En famille

En famille

d’ Hector Malot

Partie 1

Comme cela arrive souvent le samedi vers trois heures, les abords de la porte de Bercy étaient encombrés, et sur le quai, en quatre files, les voitures s’entassaient à la queue leu leu : haquets chargés de fûts, tombereaux de charbon ou de matériaux, charrettes de foin ou de paille, qui tous, sous un clairet chaud soleil de juin, attendaient la visite de l’octroi, pressés d’entrer dans Paris à la veille du dimanche.

Parmi ces voitures, et assez loin de la barrière, on en voyait une d’aspect bizarre avec quelque chose de misérablement comique, sorte de roulotte de forains mais plus simple encore, formée d’un léger châssis tendu d’une grosse toile ; avec un toit en carton bitumé, le tout porté sur quatre roues basses.

Autrefois la toile avait dû être bleue,mais elle était si déteinte, salie, usée, qu’on ne pouvait s’en tenir qu’à des probabilités à cet égard, de même qu’il fallait se contenter d’à peu près si l’on voulait déchiffrer les inscriptions effacées qui couvraient ses quatre faces : l’une, encaractères grecs, ne laissait plus deviner qu’un commencement demot.

  Celle au-dessous semblait être del’allemand : graphie ; une autre del’italien : FIA ; enfin la plus fraîche etfrançaise, celle-là : PHOTOGRAPHIE, était évidemment latraduction de toutes les autres, indiquant ainsi, comme une feuillede route, les divers pays par lesquels la pauvre guimbarde avaitroulé avant d’entrer en France et d’arriver enfin aux portes deParis.

Était-il possible que l’âne qui y étaitattelé l’eût amenée de si loin jusque-là ?

Au premier coup d’œil on pouvait endouter, tant il était maigre, épuisé, vidé ; mais, à leregarder de plus près, on voyait que cet épuisement n’était que lerésultat des fatigues longuement endurées dans la misère. Enréalité, c’était un animal robuste, d’assez grande taille, plushaute que celle de notre âne d’Europe, élancé, au poil gris cendréavec le ventre clair malgré les poussières des routes qui lesalissaient ; des lignes noires transversales marquaient sesjambes fines aux pieds rayés, et, si fatigué qu’il fut, il n’entenait pas moins sa tête haute d’un air volontaire, résolu etcoquin. Son harnais se montrait digne de la voiture, rafistolé avecdes ficelles de diverses couleurs, les unes grosses, les autrespetites, au hasard des trouvailles, mais qui disparaissaient sousles branches fleuries et les roseaux, coupés le long du chemin,dont on l’avait couvert pour le défendre du soleil et desmouches.

Près de lui, assise sur la bordure dutrottoir, se tenait une petite fille de onze à douze ans qui lesurveillait.

Son type était singulier : d’unecertaine incohérence, mais sans rien de brutal dans un trèsapparent mélange de race. Au contraire de l’inattendu de lachevelure pâle et de la carnation ambrée, le visage prenait unedouceur fine qu’accentuait l’œil noir, long, futé et grave. Labouche aussi était sérieuse. Dans l’affaissement du repos le corpss’était abandonné ; il avait les mêmes grâces que la tête, àla fois délicates et nerveuses ; les épaules étaient souplesd’une ligne menue et fuyante dans une pauvre veste carrée decouleur indéfinissable, noire autrefois probablement ; lesjambes volontaires et fermes dans une pauvre jupe large onloques ; mais la misère de l’existence n’enlevait cependantrien à la fierté de l’attitude de celle qui la portait.

Comme l’âne se trouvait placé derrièreune haute et large voilure de foin, la surveillance en eût étéfacile si de temps en temps il ne s’était pas amusé à happer unegoulée d’herbe, qu’il tirait discrètement avec précaution, enanimal intelligent qui sait très bien qu’il est enfaute.

« Palikare, veux-tufinir ! »

Aussitôt il baissait la tête comme uncoupable repentant, mais dès qu’il avait mangé son foin en clignantde l’œil et en agitant ses oreilles, il recommençait avec unempressement qui disait sa faim.

À un certain moment, comme elle venaitde le gronder pour la quatrième ou cinquième fois, une voix sortitde la voiture, appelant :

« Perrine ! »

Aussitôt sur pied, elle souleva unrideau et entra dans la voiture, où une femme était couchée sur unmatelas si mince qu’il semblait collé au plancher.

« As-tu besoin de moi,maman ?

– Que fait doncPalikare ?

– Il mange le foin de la voiture quinous précède.

– Il faut l’en empêcher.

– Il a faim.

– La faim ne nous permet pas de prendrece qui ne nous appartient pas ; que répondrais-tu aucharretier de cette voiture s’il se fâchait ?

– Je vais le tenir de plusprès.

– Est-ce que nous n’entrons pas bientôtdans Paris ?

– Il faut attendre pourl’octroi.

– Longtemps encore ?

– Tu souffresdavantage ?

– Ne t’inquiète pas ; l’étouffementdu renfermé ; ce n’est rien », dit-elle d’une voixhaletante, sifflée plutôt qu’articulée.

C’étaient là les paroles d’une mère quiveut rassurer sa fille ; en réalité elle se trouvait dans unétat pitoyable, sans respiration, sans force, sans vie, et, bienque n’ayant pas dépassé vingt-six ou vingt-sept ans, au dernierdegré de la cachexie ; avec cela des restes de beautéadmirables, la tête d’un pur ovale, des yeux doux et profonds, ceuxmême de sa fille, mais avivés par le souffle de lamaladie.

« Veux-tu que je te donne quelquechose ? demanda Perrine.

– Quoi ?

– Il y a des boutiques, je peuxt’acheter un citron ; je reviendrais tout de suite.

– Non. Gardons notre argent ; nousen avons si peu ! Retourne près de Palikare et fais en sortede l’empêcher de voler ce foin.

– Cela n’est pas facile.

– Enfin veille surlui. »

Elle revint à la tête de l’âne, et commeun mouvement se produisait, elle le retint de façon qu’il restâtassez éloigné de la voiture de foin pour ne pas pouvoirl’atteindre.

Tout d’abord il se révolta, et voulutavancer quand même, mais elle lui parla doucement, le flatta,l’embrassa sur le nez ; alors il abaissa ses longues oreillesavec une satisfaction manifeste et voulut bien se tenirtranquille.

N’ayant plus à s’occuper de lui, elleput s’amuser à regarder ce qui se passait autour d’elle : leva-et-vient des bateaux-mouches et des remorqueurs sur larivière ; le déchargement des péniches au moyen des gruestournantes qui allongeaient leurs grands bras de fer au-dessusd’elles et prenaient, comme à la main, leur cargaison pour laverser dans des wagons quand c’étaient des pierres, du sable ou ducharbon, ou les aligner le long du quai quand c’étaient desbarriques ; le mouvement des trains sur le pont du chemin defer de ceinture dont les arches barraient la vue de Paris qu’ondevinait dans une brume noire plutôt qu’on ne le voyait ;enfin près d’elle, sous ses yeux, le travail des employés del’octroi qui passaient de longues lances à travers les voitures depaille, ou escaladaient les fûts chargés sur les haquets, lesperçaient d’un fort coup de foret, recueillaient dans une petitetasse d’argent le vin qui en jaillissait, en dégustaient quelquesgouttes qu’ils crachaient aussitôt.

Comme tout cela était curieux,nouveau ; elle s’y intéressait si bien, que le temps passait,sans qu’elle en eût conscience.

Déjà un gamin d’une douzaine d’annéesqui avait tout l’air d’un clown, et appartenait sûrement à unecaravane de forains dont les roulottes avaient pris la queue,tournait autour d’elle depuis dix longues minutes, sans qu’elle eûtfait attention à lui, lorsqu’il se décida àl’interpeller :

« V’là un belâne ! »

Elle ne dit rien.

« Est-ce que c’est un âne de notrepays ? Ça m’étonnerait joliment. »

Elle l’avait regardé, et voyant qu’aprèstout il avait l’air bon garçon, elle voulut bienrépondre :

« Il vient de Grèce.

– De Grèce !

– C’est pour cela qu’il s’appellePalikare.

– Ah ! c’est pourcela ! »

Mais malgré son sourire entendu, iln’était pas du tout certain qu’il eût très bien compris pourquoi unâne qui venait de Grèce pouvait s’appeler Palikare.

« C’est loin, la Grèce ?demanda-t-il.

– Très loin.

– Plus loin que… laChine ?

– Non, mais loin, loin.

– Alors vous venez de laGrèce ?

– De plus loin encore.

– De la Chine ?

– Non ; c’est Palikare qui vient dela Grèce.

– Est-ce que vous allez à la fête desInvalides ?

– Non.

– Ousque vous allez ?

– À Paris.

– Ousque vous remiserez votreroulotte ?

– On nous a dit à Auxerre qu’il y avaitdes places libres sur les boulevards desfortifications ? »

Il se donna deux fortes claques sur lescuisses en plongeant de la tête.

« Les boulevards desfortifications, oh là là là !

– Il n’y a pas deplaces ?

– Si.

– Eh bien ?

– Pas pour vous. C’est, voyou lesfortifications. Avez-vous des hommes dans votre roulotte, deshommes solides qui n’aient pas peur d’un coup de couteau ?J’entends d’en donner et d’en recevoir.

– Nous ne sommes que ma mère et moi, etma mère est malade.

– Vous tenez à votreâne ?

– Bien sûr.

– Eh bien, demain votre âne vous seravolé ; v’là pour commencer, vous verrez le reste ; et çane sera pas beau ; c’est Gras Double qui vous ledit.

– C’est vrai cela ?

– Pardi, si c’est vrai ; vousn’êtes jamais venue à Paris ?

– Jamais.

– Ça se voit ; c’est donc desmoules ceux d’Auxerre qui vous ont dit que vous pouviez remiserlà ? pourquoi que vous n’allez pas chez Grain deSel ?

– Je ne connais pas Grain deSel.

– Le propriétaire du Champ Guillot,quoi ! c’est clos de palissades fermées la nuit ; vousn’auriez rien à craindre, on sait que Grain de Sel aurait vitefichu un coup de fusil a ceux qui voudraient entrer lanuit.

– C’est cher ?

– L’hiver oui, quand tout le monderapplique à Paris, mais en ce moment je suis sur qu’il ne vousferait pas payer plus de quarante sous la semaine, et votre ânetrouverait sa nourriture dans le clos, surtout s’il aime leschardons.

– Je crois bien qu’il lesaime !

– Il sera à son affaire ; et puisGrain de Sel n’est pas un mauvais homme.

– C’est son nom, Grain deSel ?

– On l’appelle comme ça parce qu’il atoujours soif. C’est un ancien biffin qui a gagné gros dans lechiffon, qu’il n’a quitté que quand il s’est fait écraser un bras,parce qu’un seul bras n’est pas commode pour courir lespoubelles ; alors il s’est mis à louer son terrain, l’hiverpour remiser les roulottes, l’été à qui il trouve ; avec ça,il a d’autres commerces : il vend des petits chiens delait.

– C’est loin d’ici le ChampGuillot ?

– Non, à Charonne ; mais je parieque vous ne connaissez seulement pas Charonne ?

– Je ne suis jamais venue àParis.

– Eh bien, c’est là. »

Il étendit le bras devant lui dans ladirection du nord.

« Une fois que vous avez, passé labarrière, vous tournez, tout de suite à droite, et vous suivez leboulevard le long des fortifications pendant une petitedemi-heure ; quand vous avez traversé le cours de Vincennes,qui est une large avenue, vous prenez sur la gauche et vousdemandez ; tout le monde connaît le Champ Guillot.

– Je vous remercie ; je vais enparler a maman ; et même, si vous vouliez rester auprès dePalikare deux minutes, je lui en parlerais tout desuite.

– Je veux bien ; je vas luidemander de m’apprendre le grec.

– Empêchez-le, je vous prie, de prendredu foin. »

Perrine entra dans la voiture et répétaà sa mère ce que le jeune clown venait de lui dire.

« S’il en est ainsi, il n’y a pas àhésiter, il faut aller à Charonne ; mais trouveras-tu tonchemin ? Pense que nous serons dans Paris.

– Il parait que c’est trèsfacile. »

Au moment de sortir elle revint près desa mère et se pencha vers elle :

« Il y a plusieurs voitures qui ontdes bâches, on lit dessus : « Usines deMaraucourt », et au-dessous le nom : « VulfranPaindavoine » ; sur les toiles qui couvrent les pièces devin alignées le long du quai on lit aussi la mêmeinscription.

– Cela n’a rien d’étonnant.

– Ce qui est étonnant c’est de voir cesnoms si souvent répétés. »

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