Fantômes et Fantoches

Fantômes et Fantoches

de Maurice Renard

LE LAPIDAIRE
I

Il y avait à Gênes, sous le dogat d’Uberto Lazario Catani, un lapidaire allemand fameux entre tous les marchands de pierreries.

C’était une époque favorable aux célébrités pacifiques.

La peste, dont la dernière épidémie avait fait des ravages très meurtriers, ne sévissait plus depuis deux ans.

Entre Venise et sa rivale, la haine séculaire mourait dans une lassitude et un affaiblissement militaire simultanés.

Enfin, Andrea Doria venait de délivrer sa patrie en chassant les Français, et dans Gênes indépendante il avait constitué un nouveau gouvernement républicain dont la force et l’harmonie promettaient une ère florissante de paix intérieure.Là était l’important ; car les Génois, prenant parti dans les querelles pontificales contre le pape ou contre l’empereur,entraînés dans les dissensions urbaines vers l’une ou l’autre desgrandes familles ennemies, poussant au pouvoir telle classe de lapopulation qu’il leur convenait, puis encore divisés sur le choixdes prétendants, allumaient la guerre civile à propos de futilités,et jusqu’alors ce n’avait été que perpétuels combats entre Gibelinset Guelfes, Spinola et Grimaldi, noblesse et bourgeoisie, amis deJulio et partisans d’Alberto, discorde au sein des factions etbataille dans la bataille.

Mais tout cela, disait-on, n’était plus qu’unpassé regrettable.

Sur l’ordre d’Andrea Doria, une fusions’opérait : les patriciens adoptaient les bourgeois sans troprécriminer et l’on célébrait d’assez bonne grâce des mariagesmixtes.

Le calme régnait donc, et les citadinss’adonnaient au commerce avec une ardeur inusitée, heureux de neplus voir dans les rues ni cadavres de pestiférés, ni matelotsprêts à partir contre un Dandolo, ni gens d’armes de France, nisurtout ces horribles flaques de sang caillé, témoignages d’émeuteou de rixe, vestiges funèbres que d’ordinaire l’homme épouvantérencontre si rarement et dont naguère les Génois se détournaient àchaque sortie sans y pouvoir accoutumer leur répulsion.

De tout temps, les étrangers les moins prochess’étaient mis en route afin de visiter la Ville ; maisl’annonce de cette tranquillité inespérée avait multiplié leurnombre. Plus de cavaliers montés sur de robustes palefrois, àcheval entre la valise et le portemanteau, et suivis de leursserviteurs, franchissaient les portes bastionnées desremparts ; et surtout, on voyait débarquer, à l’arrivée desnefs moins rares une recrudescence de passagers, le fait étant bienconnu dans le monde que l’on devait atteindre Gênes par mer à causedu spectacle. Rien de plus exact ne fut jamais vérifié. Mais si letableau se trouvait être véritablement grandiose, il semblait forténigmatique à ceux qui l’admiraient pour la première fois. Aussiles voyageurs de l’Océan comme ceux de la terre, accostés dèsl’arrivée – fussent-ils ruisselants à l’égal de tritons ou pluspoussiéreux que meuniers – par les guides, dont la race estéternelle, se rendaient-ils en leur compagnie sur le môle, d’oùl’on découvrait la même vue que du large en l’écoutantexpliquer.

Des quais, la Ville s’échelonnait sur unecolline abrupte et la couvrait tout entière de toits pointus, deterrasses et de murs blancs. Elle paraissait bâtie afin que chaquemaison pût voir la mer, et la cité maritime formait une tribune auxcent gradins, préparée, semble-t-il, pour quelque naumachiecolossale. La crête d’une montagne aride découpait derrière elle unhorizon très élevé, couronné de forteresses et de monastères qui seressemblaient ; et Gênes profilait sur cet écran morose etmenaçant la silhouette plus claire de son amphithéâtre. À voircette disposition en escalier, on avait tout de suite l’idée queles différents ordres d’une population si partagée habitaientchacun le degré correspondant à la hauteur de sa condition sociale.On se trompait : la ville basse passait pour la plus riche, laproximité du port attirant de ce côté les marchands, et ellepossédait, comme la ville supérieure, ses palais. Ils étaientvisibles du môle – car la vue de cette cité presque verticale endonnait le plan – et les guides, esprits méthodiques, après avoirfait admirer la ceinture inexpugnable de Gênes entourée par l’eaude la mer et du Bisagno, par des citadelles et des fortifications –ce qui faisait sourire les sujets du feu roi Louis XII –désignaient les édifices :

– San Lorenzo ! San Marco ! Lepalais d’Andrea Doria !

– Où donc ?

– Pas loin de la Lanterna… Tout près dela rive… Contre le mur d’enceinte et en dehors… au milieu dejardins, ce grand château…

– Parfaitement. Doria, c’est le doge,n’est-ce pas ?

– Non ! Il a refusé le bonnet. Lecommandement de la flotte espagnole lui laisse peu de loisirs, etDoria persiste à servir l’empereur, disant ne pouvoir mieux obligerles siens qu’en leur conservant un allié si considérable. La guerrepourtant lui donne du répit ; le voilà parmi nous quelquetemps jusqu’aux expéditions prochaines. Il est tout-puissant et ledoge lui demande conseil. Les hommes de sa trempe ne devraient pasmourir, et ses cheveux sont blancs…

Puis, le boniment, récité à la façon d’uneconfidence, accentué de mimiques affairées, larmoyant parfois,présomptueux souvent, emphatique toujours, se poursuivait àl’occasion d’autres castels :

– Cette tour est celle de l’arsenal,effroyable magasin de la mort ! Au centre de la Ville, s’élèvele palais ducal. Que Dieu protège le doge ! Voici, dans lequartier bas, N. Donna delle Grazie ; la terrasse de l’orfèvreSpirocelli, voisine de l’église, s’aperçoit fort nettement. Quelartiste !… Je vous conduirai chez lui ; vous achèterez làdes bijoux délicieux, agencés selon les règles récentes de l’art…Et voyez-vous maintenant, à une portée d’arbalète de cette maison,celle dont la toiture bleue est percée de quatre fenêtres ?C’est la demeure d’Hermann Lebenstein, le beau-père de Spirocelli,le roi des lapidaires, une des gloires génoises ! Il possèdeune merveilleuse collection de pierres. Par la Sainte Madone !on ne saurait tarder davantage à connaître un tel trésor, car ilpourrait payer la rançon de toute la chrétienté, si les mécréantsvenaient à la capturer !

Alors, à travers le dédale des ruelles, lesvoyageurs accompagnaient leurs guides, et quand ils lesquestionnaient au sujet de ce lapidaire aussi renommé que SanLorenzo, l’arsenal ou Doria, les Italiens rusés faisaient mine dene pas entendre et nommaient obséquieusement les passants dequalité : Marino, Garibaldi, Fiescho…

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