Flatland

Flatland

d’ Edwin Abbott Abbott

Aux habitants de l’ESPACE EN GÉNÉRAL

et à H. C. en particulier

Cette Œuvre est Dédiée

Par un Humble Carré Originaire du Pays des Deux Dimensions

Dans l’Espoir que

Tout comme lui-même a été Initié aux Mystères des TROIS Dimensions

Alors qu’il en connaissait SEULEMENT DEUX

Ainsi les Citoyens de cette Céleste Région

Élèveront de plus en plus leurs aspirations

Vers les Secrets de la QUATRIÈME, de la CINQUIÈME ou même de la SIXIÈME Dimension

Contribuant ainsi

Au Développement de l’IMAGINATION

Et peut-être au progrès

de cette Qualité excellente et rare qu’est la MODESTIE

Au sein des Races Supérieures

de l’HUMANITÉ SOLIDE.

 

PRÉFACE DE L’ÉDITEUR À LA DEUXIÈME ÉDITION RÉVISÉE, 1884

Si mon pauvre ami de Flatland jouissait encore de la vigueur intellectuelle qui était sienne au moment où il entreprit de composer ces Mémoires, je n’aurais pas besoin de me substituer à lui pour rédiger cette préface dans laquelle il désire, tout d’abord, remercier ses lecteurs et critiques de Spaceland, notre Pays de l’Espace, dont la bienveillante attention a rendu nécessaire, plus rapidement qu’il n’était prévu, une deuxième édition de son œuvre ; ensuite demander que l’on veuille bien excuser certaines erreurs et fautes de typographie (dont il n’est cependant pas entièrement responsable) ; enfin corriger un ou deux malentendus. Mais il n’est plus le Carré d’antan. Des années de détention, et le fardeau encore plus lourd à supporter des sarcasmes et de l’incrédulité générale, ajoutés au vieillissement naturel de ses facultés mentales, ont effacé de son esprit bon nombre d’idées et de concepts, ainsi qu’une grande partie de la terminologie qu’il avait acquis pendant son séjour chez nous. Aussi m’a-t-il demandé de répondre à sa place à deux objections, de nature intellectuelle pour la première et morale pour la seconde.

Voici la première : un habitant de Flatland, lorsqu’il se trouvedevant une Ligne, voit quelque chose qui doit lui sembler nonseulement long, mais aussi épais (l’objet contemplé ne serait pasvisible s’il n’avait pas une certaine épaisseur) ; et parconséquent il devrait reconnaître (selon ces critiques) que sescompatriotes ne sont pas seulement longs et larges mais égalementépais (quoique dans une très faible mesure) ou encore hauts. Cetteobjection est plausible et paraît presque irréfutable pour unhabitant de Spaceland au point que, lorsqu’on me la fit pour lapremière fois, j’avoue que je ne sus y répondre. Mais mon pauvreami l’a fait, lui, et d’une façon qui me semble tout à faitsatisfaisante.

« J’admets », me dit-il lorsque je lui mentionnai cetteobjection, « j’admets que votre critique a raison en ce quiconcerne les faits, mais je conteste ses conclusions. Il est vraique nous avons à Flatland une Troisième Dimension, inconnue denous, que l’on pourrait appeler « hauteur », tout comme vous avez,chez vous, à Spaceland, une Quatrième Dimension, pour laquelle vousne possédez pas encore, de nom mais que j’appellerai «extra-hauteur ». Moi-même – qui ai eu le privilège de séjourner àSpaceland et de comprendre pendant vingt-quatre heures lasignification du terme « hauteur » – je reste perplexe à présentdevant cette notion et je ne peux plus la saisir ni par le sens dela vue, ni par le raisonnement ; elle nécessite de ma part unacte de foi.

« La raison en est évidente. L’idée de dimension implique unedirection, implique une possibilité de mesure, implique le plus etle moins. Or, toutes nos lignes sont également etinfinitésimalement épaisses (ou hautes, comme vous préférez) ;par conséquent, elles n’ont rien qui puisse orienter notre espritvers l’image de cette Dimension. Le « micromètre » le plus «délicat » – dont l’usage a été suggéré trop hâtivement par l’un devos critiques – ne nous servirait de rien : car nous ne saurions nique mesurer, ni dans quelle direction le faire. Lorsque nous noustrouvons devant une Ligne, nous voyons quelque chose qui est longet brillant ; l’éclat, tout autant que la longueur, estnécessaire à l’existence d’une Ligne ; si l’éclat s’évanouit,la Ligne disparaît. Voilà pourquoi tous mes amis de Flatland –lorsque je leur parle de cette Dimension inconnue qui, pourtant,est visible d’une certaine manière dans une Ligne – me répondent :« Ah, vous voulez parler de l’éclat. » Et quand je réplique : «Non, c’est à une véritable Dimension que je fais allusion », ils merétorquent : « Alors mesurez-la ou dites-nous dans quelle directionelle s’étend. » Ce qui me réduit au silence, car je ne peux faireni l’un ni l’autre. Hier encore, lorsque le Cercle Suprême(autrement dit, notre Grand Prêtre) est venu visiter la Prisond’État et qu’il m’a rendu sa septième visite annuelle, en medemandant pour la septième fois si je me sentais mieux, j’ai essayéde lui prouver qu’il était non seulement long et large maiségalement « haut », bien qu’il ne le sût pas. Que m’a-t-ilrépondu ?

« Vous dites que je suis « haut » ; mesurez ma « hauteur »et je vous croirai. » Que pouvais-je faire ? Comment releverce défi ? J’ai perdu contenance et il est repartitriomphant.

« Cela vous semble-t-il toujours étrange ? Dans ce cas,imaginez que vous vous trouviez dans une situation identique à lamienne. Supposez qu’une personne de la Quatrième Dimensioncondescende à vous rendre visite et vous dise : « Chaque fois quevous ouvrez les yeux, vous voyez une Figure plane (qui a DeuxDimensions) et vous inférez un Solide (qui en a Trois) ; maisen réalité vous voyez aussi (bien que vous ne le sachiez pas) uneQuatrième Dimension, qui n’est ni la couleur, ni l’éclat, ni quoique ce soit de semblable, mais une véritable Dimension, dont je nepeux cependant pas vous indiquer la direction et que vous n’avezpas la possibilité de mesurer. » Que répondriez-vous à cevisiteur ? Ne le feriez-vous pas enfermer ? Eh bien, telest mon destin ; et nous agissons aussi naturellement, nous,habitants de Flatland, en condamnant à la détention perpétuelle unCarré coupable d’avoir prêché la Troisième Dimension, que vous,habitants de Spaceland, en expédiant dans vos geôles un Cubecoupable d’avoir prêché la Quatrième Dimension. Hélas, combienl’humanité aveugle est prompte à persécuter et comme elle seressemble d’une Dimension à l’autre ! Que nous soyons Points,Lignes, Carrés, Cubes ou Extra-Cubes, nous sommes tous enclins auxmêmes erreurs, tous esclaves de nos préjugés dimensionnelsrespectifs. Comme l’a dit l’un de vos Poètes :

« Un coup de pinceau de la Nature rend tous les mondessemblables[1] . »

Sur ce point, les arguments du Carré me paraissentincontestables. J’aimerais pouvoir dire de sa réponse à la secondeobjection (d’ordre moral, celle-là) qu’elle est aussi claire etcohérente. On lui a reproché d’être misogyne ; et comme cettecritique lui est adressée, avec une certaine véhémence, par un Sexeque la Nature a mis dans une position de supériorité numérique àSpaceland, je serais heureux de pouvoir la réfuter, s’il m’étaitpossible de le faire en toute honnêteté. Mais le Carré est si peuhabitué à notre terminologie morale que je ne lui rendrais pasjustice si je transcrivais littéralement les arguments qu’il avancepour sa défense. En ma qualité d’interprète de sa pensée, et pourla résumer, je me bornerai à dire qu’à ce que j’ai compris il achangé d’avis, pendant ses sept années de détention, tant sur lesFemmes que sur les Isocèles et les Classes Inférieures. À présent,il se rapproche personnellement des idées de la Sphère, selonlaquelle (voir page 149) les Lignes Droites sont, sur bien despoints importants supérieures aux Cercles. Mais, fidèle à son rôled’Historien, il s’est identifié (peut-être trop étroitement) auxpoints de vue généralement adoptés par ses collègues de Flatland et(à ce qu’on lui a dit) même par ceux de Spaceland, qui (jusqu’à unedate très récente) ont rarement jugé digne d’attention la destinéedes femmes comme celle des masses et ne l’ont jamais sérieusementanalysée.

Dans un passage encore plus obscur, il me demande de réfuter lestendances Circulaires ou aristocratiques que certains de sescritiques lui ont naturellement attribuées. Tout en rendant justiceaux facultés intellectuelles qui ont permis à un petit nombre deCercles de préserver pendant plusieurs générations leur suprématiesur l’immense multitude de leurs compatriotes, il croit quel’histoire de Flatland parle d’elle-même, sans nécessiter decommentaires de sa part, et montre que les révolutions ne peuventpas toujours être étouffées dans le sang. Il pense aussi que laNature, en condamnant les Cercles à l’infécondité, les a voués endéfinitive à l’échec.

« Je vois là », ajoute-t-il, « l’application d’une grande loicommune à tous les univers : tandis que la sagesse de l’homme croitœuvrer à un objectif, la sagesse de la Nature le contraint àtravailler dans un autre but, très différent et meilleur. » Quantau reste, il demande à ses lecteurs de ne pas supposer que tous lesdétails de la vie quotidienne à Flatland doivent nécessairementcorrespondre à ceux de Spaceland. Il espère toutefois que sonouvrage, considéré dans son ensemble, séduira l’imagination decertains habitants de Spaceland et amusera du moins ces espritsmodestes et modérés qui – en parlant de choses importantes maissituées en dehors des limites de l’expérience – refusent de direaussi bien « cela ne peut pas être » que « cela est obligatoirementainsi et nous savons tout ce qu’il y a à savoir là-dessus ».

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