Divers contes

Divers contes

d’ Alexandre Dumas

La chemise de la Sainte Vierge

Je n’ai jamais vu d’aspect plus original que celui de cette petite ville, placée entre l’étang de Berre et le canal de Bouc, et bâtie non pas au bord de la mer, mais dans lamer. Martigues est à Venise ce qu’est une charmante paysanne à une grande dame ; mais il n’eût fallu qu’un caprice de roi pour faire de la villageoise une reine.

Martigues fut, assure-t-on, bâtie par Marius.Le général romain, en l’honneur de la prophétesse Martha, qui le suivait, comme chacun sait, lui donna le nom qu’elle porte encore aujourd’hui. L’étymologie peut n’être point fort exacte ;mais, comme on le sait, l’étymologie est de toutes les serres chaudes celle qui fait éclore les plus étranges fleurs.

Ce qui frappe d’abord dans Martigues, c’est sa physionomie joyeuse ; ce sont ses rues, toutes coupées de canaux et jonchées de cyatis et d’algues aux senteurs marines ; ce sont ses carrefours, où il y a des barques comme autre part il y a des charrettes. Puis, de pas en pas, des squelettes de navires surgissent ; le goudron bout, les filets sèchent. C’est un vaste bateau où tout le monde pêche, les hommes au filet, les femmes à la ligne, les enfants à la main ; on pêche dans les rues, on pêche de dessus les ponts, on pêche par les fenêtres, et le poisson, toujours renouvelé et toujours stupide, se laisse prendre ainsi au même endroit et par les mêmes moyens depuisdeux mille ans.

Et cependant, ce qui est bien humiliant pourles poissons, c’est que la simplicité des habitants de Martiguesest telle que, dans le patois provençal, leur nom léMartigao est proverbial. Lé Martigao sont lesChampenois de la Provence ; et comme malheureusement il neleur est pas né le moindre La Fontaine, ils ont conservé leurréputation première dans toute sa pureté.

C’est un Martigao, ce paysan qui, voulantcouper une branche d’arbre, prend sa serpe, monte à l’arbre,s’assied sur la branche, et la coupe entre lui et le tronc.

C’est un Martigao qui, entrant dans une maisonde Marseille, voit pour la première fois un perroquet, s’approcheet lui parle familièrement comme on parle en général à unvolatile.

– S… cochon, répond le perroquet avec sagrosse voix de mousquetaire aviné.

– Mille pardons, monsieur, dit leMartigao en ôtant son bonnet ; je vous avais pris pour unoiseau.

Ce sont trois députés martigaos qui, envoyés àAix pour présenter une requête au Parlement, se font indiqueraussitôt leur arrivée la demeure du premier président et sontintroduits dans l’hôtel. Conduits par un huissier, ils traversentquelques pièces dont le luxe les émerveille ; l’huissier leslaisse dans le cabinet qui précède la salle d’audience, et étendantla main vers la porte, il leur dit : « Entrez » etse retire. Mais la porte que leur avait montrée l’huissier étaitfermée hermétiquement par une lourde tapisserie, ainsi que c’étaitla coutume de l’époque ; de sorte que les pauvres députés, nevoyant, entre les larges plis de la portière, ni clef, ni bouton,ni issue, s’arrêtèrent très embarrassés et ne sachant comment fairepour passer outre. Ils tinrent alors conseil, et au bout d’uninstant le plus avisé des trois dit :

« Attendons que quelqu’un entre ou sorte,et nous ferons comme il fera. » L’avis parut bon, fut adopté,et les députés attendirent.

Le premier qui vint fut le chien du président,qui passa sans façon par-dessous le rideau.

Les trois députés se mirent aussitôt à quatrepattes, passèrent à l’instar du chien, et comme leur requête leurfut accordée, leurs concitoyens ne doutèrent pas un instant que cene fût à la manière convenable dont ils l’avaient présentée, plusencore qu’à la justice de la demande, qu’ils devaient leur promptet entier succès.

Il y a encore une foule d’autres histoires nonmoins intéressantes que les précédentes ; par exemple, celled’un Martigao qui, après avoir longtemps étudié le mécanisme d’unepaire de mouchettes, afin de se rendre compte de l’utilité de cepetit ustensile, mouche la chandelle avec ses doigts et déposeproprement la mouchure sur le récipient ; mais je craindraisque quelques-unes de ces charmantes anecdotes ne perdissentbeaucoup de leur valeur par l’exportation.

Tant il y a que sur les lieux elles ont unevogue charmante, et que depuis l’époque de sa fondation, quiremonte, comme nous l’avons dit, à Marius, Martigues défrayed’histoires et de coqs-à-l’âne toutes les villes, libéralité dont,à ce que m’assurait notre aubergiste, elle commence tant soit peu àse lasser.

Martigues a pourtant fourni un saint aucalendrier ; ce saint est le bienheureux Gérard Tenque, de sonvivant épicier dans la ville de Marius. Étant allé pour soncommerce à Jérusalem, il fut indigné des mauvais traitements queles pèlerins éprouvaient dans les saints lieux ; dès lors ilrésolut de se dévouer au soulagement de ces pieux voyageurs, aprèsavoir fait à la chrétienté le sacrifice de sa boutique, qui, commeon le voit par le voyage que Gérard avait entrepris, devait avoirune certaine importance. En conséquence il céda son fonds, réalisason bien, puis, faisant de l’argent que lui rapporta cette doublevente une masse première, il se mit immédiatement en mesure dedoubler et de tripler cette masse en allant quêter pour lespauvres, le bourdon[1] à la main,auprès des négociants d’Alexandrie, du Caire, de Jaffa, de Beyrouthet de Damas, avec lesquels il était en relations d’affaires. Dieubénit son intention et permit qu’elle eût le saint résultat queGérard s’était proposé. En effet, sa quête ayant été plus abondantequ’il ne l’espérait lui-même, Gérard Tenque fit construire unhospice destiné à recueillir et à héberger tous les chrétiens queleur dévotion pour les saints lieux attirerait en Judée. Lapremière croisade le surprit au milieu de cette pieuse fondation, àlaquelle la conquête de Godefroi de Bouillon donna bientôt uneimmense importance, et dont les privilèges et les statuts,confirmés par lettres de Rome, devinrent ceux des chevaliers deSaint-Jean de Jérusalem. Ainsi cet ordre magnifique, quin’admettait dans ses rangs que les chevaliers de la plus hautenoblesse et du plus grand courage, avait eu pour fondateur unpauvre épicier.

Dans le partage des reliques qui s’était faitentre les chrétiens après la prise de Jérusalem, Gérard Tenqueavait obtenu pour sa part la chemise que portait la Sainte Viergele jour où l’ange Gabriel vint la saluer comme mère du Christ. Larelique était d’autant plus précieuse, que, comme preuved’authenticité, la chemise était marquée d’un M, d’un T et d’un L,ce qui voulait incontestablement dire : Marie de latribu de Lévy.

Après sa mort, Gérard Tenque futcanonisé ; aussi, lorsque l’île de Rhodes fut reprise par lesinfidèles, les chevaliers, qui ne voulaient pas laisser les saintsossements de leur fondateur entre les mains des infidèles,exhumèrent son cercueil et le transférèrent au château de Manosque,dont la seigneurie appartenait à l’ordre de Malte. Là, lecommandeur, qui, pour l’incrédulité, était une espèce de saintThomas, sachant que la chemise de la Vierge avait été enterrée avecle défunt, fit ouvrir le cercueil, afin de s’assurer de l’identitédes reliques qu’on lui donnait en garde : le corps étaitparfaitement conservé et la chemise était à sa place.

Alors le commandeur jugea avec beaucoup desagacité que, puisque le bienheureux Gérard était canonisé, iln’avait pas besoin d’une aussi importante relique que celle qu’ilavait accaparée, et qui, après avoir efficacement, sans doute,contribué à son salut, pouvait, non moins efficacement encore,contribuer au salut des autres. Or, comme charité bien ordonnée estde commencer par soi-même, le bon commandeur s’appropria lachemise, qu’il fit mettre dans une très belle châsse, et qu’iltransporta en son château de Calissane en Provence, où elle fitforce miracles. Au moment de mourir, à son tour, le commandeur, quinaturellement mourait sans postérité, ne voulut pas exposer une sisainte relique à tomber entre les mains de collatéraux, et la léguaà la principale église de la ville murée, la plus proche de sonchâteau attendu qu’un si précieux dépôt ne pouvait pas être confiéà une ville ouverte.

On comprend que, lorsque la teneur dutestament fut connue, il fit grand bruit dans les citésavoisinantes ; chaque ville envoya ses géomètres, quimesurèrent, la toise à la main, à quelle distance elle était duchâteau de Calissane. La ville de Berre fut reconnue être celle quiavait les droits les plus incontestables à la sainte relique, et lachemise miraculeuse lui fut adjugée par l’archevêque d’Arles, augrand désespoir de Martigues, qui avait perdu d’une demi-toise.

À partir de ce moment, c’est-à-dire de lamoitié du XVe siècle à peu près, la bienheureuse chemisefut exposée tous les ans, le jour de Sainte-Marie ; mais àl’époque de la Révolution elle disparut sans qu’on n’ait jamais pusavoir ce qu’elle était devenue.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer