Escal-Vigor

Escal-Vigor

de Georges Eekhoud

Partie 1
ALFRED VALLETTE

 

Chapitre 1

 

 

Ce premier juin, Henry de Kehlmark, le jeune« Dykgrave » ou comte de la Digue, châtelain de l’Escal-Vigor, traitait une nombreuse compagnie, en manière de Joyeuse Entrée, pour célébrer son retour au berceau de ses aïeux, à Smaragdis, l’île la plus riche et la plus vaste d’une de ces hallucinantes et héroïques mers du Nord, dont les golfes et les fiords fouillent et découpent capricieusement les rives en des archipels et des deltas multiformes.

Smaragdis ou l’île smaragdine dépend du royaume mi-germain et mi-celtique de Kerlingalande. À l’origine du commerce occidental, une colonie de marchands hanséates s’y fixa.Les Kehlmark prétendaient descendre des rois de mer ou vikings danois. Banquiers un peu mâtinés de pirates, hommes d’action et de savoir, ils suivirent Frédéric Barbe rousse dans ses expéditions en Italie, et se distinguèrent par un attachement inébranlable, la fidélité du thane pour son roi, à la maison de Hohenstaufen.

Un Kehlmark avait même été le favori de Frédéric II, le sultan de Lucera, cet empereur voluptueux, le plus artiste de cette romanesque maison de Souabe, qui vécut les rêvesprofonds et virils du Nord dans la radieuse patrie du soleil. CeKehlmark périt à Bénévent avec Manfred, le fils de son ami.

Aujourd’hui encore, un grand panneau de lasalle de billard d’Escal-Vigor représentait Conradin, le dernierdes Hohenstaufen, embrassant Frédéric de Bade avant de monter aveclui sur l’échafaud.

Au XVe siècle, à Anvers, un Kehlmarkflorissait, créancier des rois, comme les Fugger et les Salviati,et il figurait parmi ces Hanséates fastueux qui se rendaient à lacathédrale ou à la Bourse, précédés de joueurs de fifres et devioles.

Demeure historique et même légendaire, tenantd’un burg teuton et d’un palazzo italien, le château d’Escal-Vigorse dresse à l’extrémité occidentale de l’île, à l’intersection dedeux très hautes digues d’ou il domine tout le pays.

De temps immémorial, les Kehlmark, avaient étéconsidérés comme les maîtres et les protecteurs de Smaragdis. Lagarde et l’entretien des digues monumentales leur incombaientdepuis des siècles. On attribuait même à un ancêtre d’Henry laconstruction de ces remparts énormes qui avaient à jamais préservéla contrée de ces inondations, voire de ces submersions totalesdans lesquelles s’engloutirent plusieurs îles sœurs.

Une seule fois, vers l’an 1400, en une nuit decataclysme, la mer était parvenue à rompre une partie de cettechaîne de collines artificielles et à rouler ses flots furieuxjusqu’au cœur de l’île même ; et la tradition voulait que leburg d’Escal-Vigor eût été assez vaste et assez approvisionné pourservir de refuge et d’entrepôt à toute la population.

Tant que les eaux couvrirent le pays, leDykgrave hébergea son peuple, et lorsqu’elles se furent retirées,non seulement il répara la digue à ses frais, mais il rebâtit leschaumières de ses vassaux. Avec le temps, ces digues, près de cinqfois séculaires, avaient revêtu l’aspect de collines naturelles.Elles étaient plantées, à leur crête, d’épais rideaux d’arbres unpeu penchés par le vent d’ouest. Le point culminant était celui oùles deux rangées de collines se rejoignaient pour former une sortede plateau ou de promontoire, avançant comme un éperon ou une prouedans la mer. C’était précisément à l’extrémité de ce cap que sedressait le château. Face à l’Océan, la digue taillée à picprésentait un mur de granit rappelant ces rocs majestueux du Rhindans lesquels semble avoir été découpé le manoir qui lescouronne.

À marée haute, les vagues venaient se briserau pied de cette forteresse érigée contre leurs fureurs. Du côtédes terres, les deux digues dévalaient en pente douce, et, à mesurequ’elles s’écartaient, leurs branches formaient un vallon allant ens’élargissant et qui représentait un parc merveilleux avec desfutaies, des étangs, des pâturages. Les arbres, jamais émondés,ouvraient de larges éventails toujours frémissants d’arpègeséoliens. Les fuites de daims passaient comme un éclair fauve parmiles frondaisons compactes, où des vaches broutaient cette herbehumide et succulente d’un vert presque fluide qui avait valu àl’île son nom de Smaragdis ou d’Émeraude.

Malgré la popularité des Kehlmark dans lepays, ces derniers vingt ans le domaine était demeuré inhabité. Lesparents du comte actuel, deux êtres jeunes et beaux, s’y étaientaimés au point de ne pouvoir survivre l’un à l’autre. Henry y étaitné quelques mois avant leur mort. Sa grand’mère paternelle lerecueillit, mais ne voulut plus remettre le pied dans cettecontrée, à l’atmosphère et au climat capiteux de laquelle elleattribuait la fin prématurée de ses enfants. Kehlmark fut élevé surle continent, dans la capitale du royaume de Kerlingalande, puis,sur les conseils des médecins, on l’avait envoyé étudier dans unpensionnat international de la Suisse.

Là-bas, à Bodemberg Schloss[1] oùs’était écoulée son adolescence, Henry représenta longtemps unblondin gracile, légèrement menacé d’anémie et de consomption, laphysionomie réfléchie et concentrée, au large front bombé, auxjoues d’un rose mourant, un feu précoce ardant dans ses grands yeuxd’un bleu sombre tirant sur le violet de l’améthyste et la pourpredes nuées et des vagues au couchant ; la tête trop forteécrasant sous son faix les épaules tombantes ; les membreschétifs, la poitrine sans consistance. La constitution débile dupetit Dykgrave le désignait même aux brimades de ses condisciples,mais il y avait échappé par le prestige de son intelligence,prestige qui s’imposait jusqu’aux professeurs. Tous respectaientson besoin de solitude, de rêverie, sa propension à fuir lescommuns délassements, à se promener seul dans les profondeurs duparc, n’ayant pour compagnon qu’un auteur favori ou même, le plussouvent, se contentant de sa seule pensée. Son état maladifaugmentait encore sa susceptibilité. Souvent des migraines, desfièvres intermittentes le clouaient au lit et l’isolaient durantplusieurs jours. Une fois, comme il venait d’atteindre sa quinzièmeannée, il pensa se noyer pendant une promenade sur l’eau, un de sescamarades ayant fait chavirer la barque. Il fut plusieurs semainesentre la vie et la mort, puis, par un étrange caprice del’organisme humain, il se trouva que l’accident qui avait faillil’enlever détermina la crise salutaire, la réaction si longtempssouhaitée par son aïeule dont il était tout l’amour et le dernierespoir. Avec les tuteurs du jeune comte, elle avait même fait choixde ce pensionnat si éloigné, parce que celui-ci représentait, enmême temps qu’un collège modèle, un véritable Kurhaussitué dans la partie la plus salubre de la Suisse. Avant d’êtreconverti en un gymnase cosmopolite destiné aux jeunes patriciensdes deux mondes, le Bodemberg Schloss avait été un établissement debains, rendez-vous des malades élégants de la Suisse et del’Allemagne du Sud. L’aïeule d’Henry avait donc compté sur leclimat salubre de la vallée de l’Aar et l’hygiène de cette maisond’éducation, pour rattacher à la vie, pour régénérer l’uniquedescendant d’une race illustre. Ce petit-fils idolâtré, n’était-ilpas le seul enfant de ses enfants morts de trop d’amour ?

Kehlmark recouvra non seulement la santé, maisil se trouva gratifié d’une constitution nouvelle ; nonseulement une rapide convalescence lui rendit ses forces anciennes,mais il se surprit à grandir, à se carrer, à gagner des muscles,des pectoraux, de la chair et du sang. Avec ce regaind’adolescence, il était venu à Kehlmark une candeur, une ingénuitédont son âme, trop studieuse et trop réfléchie jusque-là, ignoraitla tiédeur et le baume.

Autrefois contempteur des travaux athlétiques,à présent il se mit à s’y entraîner et finit par y exceller. Loinde bouder comme naguère aux péripéties des gageures violentes, ilse distinguait par son intrépidité, son acharnement ; et luiqui, pour s’épargner la fatigue d’une ascension dans le Jura, secachait souvent dans les souterrains, au fond des anciennes étuvesde la maison de bains, brillait maintenant parmi les plusinfatigables escaladeurs de montagnes.

Il demeura, en même temps que liseur et hommed’étude, grand amateur de prouesses physiques et de jeuxdécoratifs ; rappelant sous ce rapport les hommes accomplis,les harmonieux vivants de la Renaissance.

À la mort de la douairière qu’il adorait, ilétait venu s’établir dans le pays dont, depuis ses années decollège, il entretenait un souvenir filial et dont les habitantsimpulsifs et primesautiers devaient plaire à son âme frianded’exubérance et de franchise.

Les aborigènes de Smaragdis appartenaient àcette race celtique qui a fait les Bretons et les Irlandais. AuXVIe siècle, des croisements avec les Espagnols y perpétuèrent, yinvétérèrent encore la prédominance du sang brun sur la lympheblonde. Kehlmark savait ces insulaires, tranchant par leurcomplexion nerveuse et foncée sur les populations blanches etrosâtres qui les entouraient – faire exception aussi, dans le restedu royaume, par une sourde résistance à la morale chrétienne etsurtout protestante. Lors de la conversion de ces contrées, lesbarbares de Smaragdis n’acceptèrent le baptême qu’à la suite d’uneguerre d’extermination que leur firent les chrétiens pour vengerl’apôtre saint Olfgar, martyrisé avec toutes sortes d’inventionscannibalesques, représentées d’ailleurs méticuleusement et presqueprofessionnellement en des fresques décorant l’église paroissialede Zoutbertinge, par un élève de Thierry Bouts, le peintre desécorchés vifs. La légende voulait que les femmes de Smaragdis sefussent particulièrement distinguées dans cette tuerie, au pointmême d’ajouter le stupre à la férocité et d’en agir avec Olfgarcomme les bacchantes avec Orphée.

Plusieurs fois, dans le cours des siècles, desensuelles et subversives hérésies avaient levé dans ce pays àbouillant tempérament et d’une autonomie irréductible. Au royaume,devenu très protestant, de Kerlingalande, où le luthérianismesévissait comme religion d’État, l’impiété latente et parfoisexplosive de la population de Smaragdis représentait un des soucisdu consistoire.

Aussi l’évêque du diocèse dont l’île dépendaitvenait-il d’y envoyer un dominé[2] militant,plein d’astuce, sectaire malingre et bilieux, nommé BalthusBomberg, qui brûlait de se distinguer et qui s’était un peu rendu àSmaragdis comme à une croisade contre de nouveaux Albigeois.

Sans doute en serait-il pour ses frais decatéchisation. En dépit de la pression orthodoxe, l’île préservaitson fonds originel de licence et de paganisme. Les hérésies desanversois Tanchelin et Pierre l’Ardoisier qui, à cinq sièclesd’intervalle, avaient agité les pays voisins de Flandre et deBrabant, avaient poussé de fortes racines à Smaragdis et consolidéle caractère primordial.

Toutes sortes de traditions et coutumes, enabomination aux autres provinces, s’y perpétuaient, malgré lesanathèmes et les monitoires. La Kermesse s’y déchaînait entourmentes charnelles plus sauvages et plus débridées qu’en Friseet qu’en Zélande, célèbres cependant par la frénésie de leurs fêtesvotives, et il semblait que les femmes fussent possédées tous lesans, à cette époque, de cette hystérie sanguinaire qui effrénaautrefois les bourrèles de l’évêque Olfgar.

Par cette loi bizarre des contrastes en vertude laquelle les extrêmes se touchent, ces insulaires, aujourd’huisans religion définie, demeuraient superstitieux et fanatiques,comme la plupart des indigènes des autres pays de brumes fantômaleset de météores hallucinants. Leur merveillosité se ressentait desthéogonies reculées, des cultes sombres et fatalistes de Thor etd’Odin ; mais d’âpres appétits se mêlaient à leursimaginations fantasques, et celles-ci exaspéraient leurs tendressesaussi bien que leurs aversions.

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