Fromont jeune et Risler aîné

Fromont jeune et Risler aîné

d’ Alphonse Daudet
Partie 1

Chapitre 1 UNE NOCE CHEZ VÉFOUR

– Madame Chèbe !

– Mon garçon…

– Je suis content…

C’était bien la vingtième fois de la journée que le brave Risler disait qu’il était content, et toujours du même air attendri et paisible, avec la même voix lente, sourde, profonde, cette voix qu’étreint l’émotion et qui n’ose pas parler trop haut de peur de se briser tout à coup dans les larmes.

Pour rien au monde, Risler n’aurait voulu pleurer en ce moment,– voyez-vous ce marié s’attendrissant en plein repas de noces ! – Pourtant il en avait bien envie. Son bonheur l’étouffait, le tenait par la gorge, empêchait les mots de sortir.Tout ce qu’il pouvait faire, c’était de murmurer de temps en temps avec un petit tremblement de lèvres : « Je suis content…Je suis content… »

Il avait de quoi l’être, en effet. Depuis le matin, le pauvre homme se croyait emporté par un de ces rêves magnifiques dont on craint de se réveiller subitement, les yeux éblouis : mais son rêve, à lui, ne semblait jamais devoir finir. Cela avait commencé à cinq heures du matin, et à dix heures du soir, dix heures très précises à l’horloge de Véfour, cela durait encore…

Que de choses dans cette journée, et comme les moindres détails lui restaient présents ! Il se voyait au petit jour, arpentant sa chambre de vieux garçon dans une joie mêlée d’impatience, la barbe déjà faite, l’habit passé, deux paires de gants blancs en poche… Maintenant voici les voitures de gala, et dans la première là-bas, celle qui a des chevaux blancs, des guides blanches, unedoublure de damas jaune, la parure de la mariée s’apercevant commeun nuage… Puis l’entrée à l’église, deux par deux, toujours lepetit nuage blanc en tête, flottant, léger, éblouissant… L’orgue,le suisse, le sermon du curé, les cierges éclairant des bijoux, destoilettes de printemps… et cette poussée de monde à la sacristie,le petit nuage blanc, perdu, noyé, entouré, embrassé, pendant quele marié distribue des poignées de mains à tout le haut commerceparisien venu là pour lui faire honneur… Et le grand coup d’orguede la fin, plus solennel à cause de la porte de l’église largeouverte qui fait participer la rue entière à la cérémonie defamille, les sons passant le porche en même temps que le cortège,les exclamations du quartier, une brunisseuse en grand tablier delustrine disant tout haut : « Le marié n’est pas beau,mais la mariée est crânement gentille… » C’est cela qui vousrend fier quand on est le marié…

Ensuite le déjeuner à la fabrique, dans un atelier orné detentures et de fleurs, la promenade au Bois, une concession faite àla belle-mère, madame Chèbe, qui, en sa qualité de petitebourgeoise parisienne, n’aurait pas cru sa fille mariée sans untour de lac ni une visite à la cascade… Puis la rentrée pour ledîner, pendant que les lumières s’allumaient sur le boulevard, oùles gens se retournaient pour voir passer la noce, une vraie nocecossue, menée au train de ses chevaux de louage jusqu’à l’escalierde Véfour.

Il en était là de son rêve. À cette heure, engourdi de fatigueet de bien-être, le bon Risler regardait vaguement cette immensetable de quatre-vingts couverts, terminée aux deux bouts par un ferà cheval, surmontée de visages souriants et connus, où il luisemblait voir son bonheur reflété dans tous les yeux. On arrivait àla fin du dîner. La houle des conversations particulières flottaittout autour de la table. Il y avait des profils tournés l’un versl’autre, des manches d’habit noir derrière des corbeillesd’asclépias, une mine rieuse d’enfant au-dessus d’une glace auxfruits, et le dessert au niveau des visages entourait toute lanappe de gaieté, de couleurs, de lumières.

Oh ! oui, Risler était content. À part son frère Frantz,tous ceux qu’il aimait se trouvaient là. D’abord, en face de lui,Sidonie, hier la petite Sidonie, aujourd’hui sa femme. Pour dîner,elle avait quitté son voile ; elle était sortie de son nuage.À présent, de la robe de soie toute blanche et unie montait un jolivisage d’un blanc plus mat et plus doux, et la couronne de cheveux– au-dessous de l’autre couronne si correctement tressée – vousavait des révoltes de vie, des reflets de petites plumes nedemandant qu’à s’envoler. Mais les maris ne voient pas ceschoses-là.

Après Sidonie et Frantz, ce que Risler aimait le plus au monde,c’était madame Georges Fromont, celle qu’il appelait « madameChorche », la femme de son associé, la fille de défuntFromont, son ancien patron et son dieu. Il l’avait mise près delui, et dans sa façon de lui parler on sentait de la tendresse etde la déférence. C’était une toute jeune femme, à peu près du mêmeâge que Sidonie, mais d’une beauté plus correcte, plus tranquille.Elle causait peu, dépaysée dans ce monde mêlé, s’efforçant pourtantd’y paraître aimable.

De l’autre côté de Risler se tenait madame Chèbe, la mère de lamariée, qui rayonnait, éclatait dans sa robe de satin vert luisantecomme un bouclier. Depuis le matin, toutes les pensées de la bonnefemme étaient aussi brillantes que cette robe de teinteemblématique. À tout moment elle se disait à elle-même :« Ma fille épouse Fromont jeune et Risler aîné de la rue desVieilles-Haudriettes !… » Car, dans son esprit, cen’était pas Risler aîné seul que sa fille épousait, c’était toutel’enseigne de la maison, cette raison sociale fameuse dans lecommerce de Paris ; et chaque fois qu’elle constatait cetévénement glorieux, madame Chèbe se tenait encore plus droite,tendant la soie du bouclier à la faire craquer.

Quel contraste avec l’attitude de M Chèbe, placé quelqueschaises plus loin ! En ménage, généralement, les mêmes causesproduisent des effets tout à fait différents Ce petit homme augrand front d’utopiste, poli, bosselé et vide comme une houle dejardin, avait l’air aussi furieux que sa femme était rayonnante.Cela ne le changeait pas, du reste, car M. Chèbe rageait toutle long de l’année. Ce soir-là, pourtant, il n’avait pas sa minepiteuse et fanée d’habitude, ni ce large paletot flottant dont lespoches ressortaient gonflées par des échantillons d’huile, de vin,de truffes, de vinaigre, selon qu’il plaçait l’une ou l’autre deces marchandises. Son habit noir, magnifique et neuf, faisaitpendant à la robe verte, mais malheureusement ses pensées étaientde la couleur de son habit… Pourquoi ne l’avait-on pas mis près dela mariée, comme c’était son droit ? Pourquoi avait-on donnésa place à Fromont jeune ?… Et le vieux Gardinois, legrand-père des Fromont, qu’est-ce qu’il faisait près deSidonie ?… Ah ! voilà ! Tout aux Fromont et rien auxChèbe. Et ces gens-là s’étonnent qu’on fasse desrévolutions !…

Heureusement que, pour épancher sa bile, l’enragé petit hommeavait près de lui son ami Delobelle, vieux comédien en retraitd’emploi, qui l’écoutait avec sa physionomie placide et majestueusedes grands jours. On a beau être éloigné du théâtre depuis quinzeans par la mauvaise volonté des directeurs, on trouve encore, quandil faut, des attitudes scéniques appropriées aux événements. C’estainsi que, ce soir-là, Delobelle avait sa tête des jours de noces,mine demi-sérieuse, demi-souriante, condescendante aux petitesgens, à la fois aisée et solennelle. On eût dit qu’il assistait, envue de toute une salle de spectacle, à un festin de premier acteautour de mets en carton, et il avait d’autant plus l’air de jouerun rôle, ce fantastique Delobelle, que, comptant bien qu’onutiliserait son talent dans la soirée, mentalement, depuis qu’onétait à table, il repassait les plus beaux morceaux de sonrépertoire, ce qui donnait à sa figure une expression vague,factice, détachée, cet air faussement attentif du comédien enscène, feignant d’écouter ce qu’on lui dit, mais ne pensant tout letemps qu’à sa réplique.

Chose singulière, la mariée, elle aussi, avait un peu de cetteexpression. Sur ce jeune et joli visage, que le bonheur animaitsans l’épanouir, une préoccupation secrète apparaissait ; et,par moments, comme si elle s’était parlé à elle-même, lefrétillement d’un sourire passait au coin de sa lèvre. C’est avecce petit sourire qu’elle répondait aux plaisanteries un peugaillardes du grand-père Gardinois, assis à sa droite :

– Cette Sidonie, tout de même !… disait le bonhomme enriant… Quand je pense qu’il n’y a pas deux mois elle parlaitd’entrer dans un couvent… On les connaît leurs couvents à cesfillettes !… C’est comme on dit chez nous : lecouvent de Saint-Joseph, quatre sabots sous le lit !…

Et tout le monde autour de la table riait de confiance auxfarces campagnardes de ce vieux paysan berrichon, à qui une fortunecolossale tenait lieu, dans la vie, de cœur, d’instruction, debonté, mais non d’esprit ; car il en avait, le finaud, et plusque tous ces bourgeois ensemble. Parmi les gens très rares qui luiinspiraient quelques sympathies, cette petite Chèbe, qu’il avaitconnue toute gamine, lui plaisait tout particulièrement ; etelle, de son côté, trop récemment riche pour ne pas vénérer lafortune, parlait à son voisin de droite avec une nuance trèsmarquée de respect et de coquetterie.

Pour celui de gauche, au contraire, Georges Fromont, l’associéde son mari, elle se montrait pleine de réserve. Leur conversationse bornait à des politesses de table, et même il y avait entre euxcomme une affectation d’indifférence. Tout à coup il se fit parmiles convives ce petit frémissement qui annonce qu’on va se lever,un bruit de soie, de chaises, le dernier mot des conversations,l’achèvement des rires, et dans ce, demi-silence, madame Chèbe,devenue communicative, disait très haut à un cousin de province enextase devant le maintien réservé et si tranquille de la nouvellemariée, debout en ce moment au bras de M. Gardinois :

– Voyez-vous, cousin, cette enfant-là… Personne n’a jamaispu savoir ce qu’elle pensait.

Alors tout le monde se leva et on passa dans le grand salon.Pendant que les invités du bal arrivaient en foule se mêler auxinvités du dîner, que l’orchestre s’accordait, que les valseurs àlorgnon faisaient la roue devant les toilettes blanches des petitesdemoiselles impatientes, le marié, intimidé par tout ce monde,s’était réfugié avec son ami Planus – Sigismond Planus, caissier dela maison Fromont depuis trente ans – dans cette petite galerieornée de fleurs, tapissée d’un papier de bosquet à feuillagegrimpant qui fait comme un fond de verdure aux salons dorés deVéfour. Là du moins ils étaient seuls, ils pouvaient causer.

– Sigismond, mon vieux… je suis content.

Et Sigismond aussi était content ; mais Risler ne luilaissait pas le temps de le dire. Maintenant qu’il n’avait pluspeur de pleurer devant le monde, toute la joie de son cœurdébordait.

– Pense donc, mon ami !… C’est si extraordinairequ’une jeune fille comme elle ait bien voulu de moi. Car enfin, jene suis pas beau. Je n’avais pas besoin que cette effrontée de cematin me le dise pour le savoir. Puis j’ai quarante-deux ans… Ellequi est si mignonne !… Il y en avait tant d’autres qu’ellepouvait choisir, des plus jeunes, des plus huppés, sans parler demon pauvre Frantz, qui l’aimait tant. Eh bien ! non, c’est sonvieux Risler qu’elle a voulu… Et cela s’est fait si drôlement…Depuis longtemps je la voyais triste, toute changée. Je pensaisbien qu’il y avait quelque chagrin d’amour là-dessous… Avec lamère, nous cherchions, nous nous creusions la tête pour savoir quiça pouvait être… Voilà qu’un matin madame Chèbe entre dans machambre et me dit en pleurant : « C’est vous qu’elleaime, mon pauvre ami !… » Et c’était moi… c’était moi…Hein ? qui se serait jamais douté d’une chose pareille ?Et dire que dans la même année j’ai eu ces deux grandes fortunes…Associé de la maison Fromont et marié à. Sidonie… Oh !…

À ce moment, sur une mesure de valse tournoyante et traînante,un couple de valseurs entra en tourbillonnant dans le petit salon.C’était la mariée et l’associé de Risler, Georges Fromont. Aussijeunes, aussi élégants l’un que l’autre, ils causaient à mi-voix,enfermant leurs paroles dans les cercles étroits de la valse.

– Vous mentez… disait Sidonie un peu pâle, toujours avecson petit sourire.

Et l’autre, plus pâle qu’elle, répondait :

– Je ne mens pas. C’est mon oncle qui a voulu ce mariage.Il allait mourir… vous étiez partie… Je n’ai pas osé dire non…

De loin, Risler les admirait :

– Comme elle est jolie ! comme ils dansentbien !…

Mais, en l’apercevant, les valseurs se séparèrent, et Sidonievint à lui vivement :

– Comment ! vous voilà ? Qu’est-ce que vousfaites ?… On vous cherche partout. Pourquoi n’êtes-vous paslà-bas ?…

Tout en parlant, d’un joli mouvement de femme impatiente, ellelui refaisait son nœud de cravate. Cela ravissait Risler, quisouriait à Sigismond du coin de l’œil, trop heureux de sentir dansson cou le frôlement de cette petite main gantée pour s’apercevoirqu’elle frémissait de tous ses doigts fins.

– Prenez-moi le bras, lui dit-elle, et ils rentrèrentensemble dans les salons. La longue robe à traîne blanche faisaitparaître encore plus gauche l’habit noir mal coupé, malporté ; mais un habit ne se refait pas comme un nœud decravate : il fallait bien le prendre tel qu’il était… Pendantqu’ils saluaient, en passant, tous ces gens empressés à leursourire, Sidonie eut un moment de fierté, de vanité satisfaite.Malheureusement cela ne dura pas. Il y avait dans un coin du salonune jeune et jolie femme que personne n’invitait et qui regardaitles danses d’un œil calme, éclairé par toute la joie de la premièrematernité. Dès qu’il l’aperçut, Risler alla droit à elle et obligeaSidonie à s’asseoir à son côté. Inutile de dire que c’était madame« Chorche ». À quelle autre aurait-il parlé avec cettetendresse respectueuse ? Dans quelle autre main que la sienneaurait-il pu mettre la main de sa petite Sidonie en disant.« Vous l’aimerez bien, n’est-ce pas ? Vous êtes si bonne…Elle a tant besoin de vos conseils, de votre science dumonde… » – Mais, mon bon Risler, répondait madame Georges,Sidonie et moi nous sommes d’anciennes amies… Nous avons toutesraisons pour nous aimer encore…

Et son regard tranquille et franc cherchait, sans y parvenir, àrencontrer celui de l’ancienne amie… Avec sa parfaite ignorance desfemmes et l’habitude qu’il avait de traiter Sidonie comme uneenfant, Risler continua du même ton :

– Prends modèle sur elle, vois-tu, petite… Il n’y en a pasdeux au monde comme madame Chorche… C’est tout le cœur de sonpauvre père… Une vraie Fromont !…

Sidonie, les yeux baissés, s’inclinait sans rien répondre, avecun frisson imperceptible qui courait du bout de sa bottine de satinau dernier brin d’oranger de sa couronne. Mais le brave Risler nevoyait rien. L’émotion, le bal, la musique, toutes ces fleurs,toutes ces lumières… Il était ivre, il était fou. Cette atmosphèrede bonheur incomparable qui l’entourait, il croyait que tous lesautres la respiraient comme lui. Il ne sentait pas les rivalités,les petites haines qui se croisaient au-dessus de tous ces frontsparés.

Il ne voyait pas Delobelle accoudé à la cheminée, las de sonattitude éternelle, une main dans le gilet, le chapeau sur lahanche, pendant que les heures s’écoulaient sans que personnesongeât à utiliser ses talents. Il ne voyait pas M. Chèbe, quise morfondait sombrement entre deux portes, plus furieux que jamaiscontre les Fromont… Oh ! ces Fromont !… Quelle place ilstenaient à cette noce… Ils étaient là tous avec leurs femmes, leursenfants, leurs amis, les amis de leurs amis… On aurait dit lemariage de l’un d’eux… Qui parlait des Risler ou des Chèbe ?…On ne l’avait pas même présenté, lui, le père !… Et ce quiredoublait la fureur du petit homme, c’était l’attitude de madameChèbe souriant maternellement à tout le monde dans sa robe àreflets de scarabée.

D’ailleurs il se trouvait là comme à presque toutes les nocesdeux courants bien distincts qui se frôlaient sans se confondre.L’un des deux fit bientôt place à l’autre. Ces Fromont quiirritaient tant M. Chèbe et qui formaient l’aristocratie dubal, le président de la chambre de commerce, le syndic des avoués,un fameux chocolatier député au Corps législatif, le vieuxmillionnaire Gardinois, tous se retirèrent un peu après minuit.Derrière eux, Georges Fromont et sa femme remontèrent dans leurcoupé. Il ne resta plus que le côté Risler et Chèbe, et aussitôt lafête, changeant d’aspect, devint plus bruyante.

L’illustre Delobelle, fatigué de voir qu’on ne lui demandaitrien, s’était décidé à se demander quelque chose à soi-même, etcommençait d’une voix retentissante comme un gong le monologue deRuy-Blas : « Bon appétit, messieurs !… »pendant qu’on se pressait au buffet devant les chocolats et lesverres de punch. De petites toilettes économiques s’étalaient surles banquettes, heureuses de faire enfin leur effet, et ça et làdes petits jeunes gens de boutique, dévorés de gandinerie,s’amusaient à risquer un quadrille. Depuis longtemps la mariéevoulait partir. Enfin elle disparut avec Risler et madame Chèbe.Quant à M. Chèbe, qui avait recouvré toute son importance,impossible de l’emmener. Il fallait quelqu’un pour faire leshonneurs, que diantre !… Et je vous réponds que le petit hommes’en chargeait ! Il était rouge, allumé, fringant, turbulent,presque séditieux. D’en bas on l’entendait causer politique avec lemaître d’hôtel de Véfour et tenir des propos d’une hardiesse…

… Par les rues désertes, la voiture de noces, dont le cocheralourdi tenait les brides blanches un peu lâches, roulaitlourdement vers le Marais.

Madame Chèbe parlait beaucoup, énumérant toutes les splendeursde ce jour mémorable, s’extasiant surtout sur le dîner dont lacarte banale avait été pour elle la plus haute expression du luxe.Sidonie rêvait dans l’ombre de la voiture, et Risler, assis en faced’elle, s’il ne disait plus : « Je suis content… »le pensait en lui même de tout son cœur. Une fois il essaya deprendre une petite main blanche qui s’appuyait contre la glacerelevée, mais elle se retira bien vite, et il restait là sansbouger, perdu dans une adoration muette.

On traversa les Halles, la rue de Rambuteau pleine de voituresde maraîchers ; puis, vers le bout de la rue desFrancs-Bourgeois, on tourna le coin des Archives pour entrer dansla rue de Braque. Là ils s’arrêtèrent une première fois, et madameChèbe descendit devant sa porte, trop étroite pour la splendiderobe de soie verte qui s’engloutit dans l’allée avec desfroissements de révolte et un murmure de tous ses volants… Quelquesminutes après, un grand portail massif de la rue desVieilles-Haudriettes, portant dans son écusson d’ancien hôtel,au-dessous d’armoiries à demi disparues, une enseigne en lettresbleues : « PAPIERS PEINTS », s’ouvrait à deuxbattants pour laisser passer la voiture de gala.

Cette fois la mariée, immobile et comme endormie, sembla seréveiller subitement, et si toutes les lumières n’avaient pas étééteintes dans les immenses bâtiments, ateliers ou magasins, alignéssur la cour, Risler aurait pu voir un sourire de triomphe éclairertout à coup ce joli visage énigmatique. Les roues adoucissaientleur bruit sur le sable fin d’un jardin, et bientôt s’arrêtaientdevant le perron d’un petit hôtel à deux étages. C’était làqu’habitait le jeune ménage des Fromont, et Risler aîné avec safemme allait s’installer au-dessus d’eux. L’habitation avait grandair. Ici le commerce riche se vengeait de la rue noire, du quartierperdu. Il y avait un tapis dans l’escalier jusque chez eux, desfleurs dans leur antichambre, partout des blancheurs de marbres,des reflets de glaces et de cuivres polis.

Pendant que Risler promenait sa joie par toutes les pièces del’appartement neuf, Sidonie resta seule dans sa chambre. À la lueurde la petite lampe bleue suspendue au plafond, elle jeta d’abord uncoup d’œil à la glace qui la reflétait de la tête aux pieds, à toutce luxe jeune, si nouveau pour elle ; puis, au lieu de secoucher, elle ouvrit la fenêtre et resta immobile appuyée aubalcon. La nuit était claire et tiède. Elle voyait distinctement lafabrique tout entière, ses innombrables fenêtres sans persiennes,ses vitres luisantes et hautes, sa longue cheminée se perdant dansla profondeur du ciel, et plus près ce petit jardin luxueux adosséau vieux mur de l’ancien hôtel. Tout autour, des toits tristes etpauvres, des rues noires, noires… Soudain elle tressaillit. Là-bas,dans la plus sombre, dans la plus laide de toutes ces mansardes quise serraient, s’appuyaient les unes aux autres comme trop lourdesde misères, une fenêtre au cinquième étage s’ouvrait toute grande,pleine de nuit. Elle la reconnut tout de suite. C’était la fenêtredu palier sur lequel habitaient ses parents.

La fenêtre du carré !… Que de chose ce nom seul luirappelait. Que d’heures, que de jours elle avait passés là, penchéeà ce rebord humide sans appui ni balcon, à regarder du côté de lafabrique. Encore en ce moment elle croyait voir là-haut la minechiffonnée de la petite Chèbe, et dans l’encadrement de cettecroisée de pauvre, toute sa vie d’enfant, sa triste jeunesse defille de Paris se déroulaient devant ses yeux.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer