Donatienne

Donatienne

de René Bazin

Chapitre 1 LA CLOSERIE DE ROS GRIGNON

Ils étaient assis, l’homme et la femme, en haut de la colline, sur le seuil de la ferme, la tête appuyée sur la paume des mains, lui très grand, elle très petite, tous deux Bretons de race ancienne. L’ombre achevait de tomber.

Une bande rouge, mince comme un fuseau, longue de bien des lieues, à peine entamée, çà et là, par l’ondulation lointaine des terres, laissait deviner l’immensité de l’horizon qu’ils avaient devant eux. Mais il n’en venait presque plus de lumière, ni aux nuages floconneux qui barraient le ciel, ni sur la forêt de Lorges, dont les vallons et les côtes fuyaient en houles mêlées. Bancs de nuages dans le ciel, bancs de brume dans le pli des frondaisons, tout était orienté dans le même sens et tout dormait. Une senteur âpre, la respiration nocturne de la forêt,passait par intervalles. À la limite des bois, à trois cents mètres de la maison, une lande ressemblait à une tache brune. Puis il y avait un maigre champ de blé noir moissonné et, plus près, le petit raidillon pierreux, semé de genêts, qui portait la closerie de Ros Grignon.

Ils étaient pauvres. L’homme avait épousé, au retour du service, une fille de marin, servante en la paroisse d’Yffiniac, qui est peu distante de celle de Plœuc. Elle avait quelques centaines de francs d’économie, des yeux noirs très innocents et très vifs, sous sa coiffe aux ailes relevées en forme de fleur de cyclamen. Lui ne possédait rien.

Un soldat qui revient du régiment, n’est-cepas ? Mais c’était moins pour son argent qu’il l’avaitchoisie, bien sûr, que parce qu’elle lui plaisait. Et comme ilétait réputé bon travailleur, dur à la besogne, il avait pu obtenirà bail quatre hectares de mauvaise terre, vingt pommiers, unemaison composée d’une étable où vivait la vache, d’une chambre oùdormaient les gens, sous le même toit de paille épais d’un mètre ettout brun de mousse : la closerie enfin de Ros Grignon.Cependant il payait mal. Depuis six ans qu’il était marié, troisenfants lui étaient nés, dont le dernier, Joël, avait cinq mois. Lamère pouvait à peine aider son mari, dans les grands jours depeine, à remuer la terre, à semer, à sarcler, à moissonner. Etl’avoine se vendait mal, le blé noir était presque entièrementconsommé à la maison, et l’ombre de la forêt, les racines profondesdes chênes et des ajoncs, rendaient chétives les récoltes.

La nuit s’annonçait calme et humide, commebeaucoup de nuits de la fin de septembre. Dans la chambre, derrièreJean Louarn et sa femme, s’élevait le bruit régulier d’un berceauqu’une petite de cinq ans, Noémi, balançait en tirant sur unecorde. Elle endormait Joël. Eux ne bougeaient pas. Les yeux vagues,on eût dit qu’ils regardaient diminuer la bande de lumière rougeau-dessus de la forêt. Des gouttes de rosée, glissant sur lestuyaux de chaume, tombaient sur le cou de l’homme, sans qu’il yprît garde. Ils se reposaient, ouvrant leurs poitrines à la brisefraîche, n’ayant point de pensée, si ce n’est le songe toujoursprésent de la misère, qui ne se partage plus et que chacun fait deson côté quand elle a trop duré.

Le gémissement du berceau s’arrêta, etl’enfant, mal endormi, cria. La femme tourna la tête vers le fondde la chambre :

– Tire donc, Noémi ! Pourquoi netires-tu pas ?

Rien ne répondit. Le bruit doux de l’osierrecommença. Mais le père, sorti du rêve où il était plongé, ditlentement :

– Faudrait vendre la vache.

– Oui, reprit la femme, faudra lavendre.

Ce n’était pas la première fois qu’ilsparlaient ainsi de mener au marché l’unique bête de l’étable. Maisils ne se décidaient point à le faire, attendant un autre moyen desalut, sans savoir lequel.

– Faudrait la vendre avant l’hiver,ajouta Louarn.

Puis il se tut. Le petit Joël était endormi.Aucun bruit ne s’élevait de la closerie, ni de l’immense campagneépandue alentour. La lueur du couchant s’était faite mince comme unfil. C’était l’heure où les bêtes de proie, les loups, les renards,les martres rôdeuses, se levant des fourrés, le cou tendu, flairentla nuit, et, tout à coup, secouant leurs pattes, commencent àtrotter par les sentiers menus, à découvert.

– Bonsoir ! dit une voixenrouée.

L’homme et la femme se dressèrent en sursaut.D’instinct, Louarn avait fait un pas en avant, afin d’être entreelle et celui qui venait. Un moment, il demeura penché, fouillantl’ombre de la pente pierreuse, les bras ramenés le long du corps,prêt à lutter. Mais, dans la faible tranche de lumière quis’échappait de la porte et faisait un petit couloir à travers labrume, une tête apparut, puis un gros corps d’homme élargi par lesplis d’une blouse.

– Crains pas, Louarn, c’est moi ;j’apporte une lettre.

– C’est tout de même pas une heure pourcourir les chemins, dit Louarn.

– Vous demeurez si loin ! reprit lefacteur. Je suis venu après la levée. Tiens, voilà !

Le closier étendit la main, et regardal’enveloppe avec un rire triste. Qu’est-ce que cela lui faisait,une lettre de plus ou de moins de l’avocat Guillon, le receveur demademoiselle Penhoat ? Puisqu’il ne pouvait pas payer, c’étaitde l’écriture inutile.

– Veux-tu entrer ? dit-il. Veux-tuune bolée de cidre ?

– Non, pas ce soir, une autre fois.

La blouse ronde disparut après trois enjambéesde l’homme, car le brouillard devenait épais.

– Rentrons, dit Louarn.

Tandis qu’il fermait la porte, et poussait leverrou de bois, luisant du bout, à cause du long usage, sa femme,plus pressée que lui de savoir, enlevait de terre la chandellefichée dans un goulot de bouteille. Elle la posa sur la table, et,se penchant au-dessus, les yeux brillants :

– Dis, Jean, d’où vient-elle, lalettre ?

Lui, de l’autre côté de la table, retournadeux ou trois fois l’enveloppe entre ses mains, l’approcha de sonvisage, qui était long, maigre et tout rasé, sauf un doigt defavoris, près des cheveux, et, ne reconnaissant pas l’écriture demaître Guillon :

– Tiens, lis donc, Donatienne. Ça n’estpas de lui. Moi, l’écriture moulée, ça ne me connaît guère.

Et ce fut à son tour de regarder la petiteBretonne, qui lisait vite, suivant les lignes avec un balancementde la tête, rougissait, tremblait, et finit par dire, les yeuxlevés, humides de larmes et souriants tout de même :

– Ils me demandent pour êtrenourrice !

Louarn devint sombre. Ses joues plates,couleur de la mauvaise terre blanche qu’il remuait, secreusèrent :

– Qui donc ? fit-il.

– Des gens ; je ne sais pas :leur nom est là. Mais le médecin, c’est celui de Saint-Brieuc.

– Et quand donc tu partirais ?

Elle baissa le front vers la table, voyantcombien Louarn était troublé.

– Demain matin. Ils me disent de prendrele premier train… Vrai, je ne m’y attendais plus, monhomme !…

L’idée leur était venue, en effet, avant lanaissance de Joël, que Donatienne pourrait trouver une place denourrice, comme tant d’autres parentes ou voisines du pays, et lajeune femme était allée voir le médecin de Saint-Brieuc, qui avaitpris le nom et l’adresse. Mais, depuis huit mois, n’ayant pas eu deréponse, ils croyaient la demande oubliée. Le mari seul en avaitreparlé, une ou deux fois, pour dire, au temps de la moisson :« C’est bien heureux qu’ils n’aient pas voulu de toi,Donatienne ! Comment aurais-je fait, toutseul ! »

– Je ne m’y attendais plus !répétait la petite Bretonne, le visage éclairé en dessous par lachandelle. Non, vraiment, cela me fait une surprise !…

Et voilà que, malgré elle, son cœur s’étaitmis à battre. Le sang lui montait aux joues. Une joie confuse, dontelle avait honte, lui venait de ce papier blanc qu’elle regardaitmaintenant sans rien lire : c’était comme une trêve à samisère, qui lui était offerte, une délivrance des soucis de sa viede paysanne obligée de nourrir l’homme, de s’occuper sans repos desenfants et des bêtes. Elle sentait se soulever un peu le poids defatigue et d’ennui qui les accablait tous deux. Les histoires queracontaient les femmes de Plœuc, les gâteries dont on comblait lesnourrices, là-bas, dans les villes, des visions rapides de lingebrodé, de rubans de soie, de rouleaux d’or, la pensée d’orgueil,aussi, qu’elle était envoyée par le médecin dans une grande maisonde Paris, tout cela, pêle-mêle, lui passait dans l’esprit. Elle enfut gênée, se détourna vers les deux berceaux, côte à côte, près dulit aux rideaux de serge verte, et fit semblant de border les drapsde Lucienne et de Joël.

– C’est vrai que ça sera triste, monhomme… Mais, vois-tu, ça aura une fin.

Pas un mot ne lui répondit, et pas une ombre,autre que la sienne, ne remua sur le mur. Elle entendit deuxgouttes d’eau qui tombaient dehors, du toit de chaume sur lespierres.

– Et puis, je gagnerai de l’argent,continua-t-elle, et je te l’enverrai. Ces gens-là doivent êtreriches. Ils me donneront peut-être des brassières, dont les petitsont tant besoin…

L’unique chambre de la maison fut ressaisiepar l’universel silence, et sembla, un moment, une chose morte,écrasée comme les bois, les landes, sous la rosée lourde de cettenuit de septembre. Donatienne comprit que l’espèce de joie qu’ellen’avait pu contenir s’était effacée par degrés ; qu’ellen’aurait plus, dans son air, rien d’offensant pour son mari :et elle regarda Louarn.

Il n’avait pas bougé. La chandelle éclairaitjusqu’au fond ses yeux bleus, qui ressemblaient, sous labroussaille des sourcils, à un peu de brume blonde, d’où sortait unregard trouble de pauvre être perdu dans un chagrin trop grand. Ilsuivait les mouvements de Donatienne, sans remarquer le sourire, nila rougeur du visage, ni la lenteur de ce manège autour desberceaux ; il la suivait avec une pensée de désespoir, sansrien au delà, comme si elle eût été une image déjà lointaine,séparée de lui par des lieues et des lieues. Les marins ont le mêmeregard, quand une voile, à l’horizon, descend vers l’infini de lamer.

– Jean ? dit-elle ; JeanLouarn ?

Il s’approcha lentement, faisant le tour de latable, jusqu’auprès du berceau de Joël. Donatienne était là,immobile. Il lui prit la main, et tous deux ils considérèrent, dansl’ombre, les enfants endormis, têtes blondes tournées l’une versl’autre, à demi recouvertes par les pointes de l’oreiller qui secourbaient au-dessus d’elles.

– Tu veilleras bien sur eux !dit-elle. C’est si petit ! Lucienne est si futée ! On nesait par où elle passe, tant elle court vite, et j’ai eu souventpeur, à cause du puits. Tu recommanderas à celle qui viendra…

L’homme fit signe que oui.

– Justement, reprit Donatienne, j’ypensais, là. Tu pourrais aller chercher, demain matin, AnnetteDomerc, au bourg de Plœuc. Elle conviendrait pour être servante, jecrois. Trouves-tu cela bien ?

Les hautes épaules de Louarn selevèrent :

– Que veux-tu que je trouve bien ?dit-il. J’essaierai.

– Et ça réussira, j’en suis sûre !Tu ne dois pas t’en faire trop de chagrin. Toutes celles du payss’en vont comme moi… Même je suis restée plus longtemps qued’autres… Vingt-quatre ans, songe donc !

Elle dit encore plusieurs phrases, très vite,des recommandations qu’il n’entendait pas, des formules derésignation qui ne consolent de rien. Puis sa voix claire deBretonne se voila ; sa poitrine se gonfla plus rapidement dansson corselet galonné de velours ; elle comprit qu’elle n’avaitpas dit tout ce qu’il fallait, et murmura :

– Mon pauvre Jean, tout demême !

Lui, il la prit par la taille, d’un seul bras,et, toute petite contre lui, l’emporta sous l’auvent de lacheminée, à gauche, où il y avait un escabeau pour les veilléesd’hiver. Il se laissa tomber sur l’escabeau, et, la posant sur sesgenoux, ramenant, le long de son épaule, la tête mignonne de safemme, comme il avait fait, elle s’en souvenait, un des premierssoirs de ses noces, il la tint embrassée, n’ayant eu qu’un mot pourexprimer sa tendresse d’alors, et le retrouvant pour dire sa peined’à présent : « Femme ! Femme ! » Il nebaisait pas son visage, il ne cherchait pas même à le voir, ilappuyait seulement sur son cœur et enlaçait, avec sa force de géantremueur de terre, cette créature qui était sienne, et se pénétraitde cette suprême douceur d’adieu dont le temps venait d’êtremesuré. « Ô femme ! » répétait-il. Toute sa passionétait enfermée dans cette plainte, et sa jalousie inquiète, et lapitié que lui causaient toutes ces choses éparses dans lerayonnement faible de la lumière : les berceaux, le lit, latable, le coffre aux vêtements et jusqu’à l’étable d’où arrivait,par intervalles, le bruit d’une masse lourde heurtant les planches,tout cela qui serait si triste sans elle !

Au-dessus d’eux, la cheminée montait, large,noire de suie, ouverte aux brumes qui descendaient lentement.

Donatienne avait essayé de se dégager. Mais ilne voulait pas. Alors elle s’était laissé bercer à son tour par lapeur de l’inconnu. « Si je pouvais seulement voir où tuvas ! » avait dit Louarn. Ils ne le savaient pas plusl’un que l’autre. Elle partait, lui restait, et tout leur effort demémoire, tout ce qu’ils avaient retenu des propos de la caserne oudes commérages des femmes de Plœuc n’arrivait pas à leur donner uneidée, même imparfaite, du lieu mystérieux où serait demainDonatienne, la mère de Noémi, de Lucienne et de Joël.

Au bout de longtemps, la lettre qu’ils avaientabandonnée sur la table fut poussée par un tourbillon de vent, etglissa. Il vit, par l’ouverture de la cheminée, que le ciel étaitcouleur de poussière.

– La lune monte au-dessus des bois,dit-il. Il est passé dix heures, Donatienne.

Tous deux sortirent de dessous l’auvent, luipour se dévêtir et se coucher, elle pour s’occuper du petit Joëlqui s’éveillait.

Et la nuit roula bientôt sur les cinq êtresendormis qu’enfermait Ros Grignon. Ses étoiles, une à une,passèrent au-dessus des brumes qui mouillaient la forêt, au-dessusdu tertre que précédait le champ moissonné, et s’en allèrent versd’autres champs, d’autres maisons perdues parmi les landes sansnom. C’était la grande nuit, les routes désertes, les fenêtrescloses, les villages rejoints, jusqu’au milieu des terres, par lebruit lointain des houles. Toutes les joies humaines sommeillaientdans les âmes, et presque toutes les douleurs, et le dur souci dupain. Au large des côtes seulement, tout autour de la presqu’îlebretonne, des feux de navires se croisaient dans l’ombre. Mais laterre, un moment, avait cessé de se plaindre. La closerie de JeanLouarn était muette. L’homme dormait, agité parfois d’un frisson derêve ; Donatienne, frêle près de lui, et toute rose,ressemblait, quand un rayon de lune vint éclairer le lit, à cespetites figures de mariées qu’on habille de coquillages, dans lespauvres boutiques, là-bas.

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