S’en venait caresser les épaules, mêlant
Les émanations des bois et de la plaine
À celles de la chair parfumée, et troublant
D’une oscillation la flamme des bougies.
On respirait les fleurs des champs et des cheveux.
Quelquefois, traversant les ombres élargies,
Un souffle froid, tombé du ciel criblé de feux,
Apportait jusqu’à nous comme une odeur d’étoiles.
Les femmes regardaient, assises mollement,
Muettes, l’œil noyé, de moment en moment
Les rideaux se gonfler ainsi que font desvoiles,
Et rêvaient d’un départ à travers ce cield’or,
Par ce grand océan d’astres. Une tendresse
Douce les oppressait, comme un besoin plusfort
D’aimer, de dire, avec une voix quicaresse,
Tous ces vagues secrets qu’un cœur peutenfermer.
La musique chantait et semblaitparfumée ;
La nuit embaumant l’air en paraissaitrythmée,
Et l’on croyait entendre au loin les cerfsbramer.
Mais un frisson passa parmi les robesblanches ;
Chacun quitta sa place et l’orchestre setut,
Car derrière un bois noir, sur un coteaupointu,
On voyait s’élever, comme un feu dans lesbranches,
La lune énorme et rouge à travers lessapins.
Et puis elle surgit au faîte, toute ronde,
Et monta, solitaire, au fond des cieuxlointains,
Comme une face pâle errant autour dumonde.
Chacun se dispersa par les chemins ombreux
Où, sur le sable blond, ainsi qu’une eaudormante,
La lune clairsemait sa lumière charmante.
La nuit douce rendait les hommes amoureux,
Au fond de leurs regards allumant uneflamme.
Et les femmes allaient, graves, le frontpenché,
Ayant toutes un peu de clair de lune àl’âme.
Les brises charriaient des langueurs depéché.
J’errais, et sans savoir pourquoi, le cœur enfête.
Un petit rire aigu me fit tourner la tête,
Et j’aperçus soudain la dame que j’aimais,
Hélas ! d’une façon discrète, carjamais
Elle n’avait cessé d’être à mes vœuxrebelle :
« Votre bras, et faisons un tour deparc », dit-elle.
Elle était gaie et folle et se moquait detout,
Prétendait que la lune avait l’air d’uneveuve :
« Le chemin est trop long pour allerjusqu’au bout,
Car j’ai des souliers fins et ma toilette estneuve ;
Retournons. » Je lui pris le bras etl’entraînai.
Alors elle courut, vagabonde et fantasque,
Et le vent de sa robe, au hasard promené,
Troublait l’air endormi d’un souffle debourrasque.
Puis elle s’arrêta, soufflant ; etdoucement
Nous marchâmes sans bruit tout le long d’uneallée.
Des voix basses parlaient dans la nuit,tendrement,
Et, parmi les rumeurs dont l’ombre étaitpeuplée,
On distinguait parfois comme un son debaiser.
Alors elle jetait au ciel uneroulade !
Vite tout se taisait. On entendait passer
Une fuite rapide ; et quelque amantmaussade
Et resté seul pestait contre lesindiscrets.
Un rossignol chantait dans un arbre, toutprès,
Et dans la plaine, au loin, répondait unecaille.
Soudain, blessant les yeux par son refletbrutal,
Se dressa, toute blanche, une hautemuraille,
Ainsi que dans un conte un palais demétal.
Elle semblait guetter de loin notrepassage.
« La lumière est propice à qui veutrester sage,
Me dit-elle. Les bois sont trop sombres, lanuit.
Asseyons-nous un peu devant ce mur quiluit. »
Elle s’assit, riant de me voir la maudire.
Au fond du ciel, la lune aussi me semblarire !
Et toutes deux d’accord, je ne sais troppourquoi,
Paraissaient s’apprêter à se moquer demoi.
Donc, nous étions assis devant le grand murblême ;
Et moi, je n’osais pas lui dire :« Je vous aime ! »
Mais comme j’étouffais, je lui pris les deuxmains.
Elle eut un pli léger de sa lèvre coquette
Et me laissa venir comme un chasseur quiguette.
Des robes, qui passaient au fond des noirschemins,
Mettaient parfois dans l’ombre une blancheurdouteuse.
La lune nous couvrait de ses rayons pâlis
Et, nous enveloppant de sa clartélaiteuse,
Faisait fondre nos cœurs à sa vue amollis.
Elle glissait très haut, très placide et trèslente,
Et pénétrait nos chairs d’une langueurtroublante.
J’épiais ma compagne, et je sentaisgrandir
Dans mon être crispé, dans mes sens, dans monâme,
Cet étrange tourment où nous jette unefemme
Lorsque fermente en nous la fièvre dudésir !
Lorsqu’on a, chaque nuit, dans le trouble durêve,
Le baiser qui consent, le « oui »d’un œil fermé,
L’adorable inconnu des robes qu’onsoulève,
Le corps qui s’abandonne, immobile etpâmé,
Et qu’en réalité la dame ne nous laisse
Que l’espoir de surprendre un moment defaiblesse !
Ma gorge était aride ; et des frissonsardents
Me vinrent, qui faisaient s’entrechoquer mesdents,
Une fureur d’esclave en révolte, et lajoie
De ma force pouvant saisir, comme uneproie,
Cette femme orgueilleuse et calme, dontsoudain
Je ferais sangloter le tranquilledédain !
Elle riait, moqueuse, effrontémentjolie ;
Son haleine faisait une fine vapeur
Dont j’avais soif. Mon cœur bondit ; unefolie
Me prit. Je la saisis en mes bras. Elle eutpeur,
Se leva. J’enlaçai sa taille avec colère,
Et je baisai, ployant sous moi son corpsnerveux,
Son œil, son front, sa bouche humide et sescheveux !
La lune, triomphant, brillait de gaietéclaire.
Déjà je la prenais, impétueux et fort,
Quand je fus repoussé par un suprêmeeffort.
Alors recommença notre lutte éperdue
Près du mur qui semblait une toile tendue.
Or, dans un brusque élan nous étantretournés,
Nous vîmes un spectacle étonnant etcomique.
Traçant dans la clarté deux corpsdésordonnés,
Nos ombres agitaient une étrange mimique,
S’attirant, s’éloignant, s’étreignant tour àtour.
Elles semblaient jouer quelquebouffonnerie,
Avec des gestes fous de pantins en furie,
Esquissant drôlement la charge de l’Amour.
Elles se tortillaient farces ouconvulsives,
Se heurtaient de la tête ainsi que desbéliers ;
Puis, redressant soudain leurs taillesexcessives,
Restaient fixes, debout comme deux grandspiliers.
Quelquefois, déployant quatre brasgigantesques,
Elles se repoussaient, noires sur le murblanc,
Et, prises tout à coup de tendressesgrotesques,
Paraissaient se pâmer dans un baiserbrûlant.
La chose étant très gaie et trèsinattendue,
Elle se mit à rire. – Et comment sefâcher,
Se débattre et défendre aux lèvresd’approcher
Lorsqu’on rit ? Un instant de gravitéperdue
Plus qu’un cœur embrasé peut sauver unamant !
Le rossignol chantait dans son arbre. Lalune
Du fond du ciel serein recherchaitvainement
Nos deux ombres au mur et n’en voyait plusqu’une.