Fernande

Fernande

d’ Alexandre Dumas

Chapitre 1

 

On était au mois de mai 1835. Il faisait une de ces joyeuses journées de printemps pendant lesquelles Paris commence à se dépeupler, tant tout ce qui n’est point condamné à la capitale à perpétuité a hâte d’aller jouir de cette belle et fraîche verdure qui, chez nous, vient si tard et dure si peu.

Une femme de quarante-cinq à quarante-huit ans, sur la figure de laquelle on voyait encore des restes d’une beauté remarquable, dont la toilette indiquait le goût le plus parfait, et dont les moindres gestes dénonçaient les habitudes aristocratiques, se tenait debout sur le perron d’une charmante maison de campagne située à l’extrémité du village de Fontenay-aux-Roses, tandis qu’une voiture armoriée, attelée de deux alezans clairs, s’arrêtait devant la première marche de ce perron.

– Ah ! vous voilà enfin, mon cher comte ! s’écria-t-elle en s’adressant à un homme d’une soixantaine d’années, qui s’élançait du marchepied sur les degrés avec une légèreté affectée et qui franchissait aussi rapidement qu’il lui était possible l’espace qui le séparait d’elle ; –vous voilà ! Je vous attendais avec une si grande impatience ! Je vous jure que c’est la dixième fois que je sors depuis une heure pour voir si vous n’arriviez pas.

– J’ai demandé mes chevaux aussitôt quevotre billet m’a été remis, chère baronne, dit le comte en baisantavec galanterie la main de son interlocutrice, et j’ai fort grondéGermain de ne pas m’avoir éveillé aussitôt qu’il était arrivé.

– Vous auriez dû bien plutôt gronderGermain de ne pas vous l’avoir donné avant que vous fussiezendormi, car le billet est chez vous depuis hier au soir.

– Véritablement ? dit le comte. Ehbien voyez comme on est servi ! Cependant ce n’est que cematin à huit heures que le drôle, en entrant dans ma chambre, mel’a remis. Vous voyez que je n’ai pas perdu de temps, car à peineen est-il neuf. Or, maintenant me voilà chère baronne ;disposez de moi, je suis tout à vos ordres.

– C’est bien. Renvoyez vos gens et votrevoiture : nous vous gardons.

– Comment, vous me gardez ?

– Oui, je vous en préviens.

– La journée entière ?

– Et la soirée, et la matinée de demain.Je vous le disais dans ma lettre, mon cher comte ; nous avonsabsolument besoin de vous.

Quelle que fût sur lui-même la puissance deM. de Montgiroux – tel était le nom du comte – il n’enfit pas moins une grimace involontaire. En effet, il venait de serappeler que c’était jour d’Opéra ; mais, dissimulant de sonmieux cette contrariété qu’il n’avait pu prévoir et qu’il n’étaitplus maître d’éviter, il songea aussitôt à appeler à son aidequelque subterfuge à l’aide duquel il pût honnêtement se tirerd’embarras.

– Oh ! mon Dieu, je suis aux regretsde vous refuser, mon excellente amie, dit-il ; mais ce quevous me demandez là est impossible, de toute impossibilité ;nous sommes aujourd’hui vendredi 26 ; justement je suis d’unecommission, mes collègues m’attendent : il s’agit de la loique nous allons discuter.

– On la discutera sans vous, mon chercomte ; un pair de moins, une chance de plus pour le public.Mais il s’agit ici du bonheur particulier, la seule choseimportante dans cette époque, où il faut être égoïste pour fairecomme tout le monde. Venez, venez voir notre malade.

– Eh ! ma chère Eugénie, s’écriaM. de Montgiroux avec un mouvement d’impatience encoreplus marqué cette fois que la première, je ne suis pas médecin,moi !

Cette exclamation avait été faite sur un tonde mauvaise humeur trop évident pour qu’il échappât à laperspicacité d’une femme. Madame de Barthèle prit donc un airsérieux, et répondit :

– Monsieur le comte, il est question demon fils, du mari de votre nièce, entendez-vous ? de notreMaurice.

– Il ne va donc pas mieux ? demandaM. de Montgiroux d’un ton tout à fait radouci.

– Hier encore, on pouvait craindre que samaladie ne fût mortelle, voilà tout.

– Ah ! mon Dieu ! Mais j’étaisloin de penser que sa situation donnât de véritablesinquiétudes.

– Parce qu’il y a huit jours qu’on nevous a vu, ingrat ! dit la baronne d’un ton de reproche, parcequ’on ne sait plus ce que vous devenez, parce qu’il faut vousécrire maintenant quand on veut vous avoir une minute ; etencore, cette minute se passe-t-elle à discuter le temps que vousresterez et l’heure de votre départ.

– Mais enfin, qu’a-t-il, ce cherenfant ? demanda le comte.

– Ce n’était d’abord qu’une simplemélancolie ; bientôt ce fut de la langueur, puis le dégoût detout ; enfin, malgré nos soins, la fièvre vient de s’emparerde lui, et, après la fièvre, le délire.

– C’est extraordinaire chez un homme, ditle comte d’un air pensif. Et quelle peut être la cause de cettemélancolie ?

– Rassurez-vous, nous la connaissons àcette heure, et nous le guérirons. Le docteur, qui est nonseulement un homme de talent, mais encore un homme d’esprit, répondde le sauver. Le sauver ! comprenez-vous, mon ami, tout ce quece mot contient de joie pour le cœur d’une mère ?

– Ainsi, il n’y a plus de danger ?demanda le comte.

– C’est-à-dire qu’on n’espérait plushier, et qu’on espère aujourd’hui, répondit la baronne, quicomprenait l’intention de M. de Montgiroux ; maisc’est justement ce mieux qui fait que nous avons besoin de vous. Jevais donc donner des ordres pour que vous restiez.

Le comte se remit à grimacer son airréfléchi.

– Rester ! reprit-il ; mais jevous l’ai dit, c’est chose véritablement impossible.

– Monsieur, reprit madame de Barthèle,vous savez fort bien qu’il n’y a d’impossible en choses de ce genreque les choses qu’on ne veut pas faire. Voyons, parlez ;qu’avez-vous ? à qui songez-vous ? qui vous préoccupe àce point que la vie de notre fils vous soit devenue d’uneimportance secondaire ?

– Mon Dieu, non, chère amie ; vousvous exagérez mon refus, qui, au reste, n’en est pas un, réponditgravement le digne personnage ; je cherche à concilierseulement votre désir et mon devoir. Écoutez, voyons, faites-nousdîner plus tôt qu’à l’ordinaire ; je partirai à sept heures,et, si vous avez absolument besoin de moi dans la soirée, je seraide retour à dix heures et demie au plus tard ; et, en vérité,chère baronne, je vous jure qu’il faut des circonstances del’importance de celles dans lesquelles je me trouve…

– Pas un mot de plus sur ce sujet,interrompit madame de Barthèle ; c’est chose dite, convenue,arrangée, et tout à l’heure vous allez comprendre vous-même combienvotre présence est nécessaire ici.

– Mais il ne s’agit pas de nécessité, machère Eugénie, reprit le comte d’un ton de galanteriesurannée ; il s’agit de votre désir. Je veux tout ce que vousvoulez, et toujours ; vous le savez bien.

Madame de Barthèle répondit par un regard toutà fait rasséréné, et M. de Montgiroux, revenant au sujetde sa secrète préoccupation, demanda combien de temps au juste ilfallait pour se rendre à Paris.

– Mais avec mes chevaux et Saint-Jean,qui, vous le savez, les respecte trop pour les surmener, je metscinquante minutes pour aller d’ici à l’hôtel ; or, continuamadame de Barthèle, c’est au Luxembourg que vous vous réunissez,n’est-ce-pas ?

– Oui.

– Eh bien, en vous arrêtant auLuxembourg, vous gagnez encore quelques minutes.

– En ce cas, faisons mieux, ditM. de Montgiroux ; ne dérangeons ni Saint-Jean, nises chevaux. Je vous donne toute la journée d’aujourd’hui et toutela matinée de demain jusqu’à midi, et vous me donnez trois heuresde la soirée.

– Il le faut bien, puisque vous levoulez ; mais véritablement, comte, si j’étais jeune et quej’eusse des dispositions à la jalousie…

– Eh bien ?

– Eh bien, je vous avoue que vous meferiez passer une fort triste journée, avec cette préoccupationéternelle.

– Moi, préoccupé ?

– Au point, mon cher comte, que vous neme questionnez pas, que vous ne semblez pas ressentir la moindreinquiétude quand Clotilde et moi sommes véritablement désolées, etquand le danger qui existait hier est bien loin, je vous le jure,d’être encore tout à fait dissipé.

– Pardon, chère amie, réponditM. de Montgiroux presque sans entendre. Mais c’est cettenouvelle loi ; je n’ai jamais plus vivement compris qu’en ladiscutant toute la responsabilité qui pèse sur un pair duroyaume.

– Du royaume ! répéta madame deBarthèle avec ironie ; du royaume ! Vous avezquelquefois, savez-vous, des expressions bien bouffonnes, mon chercomte ! Vous appelez la France un royaume ! Ce que c’estque l’habitude. Allons, suivez-moi, pauvre victime ; ilfallait imiter MM. de Chateaubriand et deFitz-James ; les lois du royaume ne vous donneraient plus toutcet embarras.

– Madame, reprit gravementM. de Montgiroux, un véritable citoyen se doit avant toutà la France.

– Comment avez-vous dit cela, mon chercomte ? Un citoyen ! Ah ! mais vraiment vous faitesdes progrès dans la langue moderne, et je ne désespère pas, pourvuque nous ayons encore deux ou trois révolutions dans le genre de ladernière, de vous voir mourir jacobin.

Cette conversation, comme nous l’avons dit,avait lieu sur le perron du château de madame de Barthèle. C’étaitune élégante villa située à l’extrémité du village deFontenay-aux-Roses, du côté du bois, et dans une position des pluspittoresques. Cependant, la vue magnifique dont on jouissait de ceperron n’avait pas été saluée d’un seul regard parM. de Montgiroux, quoiqu’il eût l’habitude de s’y arrêterdans l’admiration de la campagne riche et variée qui s’étend depuisle bois de Verrières jusqu’à la tour de Montlhéry : cependant,le soleil de mai étincelait dans la vallée et faisait briller commedes miroirs les toits d’ardoises des jolies maisons blanches queles environs de Sceaux éparpillent çà et là sur un tapis deverdure.

Le comte était donc préoccupé, puisque cetaspect bucolique n’avait aucune influence sur lui, ancien berger del’Empire, qui avait connu Florian, qui adorait Delille, et quiavait chanté, appuyé au fauteuil de la reine Hortense :Partant pour la Syrie, et Vous me quittez pour voler à lagloire. En effet, l’Opéra annonçait pour ce soir-là même unnouveau ballet dans lequel dansait Taglioni, et quoique, selon lui,la danse voluptueuse et aérienne de notre sylphide fit regrettercette noblesse qui avait fait de mademoiselle Bigottini la reinedes danseuses passées et à venir, il ne voulait pas manquer à unepareille solennité. Il avait donné, pour excuser son départ, laraison banale d’une grave conférence des pairs de sa fraction, etsa contrariété mal dissimulée, malgré ses habitudes parlementaires,prouvait qu’un intérêt personnel vivement excité justifiait inpetto son mensonge. Maintenant, cet intérêt si vivement excité,l’était-il purement et simplement par cette premièrereprésentation ? ou à l’amour de l’art chorégraphique sejoignait-il quelque autre sentiment plus matériel ? C’est ceque l’avenir nous apprendra.

Cependant madame de Barthèle, après l’espècede traité conclu entre elle et le comte de Montgiroux, avait faitsigne à celui-ci de la suivre, et, à travers les détours d’uncorridor bien connu au reste de tous deux, elle le conduisait versla chambre du malade. Mais, au moment où ils allaient y entrer, unejeune femme sortit d’un cabinet voisin, leur barra le passage, et,plaçant un doigt sur ses lèvres en donnant à son regard uneexpression de crainte et d’importance :

– Silence ! dit-elle, il dort, et ledocteur a recommandé qu’on ne troublât point son sommeil.

– Il dort ? s’écria madame deBarthèle avec une expression de joie toute maternelle, et cependantretenue dans son explosion.

– Nous l’espérons, du moins : il afermé les yeux et semble moins agité : mais éloignez-vous, jevous prie, car le moindre bruit peut le tirer de sonassoupissement.

– Pauvre Maurice ! dit madame deBarthèle en étouffant un gros soupir. Allons, obéissons ;venez, cher comte, venez au salon. Quand le docteur a parlé, nousn’avons plus de volonté. D’ailleurs, nous causerons en attendantque nous puissions le voir ; j’ai tant de choses à vousdire !

Le comte fit avec la tête un signe d’adhésion,et madame de Barthèle et lui reprirent le chemin du salon.

– Mon oncle, dit la jeune femme d’un tonplein de tristesse et de tendre reproche, vous ne m’embrassezpas ?

– Ne viens-tu donc pas avec nous ?dit le comte en lui donnant un baiser au front.

– Non, je le garde de ce cabinet, et, aupremier soupir qu’il poussera, je serai au moins près de lui.

– Elle ne le quitte pas d’un instant,ajouta madame de Barthèle ; c’est admirable !

– Mais ne peux-tu au moins nous envoyerle médecin, Clotilde ? J’ai quelques connaissancesphysiologiques, et je voudrais causer un peu avec lui.

– Volontiers. Tout à l’heure, mon oncle,il sera près de vous.

Le comte embrassa de nouveau sa nièce, et,après l’avoir encouragée dans son dévouement conjugal par quelquesparoles de tendresse, il suivit madame de Barthèle.

Mais, avant d’aller plus loin, faisonsconnaissance avec les deux personnages de cette histoire que nousvenons de mettre en scène, et que nous retrouverons tout à l’heureau salon vers lequel ils s’acheminent en ce moment.

M. le comte de Montgiroux était, vers1835, un homme de soixante ans, à peu près, c’est-à-dire que, né en1775, il avait été un incroyable du Directoire et un beau del’Empire. Dans ces deux époques, et même depuis, on l’avait fortvanté pour l’élégance de ses façons et le charme de sesmanières ; des beaux jours de sa jeunesse, il avait conservédes dents magnifiques, une taille qui, vue par derrière, nemanquait pas d’une certaine finesse, et surtout une jambe bienproportionnée, qu’à défaut de la culotte courte, continuaient dedessiner coquettement des pantalons étroits et de couleur claire.Le soin extrême qu’il prenait de sa personne, sa toilette simple,mais parfaitement adaptée à sa haute stature et à sa corpulence,ses bottes fines et constamment vernies, ses gants toujours justeset frais, lui donnaient une sorte de jeunesse d’arrière-saison, unéclat de premier coup d’œil dont madame de Barthèle était fière parune raison que l’on ne tardera point à comprendre. Enfin, sanaissance, sa position sociale, et surtout sa grande fortune,relevaient encore les qualités personnelles que nous venonsd’énumérer.

Quant aux facultés de l’intelligence, noustâcherons de les détailler avec la même impartialité que nousvenons de faire des avantages physiques. – QuoiqueM. de Montgiroux fût de ceux dont, à la chambre despairs, on ne dit rien, par la raison toute simple qu’ils n’y disentrien, cependant, qu’on ne s’y trompe pas, ce silence n’avait paspour motif une impuissance parlementaire, mais purement etsimplement un calcul d’égoïsme. On a dit : « Les parolespassent, les écrits restent. » On s’est trompé, ou plutôt leproverbe avait pris naissance en France avant l’établissement dugouvernement constitutionnel. Rien, au contraire, ne reste mieuxaujourd’hui que les paroles, si légères qu’elles soient ; carles paroles se sténographient à cent mille exemplaires, seclassent, se mettent en réserve, et reparaissent au bout d’un an,de deux ans, de dix ans, comme ces héros des anciennes tragédiesque l’on croyait morts, et qui sortent tout à coup de leurstombeaux pour faire pâlir ceux qui les avaient oubliés. Or, c’étaitpour cette raison et non pour une autre, que le comte de Montgirouxne parlait jamais, à la tribune s’entend ; car partoutailleurs on lui reconnaissait, au contraire, cette élocution facilede nos hommes d’État, qui consiste à laisser tomber de leurs lèvresun flux de paroles tièdes qui seraient de l’éloquence si de tempsen temps elles bouillonnaient contre un raisonnement ou seprécipitaient du haut d’une idée. D’ailleurs, homme souple parcourtoisie autant que par prudence, le comte de Montgiroux avaittrouvé commode et peut-être avantageux de ne jamais se poser enobstacle, d’être de toutes les majorités, de vivre en paix avectout le monde. Conseiller d’État sous l’Empire, député sous LouisXVIII, pair de France sous Charles X, son égoïsme de tranquillitéet son orgueil de position lui faisaient attacher du prix ausourire des hommes du pouvoir, quoique, cependant, jamais uneobéissance servile ne l’eût fait ranger parmi ses collègues dans latourbe de ces ministériels de bas étage qui vont quêter uneinvitation à l’un des maigres dîners de la rue de Grenelle ou duboulevard des Capucines.

Non, M. le comte de Montgiroux nereconnaissait de supériorité, en général, que la puissance royale,que cette puissance existât parce que ou quoique,qu’elle fût de droit divin ou d’exaltation populaire ; mais,quant aux ministres, comme notre pair de France était, au bout ducompte, un des rares seigneurs, – je suis obligé d’employer ce mot,notre langue n’ayant point d’équivalent à gentlemen, –comme c’était, disons-nous, un des rares seigneurs qui restassenten France, il traitait avec eux d’égal à égal, et quelquefois mêmede supérieur à inférieur ; dînant chez eux parce qu’ilsdînaient chez lui, et, chaque fois que quelques-uns d’entre eux ydînaient, donnant à ceux-là des leçons de goût et de fastueusesimplicité : au reste, gardant une apparence de liberté, parceque, n’ayant besoin de rien, il ne sollicitait jamais rien ;rejetant sur la nécessité de conserver son indépendance les refusde rendre service à toutes les demandes banales dont est accablé unhomme d’État ; enfin, appartenant à cette nombreuse classe depersonnages politiques qui croient avoir rempli leur devoir quandils ont ménagé l’opinion dominante, et qui pensent faire assez debien au pays quand ils ne lui font pas de mal.

Il y avait plus : le comte de Montgiroux,habitué à exercer sur ce qui l’entourait une espèce de supérioritéqui datait de l’époque où les avantages de sa jeunesse et de safortune lui avaient fait produire dans le monde cette sensation dedandysme qui a fait du comte d’Orsay le roi des fashionablesd’outre-mer, avait porté dans les affaires publiques cettesolennité permanente de la représentation. Il avait la conscience,et surtout, ce qui est bien plus important, l’attitude de sa hauteposition sociale. Il était pair de France, si l’on peut dire cela,des pieds à la tête. En cour de justice, il occupait admirablementun fauteuil, et, quoique rien ne le distinguât à la première vue deses confrères de nouvelle création, les regards du prévenu seportaient sur lui comme sur un homme considérable, et dontl’opinion devait avoir du poids. Rien qu’à le voir, en effet, onsentait la dignité de la magistrature suprême. Il votait avec uneélégance devenue proverbiale : en dernière analyse, il étaitun de ces hommes de qualité, si rares aujourd’hui, qui, tout en sefaçonnant à leur époque, ont conservé les traditionsd’autrefois ; aussi son nom sortait-il toujours de l’urne pourtoutes les grandes corvées où il s’agissait surtout de se montrer,soit pour une députation, soit pour un convoi funèbre, soit pourune fête publique. En fait de costume et d’étiquette, il faisaitles majorités, et avait failli par son influence faire passer laloi de l’uniforme, loi qui avait paru si aristocratiquementinconvenante aux membres de la chambre basse, commeM. de Montgiroux appelait quelquefois, en se trompant,MM. les députés. Scrupuleux dans les moindres détails de lavie, il savait pousser le respect des convenances jusqu’à dormirles yeux ouverts à la Chambre et dans un salon quand l’occasions’en présentait ; et dans quelque salon que les circonstancesle surprissent, soit qu’il fit à M. Dupin l’honneur d’allerchez lui, soit que le roi lui fit l’honneur de le recevoir, ilpossédait au plus haut degré cet art bien difficile de traiterchacun selon la position sociale que le sort lui avait faite ou lerang qu’il avait conquis, de doser depuis le respect jusqu’aulaisser aller, en passant par le majestueux, modulant les notes dela gamme du savoir-vivre dans de savantes combinaisonschromatiques, variant à l’infini les inflexions et les épithètes,passant avec un art insaisissable de l’hommage présenté à l’hommagereçu, de la supplication à la protection ; toujours poli,jamais affecté ; frisant tour à tour la flatterie etl’impertinence, sans que jamais on pût le surprendre à êtreflatteur ni impertinent. Il avait à la fois en lui, mais à petitesdoses, du Richelieu et du Fitz-James ; enfin c’était, commel’avait dit un jour un prince qui eût passé pour l’homme le plusspirituel de France s’il eût osé avoir de l’esprit avec tout lemonde, c’était une excellente conserve de gentilhomme.

Or, dans les époques de l’année où il n’y aplus de fruits ou presque plus, on est bien heureux de trouver desconserves.

Mais c’était surtout chez madame de Barthèleque le comte de Montgiroux valait la peine d’être étudié par l’œild’un observateur. Depuis vingt-cinq ans, à peu près, des relationsde la plus profonde intimité existaient entre eux ; nuln’ignorait ces relations, qu’une longue tolérance du baron deBarthèle avait en quelque sorte légitimées aux yeux du monde.M. de Barthèle vivant, on les citait comme les modèlesdes amants. M. de Barthèle mort, on les citait comme desmodèles de vertus conjugales. Le mariage n’avait cependant rienlégitimé, et l’on s’était même étonné qu’à la mort de ce dernier,il n’y eût pas eu un rapprochement social entre les deux anciensamis. Madame de Barthèle elle-même en avait dit un jour un mot aucomte, poussée, hâtons-nous de le dire, bien plus par unesuggestion étrangère que par son propre mouvement. Mais, à cetteouverture, M. de Montgiroux avait naïvement répondu commeChamfort : « J’y ai bien pensé comme vous, chèreamie ; mais, si nous nous marions, ou diable irai-je passermes soirées ? »

Et cette réponse était parfaitementcompréhensible chez un homme qui, depuis vingt-cinq ans, passaitses soirées ailleurs que chez lui.

Eh bien, dans ces soirées qu’une si longueintimité eût dû faire pour M. de Montgiroux un motifd’abandon, le noble comte restait toujours pair de France,c’est-à-dire l’homme de la représentation extérieure, tantl’habitude avait fait à cette organisation prédestinée une secondenature qui avait recouvert la première, comme certaines sources ontle privilège de recouvrir d’une couche de pierre le bois, lesfleurs, et jusqu’aux oiseaux qui séjournent quelque temps dansleurs eaux.

Quant à madame de Barthèle, c’était lecaractère le plus opposé à celui du comte de Montgiroux qui se pûtvoir ; et peut-être la longue intimité qui les avait unis nes’était-elle conservée si intacte que par cette loiincompréhensible des contrastes, à laquelle on ne croirait point sil’on ne heurtait à chaque pas dans le monde ses résultats de tousles jours. Un mariage de convenance l’avait unie, déjà âgée devingt-deux ans, c’est-à-dire majeure et libre de sa volonté, àM. de Barthèle ; mais, une heure avant la signaturedu contrat, elle avait demandé un entretien à son futur époux, et,après lui avoir désigné près d’elle un fauteuil préparé à ceteffet :

– Monsieur, lui avait-elle dit, nosprocureurs respectifs vont nous marier pour terminer un ennuyeuxprocès. Vous n’avez pas pour moi le moindre amour ; je n’aipas pour vous le moindre entraînement. C’est une transaction quenous allons signer, excellente pour vous, car vous y gagnezl’administration de soixante mille livres de rente. Mes parents ontdésiré cette union, et j’ai montré le plus grand respect pour lesordres de mes parents, comme on a l’habitude de le faire dans notrefamille. Mais je dois vous prévenir d’une chose, c’est que, depuislongtemps, j’aime le comte de Montgiroux, et que, le comte deMontgiroux m’aime. Une vieille haine de famille, que toutes mesinstances n’ont pu vaincre, a seule porté obstacle à mon mariageavec lui. Je vous déclare donc, monsieur, car ne pouvant vousoffrir mon amour, ne voulant pas réclamer le vôtre, je tiens aumoins à mériter votre estime ; je vous déclare donc, monsieur,que rien au monde ne pourra rompre une intimité qui dure déjàdepuis un an, intimité commencée par le sentiment le plusirrésistible, intimité que ce sentiment doit continuer en dépit devotre tyrannie, si vous prétendez l’exercer, ou par votrebienveillance, si vous ne voulez pas que le désagrément d’unerupture ait lieu aujourd’hui, ou que le scandale d’une séparationait lieu demain. Vous avez encore une heure pour réfléchir ;voyez, monsieur, choisissez.

M. de Barthèle était un homme del’ancienne roche, élevé dans les traditions faciles duXVIIIème siècle ; il n’ignorait rien à l’égard ducomte de Montgiroux. Au lieu d’en vouloir à mademoiselle deValgenceuse, – tel était le nom de fille de la baronne – il luiavait, au contraire, su un gré infini de sa franchise, et, laremerciant en excellents termes de la liberté dans laquelle elle lemettait, il lui avait avoué que, de son côté, il avait unengagement qu’il lui coûterait fort de rompre. Toutes choses, commedans Candide, avaient donc été pour le mieux dans le meilleur desmondes possibles, et deux chambres parfaitement séparées avaientrévélé aux parents, assez inquiets des suites de cette alliance,que l’accord le plus parfait régnait entre les nouveaux époux.

Or, comme les soins attentifs de M. lecomte de Montgiroux pour la baronne de Barthèle ne pouvaient porterombrage qu’au mari, et qu’on ne s’apercevait pas que le mari ytrouvât à redire, le monde imita l’insouciance du mari et fut del’avis des amants, car le monde sait toujours ce qui se passe,qu’on ait ou qu’on n’ait pas intérêt à lui cacher son secret.

Au bout d’un an de mariage, madame de Barthèleaccoucha d’un garçon. – M. de Barthèle reçut lescompliments qu’on lui adressait, en homme enchanté d’avoir unhéritier de son nom. Il redoubla d’attentions pour sa femme et fitélever l’enfant sous ses yeux, ne voulant point qu’il quittât lamaison natale, et qu’il allât perdre dans un collège ce vernisd’aristocratie que conservent toujours chez un jeune hommel’éducation à domicile et la présence des parents. Maurice avaitdonc été élevé avec un soin tout particulier, et comme on élevaitles gentilshommes d’autrefois, par un gouverneur et sous les yeuxde M. et de madame de Barthèle.

Enfin, après quinze années d’une union siparfaite qu’elle n’avait jamais subi la moindre altération et qu’onla citait dans le monde comme un modèle, madame de Barthèle, par lamort de son mari, était entrée dans le paradis du veuvage, sansavoir eu à subir, comme on le disait à cette époque, le purgatoirede l’hyménée. Elle avait fort convenablement pleuré son mari,qu’elle regrettait comme on regrette un ami sincère. Ce fut alorsqu’une de ses parentes, madame de Neuilly, qui avait éternellementjalousé le bonheur de sa cousine, lui avait suggéré l’idée de seremarier en secondes noces, avec le comte de Montgiroux ; idée que le pair de France avait si philosophiquementrepoussée. La situation était ainsi restée ce que le passé l’avaitfaite, sauf les atteintes inévitables de l’âge. L’avenir, ce tempsde l’espérance, avait de jour en jour amené des rides, mais pas dedéception. Les cheveux de M. de Montgiroux avaientgrisonné, mais il avait un coiffeur qui les lui teignait avec art.La taille de madame de Barthèle avait épaissi, mais elle avait unecouturière qui l’habillait à merveille. Bref, chaque année avaitamené douze mois de plus sans doute ; mais, s’ils avaientvieilli pour les autres, les deux amants n’avaient pas vieilli poureux mêmes, et c’était le principal.

Bientôt ces liens du cœur s’étaient encoreresserrés d’un lien de famille. Maurice avait atteint savingt-quatrième année,  et Clotilde sa dix-septième. Les deuxjeunes gens, élevés ensemble, paraissaient avoir une grandeaffection l’un pour l’autre : un projet de mariage étaitarrêté entre eux depuis longtemps. Ni l’un ni l’autre, lorsqu’onleur fit part de ce projet, n’y apporta d’opposition. La choseétait convenable sous tous les rapports, elle réunissait les deuxfortunes. Les amis communs reçurent donc, un beau matin, une lettrede faire part qui leur annonçait le mariage deM. Charles-Maurice de Barthèle avec mademoiselle Clotilde deMontgiroux.

Les jeunes gens partirent pour l’Italie, dontils visitèrent les principales villes ; puis, à leur retour,il fut convenu qu’on passerait l’hiver dans l’hôtel de la rue deVarennes, qui venait à Maurice du fait de M. de Barthèle,et l’été au château de Fontenay-aux-Roses, que Clotilde tenait dela succession du vicomte de Montgiroux, son père, frère cadet ducomte de Montgiroux.

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