Ferragus

Ferragus

d’ Honoré de Balzac

A Hector Berlioz.

Chapitre 1 Madame Jules

Il est dans Paris certaines rues déshonorées autant que peut l’être un homme coupable d’infamie ; puis il existe des rues nobles, puis des rues simplement honnêtes, puis de jeunes rues sur la moralité desquelles le public ne s’est pas encore formé d’opinion ; puis des rues assassines, des rues plus vieilles que de vieilles douairières ne sont vieilles, des rues estimables,des rues toujours propres, des rues toujours sales, des rues ouvrières, travailleuses, mercantiles. Enfin, les rues de Paris ont des qualités humaines, et nous impriment par leur physionomie certaines idées contre lesquelles nous sommes sans défense. Il y a des rues de mauvaise compagnie où vous ne voudriez pas demeurer, et des rues où vous placeriez volontiers votre séjour. Quelques rues,ainsi que la rue Montmartre, ont une belle tête et finissent en queue de poisson. La rue de la Paix est une large rue, une grande rue ; mais elle ne réveille aucune des pensées gracieusement nobles qui surprennent une âme impressible au milieu de la rue Royale, et elle manque certainement de la majesté qui règne dans la place Vendôme. Si vous vous promenez dans les rues de l’île Saint-Louis, ne demandez raison de la tristesse nerveuse qui s’empare de vous qu’à la solitude, à l’air morne des maisons et des grands hôtels déserts. Cette île, le cadavre des fermiers-généraux,est comme la Venise de Paris. La place de la Bourse est babillarde,active, prostituée ; elle n’est belle que par un clair de lune, à deux heures du matin : le jour, c’est un abrégé de Paris ; pendant la nuit, c’est comme une rêverie de la Grèce.La rue Traversière-Saint-Honoré n’est-elle pas une rueinfâme ? Il y a là de méchantes petites maisons à deuxcroisées, où, d’étage en étage, se trouvent des vices, des crimes,de la misère. Les rues étroites exposées au nord, où le soleil nevient que trois ou quatre fois dans l’année, sont des ruesassassines qui tuent impunément ; la Justice d’aujourd’hui nes’en mêle pas ; mais autrefois le Parlement eût peut-êtremandé le lieutenant de police pour le vitupérer à ces causes, etaurait au moins rendu quelque arrêt contre la rue, comme jadis ilen porta contre les perruques du chapitre de Beauvais. Cependantmonsieur Benoiston de Châteauneuf a prouvé que la mortalité de cesrues était du double supérieure à celle des autres. Pour résumerces idées par un exemple, la rue Fromenteau n’est-elle pas tout àla fois meurtrière et de mauvaise vie ? Ces observations,incompréhensibles au delà de Paris, seront sans doute saisies parces hommes d’étude et de pensée, de poésie et de plaisir qui saventrécolter, en flânant dans Paris, la masse de jouissancesflottantes, à toute heure, entre ses murailles ; par ceux pourlesquels Paris est le plus délicieux des monstres : là, joliefemme ; plus loin, vieux et pauvre ; ici, tout neuf commela monnaie d’un nouveau règne ; dans ce coin, élégant commeune femme à la mode. Monstre complet d’ailleurs ! Sesgreniers, espèce de tête pleine de science et de génie ; sespremiers étages, estomacs heureux ; ses boutiques, véritablespieds ; de là partent tous les trotteurs, tous les affairés.Eh ! quelle vie toujours active a le monstre ? A peine ledernier frétillement des dernières voitures de bal cesse-t-il aucœur que déjà ses bras se remuent aux Barrières, et il se secouelentement. Toutes les portes bâillent, tournent sur leurs gonds,comme les membranes d’un grand homard, invisiblement manœuvrées partrente mille hommes ou femmes, dont chacune ou chacun vit dans sixpieds carrés, y possède une cuisine, un atelier, un lit, desenfants, un jardin, n’y voit pas clair, et doit tout voir.Insensiblement les articulations craquent, le mouvement secommunique, la rue parle. A midi, tout est vivant, les cheminéesfument, le monstre mange ; puis il rugit, puis ses mille patess’agitent. Beau spectacle ! Mais, ô Paris ! qui n’a pasadmiré tes sombres paysages, tes échappées de lumière, tesculs-de-sac profonds et silencieux ; qui n’a pas entendu tesmurmures, entre minuit et deux heures du matin, ne connaît encorerien de ta vraie poésie, ni de tes bizarres et larges contrastes.Il est un petit nombre d’amateurs, de gens qui ne marchent jamaisen écervelés, qui dégustent leur Paris, qui en possèdent si bien laphysionomie qu’ils y voient une verrue, un bouton, une rougeur.Pour les autres, Paris est toujours cette monstrueuse merveille,étonnant assemblage de mouvements, de machines et de pensées, laville aux cent mille romans, la tête du monde. Mais, pour ceux-là,Paris est triste ou gai, laid ou beau, vivant ou mort ; poureux, Paris est une créature ; chaque homme, chaque fraction demaison est un lobe du tissu cellulaire de cette grande courtisanede laquelle ils connaissent parfaitement la tête, le cœur et lesmœurs fantasques. Aussi ceux-là sont-ils les amants de Paris : ilslèvent le nez à tel coin de rue, sûrs d’y trouver le cadran d’unehorloge ; ils disent à un ami dont la tabatière est vide :Prends par tel passage, il y a un débit de tabac, à gauche, prèsd’un pâtissier qui a une jolie femme. Voyager dans Paris est, pources poètes, un luxe coûteux. Comment ne pas dépenser quelquesminutes devant les drames, les désastres, les figures, lespittoresques accidents qui vous assaillent au milieux de cettemouvante reine des cités, vêtue d’affiches et qui néanmoins n’a pasun coin de propre, tant elle est complaisante aux vices de lanation française ! A qui n’est-il pas arrivé de partir, lematin, de son logis pour aller aux extrémités de Paris, sans avoirpu en quitter le centre à l’heure du dîner ? Ceux-là saurontexcuser ce début vagabond qui, cependant, se résume par uneobservation éminemment utile et neuve, autant qu’une observationpeut être neuve à Paris où il n’y a rien de neuf, pas même lastatue posée d’hier sur laquelle un gamin a déjà mis son nom. Ouidonc, il est des rues, ou des fins de rue, il est certainesmaisons, inconnues pour la plupart aux personnes du grand monde,dans lesquelles une femme appartenant à ce monde ne saurait allersans faire penser d’elle les choses les plus cruellementblessantes. Si cette femme est riche, si elle a voiture, si elle setrouve à pied ou déguisée, en quelques-uns de ces défilés du paysparisien, elle y compromet sa réputation d’honnête femme. Mais si,par hasard, elle y est venue à neuf heures du soir, les conjecturesqu’un observateur peut se permettre deviennent épouvantables parleurs conséquences. Enfin, si cette femme est jeune et jolie, sielle entre dans quelque maison d’une de ces rues ; si lamaison a une allée longue et sombre, humide et puante ; si aufond de l’allée tremblote la lueur pâle d’une lampe, et que souscette lueur se dessine un horrible visage de vieille femme auxdoigts décharnés ; en vérité, disons-le, par intérêt pour lesjeunes et jolies femmes, cette femme est perdue. Elle est à lamerci du premier homme de sa connaissance qui la rencontre dans cesmarécages parisiens. Mais il y a telle rue de Paris où cetterencontre peut devenir le drame le plus effroyablement terrible, undrame plein de sang et d’amour, un drame de l’école moderne.Malheureusement, cette conviction, ce dramatique sera, comme ledrame moderne, compris par peu de personnes ; et c’est grandepitié que de raconter une histoire à un public qui n’en épouse pastout le mérite local. Mais qui peut se flatter d’être jamaiscompris ? Nous mourons tous inconnus. C’est le mot des femmeset celui des auteurs.

A huit heures et demie du soir, rue Pagevin, dans un temps où larue Pagevin n’avait pas un mur qui ne répétât un mot infâme, etdans la direction de la rue Soly, la plus étroite et la moinspraticable de toutes les rues de Paris, sans en excepter le coin leplus fréquenté de la rue la plus déserte ; au commencement dumois de février, il y a de cette aventure environ treize ans, unjeune homme, par l’un de ces hasards qui n’arrivent pas deux foisdans la vie, tournait, à pied, le coin de la rue Pagevin pourentrer dans la rue des Vieux-Augustins, du côté droit, où se trouveprécisément la rue Soly. Là, ce jeune homme, qui demeurait, lui,rue de Bourbon, trouva dans la femme, à quelques pas de laquelle ilmarchait fort insouciamment, de vagues ressemblances avec la plusjolie femme de Paris, une chaste et délicieuse personne de laquelleil était en secret passionnément amoureux, et amoureux sans espoir: elle était mariée. En un moment son cœur bondit, une chaleurintolérable sourdit de son diaphragme et passa dans toutes sesveines, il eut froid dans le dos, et sentit dans sa tête unfrémissement superficiel. Il aimait, il était jeune, il connaissaitParis ; et sa perspicacité ne lui permettait pas d’ignorertout ce qu’il y avait d’infamie possible pour une femme élégante,riche, jeune et jolie, à se promener là, d’un pied criminellementfurtif. Elle, dans cette crotte, à cette heure ! L’amour quece jeune homme avait pour cette femme pourra sembler bienromanesque, et d’autant plus même qu’il était officier dans lagarde royale. S’il eût été dans l’infanterie, la chose seraitencore vraisemblable ; mais officier supérieur de cavalerie,il appartenait à l’arme française qui veut le plus de rapidité dansses conquêtes, qui tire vanité de ses mœurs amoureuses autant quede son costume. Cependant la passion de cet officier était vraie,et à beaucoup de jeunes cœurs elle paraîtra grande. Il aimait cettefemme parce qu’elle était vertueuse, il en aimait la vertu, lagrâce décente, l’imposante sainteté, comme les plus chers trésorsde sa passion inconnue. Cette femme était vraiment digne d’inspirerun de ces amours platoniques qui se rencontrent comme des fleurs aumilieu de ruines sanglantes dans l’histoire du Moyen Age ;digne d’être secrètement le principe de toutes les actions d’unhomme jeune ; amour aussi haut, aussi pur que le ciel quand ilest bleu ; amour sans espoir et auquel on s’attache, parcequ’il ne trompe jamais ; amour prodigue de jouissanceseffrénées, surtout à un âge où le cœur est brûlant, l’imaginationmordante, et où les yeux d’un homme voient bien clair. Il serencontre dans Paris des effets de nuit singuliers, bizarres,inconcevables. Ceux-là seulement qui se sont amusés à les observersavent combien la femme y devient fantastique à la brune. Tantôt lacréature que vous y suivez, par hasard ou à dessein, vous paraîtsvelte ; tantôt le bas, s’il est bien blanc, vous fait croireà des jambes fines et élégantes ; puis la taille, quoiqueenveloppée d’un châle, d’une pelisse, se révèle jeune etvoluptueuse dans l’ombre ; enfin les clartés incertaines d’uneboutique ou d’un réverbère donnent à l’inconnue un éclat fugitif,presque toujours trompeur qui réveille, allume l’imagination et lalance au delà du vrai. Les sens s’émeuvent alors, tout se colore ets’anime ; la femme prend un aspect tout nouveau ; soncorps s’embellit ; par moments ce n’est plus une femme, c’estun démon, un feu follet qui vous entraîne par un ardent magnétismejusqu’à une maison décente où la pauvre bourgeoise, ayant peur devotre pas menaçant ou de vos bottes retentissantes, vous ferme laporte cochère an nez sans vous regarder. La lueur vacillante queprojetait le vitrage d’une boutique de cordonnier illumina soudain,précisément à la chute des reins, la taille de la femme qui setrouvait devant le jeune homme. Ah ! certes, elle seule étaitainsi cambrée ! Elle seule avait le secret de cette chastedémarche qui met innocemment en relief les beautés des formes lesplus attrayantes. C’était et son châle du matin et le chapeau develours du matin. A son bas de soie gris, pas une mouche, à sonsoulier pas une éclaboussure. Le châle était bien collé sur lebuste, il en dessinait vaguement les délicieux contours, et lejeune homme en avait vu les blanches épaules au bal ; ilsavait tout ce que ce châle couvrait de trésors. A la manière donts’entortille une Parisienne dans son châle, à la manière dont ellelève le pied dans la rue, un homme d’esprit devine le secret de sacourse mystérieuse. Il y a je ne sais quoi de frémissant, de légerdans la personne et dans la démarche : la femme semble peser moins,elle va, elle va, ou mieux elle file comme une étoile, et voleemportée par une pensée que trahissent les plis et les jeux de sarobe. Le jeune homme hâta le pas, devança la femme, se retournapour la voir… Pst ! elle avait disparu dans une allée dont laporte à claire-voie et à grelot claquait et sonnait. Le jeune hommerevint, et vit cette femme montant au fond de l’allée, non sansrecevoir l’obséquieux salut d’une vieille portière, un tortueuxescalier dont les premières marches étaient fortementéclairées ; et madame montait lestement, vivement, comme doitmonter une femme impatiente.

– Impatiente de quoi ? se dit le jeune homme qui se reculapour se coller en espalier sur le mur de l’autre côté de la rue. Etil regarda, le malheureux, tous les étages de la maison avecl’attention d’un agent de police cherchant son conspirateur.

C’était une de ces maisons comme il y en a des milliers à Paris,maison ignoble, vulgaire, étroite, jaunâtre de ton, à quatre étageset à trois fenêtres. La boutique et l’entresol appartenaient aucordonnier. Les persiennes du premier étage étaient fermées. Oùallait madame ? Le jeune homme crut entendre les tintementsd’une sonnette dans l’appartement du second. Effectivement, unelumière s’agita dans une pièce à deux croisées fortement éclairées,et illumina soudain la troisième dont l’obscurité annonçait unepremière chambre, sans doute le salon ou la salle à manger del’appartement. Aussitôt la silhouette d’un chapeau de femme sedessina vaguement, la porte se ferma, la première pièce redevintobscure, puis les deux dernières croisées reprirent leurs teintesrouges. Là, le jeune homme entendit : Gare, et reçut un coup àl’épaule.

– Vous ne faites donc attention à rien, dit une grosse voix.C’était la voix d’un ouvrier portant une longue planche sur sonépaule. Et l’ouvrier passa. Cet ouvrier était l’homme de laProvidence, disant à ce curieux : – De quoi te mêles-tu ?Songe à ton service, et laisse les Parisiens à leurs petitesaffaires.

Le jeune homme se croisa les bras ; puis, n’étant vu depersonne, il laissa rouler sur ses joues des larmes de rage sansles essuyer. Enfin, la vue des ombres qui se jouaient sur ces deuxfenêtres éclairées lui faisait mal, il regarda au hasard dans lapartie supérieure de la rue des Vieux-Augustins, et il vit unfiacre arrêté le long d’un mur, à un endroit où il n’y avait niporte de maison ni lueur de boutique.

Est-ce elle ? n’est-ce pas elle ? La vie ou la mortpour un amant. Et cet amant attendait. Il resta là pendant unsiècle de vingt minutes. Après, la femme descendit, et il reconnutalors celle qu’il aimait secrètement. Néanmoins il voulut douterencore. L’inconnue alla vers le fiacre et y monta.

– La maison sera toujours là, je pourrai toujours la fouiller,se dit le jeune homme qui suivit la voiture en courant afin dedissiper ses derniers doutes, et bientôt il n’en conserva plus.

Le fiacre s’arrêta rue de Richelieu, devant la boutique d’unmagasin de fleurs, près de la rue de Ménars. La dame descendit,entra dans la boutique, envoya l’argent dû au cocher, et sortitaprès avoir choisi des marabouts. Des marabouts pour ses cheveuxnoirs ! Brune, elle avait approché le plumage de sa tête pouren voir l’effet. L’officier croyait entendre la conversation decette femme avec les fleuristes.

– Madame, rien ne va mieux aux brunes, les brunes ont quelquechose de trop précis dans les contours, et les marabouts prêtent àleur toilette un flou qui leur manque. Madame la duchesse deLangeais dit que cela donne à une femme quelque chose de vague,d’ossianique et de très-comme il faut.

– Bien. Envoyez-les moi promptement.

Puis la dame tourna lestement vers la rue de Ménars, et rentrachez elle. Quand la porte de l’hôtel où elle demeurait fut fermée,le jeune amant, ayant perdu toutes ses espérances, et, doublemalheur, ses plus chères croyances, alla dans Paris comme un hommeivre, et se trouva bientôt chez lui sans savoir comment il y étaitvenu. Il se jeta dans un fauteuil, resta les pieds sur ses chenets,la tête entre les mains, séchant ses bottes mouillées, les brûlantmême. Ce fut un moment affreux, un de ces moments où, dans la viehumaine, le caractère se modifie, et où la conduite du meilleurhomme dépend du bonheur ou du malheur de sa première action.Providence ou Fatalité, choisissez.

Ce jeune homme appartenait à une bonne famille dont la noblessen’était pas d’ailleurs très-ancienne ; mais il y a si peud’anciennes familles aujourd’hui, que tous les jeunes gens sontanciens sans conteste. Son aïeul avait acheté une charge deConseiller au Parlement de Paris, où il était devenu Président. Sesfils, pourvus chacun d’une belle fortune, entrèrent au service, et,par leurs alliances, arrivèrent à la cour. La révolution avaitbalayé cette famille ; mais il en était resté une vieilledouairière entêtée qui n’avait pas voulu émigrer ; qui, miseen prison, menacée de mourir et sauvée au 9 thermidor, retrouva sesbiens. Elle fit revenir en temps utile, vers 1804, son petit-filsAuguste de Maulincour, l’unique rejeton des Charbonnon deMaulincour, qui fut élevé par la bonne douairière avec un triplesoin de mère, de femme noble et de douairière entêtée. Puis, quandvint la Restauration, le jeune homme, alors âgé de dix-huit ans,entra dans la Maison-Rouge, suivit les princes à Gand, fut faitofficier dans les Gardes du corps, en sortit pour servir dans laLigne, fut rappelé dans la Garde royale, où il se trouvait alors, àvingt-trois ans, chef d’escadron d’un régiment de cavalerie,position superbe, et due à sa grand’mère, qui, malgré son âge,savait très-bien son monde. Cette double biographie est le résuméde l’histoire générale et particulière, sauf les variantes, detoutes les familles qui ont émigré, qui avaient des dettes et desbiens, des douairières et de l’entregent. Madame la baronne deMaulincour avait pour ami le vieux vidame de Pamiers, ancienCommandeur de l’ordre de Malte. C’était une de ces amitiéséternelles fondées sur des liens sexagénaires, et que rien ne peutplus tuer, parce qu’au fond de ces liaisons il y a toujours dessecrets de cœur humain, admirables à deviner quand on en a letemps, mais insipides à expliquer en vingt lignes, et qui feraientle texte d’un ouvrage en quatre volumes, amusant comme peut l’êtrele Doyen de Killerine, une de ces œuvres dont parlent les jeunesgens, et qu’ils jugent sans les avoir lues. Auguste de Maulincourtenait donc au faubourg Saint-Germain par sa grand’mère et par levidame, et il lui suffisait de dater de deux siècles pour prendreles airs et les opinions de ceux qui prétendent remonter à Clovis.Ce jeune homme pâle, long et fluet, délicat en apparence, hommed’honneur et de vrai courage d’ailleurs, qui se battait en duelsans hésiter pour un oui, pour un non, ne s’était encore trouvé suraucun champ de bataille, et portait à sa boutonnière la croix de laLégion-d’Honneur. C’était, vous le voyez, une des fautes vivantesde la Restauration, peut-être la plus pardonnable. La jeunesse dece temps n’a été la jeunesse d’aucune époque : elle s’estrencontrée entre les souvenirs de l’Empire et les souvenirs del’Emigration, entre les vieilles traditions de la cour et lesétudes consciencieuses de la bourgeoisie, entre la religion et lesbals costumés, entre deux Fois politiques, entre Louis XVIII qui nevoyait que le présent, et Charles X qui voyait trop en avant ;puis, obligée de respecter la volonté du roi quoique la royauté setrompât. Cette jeunesse incertaine en tout, aveugle etclairvoyante, ne fut comptée pour rien par des vieillards jaloux degarder les rênes de l’Etat dans leurs mains débiles, tandis que lamonarchie pouvait être sauvée par leur retraite, et par l’accès decette jeune France de laquelle aujourd’hui les vieux doctrinaires,ces émigrés de la Restauration, se moquent encore. Auguste deMaulincour était une victime des idées qui pesaient alors sur cettejeunesse, et voici comment. Le vidame était encore, à soixante-septans, un homme très-spirituel, ayant beaucoup vu, beaucoup vécu,contant bien, homme d’honneur, galant homme, mais qui avait, àl’endroit des femmes, les opinions les plus détestables : il lesaimait et les méprisait. Leur honneur, leurs sentiments ?Tarare, bagatelles et momeries ! Près d’elles, il croyait enelles, le ci-devant monstre, il ne les contredisait jamais, et lesfaisait valoir. Mais, entre amis, quand il en était question, levidame posait en principe que tromper les femmes, mener plusieursintrigues de front, devait être toute l’occupation des jeunes gens,qui se fourvoyaient en voulant se mêler d’autre chose dans l’Etat.Il est fâcheux d’avoir à esquisser un portrait si suranné. N’a-t-ilpas figuré partout ? et littérairement, n’est-il pas presqueaussi usé que celui d’un grenadier de l’empire ? Mais levidame eut sur la destinée de monsieur de Maulincour une influencequ’il était nécessaire de consacrer ; il le moralisait à samanière, et voulait le convertir aux doctrines du grand siècle dela galanterie. La douairière, femme tendre et pieuse, assise entreson vidame et Dieu, modèle de grâce et de douceur, mais douée d’unepersistance de bon goût qui triomphe de tout à la longue, avaitvoulu conserver à son petit-fils les belles illusions de la vie, etl’avait élevé dans les meilleurs principes ; elle lui donnatoutes ses délicatesses, et en fit un homme timide, un vrai sot enapparence. La sensibilité de ce garçon, conservée pure, ne s’usapoint au dehors, et lui resta si pudique, si chatouilleuse, qu’ilétait vivement offensé par des actions et des maximes auxquelles lemonde n’attachait aucune importance. Honteux de sa susceptibilité,le jeune homme la cachait sous une assurance menteuse, et souffraiten silence ; mais il se moquait, avec les autres, de chosesque seul il admirait. Aussi fut-il trompé, parce que, suivant uncaprice assez commun de la destinée, il rencontra dans l’objet desa première passion, lui, homme de douce mélancolie etspiritualiste en amour, une femme qui avait pris en horreur lasensiblerie allemande. Le jeune homme douta de lui, devint rêveur,et se roula dans ses chagrins, en se plaignant de ne pas êtrecompris. Puis, comme nous désirons d’autant plus violemment leschoses qu’il nous est plus difficile de les avoir, il continuad’adorer les femmes avec cette ingénieuse tendresse et ces félinesdélicatesses dont le secret leur appartient et dont peut-êtreveulent-elles garder le monopole. En effet, quoique les femmes seplaignent d’être mal aimées par les hommes, elles ont néanmoins peude goût pour ceux dont l’âme est à demi féminine. Toute leursupériorité consiste à faire croire aux hommes qu’ils leur sontinférieurs en amour ; aussi quittent-elles assez volontiers unamant, quand il est assez inexpérimenté pour leur ravir lescraintes dont elles veulent se parer, ces délicieux tourments de lajalousie à faux, ces troubles de l’espoir trompé, ces vainesattentes, enfin tout le cortége de leurs bonnes misères defemme ; elles ont en horreur les Grandisson. Qu’y a-t-il deplus contraire à leur nature qu’un amour tranquille etparfait ? Elles veulent des émotions, et le bonheur sansorages n’est plus le bonheur pour elles. Les âmes féminines assezpuissantes pour mettre l’infini dans l’amour, constituentd’angéliques exceptions, et sont parmi les femmes ce que sont lesbeaux génies parmi les hommes. Les grandes passions sont rarescomme les chefs-d’œuvre. Hors cet amour, il n’y a que desarrangements, des irritations passagères, méprisables, comme toutce qui est petit.

Au milieu des secrets désastres de son cœur, pendant qu’ilcherchait une femme par laquelle il pût être compris, recherchequi, pour le dire en passant, est la grande folie de notre époque,Auguste rencontra dans le monde le plus éloigné du sien, dans laseconde sphère du monde d’argent où la haute banque tient lepremier rang, une créature parfaite, une de ces femmes qui ont jene sais quoi de saint et de sacré, qui inspirent tant de respect,que l’amour a besoin de tous les secours d’une longue familiaritépour se déclarer. Auguste se livra donc tout entier aux délices dela plus touchante et de la plus profonde des passions, à un amourpurement admiratif. Ce fut d’innombrables désirs réprimés, nuancesde passion si vagues et si profondes, si fugitives et sifrappantes, qu’on ne sait à quoi les comparer ; ellesressemblent à des parfums, à des nuages, à des rayons de soleil, àdes ombres, à tout ce qui, dans la nature, peut en un momentbriller et disparaître, se raviver et mourir, en laissant au cœurde longues émotions. Dans le moment où l’âme est encore assez jeunepour concevoir la mélancolie, les lointaines espérances, et saittrouver dans la femme plus qu’une femme, n’est-ce pas le plus grandbonheur qui puisse échoir à un homme que d’aimer assez pourressentir plus de joie à toucher un gant blanc, à effleurer descheveux, à écouter une phrase, à jeter un regard, que la possessionla plus fougueuse n’en donne à l’amour heureux ? Aussi, lesgens rebutés, les laides, les malheureux, les amants inconnus, lesfemmes ou les hommes timides, connaissent-ils seuls les trésors querenferme la voix de la personne aimée. En prenant leur source etleur principe dans l’âme même, les vibrations de l’air chargé defeu mettent si violemment les cœurs en rapport, y portent silucidement la pensée, et sont si peu menteuses, qu’une seuleinflexion est souvent tout un dénoûment. Combien d’enchantements neprodigue pas au cœur d’un poète le timbre harmonieux d’une voixdouce ? combien d’idées elle y réveille ! quellefraîcheur elle y répand ! L’amour est dans la voix avantd’être avoué par le regard. Auguste, poète à la manière des amants(il y a les poètes qui sentent et les poètes qui expriment, lespremiers sont les plus heureux), Auguste avait savouré toutes cesjoies premières, si larges, si fécondes. Elle possédait le plusflatteur organe que la femme la plus artificieuse ait jamaissouhaité pour pouvoir tromper à son aise ; elle avait cettevoix d’argent, qui douce à l’oreille, n’est éclatante que pour lecœur qu’elle trouble et remue, qu’elle caresse en le bouleversant.Et cette femme allait le soir rue Soly, près la rue Pagevin ;et sa furtive apparition dans une infâme maison venait de briser laplus magnifique des passions ! La logique du vidametriompha.

– Si elle trahit son mari, nous nous vengerons, dit Auguste.

Il y avait encore de l’amour dans le si… Le doute philosophiquede Descartes est une politesse par laquelle il faut toujourshonorer la vertu. Dix heures sonnèrent. En ce moment le baron deMaulincour se rappela que cette femme devait aller au bal dans unemaison où il avait accès. Sur-le-champ il s’habilla, partit,arriva, la chercha d’un air sournois dans les salons. Madame deNucingen, le voyant si affairé, lui dit : – Vous ne voyez pasmadame Jules, mais elle n’est pas encore venue.

– Bonjour, ma chère, dit une voix.

Auguste et madame de Nucingen se retournent. Madame Julesarrivait vêtue de blanc, simple et noble, coiffée précisément avecles marabouts que le jeune baron lui avait vu choisir dans lemagasin de fleurs. Cette voix d’amour perça le cœur d’Auguste. S’ilavait su conquérir le moindre droit qui lui permît d’être jaloux decette femme, il aurait pu la pétrifier en lui disant : – RueSoly ! Mais quand lui, étranger, eût mille fois répété ce motà l’oreille de madame Jules, elle lui aurait avec étonnementdemandé ce qu’il voulait dire : il la regarda d’un air stupide.

Pour les gens méchants et qui rient de tout, c’est peut-être ungrand amusement que de connaître le secret d’une femme, de savoirque sa chasteté ment, que sa figure calme cache une penséeprofonde, qu’il y a quelque épouvantable drame sous son front pur.Mais il y a certaines âmes qu’un tel spectacle contristeréellement, et beaucoup de ceux qui en rient, rentrés chez eux,seuls avec leur conscience, maudissent le monde et méprisent unetelle femme. Tel se trouvait Auguste de Maulincour en présence demadame Jules. Situation bizarre ! Il n’existait pas entre euxd’autres rapports que ceux qui s’établissent dans le monde entregens qui échangent quelques mots sept ou huit fois par hiver, et illui demandait compte d’un bonheur ignoré d’elle, il la jugeait sanslui faire connaître l’accusation.

Beaucoup de jeunes gens se sont trouvés ainsi, rentrant chezeux, désespérés d’avoir rompu pour toujours avec une femme adoréeen secret ; condamnée, méprisée en secret. C’est desmonologues inconnus, dits aux murs d’un réduit solitaire, desorages nés et calmés sans être sortis du fond des cœurs,d’admirables scènes du monde moral, auxquelles il faudrait unpeintre. Madame Jules alla s’asseoir, en quittant son mari qui fitle tour du salon. Quand elle fut assise, elle se trouva commegênée, et, tout en causant avec sa voisine, elle jetait furtivementun regard sur monsieur Jules Desmarets, son mari, l’Agent de changedu baron de Nucingen. Voici l’histoire de ce ménage.

Monsieur Desmarets était, cinq ans avant son mariage, placé chezun Agent de change, et n’avait alors pour toute fortune que lesmaigres appointements d’un commis. Mais c’était un de ces hommesauxquels le malheur apprend hâtivement les choses de la vie, et quisuivent la ligne droite avec la ténacité d’un insecte voulantarriver à son gîte ; un de ces jeunes gens têtus qui font lesmorts devant les obstacles et lassent toutes les patiences par unepatience de cloporte. Ainsi, jeune, il avait toutes les vertusrépublicaines des peuples pauvres : il était sobre, avare de sontemps, ennemi des plaisirs. Il attendait. La nature lui avaitd’ailleurs donné les immenses avantages d’un extérieur agréable.Son front calme et pur ; la coupe de sa figure placide, maisexpressive ; ses manières simples, tout en lui révélait uneexistence laborieuse et résignée, cette haute dignité personnellequi impose, et cette secrète noblesse de cœur qui résiste à toutesles situations. Sa modestie inspirait une sorte de respect à tousceux qui le connaissaient. Solitaire d’ailleurs au milieu de Paris,il ne voyait le monde que par échappées, pendant le peu de momentsqu’il passait dans le salon de son patron, les jours de fête. Il yavait chez ce jeune homme, comme chez la plupart des gens quivivent ainsi, des passions d’une étonnante profondeur ;passions trop vastes pour se compromettre jamais dans de petitsincidents. Son peu de fortune l’obligeait à une vie austère, et ildomptait ses fantaisies par de grands travaux. Après avoir pâli surles chiffres, il se délassait en essayant avec obstinationd’acquérir cet ensemble de connaissances, aujourd’hui nécessaires àtout homme qui veut se faire remarquer dans le monde, dans leCommerce, au Barreau, dans la Politique ou dans les Lettres. Leseul écueil que rencontrent ces belles âmes est leur probité même.Voient-ils une pauvre fille, ils s’en amourachent, l’épousent, etusent leur existence à se débattre entre la misère et l’amour. Laplus belle ambition s’éteint dans le livre de dépense du ménage.Jules Desmarets donna pleinement dans cet écueil. Un soir, il vitchez son patron une jeune personne de la plus rare beauté. Lesmalheureux privés d’affection, et qui consument les belles heuresde la jeunesse en de longs travaux, ont seul le secret des rapidesravages que fait une passion dans leurs cœurs désertés, méconnus.Ils sont si certains de bien aimer, toutes leurs forces seconcentrent si promptement sur la femme de laquelle ilss’éprennent, que, près d’elle, ils reçoivent de délicieusessensations en n’en donnant souvent aucune. C’est le plus flatteurde tous les égoïsmes pour la femme qui sait deviner cette apparenteimmobilité de la passion et ces atteintes si profondes qu’il leurfaut quelque temps pour reparaître à la surface humaine. Cespauvres gens, anachorètes au sein de Paris, ont toutes lesjouissances des anachorètes, et peuvent parfois succomber à leurstentations ; mais plus souvent trompés, trahis, mésentendus,il leur est rarement permis de recueillir les doux fruits de cetamour qui, pour eux, est toujours comme une fleur tombée du ciel.Un sourire de sa femme, une seule inflexion de voix suffirent àJules Desmarets pour concevoir une passion sans bornes.Heureusement, le feu concentré de cette passion secrète se révélanaïvement à celle qui l’inspirait. Ces deux êtres s’aimèrent alorsreligieusement. Pour tout exprimer en un mot, ils se prirent sanshonte tous deux par la main, au milieu du monde, comme deuxenfants, frère et sœur, qui veulent traverser une foule où chacunleur fait place en les admirant. La jeune personne était dans unede ces circonstances affreuses où l’égoïsme a placé certainsenfants. Elle n’avait pas d’Etat-Civil, et son nom de Clémence, sonâge furent constatés par un acte de notoriété publique. Quant à safortune, c’était peu de chose. Jules Desmarets fut l’homme le plusheureux en apprenant ces malheurs. Si Clémence eût appartenu àquelque famille opulente, il aurait désespéré de l’obtenir ;mais elle était une pauvre enfant de l’amour, le fruit de quelqueterrible passion adultérine : ils s’épousèrent. Là, commença pourJules Desmarets une série d’événements heureux. Chacun envia sonbonheur, et ses jaloux l’accusèrent dès lors de n’avoir que dubonheur, sans faire la part à ses vertus ni à son courage. Quelquesjours après le mariage de sa fille, la mère de Clémence, qui, dansle monde, passait pour en être la marraine, dit à Jules Desmaretsd’acheter une charge d’Agent de change, en promettant de luiprocurer tous les capitaux nécessaires. En ce moment, ces Chargesétaient encore à un prix modéré. Le soir, dans le salon même de sonAgent de change, un riche capitaliste proposa, sur larecommandation de cette dame, à Jules Desmarets, le plus avantageuxmarché qu’il fût possible de conclure, lui donna autant de fondsqu’il lui en fallait pour exploiter son privilége, et le lendemainl’heureux commis avait acheté la charge de son patron. En quatreans, Jules Desmarets était devenu l’un des plus riches particuliersde sa compagnie ; des clients considérables vinrent augmenterle nombre de ceux que lui avait légués son prédécesseur. Ilinspirait une confiance sans bornes, et il lui était impossible deméconnaître, dans la manière dont les affaires se présentaient àlui, quelque influence occulte due à sa belle-mère ou à uneprotection secrète qu’il attribuait à la Providence. Au bout de latroisième année, Clémence perdit sa marraine. En ce moment,monsieur Jules, que l’on nommait ainsi pour le distinguer de sonfrère aîné, qu’il avait établi notaire à Paris, possédait environdeux cent mille livres de rente. Il n’existait pas dans Paris unsecond exemple du bonheur dont jouissait ce ménage. Depuis cinq anscet amour exceptionnel n’avait été troublé que par une calomniedont monsieur Jules tira la plus éclatante vengeance. Un de sesanciens camarades attribuait à madame Jules la fortune de son mari,qu’il expliquait par une haute protection chèrement achetée. Lecalomniateur fut tué en duel. La passion profonde des deux épouxl’un pour l’autre, et qui résistait au mariage, obtenait dans lemonde le plus grand succès, quoiqu’elle contrariât plusieursfemmes. Le joli ménage était respecté, chacun le fêtait. L’onaimait sincèrement monsieur et madame Jules, peut-être parce qu’iln’y a rien de plus doux à voir que des gens heureux ; mais ilsne restaient jamais long-temps dans les salons, et s’en sauvaientimpatients de gagner leur nid à tire-d’ailes comme deux colombeségarées. Ce nid était d’ailleurs un grand et bel hôtel de la rue deMénars, où le sentiment des arts tempérait ce luxe que la gentfinancière continue à étaler traditionnellement, et où les deuxépoux recevaient magnifiquement, quoique les obligations du mondeleur convinssent peu. Néanmoins, Jules subissait le monde, sachantque, tôt ou tard, une famille en a besoin ; mais sa femme etlui s’y trouvaient toujours comme des plantes de serre au milieud’un orage. Par une délicatesse bien naturelle, Jules avait cachésoigneusement à sa femme et la calomnie et la mort du calomniateurqui avait failli troubler leur félicité. Madame Jules était portée,par sa nature artiste et délicate, à aimer le luxe. Malgré laterrible leçon du duel, quelques femmes imprudentes se disaient àl’oreille que madame Jules devait se trouver souvent gênée. Lesvingt mille francs que lui accordait son mari pour sa toilette etpour ses fantaisies ne pouvaient pas, suivant leurs calculs,suffire à ses dépenses. En effet, on la trouvait souvent bien plusélégante, chez elle, qu’elle ne l’était pour aller dans le monde.Elle aimait à ne se parer que pour son mari, voulant lui prouverainsi que, pour elle, il était plus que le monde. Amour vrai, amourpur, heureux surtout, autant que le peut être un amour publiquementclandestin. Aussi monsieur Jules, toujours amant, plus amoureuxchaque jour, heureux de tout près de sa femme, même de sescaprices, était-il inquiet de ne pas lui en voir, comme si c’eûtété le symptôme de quelque maladie. Auguste de Maulincour avait eule malheur de se heurter contre cette passion, et de s’éprendre decette femme à en perdre la tête. Cependant, quoiqu’il portât en soncœur un amour si sublime, il n’était pas ridicule. Il se laissaitaller à toutes les exigences des mœurs militaires ; mais ilavait constamment, même en buvant un verre de vin de Champagne, cetair rêveur, ce silencieux dédain de l’existence, cette figurenébuleuse qu’ont, à divers titres, les gens blasés, les gens peusatisfaits d’une vie creuse, et ceux qui se croient poitrinaires ouse gratifient d’une maladie au cœur. Aimer sans espoir, êtredégoûté de la vie, constituent aujourd’hui des positions sociales.Or, la tentative de violer le cœur d’une souveraine donneraitpeut-être plus d’espérances qu’un amour follement conçu pour unefemme heureuse. Aussi Maulincour avait-il des raisons suffisantespour rester grave et morne. Une reine a encore la vanité de sapuissance, elle a contre elle son élévation ; mais unebourgeoise religieuse est comme un hérisson, comme une huître dansleurs rudes enveloppes.

En ce moment, le jeune officier se trouvait près de sa maîtresseanonyme, qui ne savait certes pas être doublement infidèle. MadameJules était là, naïvement posée, comme la femme la moinsartificieuse du monde, douce, pleine d’une sérénité majestueuse.Quel abîme est donc la nature humaine ? Avant d’entamer laconversation, le baron regardait alternativement et cette femme etson mari. Que de réflexions ne fit-il pas ? Il recomposatoutes les Nuits d’Young en un moment. Cependant la musiqueretentissait dans les appartements, la lumière y était versée parmille bougies, c’était un bal de banquier, une de ces fêtesinsolentes par lesquelles ce monde d’or mat essayait de narguer lessalons d’or moulu où riait la bonne compagnie du faubourgSaint-Germain, sans prévoir qu’un jour la Banque envahirait leLuxembourg et s’assiérait sur le trône. Les conspirations dansaientalors, aussi insouciantes des futures faillites du pouvoir que desfutures faillites de la Banque. Les salons dorés de monsieur lebaron de Nucingen avaient cette animation particulière que le mondede Paris, joyeux en apparence du moins, donne aux fêtes de Paris.Là, les hommes de talent communiquent aux sots leur esprit, et lessots leur communiquent cet air heureux qui les caractérise. Par cetéchange, tout s’anime. Mais une fête de Paris ressemble toujours unpeu à un feu d’artifice : esprit, coquetterie, plaisir, tout ybrille et s’y éteint comme des fusées. Le lendemain, chacun aoublié son esprit, ses coquetteries et son plaisir.

– Eh quoi ! se dit Auguste en forme de conclusion, lesfemmes sont donc telles que le vidame les voit ? Certes,toutes celles qui dansent ici sont moins irréprochables que ne leparaît madame Jules, et madame Jules va rue Soly. La rue Soly étaitsa maladie, le mot seul lui crispait le cœur.

– Madame, vous ne dansez donc jamais ? luidemanda-t-il.

– Voici la troisième fois que vous me faites cette questiondepuis le commencement de l’hiver, dit-elle en souriant.

– Mais vous ne m’avez peut-être jamais répondu.

– Cela est vrai.

– Je savais bien que vous étiez fausse, comme le sont toutes lesfemmes..

Et madame Jules continua de rire.

– Ecoutez, monsieur, si je vous disais la véritable raison, ellevous paraîtrait ridicule. Je ne pense pas qu’il y ait fausseté à nepas dire des secrets dont le monde a l’habitude de se moquer.

– Tout secret veut, pour être dit, une amitié de laquelle je nesuis sans doute pas digne, madame. Mais vous ne sauriez avoir quede nobles secrets, et me croyez-vous donc capable de plaisanter surdes choses respectables ?

– Oui, dit-elle, vous, comme tous les autres, vous riez de nossentiments les plus purs ; vous les calomniez. D’ailleurs, jen’ai pas de secrets. J’ai le droit d’aimer mon mari à la face dumonde, je le dis, j’en suis orgueilleuse ; et si vous vousmoquez de moi en apprenant que je ne danse qu’avec lui, j’aurai laplus mauvaise opinion de votre cœur.

– Vous n’avez jamais dansé, depuis votre mariage, qu’avec votremari ?

– Oui, monsieur. Son bras est le seul sur lequel je me soisappuyée, et je n’ai jamais senti le contact d’aucun autrehomme.

– Votre médecin ne vous a pas même tâté le pouls ?… ..

– Eh ! bien, voilà que vous vous moquez.

– Non, madame, je vous admire parce que je vous comprends. Maisvous laissez entendre votre voix, mais vous vous laissez voir,mais… enfin, vous permettez à nos yeux d’admirer…

– Ah ! voilà mes chagrins, dit-elle en l’interrompant. Oui,j’aurais voulu qu’il fût possible à une femme mariée de vivre avecson mari comme une maîtresse vit avec son amant : car alors…

– Alors, pourquoi étiez-vous, il y a deux heures, à pied,déguisée, rue Soly ?

– Qu’est-ce que c’est que la rue Soly ? luidemanda-t-elle.

Et sa voix si pure ne laissa deviner aucune émotion, et aucuntrait ne vacilla dans son visage, et elle ne rougit pas, et elleresta calme.

– Quoi ! vous n’êtes pas montée au second étage d’unemaison située rue des Vieux-Augustins, au coin de la rueSoly ? Vous n’aviez pas un fiacre à dix pas, et vous n’êtespas revenue rue de Richelieu, chez la fleuriste, où vous avezchoisi les marabouts qui parent maintenant votre tête ?

– Je ne suis pas sortie de chez moi ce soir.

En mentant ainsi, elle était impassible et rieuse, elles’éventait ; mais qui eût eu le droit de passer la main sur saceinture, au milieu du dos, l’aurait peut-être trouvée humide. Ence moment, Auguste se souvint des leçons du vidame.

– C’était alors une personne qui vous ressemble étrangement,ajouta-t-il d’un air crédule.

– Monsieur, dit-elle, si vous êtes capable de suivre une femmeet de surprendre ses secrets, vous me permettrez de vous dire quecela est mal, très-mal, et je vous fais l’honneur de ne pas vouscroire.

Le baron s’en alla, se plaça devant la cheminée, et parutpensif. Il baissa la tête ; mais son regard était attachésournoisement sur madame Jules, qui, ne pensant pas au jeu desglaces, jeta sur lui deux ou trois coups d’oeil empreints deterreur. Madame Jules fit un signe à son mari, elle en prit le brasen se levant pour se promener dans les salons. Quand elle passaprès de monsieur de Maulincour, celui-ci, qui causait avec un deses amis, dit à haute voix, comme s’il répondait à uneinterrogation : – C’est une femme qui ne dormira certes pastranquillement cette nuit… Madame Jules s’arrêta, lui lança unregard imposant plein de mépris et continua sa marche, sans savoirqu’un regard de plus, s’il était surpris par son mari, pouvaitmettre en question et son bonheur et la vie de deux hommes.Auguste, en proie à la rage qu’il étouffa dans les profondeurs deson âme, sortit bientôt en jurant de pénétrer jusqu’au cœur decette intrigue. Avant de partir, il chercha madame Jules afin de larevoir encore ; mais elle avait disparu. Quel drame jeté danscette jeune tête éminemment romanesque comme toutes celles quin’ont point connu l’amour dans toute l’étendue qu’ils luidonnent ! Il adorait madame Jules sous une nouvelle forme, ill’aimait avec la rage de la jalousie, avec les délirantes angoissesde l’espoir. Infidèle à son mari, cette femme devenait vulgaire.Auguste pouvait se livrer à toutes les félicités de l’amourheureux, et son imagination lui ouvrit alors l’immense carrière desplaisirs de la possession. Enfin, s’il avait perdu l’ange, ilretrouvait le plus délicieux des démons. Il se coucha, faisantmille châteaux en Espagne, justifiant madame Jules par quelqueromanesque bienfait auquel il ne croyait pas. Puis il résolut de sevouer entièrement, dès le lendemain, à la recherche des causes, desintérêts, du nœud que cachait ce mystère. C’était un roman àlire ; ou mieux, un drame à jouer, et dans lequel il avait sonrôle.

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