Envers et contre tous

Envers et contre tous

de Louis Amédée Eugène Achard
Chapitre 1 LES CONSEILS DU DÉSESPOIR

Laguerre de Trente Ans allait entrer dans cette période de furie qui devait promener tant de batailles et d’incendies au travers de l’Allemagne. C’était l’heure terrible où les meilleurs capitaines de l’Europe et les plus redoutés allaient se rencontrer face à face et faire de la mort la seule reine qui fût connue de l’Elbe au Danube, de la Poméranie au Palatinat. Deux figures dominent cette époque : Gustave-Adolphe, le héros de la Suède, et Wallenstein, le maître et l’épée du vieil empire germanique.

Combien d’événements qui devaient sortir de leurs tombes sitôt ouvertes !

C’est au milieu de ce déchaînement de toutes les colères, dans ce tourbillon de tempêtes sanglantes, que nous retrouvons les personnages qui figurent dans la première partie de ce récit, et que nous les suivrons dans leurs nouvelles aventures parmi les intrigues et les combats, ceux-là conduits par leursrancunes et leur haine, ceux-ci par leur dévouement et leur amour.C’est donc avec Mlle de Souvigny etMlle de Pardaillan, le comte de Pappenheim etle comte de Tilly, Jean de Werth et Mathéus Orlscopp,Mme la baronne d’Igomer et Marguerite, Magnus etCarquefou, Armand-Louis et Renaud, que nous allons de nouveaubattre la campagne des rives de la Baltique aux champs de Lutzen,heurtant des villes et des châteaux, chemin faisant.

On se souvient sans doute queM. de la Guerche et M. de Chaufontaine, lancésà la poursuite de leurs fiancées, Adrienne de Souvigny et Diane dePardaillan, avaient poussé leurs chevaux vers le camp du roi deSuède, auprès de qui ils espéraient trouver aide et protection.

Gustave-Adolphe était alors avec quelquesmilliers d’hommes dans les environs de Potsdam, où il s’efforçait,par les remontrances les plus éloquentes, appuyées de diversespièces d’artillerie braquées contre la ville, de détourner sonbeau-père, l’électeur de Brandebourg, de l’alliance de Ferdinand.Il y avait pour lui une importance extrême à ne pas laisser, entrel’armée qu’il se proposait de conduire au cœur de l’Allemagne, etles rivages de la Suède, une province hostile dont les placesfortes, en cas de revers, pussent mettre obstacle à son retour.

Les remontrances non plus que les plaidoyersde Gustave-Adolphe en faveur des princes protestants d’Allemagne,menacés dans leur indépendance par la puissante Maison deHabsbourg, n’avaient de prise sur le cœur astucieux de GeorgesGuillaume ; mais les pièces d’artillerie produisaient unemeilleure et plus profonde impression sur son esprit. À mesure queleur nombre augmentait, l’électeur de Brandebourg se montrait deplus en plus disposé à traiter. Lorsque le roi de Suède, fatiguédes longues hésitations qui lui faisaient perdre un temps précieux,prit le parti violent de diriger les bouches de ses canons contrele palais de son beau-père, celui-ci, convaincu désormais parl’excellence des arguments qu’on lui présentait, consentitsérieusement à négocier.

Malheureusement pour la cause que le roi deSuède était venu défendre en Allemagne, Gustave-Adolphe n’était passeul au courant des pourparlers qui le retenaient tantôt sous lesmurs de Potsdam, tantôt sous les murs de Berlin. Le ducFrançois-Albert savait jour par jour ce qui se passait dans lesConseils du roi, et jour par jour il en informait le général enchef de l’armée impériale. Le comte de Tilly, à peu près sûr queGustave-Adolphe ne sortirait pas de son inaction forcée aussilongtemps qu’il n’aurait pas vaincu la résistance passive deGeorges-Guillaume, voulut frapper un grand coup et résolut des’emparer de Magdebourg, dont le prince-archevêque avait réclamél’alliance suédoise, mettant sa petite armée sous le commandementde Thierry de Falkenberg, un des lieutenants du jeune roi.

Réunissant donc à la hâte les différentestroupes éparses dans les pays voisins, et pressé par la fougue ducomte de Pappenheim, qui brûlait de se mesurer avec le héros duNord, il se présenta subitement devant la ville libre, au moment oùM. de la Guerche et Renaud se rendaient auprès deM. de Pardaillan.

Lorsque les deux gentilshommes entrèrent dansle camp suédois, la nouvelle que Magdebourg était menacé venait d’yparvenir.

Vingt-quatre heures après, un courrier arriva,annonçant que la ville était investie. Un autre messagerl’accompagnait. Mais tandis que l’un, expédié par le princeChristian-Guillaume, archevêque protestant de Magdebourg, demandaitle roi, l’autre, guidé par Carquefou, demandaitM. de Pardaillan, qu’il trouvait au lit, malade etsouffrant.

Cette nouvelle inattendue, que Magdebourgétait canonné, excita la colère du roi, en même temps que lemessage apporté par Benko jetait l’épouvante dans l’âme deM. de Pardaillan. Gustave-Adolphe y voyait un échec à lacause pour laquelle il avait tiré l’épée ; le vieux huguenotne pensait qu’à sa fille et à son enfant d’adoption exposées àtoutes les horreurs d’un siège qui empruntait au nom de l’homme quil’avait entrepris un caractère plus menaçant.

Le visage bouleversé par la terreur,M. de Pardaillan appela auprès de lui M. de laGuerche et Renaud et leur présenta le messager envoyé parMagnus.

– Elles n’ont échappé au danger le plushorrible que pour tomber dans un danger non moins redoutable !dit-il.

– Dieu ne nous les a-t-Il rendues quepour nous les ravir encore ! s’écria Armand-Louis.

– Coquin de Magnus ! murmura Renaud,dire que c’est lui, et non pas moi !… N’importe ! jel’embrasserai de bon cœur, lorsque nous entrerons à Magdebourg…

– Entrer à Magdebourg ! interrompitM. de Pardaillan ; avec qui donc comptez-vous yentrer ?

– Mais, j’imagine, avec le roiGustave-Adolphe, et je prétends que les dragons de la Guerchesoient les premiers à en passer les portes.

– Que parlez-vous du roi ! meverriez-vous si triste si Sa Majesté le roi levait son camp etmarchait contre l’ennemi ?… Ah ! ne l’espérez pas !Le comte de Tilly est seul devant Magdebourg, seul il yentrera.

– Ainsi, vous croyez que Gustave-Adolphe,ce prince à qui vous avez consacré votre vie entière, ne volera pasau secours d’une ville qui s’est donnée à lui ?

– Ah ! ne l’accusez pas !Peut-il partir quand l’électeur, son beau-père, lui marchande uneplace forte, et se réserve peut-être la chance maudite de tombersur les Suédois en cas d’échec et de les écraser pour obtenir unepaix avantageuse de l’empereur Ferdinand ?

– Ainsi, vous pensez que Magdebourg nesera pas secouru ? dit M. de la Guerche, quipâlit.

– Magdebourg ne le sera par personne, sice n’est par moi.

M. de Pardaillan fit un effort poursaisir ses armes et se lever, mais une douleur atroce le fitretomber sur son siège en gémissant.

– Ah ! malheureux !dit-il : un père seul pouvait leur tendre la main, et ce pèremisérable est réduit à l’impuissance !

– Vous vous trompez, monsieur le marquis,dit Armand-Louis : Mlle de Pardaillan etMlle de Souvigny, à qui ma foi est engagée, neseront pas abandonnées parce que l’âge et la maladie trahissentvotre courage : ne sommes-nous pas là,M. de Chaufontaine et moi ?

– Certes, oui, nous y sommes !s’écria Renaud, et nous vous le ferons bien voir !

M. de Pardaillan, tout ému, leursaisit les mains.

– Quoi ! vous partiriez ?dit-il.

– Ce serait nous faire injure que d’endouter, répondit M. de la Guerche. Avant une heure, nousaurons quitté le camp. Je vous demande la permission de voir leroi ; peut-être aura-t-il quelque ordre à me donner pour lecommandant de Magdebourg.

– Je ne sais pas si nous sauverons laville, dit Renaud : un secours de deux hommes, ce n’est pasbeaucoup ; mais aussi longtemps que nous serons en vie, necroyez jamais que Mlle de Pardaillan etMlle de Souvigny soient perdues.

– Voilà un mot que je n’oublieraijamais ! s’écria le marquis.

Il ouvrit ses bras, les deux jeunes gens s’yjetèrent, et il les retint longtemps pressés sur son cœur.

Comme ils sortaient de la tente deM. de Pardaillan, et tandis que Renaud s’essuyait lesyeux, ils rencontrèrent Carquefou, qui astiquait le pommeau de sarapière avec la manche de sa casaque de cuir.

– Monsieur, dit l’honnête valet ens’approchant de M. de Chaufontaine, j’ai les oreilleslongues, ce qui fait que j’entends même quand je n’écoute pas…Pourquoi avez-vous parlé tout à l’heure à M. le marquis dePardaillan du secours de deux hommes ? Ne me comptez-vouspoint, monsieur, ou à votre sens ne suis-je pas un homme toutentier ? On peut être poltron de naissance, poltron parcaractère et par principe, et n’en pas être moins brave dansl’occasion. C’est ce que je me propose de vous démontrer quand nousserons sous les murs de Magdebourg. Cela dit, monsieur,permettez-moi d’aller faire mon testament ; car, pour sûr,nous ne reviendrons pas de cette expédition.

Armand-Louis, ayant laissé à Renaud le soin detout préparer pour leur départ, se rendit chez le roi. Son nom luiouvrit toutes les portes. Il trouva auprès de Gustave-Adolphe leduc François-Albert, qui semblait examiner des cartes et des plansétendus sur une table.

La vue du Saxon rappela à M. de laGuerche les recommandations de Marguerite. Au sourire gracieux duduc, il répondit par un froid salut ; puis, élevant lavoix :

– Je ne viens pas près de vous, Sire,pour les affaires de mon service, dit-il : un intérêtpersonnel m’y a conduit. Puis-je espérer que Votre Majesté voudrabien m’accorder quelques instants d’entretienparticulier ?

Le duc fronça le sourcil.

– Je ne veux gêner personne,dit-il ; je sors, monsieur le comte.

Armand-Louis s’inclina sans répondre, etFrançois-Albert s’éloigna.

– Ah ! vous n’aimez pas ce pauvreduc ! s’écria le roi.

– Et vous, Sire vous l’aimez trop !dit Armand-Louis.

Le roi prit un air de hauteur :

– Si de telles paroles ne tombaient pasd’une bouche amie, reprit-il, je vous dirais, mon cher comte, queje suis seul juge de mes affections.

– Une personne dont Votre Majesté nesuspectera pas le dévouement, une femme qui priait pourGustave-Adolphe le jour où la flotte quittait les rivages de laSuède, n’aimait pas non plus M. de Lauenbourg :ai-je besoin de nommer Marguerite ?

Le roi tressaillit.

– Ah ! Marguerite vous l’a ditaussi ! s’écria-t-il ; je le savais ! il luiinspirait une sorte d’effroi ; personne autour de moi nel’aime, ce pauvre duc, mais c’est mon ami d’enfance ; un jourje l’ai cruellement offensé…

– Croyez-vous, Sire, qu’il l’aitoublié ?

– Il suffit que je m’en souvienne pourque je lui pardonne d’y penser. Ah ! mon premier devoir est detout tenter pour effacer la trace de cet outrage !

Gustave-Adolphe fit deux ou trois pas dans lasalle que François-Albert venait de quitter.

– Quel sujet vous amène ici, quevoulez-vous de moi ? reprit-il presque aussitôt.

Armand-Louis comprit qu’il ne fallait pasinsister.

– Mlle de Souvignyest à Magdebourg ; or, la diplomatie en ce moment suspend laguerre, les troupes impériales que commandait Torquato Conti netiennent plus la campagne et se dispersent dans toutes lesdirections ; ma présence ici est inutile ; je vais donc àMagdebourg, dit-il.

– À Magdebourg ! Que ne puis-je ycourir avec vous ! s’écria Gustave-Adolphe.

– Et je viens demander à Votre Majesté sielle n’a pas quelque ordre à me donner pour Thierry deFalkenberg ?

– Dites-lui qu’il tienne jusqu’à ladernière extrémité, qu’il brûle sa dernière cartouche, qu’il tireson dernier boulet, qu’il défende la dernière muraille, qu’il meures’il le faut ; foi de Gustave-Adolphe, dès que la libertéd’agir me sera rendue, j’irai lui porter le secours de monépée.

– Est-ce tout ?

– Tout ! Ah ! dites-lui que sil’électeur de Brandebourg ne m’enchaînait pas ici, c’est avec moique vous seriez arrivé !

D’un geste violent le roi froissa les carteset les plans qu’on voyait sur la table.

– Si l’électeur Georges-Guillaume n’étaitpas le père d’Eléonore, reprit-il d’une voix sourde, voilà sixsemaines qu’il ne resterait pas pierre sur pierre de Spandau, etque mes cavaliers planteraient les piquets de leurs chevaux dansles rues de Berlin !

Armand-Louis fit un pas vers la porte.

– Excusez-moi, Sire ; mes heuressont comptées, dit-il. Je pars.

– Bonne chance alors, répondit le roi,qui lui tendit la main. Ah ! le plus heureux, c’estvous !

– J’ai maintenant une prière à vousadresser. Votre Majesté sait seule où je vais. Qu’elle veuille bienn’en parler à personne.

– Pas même au duc de Lauenbourg, n’est-cepas ? répondit le roi avec un sourire.

– Au duc de Lauenbourg, surtout.

– Vos affaires sont les vôtres ; jeme tairai, dit le roi avec une nuance de dépit.

Le duc François-Albert n’était pas dans lagalerie qui précédait l’appartement du roi, mais Armand-Louis ydécouvrit Arnold de Brahé.

– Ah ! dit-il en courant à lui, levisage d’un ami là où je craignais de rencontrer une figuredétestée… c’est une double bonne fortune !

Puis l’entraînant dans l’embrasure d’unefenêtre :

– Vous aimez le roi comme vous aimez laSuède ? reprit-il.

– C’est mon maître par la naissance,c’est mon maître aussi par le choix : ma vie et mon sang sontà lui.

– Alors, veillez sur Gustave-Adolphe.

– Qu’y a-t-il donc ?

– Il y a un homme que le roi aime et quihait le roi.

– Le duc de Saxe-Lauenbourg ?

– Plus bas ! plus bas ! Quandcet homme sera dans la chambre du roi, soyez debout près de laporte, la main sur la garde de votre épée. S’il l’accompagne à lachasse, galopez auprès de lui. Si quelque expédition attire le roiloin du camp, ne perdez pas l’autre de vue. Qu’il sache bien qu’uncœur dévoué est là, et que des yeux fidèles surveillent toutes sesactions. Il est lâche, alors peut-être n’osera-t-il rien. Foi degentilhomme, si je vous parle ainsi, c’est que j’ai de gravesraisons pour le faire.

– Soyez sans crainte, je marcherai dansson ombre, je respirerai dans son air, dit Arnold, qui serravigoureusement la main d’Armand-Louis.

Quand la nuit vint, trois hommes qui couraientà cheval étaient déjà loin du camp. Ils suivaient la route qui deSpandau se dirige vers Magdebourg.

– Ah ! disait le duc de Lauenbourg,qui n’avait plus revu M. de la Guerche, si le capitaineJacobus était ici, je l’aurais lancé sur les traces de ce mauditFrançais !

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