Fables

Fables

de Jean-Pierre Claris de Florian

Livre 1
De la fable

 

Il y a quelque temps qu’un de mes amis, me voyant occupé de faire des fables, me proposa de me présenter à un de ses oncles, vieillard aimable et obligeant, qui toute sa vie avait aimé de prédilection le genre de l’apologue, possédait dans sa bibliothèque presque tous les fabulistes, et relisait sans cesse La Fontaine. J’acceptai avec joie l’offre de mon ami : nous allâmes ensemble chez son oncle. Je vis un petit vieillard de quatre-vingts ans à-peu-près, mais qui se tenait encore droit. Sa physionomie était douce et gaie, ses yeux vifs et spirituels ;son visage, son sourire, sa manière d’être, annonçaient cette paix de l’âme, cette habitude d’être heureux par soi qui se communique aux autres. On était sûr, au premier abord, que l’on voyait un honnête homme que la fortune avait respecté. Cette idée faisait plaisir, et préparait doucement le cœur à l’attrait qu’il éprouvait bientôt pour cet honnête homme. Il me reçut avec une bonté franche et polie, me fit asseoir près de lui, me pria de parler un peu haut, parce qu’il avait, me dit-il, le bonheur de n’être que sourd ; et, déjà prévenu par son neveu que je me donnais les airs d’être un fabuliste, il me demanda si j’aurais la complaisance de lui dire quelques uns de mes apologues. Je ne me fis pas presser, j’avais déjà de la confiance en lui. Je choisis promptement celles de mes fables que je regardais comme lesmeilleures ; je m’efforçai de les réciter de mon mieux, de lesparer de tout le prestige du débit, de les jouer en lesdisant ; et je cherchai dans les yeux de mon juge à deviners’il était satisfait.

Il m’écoutait avec bienveillance, souriait detemps en temps à certains traits, rapprochait ses sourcils àquelques autres, que je notais en moi-même pour les corriger. Aprèsavoir entendu une douzaine d’apologues, il me donna ce tributd’éloges que les auteurs regardent toujours comme le prix de leurtravail, et qui n’est souvent que le salaire de leur lecture. Je leremerciai, comme il me louait, avec une reconnaissancemodérée ; et, ce petit moment passé, nous commençâmes uneconversation plus cordiale. J’ai reconnu dans vos fables, medit-il, plusieurs sujets pris dans des fables anciennes ouétrangères. Oui, lui répondis-je, toutes ne sont pas de moninvention. J’ai lu beaucoup de fabulistes ; et lorsque j’aitrouvé des sujets qui me convenaient, qui n’avoient pas été traitéspar La Fontaine, je ne me suis fait aucun scrupule de m’en emparer.J’en dois quelques uns à Ésope, à Bidpaï, à Gay, aux fabulistesallemands, beaucoup plus à un espagnol nommé Yriarté, poète dont jefais grand cas, et qui m’a fourni mes apologues les plus heureux.Je compte bien en prévenir le public dans une préface, afin quel’on ne puisse pas me reprocher… Oh ! C’est fort égal aupublic, interrompit-il en riant. Qu’importe à vos lecteurs que lesujet d’une de vos fables ait été d’abord inventé par un grec, parun espagnol, ou par vous ? L’important, c’est qu’elle soitbien faite. La Bruyère a dit : le choix des pensées estinvention.d’ailleurs, vous avez pour vous l’exemple de LaFontaine. Il n’est guère de ses apologues que je n’aie retrouvésdans des auteurs plus anciens que lui. Mais comment ysont-ils ? Si quelque chose pouvait ajouter à sa gloire, ceserait cette comparaison. N’ayez donc aucune inquiétude sur cepoint. En poésie, comme à la guerre, ce qu’on prend à ses frèresest vol, mais ce qu’on enlève aux étrangers est conquête.

Parlons d’une chose plus importante :comment avez-vous considéré l’apologue ? à cette question, jedemeurai surpris, je rougis un peu, je balbutiai ; et, voyantbien, à l’air de bonté du vieillard, que le meilleur parti étaitd’avouer mon ignorance, je lui répondis, si bas qu’il me le fitrépéter, que je n’avais pas encore assez réfléchi sur cettequestion, mais que je comptais m’en occuper quand je ferais mondiscours préliminaire. J’entends, me répondit-il : vous avezcommencé par faire des fables ; et, quand votre recueil serafini, vous réfléchirez sur la fable. Cette manière de procéder estassez commune, même pour des objets plus importants. Au surplus,quand vous auriez pris la marche contraire, qui sûrement eût étéplus raisonnable, je doute que vos fables y eussent gagné. Ce genred’ouvrage est peut-être le seul où les poétiques sont à-peu-prèsinutiles, où l’étude n’ajoute presque rien au talent, où, pour meservir d’une comparaison qui vous appartient, on travaille, par uneespèce d’instinct, aussi bien que l’hirondelle bâtit son nid, oubien aussi mal que le moineau fait le sien.

Cependant je ne doute point que vous n’ayezlu, dans beaucoup de préfaces de fables, que l’apologue est uneinstruction déguisée sous l’allégorie d’une action :définition qui, par parenthèse, peut convenir au poème épique, à lacomédie, au roman, et ne pourrait s’appliquer à plusieurs fables,comme celles de Philomèle et Progné, de l’oiseaublessé d’une flèche, du paon se plaignant à Junon, durenard et du buste, etc. Qui proprement n’ont pointd’action, et dont tout le sens est renfermé dans le seul mot de lafin ; ou comme celles de l’ivrogne et sa femme, durieur et des poissons, de Tircis et Amarante, dutestament expliqué par Ésope, qui n’ont que le mériteassez grand d’être parfaitement contées, et qu’on serait bien fâchéde retrancher quoiqu’elles n’aient point de morale. Ainsi cettedéfinition, reçue de tous les temps, ne me paraît pas toujoursjuste. Vous avez lu sûrement encore, dans le très ingénieuxdiscours que feu M De La Motte a mis à la tête de ses fables, que,pour faire un bon apologue, il faut d’abord, se proposer unevérité morale, la cacher sous l’allégorie d’une image qui ne pêcheni contre la justesse, ni contre l’unité, ni contre lanature ; amener ensuite des acteurs que l’on fera parler dansun style familier mais élégant, simple mais ingénieux, animé de cequ’il y a de plus riant et de plus gracieux, en distinguant bienles nuances du riant et du gracieux, du naturel et dunaïf.

Tout cela est plein d’esprit, j’enconviens : mais, quand on saura toutes ces finesses, on seratout au plus en état de prouver, comme l’a fait M De La Motte, quela fable des deux pigeons est une fable imparfaite, carelle pêche contre l’unité ; que celle du lionamoureux est encore moins bonne, car l’image entière estvicieuse. Mais, pour le malheur des définitions et des règles,tout le monde n’en sait pas moins par cœur l’admirable fable desdeux pigeons, tout le monde n’en répète pas moins souventces vers du lion amoureux, amour, amour, quand tu noustiens, on peut bien dire, adieu prudence ; et personne ne sesoucie de savoir qu’on peut démontrer rigoureusement que ces deuxfables sont contre les règles. Vous exigerez peut-être de moi, enme voyant critiquer avec tant de sévérité les définitions, lespréceptes donnés sur la fable, que j’en indique de meilleurs :mais je m’en garderai bien, car je suis convaincu que ce genre nepeut être défini et ne peut avoir de préceptes. Boileau n’en a riendit dans son art poétique, et c’est peut-être parcequ’ilavait senti qu’il ne pouvait le soumettre à ses lois. Ce Boileau,qui assurément était poète, avait fait la fable de la mort etdu malheureux en concurrence avec La Fontaine.

J B Rousseau, qui était poète aussi, traita lemême sujet. Lisez dans M D’Alembert ces deux apologues comparésavec celui de La Fontaine ; vous trouverez la même morale, lamême image, la même marche, presque les mêmes expressions ;cependant les deux fables de Boileau et de Rousseau sont au moinstrès médiocres, et celle de La Fontaine est un chef-d’œuvre. Laraison de cette différence nous est parfaitement développée dans unexcellent morceau sur la fable, de M Marmontel. Il n’y donne pasles moyens d’écrire de bonnes fables, car ils ne peuvent pas sedonner ; il n’expose point les principes, les règles qu’ilfaut observer, car je répète que dans ce genre il n’y en apoint : mais il est le premier, ce me semble, qui nous aitexpliqué pourquoi l’on trouve un si grand charme à lire LaFontaine, d’où vient l’illusion que nous cause cet inimitableécrivain. « non seulement, dit M Marmontel, La Fontaine aoui dire ce qu’il raconte, mais il l’a vu, il croit le voir encore…etc. » M Marmontel a raison : quand ce mot est dit,on pardonne tout à l’auteur ; on ne s’offense plus des leçonsqu’il nous fait, des vérités qu’il nous apprend ; on luipermet de prétendre à nous enseigner la sagesse, prétention quel’on a tant de peine à passer à son égal. Mais un bonhomme n’est plus notre égal : sa simplicité crédule, quinous amuse, qui nous fait rire, le délivre à nos yeux de sasupériorité ; on respire alors, on peut hardiment sentir leplaisir qu’il nous donne ; on peut l’admirer et l’aimer sansse compromettre.

Voilà le grand secret de La Fontaine, secretqui n’était son secret que parcequ’il l’ignorait lui-même. Vous meprouvez, lui répondis-je assez tristement, qu’à moins d’être un LaFontaine il ne faut pas faire de fables ; et vous sentez quela seule réponse à cette affligeante vérité c’est de jeter au feumes apologues. Vous m’en donnez une forte tentation ; etcomme, dans les sacrifices un peu pénibles, il faut toujoursprofiter du moment où l’on se trouve en force, je vais, en rentrantchez moi… faire une sottise, interrompit-il ; sottise dontvous ne seriez point tenté, si vous aviez moins d’orgueil d’unepart, et de l’autre plus de véritable admiration pour La Fontaine.Comment ! Repris-je d’un ton presque fâché, quelle plus grandepreuve de modestie puis-je donner que de brûler un ouvrage qui m’acoûté des années de travail ? Et quel plus grand hommage peutrecevoir de moi l’admirable modèle dont je ne puis jamaisapprocher ? Monsieur le fabuliste, me dit le vieillard ensouriant, notre conversation pourra vous fournir deux bonnesfables, l’une sur l’amour propre, l’autre sur la colère. Enattendant, permettez-moi de vous faire une question que je veuxaussi habiller en apologue. Si la plus belle des femmes, Hélène parexemple, régnait encore à Lacédémone, et que tous les grecs, tousles étrangers, fussent ravis d’admiration en la voyant paraîtredans les jeux publics, ornée d’abord de ses attraits enchanteurs,de sa grâce, de sa beauté divine, et puis encore de l’éclat quedonne la royauté, que penseriez-vous d’une petite paysanne ilote,que je veux bien supposer jeune, fraîche, avec des yeux noirs, etqui, voyant paraître la reine, se croirait obligée d’aller secacher ? Vous lui diriez : ma chère enfant, pourquoi vouspriver des jeux ? Personne, je vous assure, ne songe à vouscomparer avec la reine de Sparte. Il n’y a qu’une Hélène aumonde ; comment vous vient-il dans la tête que l’on puissesonger à deux ? Tenez-vous à votre place. La plupart des grecsne vous regarderont pas ; car la reine est là haut, et vousêtes ici. Ceux qui vous regarderont, vous ne les ferez pas fuir. Ily en a même qui peut-être vous trouveront à leur gré ; vous enferez vos amis, et vous admirerez avec eux la beauté de cette reinedu monde. Quand vous lui auriez dit cela, si la petite fillevoulait encore s’aller cacher, ne lui conseilleriez-vous pointd’avoir moins d’orgueil d’une part, et de l’autre plus d’admirationpour Hélène ? Vous m’entendez ; et je ne crois pasnécessaire, ainsi que l’exige M De La Motte, de placer la moralitéà la fin de mon apologue. Ne brûlez donc point vos fables ; etsoyez sûr que La Fontaine est si divin, que beaucoup de placesinfiniment au-dessous de la sienne sont encore très belles. Si vouspouvez en avoir une, je vous en ferai mon compliment. Pour cela,vous n’avez besoin que de deux choses que je vais tâcher de vousexpliquer. Quoique je vous aie dit que je ne connais point dedéfinition juste et précise de l’apologue, j’adopterais pour laplupart celle que La Fontaine lui-même a choisie, lorsqu’en parlantdu recueil de ses fables il l’appelle, une ample comédie à centactes divers, et dont la scène est l’univers.

En effet, un apologue est une espèce de petitdrame : il a son exposition, son nœud, son dénouement. Que lesacteurs en soient des animaux, des dieux, des arbres, des hommes,il faut toujours qu’ils commencent par me dire ce dont il s’agit,qu’ils m’intéressent à une situation, à un évènement quelconque, etqu’ils finissent par me laisser satisfait, soit de cet évènement,soit quelquefois d’un simple mot, qui est le résultat moral de toutce qu’on a dit ou fait. Il me serait aisé, si je ne craignaisd’être trop bavard, de prendre au hasard une fable de La Fontaine,et de vous y faire voir l’avant-scène, l’exposition, faite souventpar un monologue, comme dans la fable du berger et sontroupeau ; l’intérêt commençant avec la situation, commedans la colombe et la fourmi ; le danger croissantd’acte en acte, car il y en a de plusieurs actes, commel’alouette et ses petits avec le maître d’un champ ;et le dénouement enfin, mis quelquefois en spectacle, comme dansle loup devenu berger, plus communément en simplerécit.

Cela posé, comme le fabuliste ne peut êtreaidé par de véritables acteurs, par le prestige du théâtre, etqu’il doit cependant me donner la comédie, il s’ensuit que sonpremier besoin, son talent le plus nécessaire, doit être celui depeindre : car il faut qu’il montre aux regards ce théâtre, cesacteurs qui lui manquent ; il faut qu’il fasse lui-même sesdécorations, ses habits ; que non seulement il écrive sesrôles, mais qu’il les joue en les écrivant, et qu’il exprime à lafois les gestes, les attitudes, les mines, les jeux de visage, quiajoutent tant à l’effet des scènes. Mais ce talent de peindre nesuffirait pas pour le genre de la fable, s’il ne se trouvait réuniavec celui de conter gaiement : art difficile et peucommun ; car la gaieté que j’entends est à la fois celle del’esprit et celle du caractère. C’est ce don, le plus désirablesans doute puisqu’il vient presque toujours de l’innocence, quinous fait aimer des autres parceque nous pouvons nous aimernous-mêmes ; change en plaisirs toutes nos actions et souventtous nos devoirs ; nous délivre, sans nous donner la peine del’attention, d’une foule de défauts pénibles, pour nous orner demille qualités qui ne coûtent jamais d’efforts. Enfin cette gaieté,selon moi, est la véritable philosophie, qui se contente de peusans savoir que c’est un mérite, supporte avec résignation les mauxinévitables de la vie sans avoir besoin de se dire que l’impatiencen’y changerait rien, et sait encore faire le bonheur de ceux quinous environnent du seul supplément de notre propre bonheur.

Voilà la gaieté que je veux dans l’écrivainqui raconte : elle entraîne avec elle le naturel, la grâce, lanaïveté. Le talent de peindre, comme vous savez, comprend le méritedu style et le grand art de faire des vers qui soient toujours dela poésie.

Ainsi je conclus que tout fabuliste quiréunira ces deux qualités pourra se flatter, non pas d’être l’égalde La Fontaine, mais d’être souffert après lui. Parlez-voussérieusement, lui dis-je, et prétendez-vous m’encourager ? Sitout ce que vous venez de détailler n’est que le moins qu’on puisseexiger d’un fabuliste, que voulez-vous que je devienne ? Oulaissez-moi brûler mes fables, ou ne me démontrez pas qu’elles neréussiront point. Je pourrais vous répondre pourtant que l’élégantPhèdre n’est rien moins que gai, que le laconique Ésope ne l’estpas beaucoup davantage, que l’anglais Gay n’est presque jamaisqu’un philosophe de mauvaise humeur, et que cependant… cesmessieurs-là, reprit le vieillard, n’ont rien de commun avec vous.Indépendamment de la différence de leur nation, de leur siècle, deleur langue, songez que Phèdre fut le premier chez les romains quiécrivit des fables en vers ; que Gay fut de même le premierchez les anglais. Je ne prétends pas assurément leur disputer leurmérite : mais croyez que ce mot de premier ne laissepas de faire à la réputation des hommes. Quant à votre Ésope, je nedirai pas qu’il fut aussi le premier chez les grecs, car je suispersuadé qu’il n’a jamais existé. Quoi ! Répliquai-je, cetÉsope dont nous avons les ouvrages, dont j’ai lu la vie dansMéziriac, dans La Fontaine, dans tant d’autres, ce phrygien sifameux par sa laideur, par son esprit, par sa sagesse, n’aurait étéqu’un personnage imaginaire ? Quelles preuves enavez-vous ? Et qui donc, à votre avis, est l’inventeur del’apologue ? Vous pressez un peu les questions, reprit-il avecdouceur, et vous allez m’engager dans une discussion scientifique àlaquelle je ne suis guère propre, car on ne peut être moins savantque moi. Pour ce qui regarde Ésope, je vous renvoie à unedissertation fort bien faite de feu M Boulanger sur lesincertitudes qui concernent les premiers écrivains del’antiquité. Vous y verrez que cet Ésope si renommé par sesapologues, et que les historiens ont placé dans le sixième siècleavant notre ère, se trouve à la fois le contemporain de Crésus roide Lydie, d’un Necténabo roi d’Égypte, qui vivait centquatre-vingts ans après Crésus, et de la courtisane Rhodope, quipasse pour avoir élevé une de ces fameuses pyramides bâties aumoins dix-huit cents ans avant Crésus. Voilà déjà d’assez grandsanachronismes pour rejeter comme fabuleuses toutes les viesd’Ésope. Quant à ses ouvrages, les orientaux les réclament et lesattribuent à Lochman, fabuliste célèbre en Asie depuis des milliersd’années, surnommé le sage par tout l’Orient, et qui passepour avoir été, comme Ésope, esclave, laid et contrefait. MBoulanger, par des raisons très plausibles, démontre à-peu-prèsqu’Ésope et Lochman ne sont qu’un. Il est vrai qu’il donne ensuitedes raisons presque aussi bonnes, tirées de l’étymologie, de laressemblance des noms phéniciens, hébreux, arabes, pour prouver quece Lochman le sage pourrait fort bien être le roi Salomon.Il va plus loin ; et, comparant toujours les identités, lesrapports des noms, les similitudes des anecdotes, il en conclut quece Salomon, si révéré dans l’Orient pour sa sagesse, son esprit, sapuissance, ses ouvrages, était Joseph fils de Jacob, premierministre d’Égypte. De là revenant à Ésope, il fait un rapprochementfort ingénieux d’Ésope et de Joseph, tous deux réduits àl’esclavage, et faisant prospérer la maison de leur maître ;tous deux enviés, persécutés, et pardonnant à leurs ennemis ;tous deux voyant en songe leur grandeur future, et sortantd’esclavage à l’occasion de ce songe ; tous deux excellantdans l’art d’interpréter les choses cachées ; enfin tous deuxfavoris et ministres, l’un du pharaon d’Égypte, l’autre du roi deBabylone.

Mais, sans adopter toutes les opinions de MBoulanger, je me borne à regarder comme à-peu-près sûr que ceprétendu Ésope n’est qu’un nom supposé sous lequel on répandit dansla Grèce des apologues connus longtemps auparavant dans l’Orient.Tout nous vient de l’Orient ; et c’est la fable, sans aucundoute, qui a le plus conservé du caractère et de la tournure del’esprit asiatique. Ce goût de paraboles, d’énigmes, cette habitudede parler toujours par images, d’envelopper les préceptes d’unvoile qui semble les conserver, durent encore en Asie ; leurspoètes, leurs philosophes, n’ont jamais écrit autrement. Oui, luidis-je, je suis de votre avis sur ce point. Mais quel est le paysde l’Asie que vous regardez comme le berceau de la fable ?Là-dessus, me répondit-il, je me suis fait un petit système, quipourrait bien n’être pas plus vrai que tant d’autres : mais,comme c’est peu important, je ne m’en suis pas refusé le plaisir.Voici mes idées sur l’origine de la fable. Je ne les dis guère qu’àmes amis, parcequ’il n’y a pas grand inconvénient à se tromper aveceux.

Nulle part on n’a dû s’occuper davantage desanimaux que chez le peuple où la métempsycose était un dogme reçu.Dès qu’on a pu croire que notre âme passait après notre mort dansle corps de quelque animal, on n’a rien eu de mieux à faire, riende plus raisonnable, rien de plus conséquent, que d’étudier avecsoin les mœurs, les habitudes, la façon de vivre de ces animaux siintéressants, puisqu’ils étaient à la fois pour l’homme l’avenir etle passé, puisqu’on voyait toujours en eux ses pères, ses enfantset soi-même. De l’étude des animaux, de la certitude qu’ils ontnotre âme, on a dû passer aisément à la croyance qu’ils ont unlangage. Certaines espèces d’oiseaux l’indiquent même sans cela.Les étourneaux, les perdrix, les pigeons, les hirondelles, lescorbeaux, les grues, les poules, une foule d’autres, ne viventjamais que par grandes troupes. D’où viendrait ce besoin desociété, s’ils n’avoient pas le don de s’entendre ? Cetteseule question dispense d’autres raisonnements qu’on pourraitalléguer.

Voilà donc le dogme de la métempsycose, qui,en conduisant naturellement les hommes à l’attention, à l’intérêtpour les animaux, a dû les mener promptement à la croyance qu’ilsont un langage. De là je ne vois plus qu’un pas à l’invention de lafable, c’est-à-dire à l’idée de faire parler ces animaux pour lesrendre les précepteurs des humains. Montagne a dit que notresapience apprend des bêtes les plus utiles enseignements aux plusgrandes et plus nécessaires parties de la vie. En effet, sansparler des chiens, des chevaux, de plusieurs autres animaux, dontl’attachement, la bonté, la résignation, devraient sans cesse fairehonte aux hommes, je ne veux prendre pour exemple que les mœurs duchevreuil, de cet animal si joli, si doux, qui ne vit point ensociété, mais en famille ; épouse toujours, à la manière desguèbres, la sœur avec laquelle il vint au monde, avec laquelle ilfut élevé ; qui demeure avec sa compagne, près de son père etde sa mère, jusqu’à ce que, père à son tour, il aille se consacrerà l’éducation de ses enfants, leur donner les leçons d’innocence,de bonheur, qu’il a reçues et pratiquées ; qui passe enfin savie entière dans les douceurs de l’amitié, dans les jouissances dela nature, et dans cette heureuse ignorance, cette imprévoyance desmaux, cette incuriosité qui, comme dit le bon Montagne,est un chevet si doux, si sain à reposer une tête bienfaite. Pensez-vous que le premier philosophe qui a pris lapeine de rapprocher de ces mœurs si pures, si douces, nosintrigues, nos haines, nos crimes ; de comparer avec monchevreuil, allant paisiblement au gagnage, l’homme, caché derrièreun buisson, armé de l’arc qu’il a inventé pour tuer de plus loinses frères, et employant ses soins, son adresse, à contrefaire lecri de la mère du chevreuil, afin que son enfant trompé, venant àce cri qui l’appelle, reçoive une mort plus sûre des mains duperfide assassin ; pensez-vous, dis-je, que ce philosophen’ait pas aussitôt imaginé de faire causer ensemble les chevreuilspour reprocher à l’homme sa barbarie, pour lui dire les véritésdures que mon philosophe n’aurait pu hasarder sans s’exposer auxeffets cruels de l’amour propre irrité ? Voilà la fableinventée ; et, si vous avez pu me suivre dans mon diffusverbiage, vous devez conclure avec moi que l’apologue a dû naîtredans l’Inde et que le premier fabuliste fut sûrement unbrahmane.

Ici le peu que nous savons de ce beau payss’accorde avec mon opinion. Les apologues de Bidpaï sont le plusancien monument que l’on connaisse dans ce genre ; et Bidpaïétait un brahmane. Mais, comme il vivait sous un roi puissant dontil fut le premier ministre, ce qui suppose un peuple civilisé dèslongtemps, il est assez vraisemblable que ses fables ne furent pasles premières. Peut-être même n’est-ce qu’un recueil des apologuesqu’il avait appris à l’école des gymnosophistes, dont l’antiquitése perd dans la nuit des temps. Ce qu’il y a de sûr, c’est que cesapologues indiens, parmi lesquels on trouve les deuxpigeons, ont été traduits dans toutes les langues de l’Orient,tantôt sous le nom de Bidpaï ou Pilpay, tantôt sous celui deLochman. Ils passèrent ensuite en Grèce sous le titre de fablesd’Ésope. Phèdre les fit connaître aux romains. Après Phèdre,plusieurs latins, Aphtonius, Avien, Gabrias, composèrent aussi desfables. D’autres fabulistes plus modernes, tels que Faërne,Abstémius, Camérarius, en donnèrent des recueils, toujours enlatin, jusqu’à la fin du seizième siècle qu’un nommé Hégémon, deChâlons-Sur-Saône, s’avisa le premier de faire des fables en versfrançais. Cent ans après, La Fontaine parut ; et La Fontainefit oublier toutes les fables passées, et, je tremble de vous ledire, vraisemblablement aussi toutes les fables futures. CependantM De La Motte et quelques autres fabulistes très estimables denotre temps ont eu, depuis La Fontaine, des succès mérités. Je neles juge pas devant vous, parceque ce sont vos rivaux ; je meborne à vous souhaiter de les valoir. Voilà l’histoire de la fable,telle que je la conçois et la sais. Je vous l’ai faite pour monplaisir peut-être plus que pour le vôtre. Pardonnez cettedigression à mon âge et à mon goût pour l’apologue. à ces mots levieillard se tut. Je crois qu’il en était temps, car il commençaità se fatiguer. Je le remerciai des instructions qu’il m’avaitdonnées, et lui demandai la permission de lui porter le recueil demes fables, pour qu’il voulût bien retrancher d’une main plus fermeque la mienne celles qu’il trouverait trop mauvaises, et m’indiquerles fautes susceptibles d’être corrigées dans celles qu’illaisserait. Il me le promit, me donna rendez-vous à huit jours delà. On juge que je fus exact à ce rendez-vous : mais quellefut ma douleur, lorsqu’arrivant avec mon manuscrit j’appris à laporte du vieillard qu’il était mort de la veille ! Je leregrettai comme un bienfaiteur ; car il l’aurait été, et c’estla même chose. Je ne me sentis pas le courage de corriger sans luimes apologues, encore moins celui d’en retrancher ; et, privéde conseil, de guide, précisément à l’instant où l’on m’avait faitsentir combien j’en avais besoin, pour me délivrer du soin fatigantde songer sans cesse à mes fables je pris le parti de les imprimer.C’est à présent au public à faire l’office du vieillard ;peut-être trouverai-je en lui moins de politesse, mais il trouveradans moi la même docilité.

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