Gobseck

Gobseck

d’ Honoré de Balzac

A MONSIEUR LE BARON BARCHOU DE PENHOEN.

Parmi tous les élèves de Vendôme, nous sommes je crois, les seuls qui se sont retrouvés au milieu de la carrière des lettres,nous qui cultivions déjà la philosophie à l’âge où nous ne devions cultiver que le De viris ! Voici l’ouvrage que je faisais quand nous nous sommes revus, et pendant que tu travaillais à tes beaux ouvrages sur la philosophie allemande. Ainsi nous n’avons manqué ni l’un ni l’autre à nos vocations. Tu éprouveras donc sans doute à voir ici ton nom autant de plaisir qu’en a eu à l’y inscrire.

Ton vieux camarade de collége,

DE BALZAC.

1840.

A une heure du matin, pendant l’hiver de 1829 à 1830, il se trouvait encore dans le salon de la vicomtesse de Grand lieu deux personnes étrangères à sa famille. Un jeune et joli homme sortit en entendant sonner la pendule. Quand le bruit de la voiture retentit dans la cour, la vicomtesse ne voyant plus que son frère et un amide la famille qui achevaient leur piquet, s’avança vers sa fille qui, debout devant la cheminée du salon, semblait examiner un garde-vue en lithophanie, et qui écoutait le bruit du cabriolet de manière à justifier les craintes de sa mère.

– Camille, si vous continuez à tenir avec le jeune comte de Restaud la conduite que vous avez eue ce soir, vous m’obligerez à ne plus le recevoir. Ecoutez, mon enfant, si vous avez confiance en ma tendresse, laissez-moi vous guider dans la vie. A dix-sept ans l’on ne sait juger ni de l’avenir, ni du passé, ni de certaines considérations sociales. Je ne vous ferai qu’une seule observation.Monsieur de Restaud a une mère qui mangerait des millions, une femme mal née, une demoiselle Goriot qui jadis a fait beaucoupparler d’elle. Elle s’est si mal comportée avec son père qu’elle nemérite certes pas d’avoir un si bon fils. Le jeune comte l’adore etla soutient avec une piété filiale digne des plus grandséloges&|160;; il a surtout de son frère et de sa sœur un soinextrême. – Quelque admirable que soit cette conduite, ajouta lacomtesse d’un air fin, tant que sa mère existera, toutes lesfamilles trembleront de confier à ce petit Restaud l’avenir et lafortune d’une jeune fille.

– J’ai entendu quelques mots qui me donnent envie d’intervenirentre vous et mademoiselle de Grandlieu, s’écria l’ami de lafamille. – J’ai gagné, monsieur le comte, dit-il en s’adressant àson adversaire. Je vous laisse pour courir au secours de votrenièce.

– Voilà ce qui s’appelle avoir des oreilles d’avoué, s’écria lavicomtesse. Mon cher Derville, comment avez-vous pu entendre ce queje disais tout bas à Camille&|160;?

– J’ai compris vos regards, répondit Derville en s’asseyant dansune bergère au coin de la cheminée.

L’oncle se mit à côté de sa nièce, et madame de Grandlieu pritplace sur une chauffeuse, entre sa fille et Derville.

– Il est temps, madame la vicomtesse, que je vous conte unehistoire qui vous fera modifier le jugement que vous portez sur lafortune du comte Ernest de Restaud.

– Une histoire&|160;! s’écria Camille. Commencez donc vite,monsieur.

Derville jeta sur madame de Grandlieu un regard qui lui fitcomprendre que ce récit devait l’intéresser. La vicomtesse deGrandlieu était par sa fortune et par l’antiquité de son nom, unedes femmes les plus remarquables du faubourg Saint-Germain&|160;;et, s’il ne semble pas naturel qu’un avoué de Paris pût lui parlersi familièrement et se comportât chez elle d’une manière sicavalière, il est néanmoins facile d’expliquer ce phénomène. Madamede Grandlieu, rentrée en France avec la famille royale, était venuehabiter Paris, où elle n’avait d’abord vécu que de secours accordéspar Louis XVIII sur les fonds de la Liste Civile, situationinsupportable. L’avoué eut l’occasion de découvrir quelques vicesde forme dans la vente que la république avait jadis faite del’hôtel de Grandlieu, et prétendit qu’il devait être restitué à lavicomtesse. Il entreprit ce procès moyennant un forfait, et legagna. Encouragé par ce succès, il chicana si bien je ne sais quelhospice, qu’il en obtint la restitution de la forêt de Grandlieu.Puis, il fit encore recouvrer quelques actions sur le canald’Orléans, et certains immeubles assez importants que l’empereuravait donnés en dot à des établissements publics. Ainsi rétabliepar l’habileté du jeune avoué, la fortune de madame de Grandlieus’était élevée à un revenu de soixante mille francs environ, lorsde la loi sur l’indemnité qui lui avait rendu des sommes énormes.Homme de haute probité, savant, modeste et de bonne compagnie, cetavoué devint alors l’ami de la famille. Quoique sa conduite enversmadame de Grandlieu lui eût mérité l’estime et la clientèle desmeilleures maisons du faubourg Saint-Germain, il ne profitait pasde cette faveur comme en aurait pu profiter un homme ambitieux. Ilrésistait aux offres de la vicomtesse qui voulait lui faire vendresa charge et le jeter dans la magistrature, carrière où, par sesprotections, il aurait obtenu le plus rapide avancement. Al’exception de l’hôtel de Grandlieu, où il passait quelquefois lasoirée, il n’allait dans le monde que pour y entretenir sesrelations. Il était fort heureux que ses talents eussent été mis enlumière par son dévouement à madame de Grandlieu, car il auraitcouru le risque de laisser dépérir son étude. Derville n’avait pasune âme d’avoué.

Depuis que le comte Ernest de Restaud s’était introduit chez lavicomtesse, et que Derville avait découvert la sympathie de Camillepour ce jeune homme, il était devenu aussi assidu chez madame deGrandlieu que l’aurait été un dandy de la Chaussée-d’Antinnouvellement admis dans les cercles du noble faubourg. Quelquesjours auparavant, il s’était trouvé dans un bal auprès de Camille,et lui avait dit en montrant le jeune comte : – Il est dommage quece garçon-là n’ait pas deux ou trois millions, n’est-cepas&|160;?

– Est-ce un malheur&|160;? Je ne le crois pas, avait-ellerépondu. Monsieur de Restaud a beaucoup de talent, il est instruit,et bien vu du ministre auprès duquel il a été placé. Je ne doutepas qu’il ne devienne un homme très-remarquable. Ce garçon-làtrouvera tout autant de fortune qu’il en voudra, le jour où il seraparvenu au pouvoir. – Oui, mais s’il était déjà riche&|160;?

– S’il était riche, dit Camille en rougissant. Mais toutes lesjeunes personnes qui sont ici se le disputeraient, ajouta-t-elle enmontrant les quadrilles.

– Et alors, avait répondu l’avoué, mademoiselle de Grandlieu neserait plus la seule vers laquelle il tournerait les yeux. Voilàpourquoi vous rougissez&|160;? Vous vous sentez du goût pour lui,n’est-ce pas&|160;? Allons, dites.

Camille s’était brusquement levée. – Elle l’aime, avait penséDerville. Depuis ce jour, Camille avait eu pour l’avoué desattentions inaccoutumées en s’apercevant qu’il approuvait soninclination pour le jeune comte Ernest de Restaud. Jusque-là,quoiqu’elle n’ignorât aucune des obligations de sa famille enversDerville, elle avait eu pour lui plus d’égards que d’amitié vraie,plus de politesse que de sentiment&|160;; ses manières, aussi bienque le ton de sa voix lui avaient toujours fait sentir la distanceque l’étiquette mettait entre eux. La reconnaissance est une detteque les enfants n’acceptent pas toujours à l’inventaire.

– Cette aventure, dit Derville après une pause, me rappelle lesseules circonstances romanesques de ma vie. Vous riez déjà,reprit-il, en entendant un avoué vous parler d’un roman dans savie&|160;! Mais j’ai eu vingt-cinq ans comme tout le monde, et àcet âge j’avais déjà vu d’étranges choses. Je dois commencer parvous parler d’un personnage que vous ne pouvez pas connaître. Ils’agit d’un usurier. Saisirez-vous bien cette figure pâle etblafarde, à laquelle je voudrais que l’académie me permît de donnerle nom de face lunaire, elle ressemblait à du vermeil dédoré&|160;?Les cheveux de mon usurier étaient plats, soigneusement peignés etd’un gris cendré. Les traits de son visage, impassible autant quecelui de Talleyrand, paraissaient avoir été coulés en bronze.Jaunes comme ceux d’une fouine, ses petits yeux n’avaient presquepoint de cils et craignaient la lumière&|160;; mais l’abat-jourd’une vieille casquette les en garantissait. Son nez pointu étaitsi grêlé dans le bout que vous l’eussiez comparé à une vrille. Ilavait les lèvres minces de ces alchimistes et de ces petitsvieillards peints par Rembrandt ou par Metzu. Cet homme parlaitbas, d’un ton doux, et ne s’emportait jamais. Son âge était unproblème : on ne pouvait pas savoir s’il était vieux avant letemps, ou s’il avait ménagé sa jeunesse afin qu’elle lui servîttoujours. Tout était propre et râpé dans sa chambre, pareille,depuis le drap vert du bureau jusqu’au tapis du lit, au froidsanctuaire de ces vieilles filles qui passent la journée à frotterleurs meubles. En hiver les tisons de son foyer, toujours enterrésdans un talus de cendres, y fumaient sans flamber. Ses actions,depuis l’heure de son lever jusqu’à ses accès de toux le soir,étaient soumises à la régularité d’une pendule. C’était en quelquesorte un homme-modèle que le sommeil remontait. Si vous touchez uncloporte cheminant sur un papier, il s’arrête et fait lemort&|160;; de même, cet homme s’interrompait au milieu de sondiscours et se taisait au passage d’une voiture, afin de ne pasforcer sa voix. A l’imitation de Fontenelle, il économisait lemouvement vital, et concentrait tous les sentiments humains dans lemoi. Aussi sa vie s’écoulait-elle sans faire plus de bruit que lesable d’une horloge antique. Quelquefois ses victimes criaientbeaucoup, s’emportaient&|160;; puis après il se faisait un grandsilence, comme dans une cuisine où l’on égorge un canard. Vers lesoir l’homme-billet se changeait en un homme ordinaire, et sesmétaux se métamorphosaient en cœur humain. S’il était content de sajournée, il se frottait les mains en laissant échapper par lesrides crevassées de son visage une fumée de gaieté, car il estimpossible d’exprimer autrement le jeu muet de ses muscles, où sepeignait une sensation comparable au rire à vide de Bas-de-Cuir.Enfin, dans ses plus grands accès de joie, sa conversation restaitmonosyllabique, et sa contenance était toujours négative. Tel estle voisin que le hasard m’avait donné dans la maison que j’habitaisrue des Grès, quand je n’étais encore que second clerc et quej’achevais ma troisième année de Droit. Cette maison, qui n’a pasde cour, est humide et sombre. Les appartements n’y tirent leurjour que de la rue. La distribution claustrale qui divise lebâtiment en chambres d’égale grandeur, en ne leur laissant d’autreissue qu’un long corridor éclairé par des jours de souffrance,annonce que la maison a jadis fait partie d’un couvent. A ce tristeaspect, la gaieté d’un fils de famille expirait avant qu’iln’entrât chez mon voisin : sa maison et lui se ressemblaient. Vouseussiez dit de l’huître et son rocher. Le seul être avec lequel ilcommuniquait, socialement parlant, était moi&|160;; il venait medemander du feu, m’empruntait un livre, un journal, et mepermettait le soir d’entrer dans sa cellule, où nous causions quandil était de bonne humeur. Ces marques de confiance étaient le fruitd’un voisinage de quatre années et de ma sage conduite, qui, fauted’argent, ressemblait beaucoup à la sienne. Avait-il des parents,des amis&|160;? Etait-il riche ou pauvre&|160;? Personne n’auraitpu répondre à ces questions. Je ne voyais jamais d’argent chez lui.Sa fortune se trouvait sans doute dans les caves de la Banque. Ilrecevait lui-même ses billets en courant dans Paris d’une jambesèche comme celle d’un cerf. Il était d’ailleurs martyr de saprudence. Un jour, par hasard, il portait de l’or&|160;; un doublenapoléon se fit jour, on ne sait comment, à travers songousset&|160;; un locataire qui le suivait dans l’escalier ramassala pièce et la lui présenta. – Cela ne m’appartient pas,répondit-il avec un geste de surprise. A moi de l’or&|160;!Vivrais-je comme je vis si j’étais riche&|160;? Le matin ilapprêtait lui-même son café sur un réchaud de tôle, qui restaittoujours dans l’angle noir de sa cheminée&|160;; un rôtisseur luiapportait à dîner. Notre vieille portière montait à une heure fixepour approprier la chambre. Enfin, par une singularité que Sterneappellerait une prédestination, cet homme se nommait Gobseck. Quandplus tard je fis ses affaires, j’appris qu’au moment où nous nousconnûmes il avait environ soixante-seize ans. Il était né vers1740, dans les faubourgs d’Anvers, d’une Juive et d’un Hollandais,et se nommait Jean-Esther Van Gobseck. Vous savez combien Pariss’occupa de l’assassinat d’une femme nommée la belleHollandaise&|160;? quand j’en parlai par hasard à mon ancienvoisin, il me dit, sans exprimer ni le moindre intérêt ni la pluslégère surprise : – C’est ma petite nièce. Cette parole fut tout ceque lui arracha la mort de sa seule et unique héritière, lapetite-fille de sa sœur. Les débats m’apprirent que la belleHollandaise se nommait en effet Sara Van Gobseck. Lorsque je luidemandai par quelle bizarrerie sa petite nièce portait son nom : –Les femmes ne se sont jamais mariées dans notre famille, merépondit-il en souriant. Cet homme singulier n’avait jamais vouluvoir une seule personne des quatre générations femelles où setrouvaient ses parents. Il abhorrait ses héritiers et ne concevaitpas que sa fortune pût jamais être possédée par d’autres que lui,même après sa mort. Sa mère l’avait embarqué dès l’âge de dix ansen qualité de mousse pour les possessions hollandaises dans lesgrandes Indes, où il avait roulé pendant vingt années. Aussi lesrides de son front jaunâtre gardaient elles les secretsd’événements horribles, de terreurs soudaines, de hasardsinespérés, de traverses romanesques, de joies infinies : la faimsupportée, l’amour foulé aux pieds, la fortune compromise, perdue,retrouvée, la vie maintes fois en danger, et sauvée peut-être parces déterminations dont la rapide urgence excuse la cruauté. Ilavait connu M. de Lally, M. de Kergarouët, M. d’Estaing, le baillide Suffren, M. de Portenduère, lord Cornwallis, lord Hastings, lepère de Tippo-Saeb et Tippo-Saeb lui-même. Ce Savoyard, qui servitMadhadjy-Sindiah, le roi de Delhy, et contribua tant à fonder lapuissance des Marhattes, avait fait des affaires avec lui. Il avaiteu des relations avec Victor Hughes et plusieurs célèbrescorsaires, car il avait long-temps séjourné à Saint-Thomas. Ilavait si bien tout tenté pour faire fortune qu’il avait essayé dedécouvrir l’or de cette tribu de sauvages si célèbres aux environsde Buenos-Ayres. Enfin il n’était étranger à aucun des événementsde la guerre de l’indépendance américaine. Mais quand il parlaitdes Indes ou de l’Amérique, ce qui ne lui arrivait avec personne,et fort rarement avec moi, il semblait que ce fût une indiscrétion,il paraissait s’en repentir. Si l’humanité, si la sociabilité sontune religion, il pouvait être considéré comme un athée. Quoique jeme fusse proposé de l’examiner, je dois avouer à ma honte quejusqu’au dernier moment son cœur fut impénétrable. Je me suisquelquefois demandé à quel sexe il appartenait. Si les usuriersressemblent à celui-là, je crois qu’ils sont tous du genre neutre.Etait-il resté fidèle à la religion de sa mère, et regardait-il leschrétiens comme sa proie&|160;? s’était-il fait catholique,mahométan, brahme ou luthérien&|160;? Je n’ai jamais rien su de sesopinions religieuses. Il me paraissait être plus indifférentqu’incrédule. Un soir j’entrai chez cet homme qui s’était fait or,et que, par antiphrase ou par raillerie, ses victimes, qu’ilnommait ses clients, appelaient papa Gobseck. Je le trouvai sur sonfauteuil immobile comme une statue, les yeux arrêtés sur le manteaude la cheminée où il semblait relire ses bordereaux d’escompte. Unelampe fumeuse dont le pied avait été vert jetait une lueur qui,loin de colorer ce visage, en faisait mieux ressortir la pâleur. Ilme regarda silencieusement et me montra ma chaise qui m’attendait.– A quoi cet être-là pense-t-il&|160;? me dis-je. Sait-il s’ilexiste un Dieu, un sentiment, des femmes, un bonheur&|160;? Je leplaignis comme j’aurais plaint un malade. Mais je comprenais bienaussi que, s’il avait des millions à la Banque, il pouvait posséderpar la pensée la terre qu’il avait parcourue, fouillée, soupesée,évaluée, exploitée. – Bonjour, papa Gobseck, lui dis-je. Il tournala tête vers moi, ses gros sourcils noirs se rapprochèrent légère-ment&|160;; chez lui, cette inflexion caractéristique équivalait auplus gai sourire d’un Méridional. – Vous êtes aussi sombre que lejour où l’on est venu vous annoncer la faillite de ce libraire dequi vous avez tant admiré l’adresse, quoique vous en ayez été lavictime. – Victime&|160;? dit-il d’un air étonné. – Afin d’obtenirson concordat, ne vous avait-il pas réglé votre créance en billetssignés de la raison de commerce en faillite&|160;; et quand il aété rétabli, ne vous les a-t-il pas soumis à la réduction vouluepar le concordat&|160;? – Il était fin, répondit-il, mais je l’airepincé. – Avez-vous donc quelques billets à protester&|160;? noussommes le trente, je crois. Je lui parlais d’argent pour lapremière fois. Il leva sur moi ses yeux par un mouvementrailleur&|160;; puis, de sa voix douce dont les accentsressemblaient aux sons que tire de sa flûte un élève qui n’en a pasl’embouchure : – Je m’amuse, me dit-il. – Vous vous amusez doncquelquefois&|160;? – Croyez-vous qu’il n’y ait de poètes que ceuxqui impriment des vers, me demanda-t-il en haussant les épaules etme jetant un regard de pitié. – De la poésie dans cette tête&|160;!pensé-je, car je ne connaissais encore rien de sa vie. – Quelleexistence pourrait être aussi brillante que l’est la mienne&|160;?dit-il en continuant, et son oeil s’anima. Vous êtes jeune, vousavez les idées de votre sang, vous voyez des figures de femme dansvos tisons, moi je n’aperçois que des charbons dans les miens. Vouscroyez à tout, moi je ne crois à rien. Gardez vos illusions, sivous le pouvez. Je vais vous faire le décompte de la vie. Soit quevous voyagiez, soit que vous restiez au coin de votre cheminée etde votre femme, il arrive toujours un âge auquel la vie n’est plusqu’une habitude exercée dans un certain milieu préféré. Le bonheurconsiste alors dans l’exercice de nos facultés appliquées à desréalités. Hors ces deux préceptes, tout est faux. Mes principes ontvarié comme ceux des hommes, j’en ai dû changer à chaque latitude.Ce que l’Europe admire, l’Asie le punit. Ce qui est un vice àParis, est une nécessité quand on a passé les Açores. Rien n’estfixe ici-bas, il n’y existe que des conventions qui se modifientsuivant les climats. Pour qui s’est jeté forcément dans tous lesmoules sociaux, les convictions et les morales ne sont plus que desmots sans valeur. Reste en nous le seul sentiment vrai que lanature y ait mis : l’instinct de notre conservation. Dans vossociétés européennes, cet instinct se nomme intérêt personnel. Sivous aviez vécu autant que moi vous sauriez qu’il n’est qu’uneseule chose matérielle dont la valeur soit assez certaine pourqu’un homme s’en occupe. Cette chose… c’est L’OR. L’or représentetoutes les forces humaines. J’ai voyagé, j’ai vu qu’il y avaitpartout des plaines ou des montagnes : les plaines ennuient, lesmontagnes fatiguent&|160;; les lieux ne signifient donc rien. Quantaux mœurs, l’homme est le même partout : partout le combat entre lepauvre et le riche est établi, partout il est inévitable&|160;; ilvaut donc mieux être l’exploitant que d’être l’exploité&|160;;partout il se rencontre des gens musculeux qui travaillent et desgens lymphatiques qui se tourmentent&|160;; partout les plaisirssont les mêmes, car partout les sens s’épuisent, et il ne leursurvit qu’un seul sentiment, la vanité&|160;! La vanité, c’esttoujours le moi. La vanité ne se satisfait que par des flots d’or.Nos fantaisies veulent du temps, des moyens physiques ou des soins.Eh&|160;! bien, l’or contient tout en germe, et donne tout enréalité. Il n’y a que des fous ou des malades qui puissent trouverdu bonheur à battre les cartes tous les soirs pour savoir s’ilsgagneront quelques sous. Il n’y a que des sots qui puissentemployer leur temps à se demander ce qui se passe, si madame unetelle s’est couchée sur son canapé seule ou en compagnie, si elle aplus de sang que de lymphe, plus de tempérament que de vertu. Iln’y a que des dupes qui puissent se croire utiles à leurssemblables en s’occupant à tracer des principes politiques pourgouverner des événements toujours imprévus. Il n’y a que des niaisqui puissent aimer à parler des acteurs et à répéter leursmots&|160;; à faire tous les jours, mais sur un plus grand espace,la promenade que fait un animal dans sa loge&|160;; à s’habillerpour les autres, à manger pour les autres&|160;; à se glorifierd’un cheval ou d’une voiture que le voisin ne peut avoir que troisjours après eux. N’est-ce pas la vie de vos Parisiens traduite enquelques phrases&|160;? Voyons l’existence de plus haut qu’ils nela voient. Le bonheur consiste ou en émotions fortes qui usent lavie, ou en occupations réglées qui en font une mécanique anglaisefonctionnant par temps réguliers. Au-dessus de ces bonheurs, ilexiste une curiosité, prétendue noble, de connaître les secrets dela nature ou d’obtenir une certaine imitation de ses effets.N’est-ce pas, en deux mots, l’Art ou la Science, la Passion ou leCalme&|160;? Hé&|160;! bien, toutes les passions humaines agrandiespar le jeu de vos intérêts sociaux, viennent parader devant moi quivis dans le calme. Puis, votre curiosité scientifique, espèce delutte où l’homme a toujours le dessous, je la remplace par lapénétration de tous les ressorts qui font mouvoir l’Humanité. En unmot, je possède le monde sans fatigue, et le monde n’a pas lamoindre prise sur moi. Ecoutez-moi, reprit-il, par le récit desévénements de la matinée, vous devinerez mes plaisirs. Il se leva,alla pousser le verrou de sa porte, tira un rideau de vieilletapisserie dont les anneaux crièrent sur la tringle, et revints’asseoir. – Ce matin, me dit-il, je n’avais que deux effets àrecevoir, les autres avaient été donnés la veille comme comptant àmes pratiques. Autant de gagné&|160;! car, à l’escompte, je déduisla course que me nécessite la recette, en prenant quarante souspour un cabriolet de fantaisie. Ne serait-il pas plaisant qu’unepratique me fît traverser Paris pour six francs d’escompte, moi quin’obéis à rien, moi qui ne paye que sept francs de contributions.Le premier billet, valeur de mille francs présentée par un jeunehomme, beau fils à gilets pailletés, à lorgnon, à tilbury, chevalanglais, etc., était signé par l’une des plus jolies femmes deParis, mariée à quelque riche propriétaire, un comte. Pourquoicette comtesse avait-elle souscrit une lettre de change, nulle endroit, mais excellente en fait&|160;; car ces pauvres femmescraignent le scandale que produirait un protêt dans leur ménage etse donneraient en paiement plutôt que de ne pas payer&|160;? Jevoulais connaître la valeur secrète de cette lettre de change.Etait-ce bêtise, imprudence, amour ou charité&|160;? Le secondbillet, d’égale somme, signé Fanny Malvaut, m’avait été présentépar un marchand de toiles en train de se ruiner. Aucune personne,ayant quelque crédit à la Banque, ne vient dans ma boutique, où lepremier pas fait de ma porte à mon bureau dénonce un désespoir, unefaillite près d’éclore, et surtout un refus d’argent éprouvé cheztous les banquiers. Aussi ne vois-je que des cerfs aux abois,traqués par la meute de leurs créanciers. La comtesse demeurait ruedu Helder, et ma Fanny rue Montmartre. Combien de conjecturesn’ai-je pas faites en m’en allant d’ici ce matin&|160;? Si ces deuxfemmes n’étaient pas en mesure, elles allaient me recevoir avecplus de respect que si j’eusse été leur propre père. Combien desingeries la comtesse ne me jouerait-elle pas pour millefrancs&|160;? Elle allait prendre un air affectueux, me parler decette voix dont les câlineries sont réservées à l’endosseur dubillet, me prodiguer des paroles caressantes, me supplierpeut-être, et moi… Là, le vieillard me jeta son regard blanc. – Etmoi, inébranlable&|160;! reprit-il Je suis là comme un vengeur,j’apparais comme un remords. Laissons les hypothèses. J’arrive. –Madame la comtesse est couchée, me dit une femme de chambre. –Quand sera-t-elle visible&|160;? – A midi. – Madame la comtesseserait-elle malade&|160;? – Non, monsieur&|160;; mais elle estrentrée du bal à trois heures. – Je m’appelle Gobseck, dites-luimon nom, je serai ici à midi. Et je m’en vais en signant maprésence sur le tapis qui couvrait les dalles de l’escalier. J’aimeà crotter les tapis de l’homme riche, non par petitesse, mais pourleur faire sentir la griffe de la Nécessité. Parvenu rueMontmartre, à une maison de peu d’apparence, je pousse une vieilleporte cochère, et vois une de ces cours obscures où le soleil nepénètre jamais. La loge du portier était noire, le vitrageressemblait à la manche d’une douillette trop long-temps portée, ilétait gras, brun, lézardé. – Mademoiselle Fanny Malvaut&|160;? –Elle est sortie, mais si vous venez pour un billet, l’argent estlà. – Je reviendrai, dis-je. Du moment où le portier avait lasomme, je voulais connaître la jeune fille&|160;; je me figuraisqu’elle était jolie. Je passe la matinée à voir les gravuresétalées sur le boulevard&|160;; puis à midi sonnant, je traversaisle salon qui précède la chambre de la. comtesse. – Madame me sonneà l’instant, me dit la femme de chambre, je ne crois pas qu’ellesoit visible. – J’attendrai, répondis-je en m’asseyant sur unfauteuil. Les persiennes s’ouvrent, la femme de chambre accourt etme dit : – Entrez, monsieur. A la douceur de sa voix, je devinaique sa maîtresse ne devait pas être en mesure. Combien était bellela femme que je vis alors&|160;! Elle avait jeté à la hâte sur sesépaules nues un châle de cachemire dans lequel elle s’enveloppaitsi bien que ses formes pouvaient se deviner dans leur nudité. Elleétait vêtue d’un peignoir garni de ruches blanches comme neige etqui annonçait une dépense annuelle d’environ deux mille francs chezla blanchisseuse en fin. Ses cheveux noirs s’échappaient en grossesboucles d’un joli madras négligemment noué sur sa tête à la manièredes créoles. Son lit offrait le tableau d’un désordre produit sansdoute par un sommeil agité. Un peintre aurait payé pour resterpendant quelques moments au milieu de cette scène. Sous desdraperies voluptueusement attachées, un oreiller enfoncé sur unédredon de soie bleue, et dont les garnitures en dentelle sedétachaient vivement sur ce fond d’azur, offrait l’empreinte deformes indécises qui réveillaient l’imagination. Sur une large peaud’ours, étendue aux pieds des lions ciselés dans l’acajou du lit,brillaient deux souliers de satin blanc, jetés avec l’incurie quecause la lassitude d’un bal. Sur une chaise était une robe froisséedont les manches tou- chaient à terre. Des bas que le moindresouffle d’air aurait emportés, étaient tortillés dans le pied d’unfauteuil. De blanches jarretières flottaient le long d’unecauseuse. Un éventail de prix, à moitié déplié, reluisait sur lacheminée. Les tiroirs de la commode restaient ouverts. Des fleurs,des diamants, des gants, un bouquet, une ceinture gisaient çà etlà. Je respirais une vague odeur de parfums. Tout était luxe etdésordre, beauté sans harmonie. Mais déjà pour elle ou pour sonadorateur, la misère, tapie là-dessous, dressait la tête et leurfaisait sentir ses dents aiguës. La figure fatiguée de la comtesseressemblait à cette chambre parsemée des débris d’une fête. Cesbrimborions épars me faisaient pitié&|160;; rassemblés, ils avaientcausé la veille quelque délire. Ces vestiges d’un amour foudroyépar le remords, cette image d’une vie de dissipation, de luxe et debruit, trahissaient des efforts de Tantale pour embrasser defuyants plaisirs. Quelques rougeurs semées sur le visage de lajeune femme attestaient la finesse de sa peau, mais ses traitsétaient comme grossis, et le cercle brun qui se dessinait sous sesyeux semblait être plus fortement marqué qu’à l’ordinaire.Néanmoins la nature avait assez d’énergie en elle pour que cesindices de folie n’altérassent pas sa beauté. Ses yeuxétincelaient. Semblable à l’une de ces Hérodiades dues au pinceaude Léonard de Vinci (j’ai brocanté les tableaux), elle étaitmagnifique de vie et de force&|160;; rien de mesquin dans sescontours ni dans ses traits, elle inspirait l’amour, et me semblaitdevoir être plus forte que l’amour. Elle me plut. Il y avaitlong-temps que mon cœur n’avait battu. J’étais donc déjàpayé&|160;! je donnerais mille francs d’une sensation qui me feraitsouvenir de ma jeunesse. – Monsieur, me dit-elle en me présentantune chaise, auriez-vous la complaisance d’attendre&|160;? – Jusqu’àdemain midi, madame, répondis-je en repliant le billet que je luiavais présenté, je n’ai le droit de protester qu’à cette heure-là.Puis, en moi-même, je me disais : – Paie ton luxe, paie ton nom,paie ton bonheur, paie le monopole dont tu jouis. Pour se garantirleurs biens, les riches ont inventé des tribunaux, des juges, etcette guillotine, espèce de bougie où viennent se brûler lesignorants. Mais, pour vous qui couchez sur la soie et sous la soie,il est des remords, des grincements de dents cachés sous unsourire, et des gueules de lions fantastiques qui vous donnent uncoup de dent au cœur. – Un protêt&|160;! y pensez-vous&|160;?s’écria-t-elle en me regardant, vous auriez si peu d’égards pourmoi&|160;! – Si le roi me devait, madame, et qu’il ne me payât pas,je l’assignerais encore plus promptement que tout autre débiteur.En ce moment nous entendîmes frapper doucement à la porte de lachambre. – Je n’y suis pas&|160;! dit impérieusement la jeunefemme. – Anastasie, je voudrais cependant bien vous voir. – Pas ence moment, mon cher, répondit-elle d’une voix moins dure, maisnéanmoins sans douceur. – Quelle plaisanterie&|160;! vous parlez àquelqu’un, répondit en entrant un homme qui ne pouvait être que lecomte. La comtesse me regarda, je la compris, elle devint monesclave. Il fut un temps, jeune homme, où j’aurais été peut-êtreassez bête pour ne pas protester. En 1763, à Pondichéry, j’ai faitgrâce à une femme qui m’a joliment roué. Je le méritais, pourquoim’étais-je fié à elle&|160;? – Que veut monsieur&|160;? me demandale comte. Je vis la femme frissonnant de la tête aux pieds, la peaublanche et satinée de son cou devint rude, elle avait, suivant unterme familier, la chair de poule. Moi, je riais, sans qu’aucun demes muscles ne tressaillît. – Monsieur est un de mes fournisseurs,dit-elle. Le comte me tourna le dos, je tirai le billet à moitiéhors de ma poche. A ce mouvement inexorable, la jeune femme vint àmoi, me présenta un diamant : – Prenez, dit elle, et allez-vous-en.Nous échangeâmes les deux valeurs, et je sortis en la saluant. Lediamant valait bien une douzaine de cents francs pour moi. Jetrouvai dans la cour une nuée de valets qui brossaient leurslivrées, ciraient leurs bottes ou nettoyaient de somptueuxéquipages. – Voilà, me dis-je, ce qui amène ces gens-là chez moi.Voilà ce qui les pousse à voler décemment des millions, à trahirleur patrie. Pour ne pas se crotter en allant à pied, le grandseigneur, ou celui qui le singe, prend une bonne fois un bain deboue&|160;! En ce moment, la grande porte s’ouvrit, et livrapassage au cabriolet du jeune homme qui m’avait présenté le billet.– Monsieur, lui dis-je quand il fut descendu, voici deux centsfrancs que je vous prie de rendre à madame la comtesse, et vous luiferez observer que je tiendrai à sa disposition pendant huit joursle gage qu’elle m’a remis ce matin. Il prit les deux cents francs,et laissa échapper un sourire moqueur, comme s’il eût dit : –Ha&|160;! elle a payé. Ma foi, tant mieux&|160;! J’ai lu sur cettephysionomie l’avenir de la comtesse. Ce joli monsieur blond, froid,joueur sans âme se ruinera, la ruinera, ruinera le mari, ruinerales enfants, mangera leurs dots, et causera plus de ravages àtravers les salons que n’en causerait une batterie d’obusiers dansun régiment. Je me rendis rue Montmartre, chez mademoiselle Fanny.Je montai un petit escalier bien raide. Arrivé au cinquième étage,je fus introduit dans un appartement composé de deux chambres oùtout était propre comme un ducat neuf. Je n’aperçus pas la moindretrace de poussière sur les meubles de la première pièce où me reçutmademoiselle Fanny, jeune fille parisienne, vêtue simplement : têteélégante et fraîche, air avenant, des cheveux châtains bienpeignés, qui, retroussés en deux arcs sur les tempes, donnaient dela finesse à des yeux bleus, purs comme du cristal. Le jour,passant à travers de petits rideaux tendus aux carreaux, jetait unelueur douce sur sa modeste figure. Autour d’elle, de nombreuxmorceaux de toile taillés me dénoncèrent ses occupationshabituelles, elle ouvrait du linge. Elle était là comme le génie dela solitude. Quand je lui présentai le billet, je lui dis que je nel’avais pas trouvée le matin. – Mais, dit-elle, les fonds étaientchez la portière. Je feignis de ne pas entendre. – Mademoisellesort de bonne heure, à ce qu’il paraît&|160;? – Je suis rarementhors de chez moi&|160;; mais quand on travaille la nuit, il fautbien quelquefois se baigner. Je la regardai. D’un coup d’oeil, jedevinai tout. C’était une fille condamnée au travail par lemalheur, et qui appartenait à quelque famille d’honnêtes fermiers,car elle avait quelques-uns de ces grains de rousseur particuliersaux personnes nées à la campagne. Je ne sais quel air de verturespirait dans ses traits. Il me sembla que j’habitais uneatmosphère de sincérité, de candeur, où mes poumons serafraîchissaient. Pauvre innocente&|160;! elle croyait à quelquechose : sa simple couchette en bois peint était surmontée d’uncrucifix orné de deux branches de buis. Je fus quasi touché. Je mesentais disposé à lui offrir de l’argent à douze pour centseulement, afin de lui faciliter l’achat de quelque bonétablissement. – Mais, me dis-je, elle a peut-être un petit cousinqui se ferait de l’argent avec sa signature, et grugerait la pauvrefille. Je m’en suis donc allé, me mettant en garde contre mes idéesgénéreuses, car j’ai souvent eu l’occasion d’observer que quand labienfaisance ne nuit pas au bienfaiteur, elle tue l’obligé. Lorsquevous êtes entré, je pensais que Fanny Malvaut serait une bonnepetite femme&|160;; j’opposais sa vie pure et solitaire à celle decette comtesse qui, déjà tombée dans la lettre de change, va roulerjusqu’au fond des abîmes du vice&|160;! Eh&|160;! bien, reprit-ilaprès un moment de silence profond pendant lequel je l’examinais,croyez-vous que ce ne soit rien que de pénétrer ainsi dans les plussecrets replis du cœur hu- main, d’épouser la vie des autres, et dela voir à nu&|160;? Des spectacles toujours variés : des plaieshideuses, des chagrins mortels, des scènes d’amour, des misères queles eaux de la Seine attendent, des joies de jeune homme qui mènentà l’échafaud, des rires de désespoir et des fêtes somptueuses.Hier, une tragédie : quelque bonhomme de père qui s’asphyxie parcequ’il ne peut plus nourrir ses enfants. Demain, une comédie : unjeune homme essaiera de me jouer la scène de monsieur Dimanche,avec les variantes de notre époque. Vous avez entendu vanterl’éloquence des derniers prédicateurs, je suis allé parfois perdremon temps à les écouter, ils m’ont fait changer d’opinion, mais deconduite, comme disait je ne sais qui, jamais. Hé&|160;! bien, cesbons prêtres, votre Mirabeau, Vergniaud et les autres ne sont quedes bègues auprès de mes orateurs. Souvent une jeune filleamoureuse, un vieux négociant sur le penchant de sa faillite, unemère qui veut cacher la faute de son fils, un artiste sans pain, ungrand sur le déclin de la faveur, et qui, faute d’argent, va perdrele fruit de ses efforts, m’ont fait frissonner par la puissance deleur parole. Ces sublimes acteurs jouaient pour moi seul, et sanspouvoir me tromper. Mon regard est comme celui de Dieu, je voisdans les cœurs. Rien ne m’est caché. L’on ne refuse rien à qui lieet délie les cordons du sac. Je suis assez riche pour acheter lesconsciences de ceux qui font mouvoir les ministres, depuis leursgarçons de bureau jusqu’à leurs maîtresses : n’est-ce pas lePouvoir&|160;? Je puis avoir les plus belles femmes et leurs plustendres caresses, n’est-ce pas le Plaisir&|160;? Le Pouvoir et lePlaisir ne résument-ils pas tout votre ordre social&|160;? Noussommes dans Paris une dizaine ainsi, tous rois silencieux etinconnus, les arbitres de vos destinées. La vie n’est-elle pas unemachine à laquelle l’argent imprime le mouvement. Sachez-le, lesmoyens se confondent toujours avec les résultats : vous n’arriverezjamais à séparer l’âme des sens, l’esprit de la matière. L’or estle spiritualisme de vos sociétés actuelles. Liés par le mêmeintérêt, nous nous rassemblons à certains jours de la semaine aucafé Thémis, près du Pont-Neuf. Là, nous nous révélons les mystèresde la finance. Aucune fortune ne peut nous mentir, nous possédonsles secrets de toutes les familles. Nous avons une espèce de livrenoir où s’inscrivent les notes les plus importantes sur le créditpublic, sur la Banque, sur le Commerce. Casuistes de la Bourse,nous formons un Saint-Office où se jugent et s’analysent lesactions les plus indifférentes de tous les gens qui possèdent unefortune quelconque, et nous devinons toujours vrai. Celui-cisurveille la masse judiciaire, celui-là la masse financière&|160;;l’un la masse administrative, l’autre la masse commerciale. Moi,j’ai l’oeil sur les fils de famille, les artistes, les gens dumonde, et sur les joueurs, la partie la plus émouvante de Paris.Chacun nous dit les secrets du voisin. Les passions trompées, lesvanités froissées sont bavardes. Les vices, les désappointements,les vengeances sont les meilleurs agents de police. Comme moi, tousmes confrères ont joui de tout, se sont rassasiés de tout, et sontarrivés à n’aimer le pouvoir et l’argent que pour le pouvoir etl’argent même. Ici, dit-il, en me montrant sa chambre nue etfroide, l’amant le plus fougueux qui s’irrite ailleurs d’une paroleet tire l’épée pour un mot, prie à mains jointes&|160;! Ici lenégociant le plus orgueilleux, ici la femme la plus vaine de sabeauté, ici le militaire le plus fier prient tous, la larme àl’oeil ou de rage ou de douleur. Ici prient l’artiste le pluscélèbre et l’écrivain dont les noms sont promis à la postérité. Icienfin, ajouta-t-il en portant la main à son front, se trouve unebalance dans laquelle se pèsent les successions et les intérêts deParis tout entier. Croyez-vous maintenant qu’il n’y ait pas dejouissances sous ce masque blanc dont l’immobilité vous a sisouvent étonné, dit-il en me tendant son visage blême qui sentaitl’argent. Je retournai chez moi stupéfait. Ce petit vieillard secavait grandi. Il s’était changé à mes yeux en une image fantastiqueoù se personnifiait le pouvoir de l’or. La vie, les hommes mefaisaient horreur. – Tout doit-il donc se résoudre parl’argent&|160;? me demandais-je. Je me souviens de ne m’êtreendormi que très-tard. Je voyais des monceaux d’or autour de moi.La belle comtesse m’occupa. J’avouerai à ma honte qu’elle éclipsaitcomplètement l’image de la simple et chaste créature vouée autravail et à l’obscurité&|160;; mais le lendemain matin, à traversles nuées de mon réveil, la douce Fanny m’apparut dans toute sabeauté, je ne pensai plus qu’à elle.

– Voulez-vous un verre d’eau sucrée&|160;? dit la vicomtesse eninterrompant Derville.

– Volontiers, répondit-il.

– Mais je ne vois là-dedans rien qui puisse nous concerner, ditmadame de Grandlieu en sonnant.

– Sardanapale&|160;! s’écria Derville en lâchant son juron, jevais bien réveiller mademoiselle Camille en lui disant que sonbonheur dépendait naguère du papa Gobseck, mais comme le bonhommeest mort à l’âge de quatre-vingt-neuf ans, monsieur de Restaudentrera bientôt en possession d’une belle fortune. Ceci veut desexplications. Quant à Fanny Malvaut, vous la connaissez, c’est mafemme&|160;!

– Le pauvre garçon, répliqua la vicomtesse, avouerait celadevant vingt personnes avec sa franchise ordinaire.

– Je le crierais à tout l’univers, dit l’avoué.

– Buvez, buvez, mon pauvre Derville. Vous ne serez jamais rien,que le plus heureux et le meilleur des hommes.

– Je vous ai laissé rue du Helder, chez une comtesse, s’écrial’oncle en relevant sa tête légèrement assoupie. Qu’en avez-vousfait&|160;?

– Quelques jours après la conversation que j’avais eue avec levieux Hollandais, je passai ma thèse, reprit Derville. Je fus reçulicencié en Droit, et puis avocat. La confiance que le vieil avareavait en moi s’accrut beaucoup. Il me consultait gratuitement surles affaires épineuses dans lesquelles il s’embarquait d’après desdonnées sûres, et qui eussent semblé mauvaises à tous lespraticiens. Cet homme, sur lequel personne n’aurait pu prendre lemoindre empire, écoutait mes conseils avec une sorte de respect. Ilest vrai qu’il s’en trouvait toujours très-bien. Enfin, le jour oùje fus nommé maître-clerc de l’étude où je travaillais depuis troisans, je quittai la maison de la rue des Grès, et j’allai demeurerchez mon patron, qui me donna la table, le logement et centcinquante francs par mois. Ce fut un beau jour&|160;! Quand je fismes adieux à l’usurier, il ne me témoigna ni amitié ni déplaisir,il ne m’engagea pas à le venir voir&|160;; il me jeta seulement unde ces regards qui, chez lui, semblaient en quelque sorte trahir ledon de seconde vue. Au bout de huit jours, je reçus la visite demon ancien voisin, il m’apportait une affaire assez difficile, uneexpropriation&|160;; il continua ses consultations gratuites avecautant de liberté que s’il me payait. A la fin de la seconde année,de 1818 à 1819, mon patron, homme de plaisir et fort dépensier, setrouva dans une gêne considérable, et fut obligé de vendre sacharge. Quoique en ce moment les Etudes n’eussent pas acquis lavaleur exorbitante à laquelle elles sont montées aujourd’hui, monpatron donnait la sienne, en n’en demandant que cent cinquantemille francs. Un homme actif, instruit, intelligent pouvait vivrehonorablement, payer les intérêts de cette somme, et s’en libéreren dix années pour peu qu’il inspirât de confiance. Moi, leseptième enfant d’un petit bourgeois de Noyon, je ne possédais pasune obole, et ne connaissais dans le monde d’autre capitaliste quele papa Gobseck. Une pensée ambitieuse, et je ne sais quelle lueurd’espoir me prêtèrent le courage d’aller le trouver. Un soir donc,je cheminai lentement jusqu’à la rue des Grès. Le cœur me battitbien fortement quand je frappai à la sombre maison. Je me souvenaisde tout ce que m’avait dit autrefois le vieil avare dans un tempsoù j’étais bien loin de soupçonner la violence des angoisses quicommençaient au seuil de cette porte. J’allais donc le prier commetant d’autres. – Eh&|160;! bien, non, me dis-je, un honnête hommedoit partout garder sa dignité. La fortune ne vaut pas une lâcheté,montrons-nous positif autant que lui. Depuis mon départ, le papaGobseck avait loué ma chambre pour ne pas avoir de voisin&|160;; ilavait aussi fait poser une petite chattière grillée au milieu de saporte, et il ne m’ouvrit qu’après avoir reconnu ma figure. –Hé&|160;! bien, me dit-il de sa petite voix flûtée, votre patronvend son Etude. – Comment savez-vous cela&|160;? Il n’en a encoreparlé qu’à moi. Les lèvres du vieillard se tirèrent vers les coinsde sa bouche absolument comme des rideaux, et ce sourire muet futaccompagné d’un regard froid. – Il fallait cela pour que je vousvisse chez moi, ajouta-t-il d’un ton sec et après une pause pendantlaquelle je demeurai confondu. – Ecoutez-moi, monsieur Gobseck,repris-je avec autant de calme que je pus en affecter devant cevieillard qui fixait sur moi des yeux impassibles dont le feu clairme troublait. Il fit un geste comme pour me dire : – Parlez. – Jesais qu’il est fort difficile de vous émouvoir. Aussi ne perdrai-jepas mon éloquence à essayer de vous peindre la situation d’un clercsans le sou, qui n’espère qu’en vous, et n’a dans le monde d’autrecœur que le vôtre dans lequel il puisse trouver l’intelligence deson avenir. Laissons le cœur. Les affaires se font comme desaffaires, et non comme des romans, avec de la sensiblerie. Voici lefait. L’étude de mon patron rapporte annuellement entre ses mainsune vingtaine de mille francs&|160;; mais je crois qu’entre lesmiennes elle en vaudra quarante. Il veut la vendre cinquante milleécus. Je sens là, dis-je en me frappant le front, que si vouspouviez me prêter la somme nécessaire à cette acquisition, jeserais libéré dans dix ans. – Voilà parler, répondit le papaGobseck qui me tendit la main et serra la mienne. Jamais, depuisque je suis dans les affaires, reprit-il, personne ne m’a déduitplus clairement les motifs de sa visite. Des garanties&|160;?dit-il en me toisant de la tête aux pieds. Néant, ajouta-t-il aprèsune pause. Quel âge avez-vous&|160;? – Vingt-cinq ans dans dixjours, répondis-je&|160;; sans cela, je ne pourrais traiter. –Juste&|160;! – Hé&|160;! bien&|160;? – Possible. – Ma foi, il fautaller vite sans cela, j’aurai des enchérisseurs. – Apportez moidemain matin votre extrait de naissance, et nous parlerons de votreaffaire : j’y songerai. Le lendemain, à huit heures, j’étais chezle vieillard. Il prit le papier officiel, mit ses lunettes, toussa,cracha, s’enveloppa dans sa houppelande noire, et lut l’extrait desregistres de la mairie tout entier. Puis il le tourna, le retourna,me regarda, retoussa, s’agita sur sa chaise, et il me dit : – C’estune affaire que nous allons tâcher d’arranger. Je tressaillis. – Jetire cinquante pour cent de mes fonds, reprit-il, quelquefois cent,deux cents, cinq cents pour cent. A ces mots je pâlis. – Mais, enfaveur de notre connaissance, je me contenterai de douze et demipour cent d’intérêt par… Il hésita. – Eh&|160;! bien oui, pour vousje me contenterai de treize pour cent par an. Cela vousva-t-il&|160;? – Oui, répondis-je. – Mais si c’est trop,répliqua-t-il, défendez-vous, Grotius&|160;! Il m’appelait Grotiusen plaisantant. En vous demandant treize pour cent, je fais monmétier&|160;; voyez si vous pouvez les payer. Je n’aime pas unhomme qui tope à tout. Est-ce trop&|160;? – Non, dis-je, je seraiquitte pour prendre un plus de mal. – Parbleu&|160;! dit-il en mejetant son malicieux regard oblique, vos clients paieront. – Non,de par tous les diables, m’écriai-je, ce sera moi. Je me couperaisla main plutôt que d’écorcher le monde&|160;! – Bonsoir, me dit lepapa Gobseck. – Mais les honoraires sont tarifés, repris-je. – Ilsne le sont pas, reprit-il, pour les transactions, pour lesattermoiements, pour les conciliations. Vous pouvez alors compterdes mille francs, des six mille francs même, suivant l’importancedes intérêts, pour vos conférences, vos courses, vos projetsd’actes, vos mémoires et votre verbiage. Il faut savoir rechercherces sortes d’affaires. Je vous recommanderai comme le plus savantet le plus habile des avoués, je vous enverrai tant de procès de cegenre-là, que vous ferez crever vos confrères de jalousie.Werbrust, Palma, Gigonnet, mes confrères, vous donneront leursexpropriations&|160;; et, Dieu sait s’ils en ont&|160;! Vous aurezainsi deux clientèles, celle que vous achetez et celle que je vousferai. Vous devriez presque me donner quinze pour cent de mes centcinquante mille fracs. – Soit, mais pas plus, dis-je avec lafermeté d’un homme qui ne voulait plus rien accorder au delà. Lepapa Gobseck se radoucit et pa- rut content de moi. – Je paieraimoi-même, reprit-il, la charge à votre patron, de manière àm’établir un privilége bien solide sur le prix et le cautionnement.– Oh&|160;! tout ce que vous voudrez pour les garanties. – Puis,vous m’en représenterez la valeur en quinze lettres de changeacceptées en blanc, chacune pour une somme de dix mille francs. –Pourvu que cette double valeur soit constatée. – Non, s’écriaGobseck en m’interrompant. Pourquoi voulez-vous que j’aie plus deconfiance en vous que vous n’en avez en moi&|160;? Je gardai lesilence. – Et puis vous ferez, dit-il en continuant avec un ton debonhomie, mes affaires sans exiger d’honoraires tant que je vivrai,n’est-ce pas&|160;? – Soit, pourvu qu’il n’y ait pas d’avances defonds. – Juste&|160;! dit-il. Ah çà, reprit le vieillard dont lafigure avait peine à prendre un air de bonhomie, vous me permettrezd’aller vous voir&|160;? – Vous me ferez toujours plaisir. – Oui,mais le matin cela sera bien difficile. Vous aurez vos affaires etj’ai les miennes. – Venez le soir. – Oh&|160;! non, répondit-ilvivement, vous devez aller dans le monde, voir vos clients. Moij’ai mes amis, à mon café. – Ses amis&|160;! pensai-je. Eh&|160;!bien, dis-je&|160;? pourquoi ne pas prendre l’heure du dîner&|160;?– C’est cela, dit Gobseck. Après la Bourse, à cinq heures.Eh&|160;! bien, vous me verrez tous les mercredis et les samedis.Nous causerons de nos affaires comme un couple d’amis. Ah&|160;!ah&|160;! je suis gai quelquefois. Donnez-moi une aile de perdrixet un verre de vin de Champagne, nous causerons. Je sais bien deschoses qu’aujourd’hui l’on peut dire, et qui vous apprendront àconnaître les hommes et surtout les femmes. – Va pour la perdrix etle verre de vin de Champagne. – Ne faites pas de folies, autrementvous perdriez ma confiance. Ne prenez pas un grand train de maison.Ayez une vieille bonne, une seule. J’irai vous visiter pourm’assurer de votre santé. J’aurai un capital placé sur votre tête,hé&|160;! hé&|160;! je dois m’informer de vos affaires. Allons,venez ce soir avec votre patron. – Pourriez-vous me dire, s’il n’ya pas d’indiscrétion à le demander, dis-je au petit vieillard quandnous atteignîmes au seuil de la porte, de quelle importance étaitmon extrait de baptême dans cette affaire&|160;? Jean-Esther VanGobseck haussa les épaules, sourit malicieusement et me répondit :– Combien la jeunesse est sotte&|160;! Apprenez donc, monsieurl’avoué, car il faut que vous le sachiez pour ne pas vous laisserprendre, qu’avant trente ans la probité et le talent sont encoredes espèces d’hypothèques. Passé cet âge, l’on ne peut plus comptersur un homme. Et il ferma sa porte. Trois mois après, j’étaisavoué. Bientôt j’eus le bonheur, madame, de pouvoir entreprendreles affaires concernant la restitution de vos propriétés. Le gainde ces procès me fit connaître. Malgré les intérêts énormes quej’avais à payer à Gobseck, en moins de cinq ans je me trouvai libred’engagements. J’épousai Fanny Malvaut que j’aimais sincèrement. Laconformité de nos destinées, de nos travaux, de nos succèsaugmentait la force de nos sentiments. Un de ses oncles, fermierdevenu riche, était mort en lui laissant soixante-dix mille francsqui m’aidèrent à m’acquitter. Depuis ce jour, ma vie ne fut quebonheur et prospérité. Ne parlons donc plus de moi, rien n’estinsupportable comme un homme heureux. Revenons à nos personnages.Un an après l’acquisition de mon étude, je fus entraîné, presquemalgré moi, dans un déjeuner de garçon. Ce repas était la suited’une gageure perdue par un de mes camarades contre un jeune hommealors fort en vogue dans le monde élégant. Monsieur de Trailles, lafleur du dandysme de ce temps là, jouissait d’une immenseréputation… .

– Mais il en jouit encore, dit le comte en interrompant l’avoué.Nul ne porte mieux un habit, ne conduit un tandem mieux que lui.Maxime a le talent de jouer, de manger et de boire avec plus degrâce que qui que ce soit au monde. Il se connaît en chevaux, enchapeaux, en tableaux. Toutes les femmes raffolent de lui. Ildépense toujours environ cent mille francs par an sans qu’on luiconnaisse une seule propriété, ni un seul coupon de rente. Type dela chevalerie errante de nos salons, de nos boudoirs, de nosboulevards, espèce amphibie qui tient autant de l’homme que de lafemme, le comte Maxime de Trailles est un être singulier, bon àtout et propre à rien, craint et méprisé, sachant et ignorant tout,aussi capable de commettre un bienfait que de résoudre un crime,tantôt lâche et tantôt noble, plutôt couvert de boue que taché desang, ayant plus de soucis que de remords, plus occupé de biendigérer que de penser, feignant des passions et ne ressentant rien.Anneau brillant qui pourrait unir le Bagne à la haute société,Maxime de Trailles est un homme qui appartient à cette classeéminemment intelligente d’où s’élancent parfois un Mirabeau, unPitt, un Richelieu, mais qui le plus souvent fournit des comtes deHorn, des Fouquier-Tinville et des Coignard.

– Eh&|160;! bien, reprit Derville après avoir écouté le comte,j’avais beaucoup entendu parler de ce personnage par ce pauvre pèreGoriot, l’un de mes clients, mais j’avais évité déjà plusieurs foisle dangereux honneur de sa connaissance quand je le rencontraisdans le monde. Cependant mon camarade me fit de telles instancespour obtenir de moi d’aller à son déjeuner, que je ne pouvais m’endispenser sans être taxé de bégueulisme. Il vous serait difficilede concevoir un déjeuner de garçon, madame. C’est une magnificenceet une recherche rares, le luxe d’un avare qui par vanité devientfastueux pour un jour. En entrant, on est surpris de l’ordre quirègne sur une table éblouissante d’argent, de cristaux, de lingedamassé. La vie est là dans sa fleur : les jeunes gens sontgracieux, ils sourient, parlent bas et ressemblent à de jeunesmariées, autour d’eux tout est vierge. Deux heures après, vousdiriez d’un champ de bataille après le combat : partout des verresbrisés, des serviettes foulées, chiffonnées&|160;; des mets entamésqui répugnent à voir&|160;; puis, c’est des cris à fendre la tête,des toasts plaisants, un feu d’épigrammes et de mauvaisesplaisanteries, des visages empourprés, des yeux enflammés qui nedisent plus rien, des confidences involontaires qui disent tout. Aumilieu d’un tapage infernal, les uns cassent des bouteilles,d’autres entonnent des chansons&|160;; l’on se porte des défis,l’on s’embrasse ou l’on se bat&|160;; il s’élève un parfumdétestable composé de cent odeurs et des cris composés de centvoix&|160;; personne ne sait plus ce qu’il mange, ce qu’il boit, nice qu’il dit&|160;; les uns sont tristes, les autresbabillent&|160;; celui-ci est monomane et répète le même mot commeune cloche qu’on a mise en branle&|160;; celui-là veut commander autumulte&|160;; le plus sage propose une orgie. Si quelque homme desang-froid entrait, il se croirait à quelque bacchanale. Ce fut aumilieu d’un tumulte semblable, que monsieur de Trailles essaya des’insinuer dans mes bonnes grâces. J’avais à peu près conservé maraison, j’étais sur mes gardes. Quant à lui, quoiqu’il affectâtd’être décemment ivre, il était plein de sang-froid et songeait àses affaires. En effet, je ne sais comment cela se fit, mais ensortant des salons de Grignon, sur les neuf heures du soir, ilm’avait entièrement ensorcelé, je lui avais promis de l’amener lelendemain chez notre papa Gobseck. Les mots : honneur, vertu,comtesse, femme honnête, malheur, s’étaient, grâce à sa languedorée, placés comme par magie dans ses discours. Lorsque je meréveillai le lendemain matin, et que je voulus me souvenir de ceque j’avais fait la veille, j’eus beaucoup de peine à lier quelquesidées. Enfin, il me sembla que la fille d’un de mes clients étaiten danger de perdre sa réputation, l’estime et l’amour de son mari,si elle ne trouvait pas une cinquantaine de mille francs dans lamatinée. Il y avait des dettes de jeu, des mémoires de carrossier,de l’argent perdu je ne sais à quoi. Mon prestigieux convivem’avait assuré qu’elle était assez riche pour réparer par quelquesannées d’économie l’échec qu’elle allait faire à sa fortune.Seulement alors je commençai à deviner la cause des instances demon camarade. J’avoue, à ma honte, que je ne me doutais nullementde l’importance qu’il y avait pour le papa Gobseck à se raccommoderavec ce dandy. Au moment où je me levais, monsieur de Traillesentra. – Monsieur le comte, lui dis-je après nous être adressé lescompliments d’usage, je ne vois pas que vous ayez besoin de moipour vous présenter chez Van Gobseck, le plus poli, le plus anodinde tous les capitalistes. Il vous donnera de l’argent s’il en a, ouplutôt si vous lui présentez des garanties suffisantes. – Monsieur,me répondit-il, il n’entre pas dans ma pensée de vous forcer à merendre un service, quand même vous me l’auriez promis. –Sardanapale&|160;! me dis-je en moi-même, laisserai-je croire à cethomme-là que je lui manque de parole&|160;? – J’ai eu l’honneur devous dire hier que je m’étais fort mal à propos brouillé avec lepapa Gobseck, dit-il en continuant. Or, comme il n’y a guère quelui à Paris qui puisse cracher en un moment, et le lendemain d’unefin de mois, une centaine de mille francs, je vous avais prié defaire ma paix avec lui. Mais n’en parlons plus… Monsieur deTrailles me regarda d’un air poliment insultant et se disposait às’en aller. – Je suis prêt à vous conduire, lui dis-je. Lorsquenous arrivâmes rue des Grès, le dandy regardait autour de lui avecune attention et une inquiétude qui m’étonnèrent. Son visagedevenait livide, rougissait, jaunissait tour à tour, et quelquesgouttes de sueur parurent sur son front quand il aperçut la portede la maison de Gobseck. Au moment où nous descendîmes decabriolet, un fiacre entra dans la rue des Grés. L’oeil de faucondu jeune homme lui permit de distinguer une femme au fond de cettevoiture. Une expression de joie presque sauvage anima sa figure, ilappela un petit garçon qui passait et lui donna son cheval à tenir.Nous montâmes chez le vieil escompteur. – Monsieur Gobseck, luidis-je, je vous amène un de mes plus intimes amis (de qui je medéfie autant que du diable, ajoutai-je à l’oreille du vieillard). Ama considération, vous lui rendrez vos bonnes grâces (au tauxordinaire), et vous le tirerez de peine (si cela vous convient).Monsieur de Trailles s’inclina devant l’usurier, s’assit, et pritpour l’écouter une de ces attitudes courtisanesques dont lagracieuse bassesse vous eût séduit&|160;; mais mon Gobseck restasur sa chaise, au coin de son feu, immobile, impassible. Gobseckressemblait à la statue de Voltaire vue le soir sous le péristyledu Théâtre-Français, il souleva légèrement, comme pour saluer, lacasquette usée avec laquelle il se couvrait le chef, et le peu decrâne jaune qu’il montra achevait sa ressemblance avec le marbre. –Je n’ai d’argent que pour mes pratiques, dit-il. – Vous êtes doncbien fâché que je sois allé me ruiner ailleurs que chez vous&|160;?répondit le comte en riant. – Ruiner&|160;! reprit Gobseck d’un tond’ironie. – Allez-vous dire que l’on ne peut pas ruiner un hommequi ne possède rien&|160;? Mais je vous défie de trouver à Paris unplus beau capital que celui-ci, s’écria le fashionable en se levantet tournant sur ses talons. Cette bouffonnerie presque sérieusen’eut pas le don d’émouvoir Gobseck. – Ne suis-je pas l’ami intimedes Ronquerolles, des de Marsay, des Franchessini, des deuxVandenesse, des Ajuda-Pinto, enfin, de tous les jeunes gens lesplus à la mode dans Paris&|160;? Je suis au jeu l’allié d’un princeet d’un ambassadeur que vous connaissez. J’ai mes revenus àLondres, à Carlsbad, à Baden, à Bath. N’est-ce pas la plusbrillante des industries&|160;? – Vrai. – Vous faites une éponge demoi, mordieu&|160;! et vous m’encouragez à me gonfler au milieu dumonde, pour me presser dans les moments de crise&|160;; mais vousêtes aussi des éponges, et la mort vous pressera. – Possible. –Sans les dissipateurs, que deviendriez-vous&|160;? nous sommes ànous deux l’âme et le corps – Juste. – Allons, une poignée de main,mon vieux papa Gobseck, et de la magnanimité, si cela est vrai,juste et possible. – Vous venez à moi, répondit froidementl’usurier, parce que Girard, Palma, Werbrust et Gigonnet ont leventre plein de vos lettres de change, qu’ils offrent partout àcinquante pour cent de perte&|160;; or, comme ils n’ontprobablement fourni que moitié de la valeur, elles ne valent pasvingt-cinq. Serviteur&|160;! Puis-je décemment, dit Gobseck encontinuant, prêter une seule obole à un homme qui doit trente millefrancs et ne possède pas un denier&|160;? Vous avez perdu dix millefrancs avant-hier au bal chez le baron de Nucingen. – Monsieur,répondit le comte avec une rare impudence en toisant le vieillard,mes affaires ne vous regardent pas. Qui a terme, ne doit rien. –Vrai&|160;! – Mes lettres de change seront acquittées. –Possible&|160;! – Et dans ce moment, la question entre nous seréduit à savoir si je vous présente des garanties suffisantes pourla somme que je viens vous emprunter. – Juste. Le bruit que faisaitle fiacre en s’arrêtant à la porte retentit dans la chambre. – Jevais aller chercher quelque chose qui vous satisfera peut-être,s’écria le jeune homme. – O mon fils&|160;! s’écria Gobseck en selevant et me tendant les bras, quand l’emprunteur eut disparu, s’ila de bon gages, tu me sauves la vie&|160;! J’en serais mort.Werbrust et Gigonnet ont cru me faire une farce. Grâce à toi, jevais bien rire ce soir à leurs dépens. La joie du vieillard avaitquelque chose d’effrayant. Ce fut le seul moment d’expansion qu’ileut avec moi. Malgré la rapidité de cette joie, elle ne sortirajamais de mon souvenir. – Faites-moi le plaisir de rester ici,ajouta-t-il. Quoique je sois armé, sûr de mon coup, comme un hommequi jadis a chassé le tigre, et fait sa partie sur un tillac quandil fallait vaincre ou mourir, je me défie de cet élégant coquin. Ilalla se rasseoir sur un fauteuil, devant son bureau. Sa figureredevint blême et calme. – Oh, oh&|160;! reprit-il en se tournantvers moi, vous allez sans doute voir la belle créature de qui jevous ai parlé jadis, j’entends dans le corridor un pasaristocratique. En effet le jeune homme revint en donnant la main àune femme en qui je reconnus cette comtesse dont le lever m’avaitautrefois été dépeint par Gobseck, l’une des deux filles dubonhomme Goriot. La comtesse ne me vit pas d’abord, je me tenaisdans l’embrasure de la fenêtre, le visage à la vitre. En entrantdans la chambre humide et sombre de l’usurier, elle jeta un regardde défiance sur Maxime. Elle était si belle que, malgré ses fautes,je la plaignis. Quelque terrible angoisse agitait son cœur, sestraits nobles et fiers avaient une expression convulsive, maldéguisée. Ce jeune homme était devenu pour elle un mauvais génie.J’admirai Gobseck, qui, quatre ans plus tôt, avait compris ladestinée de ces deux êtres sur une première lettre de change. –Probablement, me dis-je, ce monstre à visage d’ange la gouverne partous les ressorts possibles : la vanité, la jalousie, le plaisir,l’entraînement du monde.

– Mais, s’écria la vicomtesse, les vertus mêmes de cette femmeont été pour lui des armes, il lui a fait verser des larmes dedévouement, il a su exalter en elle la générosité naturelle à notresexe, et il a abusé de sa tendresse pour lui vendre bien cher decriminels plaisirs. – Je vous l’avoue, dit Derville qui ne compritpas les signes que lui fit madame de Grandlieu, je ne pleurai passur le sort de cette malheureuse créature, si brillante aux yeux dumonde et si épouvantable pour qui lisait dans son cœur&|160;; non,je frémissais d’horreur en contemplant son assassin, ce jeune hommedont le front était si pur, la bouche si fraîche, le sourire sigracieux, les dents si blanches, et qui ressemblait à un ange. Ilsétaient en ce moment tous deux devant leur juge, qui les examinaitcomme un vieux dominicain du seizième siècle devait épier lestortures de deux Maures, au fond des souterrains du Saint-Office. –Monsieur, existe-t-il un moyen d’obtenir le prix des diamants quevoici, mais en me réservant le droit de les racheter, dit-elled’une voix tremblante en lui tendant un écrin. – Oui, madame,répondis-je en intervenant et me montrant. Elle me regarda, mereconnut, laissa échapper un frisson, et me lança ce coup-d’oeilqui signifie en tout pays : Taisez-vous&|160;! – Ceci, dis-je encontinuant, constitue un acte que nous appelons vente à réméré,convention qui consiste à céder et transporter une propriétémobilière ou immobilière pour un temps déterminé, à l’expirationduquel on peut rentrer dans l’objet en litige, moyennant une sommefixée. Elle respira plus facilement. Le comte Maxime fronça lesourcil, il se doutait bien que l’usurier donnerait alors une plusfaible somme des diamants, valeur sujette à des baisses. Gobseck,immobile, avait saisi sa loupe et contemplait silencieusementl’écrin. Vivrais-je cent ans, je n’oublierais pas le tableau quenous offrit sa figure. Ses joues pâles s’étaient colorées, sesyeux, où les scintillements des pierres semblaient se répéter,brillaient d’un feu surnaturel. Il se leva, alla au jour, tint lesdiamants près de sa bouche démeublée, comme s’il eût voulu lesdévorer. Il marmottait de vagues paroles, en soulevant tour à tourles bracelets, les girandoles, les colliers, les diadèmes, qu’ilprésentait à la lumière pour en juger l’eau, la blancheur, lataille&|160;; il les sortait de l’écrin, les y remettait, les yreprenait encore, les faisait jouer en leur demandant tous leursfeux, plus enfant que vieillard, ou plutôt enfant et vieillard toutensemble. – Beaux diamants&|160;! Cela aurait valu trois cent millefrancs avant la révolution. Quelle eau&|160;! Voilà de vraisdiamants d’Asie venus de Golconde ou de Visapour&|160;! Enconnaissez-vous le prix&|160;? Non, non, Gobseck est le seul àParis qui sache les apprécier. Sous l’empire il aurait encore falluplus de deux cent mille francs pour faire une parure semblable. Ilfit un geste de dégoût et ajouta : – Maintenant le diamant perdtous les jours, le Brésil nous en accable depuis la paix, et jettesur les places des diamants moins blancs que ceux de l’Inde. Lesfemmes n’en portent plus qu’à la cour. Madame y va&|160;? Tout enlançant ces terribles paroles, il examinait avec une joie indicibleles pierres l’une après l’autre : – Sans tache, disait-il. Voiciune tache. Voici une paille. Beau diamant. Son visage blême étaitsi bien illuminé par les feux de ces pierreries, que je lecomparais à ces vieux miroirs verdâtres qu’on trouve dans lesauberges de province, qui acceptent les reflets lumineux sans lesrépéter et donnent la figure d’un homme tombant en apoplexie, auvoyageur assez hardi pour s’y regarder. – Eh&|160;! bien&|160;? ditle comte en frappant sur l’épaule de Gobseck. Le vieil enfanttressaillit. Il laissa ses hochets, les mit sur son bureau, s’assitet redevint usurier, dur, froid et poli comme une colonne de marbre: – Combien vous faut-il&|160;? – Cent mille francs, pour troisans, dit le comte. – Possible&|160;! dit Gobseck en tirant d’uneboîte d’acajou des balances inestimables pour leur justesse, sonécrin à lui&|160;! Il pesa les pierres en évaluant à vue de pays(et Dieu sait comme&|160;!) le poids des montures. Pendant cetteopération, la figure de l’escompteur luttait entre la joie et lasévérité. La comtesse était plongée dans une stupeur dont je luitenais compte, il me sembla qu’elle mesurait la profondeur duprécipice où elle tombait. Il y avait encore des remords dans cetteâme de femme, il ne fallait peut-être qu’un effort, une maincharitablement tendue pour la sauver, je l’essayai. – Ces diamantssont à vous, madame&|160;? lui demandai-je d’une voix claire. –Oui, monsieur, répondit-elle en me lançant un regard d’orgueil. –Faites le réméré, bavard&|160;! me dit Gobseck en se levant et memontrant sa place au bureau. – Madame est sans doute mariée&|160;?demandai-je encore. Elle inclina vivement la tête. – Je ne feraipas l’acte, m’écriai-je. – Et pourquoi&|160;? dit Gobseck. –Pourquoi&|160;? repris-je en entraînant le vieillard dansl’embrasure de la fenêtre pour lui parler à voix basse. Cette femmeétant en puissance de mari, le réméré sera nul, vous ne pourriezopposer votre ignorance d’un fait constaté par l’acte même. Vousseriez donc tenu de représenter les diamants qui vont vous êtredéposés, et dont le poids, les valeurs ou la taille seront décrits.Gobseck m’interrompit par un signe de tête, et se tourna vers lesdeux coupables : – Il a raison, dit-il. Tout est changé. Quatre-vingt mille francs comptant, et vous me laisserez lesdiamants&|160;! ajouta-t-il d’une voix sourde et flûtée. En fait demeubles, la possession vaut titre. – Mais, répliqua le jeune homme.– A prendre ou à laisser, reprit Gobseck en remettant l’écrin à lacomtesse, j’ai trop de risques à courir. – Vous feriez mieux devous jeter aux pieds de votre mari, lui dis-je à l’oreille en mepenchant vers elle. L’usurier comprit sans doute mes paroles aumouvement de mes lèvres, et me jeta un regard froid. La figure dujeune homme devint livide. L’hésitation de la comtesse étaitpalpable. Le comte s’approcha d’elle, et quoiqu’il parlât très-bas,j’entendis : – Adieu, chère Anastasie, sois heureuse&|160;! Quant àmoi, demain je n’aurai plus de soucis. – Monsieur, s’écria la jeunefemme en s’adressant à Gobseck, j’accepte vos offres. – Allonsdonc&|160;! répondit le vieillard, vous êtes bien difficile àconfesser, ma belle dame. Il signa un bon de cinquante mille francssur la Banque, et le remit à la comtesse. – Maintenant, dit-il avecun sourire qui ressemblait assez à celui de Voltaire, je vais vouscompléter votre somme par trente mille francs de lettres de changedont la bonté ne me sera pas contestée. C’est de l’or en barres.Monsieur vient de me dire : Mes lettres de change serontacquittées, ajouta-t-il en présentant des traites souscrites par lecomte, toutes protestées la veille à la requête de celui de sesconfrères qui probablement les lui avait vendues à bas prix. Lejeune homme poussa un rugissement au milieu duquel domina le mot :– Vieux coquin&|160;! Le papa Gobseck ne sourcilla pas, il tirad’un carton sa paire de pistolets, et dit froidement : – En maqualité d’insulté, je tirerai le premier. – Maxime, vous devez desexcuses à monsieur, s’écria doucement la tremblante comtesse. – Jen’ai pas eu l’intention de vous offenser, dit le jeune homme enbalbutiant. – Je le sais bien, répondit tranquillement Gobseck,votre intention était seulement de ne pas payer vos lettres dechange. La comtesse se leva, salua, et disparut en proie sans douteà une profonde horreur. Monsieur de Trailles fut forcé de lasuivre&|160;; mais avant de sortir : – S’il vous échappe uneindiscrétion, messieurs, dit-il, j’aurai votre sang ou vous aurezle mien. – Amen, lui répondit Gobseck en serrant ses pistolets.Pour jouer son sang, faut en avoir, mon petit, et tu n’as que de laboue dans les veines. Quand la porte fut fermée et que les deuxvoitures partirent, Gobseck se leva, se mit à danser en répétant :– J’ai les diamants&|160;! j’ai les diamants&|160;! Les beauxdiamants, quels diamants&|160;! et pas cher. Ah&|160;! ah&|160;!Wertrust et Gigonnet, vous avez cru attraper le vieux papaGobseck&|160;! Ego sum papa&|160;! je suis votre maître àtous&|160;! Intégralement payé&|160;! Comme ils seront sots, cesoir, quand je leur conterai l’affaire, entre deux parties dedomino&|160;! Cette joie sombre, cette férocité de sauvage,excitées par la possession de quelques cailloux blancs, me firenttressaillir. J’étais muet et stupéfait. – Ah, ah&|160;! te voilà,mon garçon, dit-il. Nous dînerons ensemble. Nous nous amuseronschez toi, je n’ai pas de ménage. Tous ces restaurateurs, avec leurscoulis, leurs sauces, leurs vins, empoisonneraient le diable.L’expression de mon visage lui rendit subitement sa froideimpassibilité – Vous ne concevez pas cela, me dit-il en s’asseyantau coin de son foyer où il mit son poêlon de fer-blanc plein delait sur le réchaud. – Voulez-vous déjeuner avec moi&|160;?reprit-il, il y en aura peut-être assez pour deux. – Merci,répondis-je, je ne déjeune qu’à midi. En ce moment des pasprécipités retentirent dans le corridor. L’inconnu qui survenaits’arrêta sur le palier de Gobseck, et frappa plusieurs coups quieurent un caractère de fureur. L’usurier alla reconnaître par lachattière, et ouvrit à un homme de trente-cinq ans environ, quisans doute lui parut inoffensif, malgré cette colère. Le survenantsimplement vêtu, ressemblait au feu duc de Richelieu, c’était lecomte que vous avez dû rencontrer et qui avait, passez-moi cetteexpression, la tournure aristocratique des hommes d’état de votrefaubourg. – Monsieur, dit-il, en s’adressant à Gobseck redevenucalme, ma femme sort d’ici&|160;? – Possible. – Eh&|160;! bien,monsieur, ne me comprenez-vous pas&|160;? – Je n’ai pas l’honneurde connaître madame votre épouse, répondit l’usurier. J’ai reçubeaucoup de monde ce matin : des femmes, des hommes, desdemoiselles qui ressemblaient à des jeunes gens, et des jeunes gensqui ressemblaient à des demoiselles.. Il me serait bien difficilede… . – Trêve de plaisanterie, monsieur, je parle de la femme quisort à l’instant de chez vous. – Comment puis-je savoir si elle estvotre femme, demanda l’usurier, je n’ai jamais eu l’avantage devous voir. – Vous vous trompez, monsieur Gobseck, dit le comte avecun profond accent d’ironie. Nous nous sommes rencontrés dans lachambre de ma femme, un matin. Vous veniez toucher un billetsouscrit par elle, un billet qu’elle ne devait pas. – Ce n’étaitpas mon affaire de rechercher de quelle manière elle en avait reçula valeur, répliqua Gobseck en lançant un regard malicieux aucomte. J’avais escompté l’effet à l’un de mes confrères.D’ailleurs, monsieur, dit le capitaliste sans s’émouvoir ni presserson débit et en versant du café dans sa jatte de lait, vous mepermettrez de vous faire observer qu’il ne m’est pas prouvé quevous ayez le droit de me faire des remontrances chez moi : je suismajeur depuis l’an soixante et un du siècle dernier. – Monsieur,vous venez d’acheter à vil prix des diamants de famille quin’appartenaient pas à ma femme. – Sans me croire obligé de vousmettre dans le secret de mes affaires, je vous dirai, monsieur lecomte, que si vos diamants vous ont été pris par madame lacomtesse, vous auriez dû prévenir, par une circulaire, lesjoailliers de ne pas les acheter, elle a pu les vendre en détail. –Monsieur&|160;! s’écria le comte, vous connaissiez ma femme. –Vrai&|160;? – Elle est en puissance de mari. – Possible. – Ellen’avait pas le droit de disposer de ces diamants… – Juste. –Eh&|160;! bien, monsieur&|160;? – Eh&|160;! bien monsieur, jeconnais votre femme, elle est en puissance de mari je le veux bien,elle est sous bien des puissances&|160;; mais – je – ne – connaispas –vos diamants. Si madame la comtesse signe des lettres dechange, elle peut sans doute faire le commerce, acheter desdiamants, en recevoir pour les vendre, ça s’est vu&|160;! – Adieu,monsieur, s’écria le comte pâle de colère, il y a des tribunaux. –Juste. – Monsieur que voici, ajouta-t-il en me montrant, a ététémoin de la vente. – Possible. Le comte allait sortir. Tout àcoup, sentant l’importance de cette affaire, je m’interposai entreles parties belligérantes. – Monsieur le comte, dis-je, vous avezraison, et monsieur Gobseck est sans aucun tort. Vous ne sauriezpoursuivre l’acquéreur sans faire mettre en cause votre femme, etl’odieux de cette affaire ne retomberait pas sur elle seulement. Jesuis avoué je me dois à moi-même encore plus qu’à mon caractèreofficiel de vous déclarer que les diamants dont vous parlez ont étéachetés par monsieur Gobseck en ma présence&|160;; mais je croisque vous auriez tort de contester la légalité de cette vente dontles objets sont d’ailleurs peu reconnaissables. En équité, vousauriez raison&|160;; en justice, vous succomberiez. MonsieurGobseck est trop honnête homme pour nier que cette vente ait étéeffectuée à son profit, surtout quand ma conscience et mon devoirme forcent à l’avouer. Mais intentassiez-vous un procès, monsieurle comte, l’issue en serait douteuse. Je vous conseille donc detransiger avec monsieur Gobseck, qui peut exciper de sa bonne foi,mais auquel vous devrez toujours rendre le prix de la vente.Consentez à un réméré de sept à huit mois, d’un an même, laps detemps qui vous permettra de rendre la somme empruntée par madame lacomtesse à moins que vous ne préfériez les racheter dès aujourd’huien donnant des garanties pour le paiement. L’usurier trempait sonpain dans la tasse et mangeait avec une parfaiteindifférence&|160;; mais au mot de transaction il me regarda commes’il disait : – Le gaillard&|160;! comme il profite de mes leçons.De mon côté je lui ripostai par une oeillade qu’il comprit àmerveille. L’affaire était fort douteuse, ignoble&|160;; ildevenait urgent de transiger. Gobseck n’aurait pas eu la ressourcede la dénégation, j’aurais dit la vérité. Le comte me remercia parun bienveillant sourire. Après un débat dans lequel l’adresse etl’avidité de Gobseck auraient mis en défaut toute la diplomatied’un congrès, je préparai un acte par lequel le comte reconnutavoir reçu de l’usurier une somme de quatre-vingt-cinq millefrancs, intérêts compris, et moyennant la reddition de laquelleGobseck s’engageait à remettre les diamants au comte. – Quelledilapidation&|160;! s’écria le mari en signant. Comment jeter unpont sur cet abîme&|160;? – Monsieur, dit gravement Gobseck,avez-vous beaucoup d’enfants&|160;? Cette demande fit tressaillirle comte comme si semblable à un savant médecin, l’usurier eût mistout à coup le doigt sur le siège du mal. Le mari ne répondit pas.– Eh&|160;! bien reprit Gobseck en comprenant le douloureux silencedu comte, je sais votre histoire par cœur. Cette femme est un démonque vous aimez peut-être encore&|160;; je le crois bien, elle m’aému. Peut-être voudriez-vous sauver votre fortune, la réserver à unou deux de vos enfants. Eh&|160;! bien jetez-vous dans letourbillon du monde, jouez, perdez cette fortune, venez trouversouvent Gobseck. Le monde dira que je suis un juif, un arabe, unusurier, un corsaire, que je vous aurai ruiné&|160;! Je m’enmoque&|160;! Si l’on m’insulte, je mets mon homme à bas, personnene tire aussi bien le pistolet et l’épée que votre serviteur. On lesait&|160;! Puis ayez un ami, si vous pouvez en rencontrer unauquel vous ferez une vente simulée de vos biens. – N’appelez-vouspas cela un fidéicommis&|160;? me demanda-t-il en se tournant versmoi. Le comte parut entièrement absorbé dans ses pensées et nousquitta en nous disant : – Vous aurez votre argent demain, monsieur,tenez les diamants prêts. – Ça m’a l’air d’être bête comme unhonnête homme, me dit froidement Gobseck quand le comte fut parti.– Dites plutôt bête comme un homme passionné. – Le comte vous doitles frais de l’acte, s’écria-t-il en me voyant prendre congé delui. Quelques jours après cette scène qui m’avait initié auxterribles mystères de la vie d’une femme à la mode, je vis entrerle comte un matin dans mon cabinet. – Monsieur, dit-il, je viensvous consulter sur des intérêts graves, en vous déclarant que j’aien vous la confiance la plus entière, et j’espère vous en donnerdes preuves. Votre conduite envers madame de Grandlieu, dit lecomte, est au-dessus de tout éloge.

– Vous voyez, madame, dit l’avoué à la vicomtesse que j’ai millefois reçu de vous le prix d’une action bien simple. Je m’inclinairespectueusement et répondis que je n’avais fait que remplir undevoir d’honnête homme. – Eh&|160;! bien, monsieur, j’ai prisbeaucoup d’informations sur le singulier personnage auquel vousdevez votre état, me dit le comte. D’après tout ce que j’en sais,je reconnais en Gobseck un philosophe de l’école cynique. Quepensez-vous de sa probité&|160;? – Monsieur le comte, répondis-je,Gobseck est mon bienfaiteur… à quinze pour cent, ajoutai-je enriant. Mais son avarice ne m’autorise pas à le peindre ressemblantau profit d’un inconnu. – Parlez, monsieur&|160;! Votre franchisene peut nuire ni à Gobseck ni à vous. Je ne m’attends pas à trouverun ange dans un prêteur sur gages. – Le papa Gobseck, repris-je,est intimement convaincu d’un principe qui domine sa conduite.Selon lui, l’argent est une marchandise que l’on peut, en toutesûreté de conscience, vendre cher ou bon marché, suivant les cas.Un capitaliste est à ses yeux un homme qui entre, par le fortdenier qu’il réclame de son argent, comme associé par anticipationdans les entreprises et les spéculations lucratives. A part sesprincipes financiers et ses observations philosophiques sur lanature humaine qui lui permettent de se conduire en apparence commeun usurier, je suis intimement persuadé que, sorti de ses affaires,il est l’homme le plus délicat et le plus probe qu’il y ait àParis. Il existe deux hommes en lui : il est avare et philosophe,petit et grand. Si je mourais en laissant des enfants il seraitleur tuteur. Voilà, monsieur, sous quel aspect l’expérience m’amontré Gobseck. Je ne connais rien de sa vie passée. Il peut avoirété corsaire, il a peut-être traversé le monde entier en trafiquantdes diamants ou des hommes, des femmes ou des secrets d’état, maisje jure qu’aucune âme humaine n’a été ni plus fortement trempée nimieux éprouvée. Le jour où je lui ai porté la somme qui m’acquit-tait envers lui, je lui demandai, non sans quelques précautionsoratoires, quel sentiment l’avait poussé à me faire payer de siénormes intérêts, et par quelle raison, voulant m’obliger, moi sonami, il ne s’était pas permis un bienfait complet. – Mon fils, jet’ai dispensé de la reconnaissance en te donnant le droit de croireque tu ne me devais rien, aussi sommes-nous les meilleurs amis dumonde. Cette réponse, monsieur, vous expliquera l’homme mieux quetoutes les paroles possibles. – Mon parti est irrévocablement pris,me dit le comte. Préparez les actes nécessaires pour transporter àGobseck la propriété de mes biens. Je ne me fie qu’à vous,monsieur, pour la rédaction de la contre-lettre par laquelle ildéclarera que cette vente est simulée, et prendra l’engagement deremettre ma fortune administrée par lui comme il sait administrer,entre les mains de mon fils aîné, à l’époque de sa majorité.Maintenant, monsieur, il faut vous le dire : je craindrais degarder cet acte précieux chez moi. L’attachement de mon fils poursa mère me fait redouter de lui confier cette contre-lettre.Oserais-je vous prier d’en être le dépositaire&|160;? En cas demort, Gobseck vous instituerait légataire de mes propriétés. Ainsi,tout est prévu. Le comte garda le silence pendant un moment etparut très-agité. – Mille pardons, monsieur, me dit-il après unepause, je souffre beaucoup, et ma santé me donne les plus vivescraintes. Des chagrins récents ont troublé ma vie d’une manièrecruelle, et nécessitent la grande mesure que je prends. – Monsieur,lui dis-je, permettez-moi de vous remercier d’abord de la confianceque vous avez en moi. Mais je dois la justifier en vous faisantobserver que par ces mesures vous exhérédez complétement vos…autres enfants. Ils portent votre nom. Ne fussent-ils que lesenfants d’une femme autrefois aimée, maintenant déchue, ils ontdroit à une certaine existence. Je vous déclare que je n’acceptepoint la charge dont vous voulez bien m’honorer, si leur sort n’estpas fixé. Ces paroles tirent tressaillir violemment le comte.Quelques larmes lui vinrent aux yeux, il me serra la main en medisant : – Je ne vous connaissais pas encore tout entier. Vousvenez de me causer à la fois de la joie et de la peine. Nousfixerons la part de ces enfants par les dispositions de lacontre-lettre. Je le reconduisis jusqu’à la porte de mon étude, etil me sembla voir ses traits épanouis par le sentiment desatisfaction que lui causait cet acte de justice.

– Voila, Camille, comment de jeunes femmes s’embarquent sur desabîmes. Il suffit quelquefois d’une contredanse, d’un air chanté aupiano, d’une partie de campagne pour décider d’effroyablesmalheurs. On y court à la voix présomptueuse de la vanité, del’orgueil, sur la foi d’un sourire, ou par folie, parétourderie&|160;? La Honte, le Remords et la Misère sont troisFuries entre les mains desquelles doivent infailliblement tomberles femmes aussitôt qu’elles franchissent les bornes…

– Ma pauvre Camille se meurt de sommeil, dit la vicomtesse eninterrompant l’avoué. Va, ma fille, va dormir, ton cœur n’a pasbesoin de tableaux effrayants pour rester pur et vertueux.

Camille de Grandlieu comprit sa mère, et sortit.

– Vous êtes allé un peu trop loin, cher monsieur Derville, ditla vicomtesse, les avoués ne sont ni mères de famille, niprédicateurs.

– Mais les gazettes sont mille fois plus…

– Pauvre Derville&|160;! dit la vicomtesse en interrompantl’avoué, je ne vous reconnais pas. Croyez-vous donc que ma fillelise les journaux&|160;? – Continuez, ajouta-t-elle après unepause.

– Trois mois après la ratification des ventes consenties par lecomte au profit de Gobseck…

– Vous pouvez nommer le comte de Restaud, puisque ma fille n’estplus là, dit la vicomtesse.

– Soit&|160;! reprit l’avoué. Long-temps après cette scène, jen’avais pas encore reçu la contre-lettre qui devait me rester entreles mains. A Paris, les avoués sont emportés par un courant qui neleur permet de porter aux affaires de leurs clients que le degréd’intérêt qu’ils y portent eux-mêmes, sauf les exceptions que noussavons faire. Cependant, un jour que l’usurier dînait chez moi, jelui demandai, en sortant de table, s’il savait pourquoi je n’avaisplus entendu parler de monsieur de Restaud. – Il y a d’excellentesraisons pour cela, me répondit-il. Le gentilhomme est à la mort.C’est une de ces âmes tendres qui ne connaissant pas la manière detuer le chagrin, se laissent toujours tuer par lui. La vie est untravail, un métier, qu’il faut se donner la peine d’apprendre.Quand un homme a su la vie, à force d’en avoir éprouvé lesdouleurs, sa fibre se corrobore et acquiert une certaine souplessequi lui permet de gouverner sa sensibilité&|160;; il fait de sesnerfs, des espèces de ressorts d’acier qui plient sanscasser&|160;; si l’estomac est bon, un homme ainsi préparé doitvivre aussi long-temps que vi- vent les cèdres du Liban qui sont defameux arbres. – Le comte serait mourant&|160;? dis-je. – Possible,dit Gobseck. Vous aurez dans sa succession une affaire juteuse. Jeregardai mon homme, et lui dis pour le sonder : – Expliquez-moidonc pourquoi nous sommes, le comte et moi, les seuls auxquels vousvous soyez intéressé [Coquille du Furne : intéressés.]&|160;? –Parce que vous êtes les seuls qui vous soyez fiés à moi sansfinasserie, me répondit-il. Quoique cette réponse me permît decroire que Gobseck n’abuserait pas de sa position, si lescontre-lettres se perdaient, je résolus d’aller voir le comte. Jeprétextai des affaires, et nous sortîmes. J’arrivai promptement ruedu Helder. Je fus introduit dans un salon où la comtesse jouaitavec ses enfants. En m’entendant annoncer, elle se leva par unmouvement brusque, vint à ma rencontre, et s’assit sans mot dire,en m’indiquant de la main un fauteuil vacant auprès du feu. Ellemit sur sa figure ce masque impénétrable sous lequel les femmes dumonde savent si bien cacher leurs passions. Les chagrins avaientdéjà fané ce visage&|160;; les lignes merveilleuses qui enfaisaient autrefois le mérite, restaient seules pour témoigner desa beauté. – Il est très-essentiel, madame, que je puisse parler àmonsieur le comte… – Vous seriez donc plus favorisé que je ne lesuis, répondit-elle en m’interrompant. Monsieur de Restaud ne veutvoir personne, il souffre à peine que son médecin vienne le voir,et repousse tous les soins, même les miens. Les malades ont desfantaisies si bizarres&|160;! ils sont comme des enfants, ils nesavent ce qu’ils veulent. – Peut-être, comme les enfants,savent-ils très-bien ce qu’ils veulent. La comtesse rougit. Je merepentis presque d’avoir fait cette réplique digne de Gobseck.Mais, repris-je pour changer de conversation, il est impossible,madame, que monsieur de Restaud demeure perpétuellement seul. – Ila son fils aîné près de lui, dit-elle. J’eus beau regarder lacomtesse, cette fois elle ne rougit plus, et il me parut qu’elles’était affermie dans la résolution de ne pas me laisser pénétrerses secrets. – Vous devez comprendre, madame, que ma démarche n’estpoint indiscrète, repris-je. Elle est fondée sur des intérêtspuissants… Je me mordis les lèvres, en sentant que je m’embarquaisdans une fausse route. Aussi, la comtesse profita-t-ellesur-le-champ de mon étourderie. – Mes intérêts ne sont pointséparés de ceux de mon mari, monsieur, dit-elle. Rien ne s’oppose àce que vous vous adressiez à moi… – L’affaire qui m’amène neconcerne que monsieur le comte, répondis-je avec fer- meté. – Je leferai prévenir du désir que vous avez de le voir. Le ton poli,l’air qu’elle prit pour prononcer cette phrase ne me trompèrentpas, je devinai qu’elle ne me laisserait jamais parvenir jusqu’àson mari. Je causai pendant un moment de choses indifférentes afinde pouvoir observer la comtesse&|160;; mais, comme toutes lesfemmes qui se sont fait un plan, elle savait dissimuler avec cetterare perfection qui, chez les personnes de votre sexe, est ledernier degré de la perfidie. Oserai-je le dire, j’appréhendaistout d’elle, même un crime. Ce sentiment provenait d’une vue del’avenir qui se révélait dans ses gestes, dans ses regards, dansses manières, et jusque dans les intonations de sa voix. Je laquittai. Maintenant je vais vous raconter les scènes qui terminentcette aventure, en y joignant les circonstances que le temps m’arévélées, et les détails que la perspicacité de Gobseck ou lamienne m’ont fait deviner. Du moment où le comte de Restaud parutse plonger dans un tourbillon de plaisirs, et vouloir dissiper safortune, il se passa entre les deux époux des scènes dont le secreta été impénétrable et qui permirent au comte de juger sa femmeencore plus défavorablement qu’il ne l’avait fait jusqu’alors.Aussitôt qu’il tomba malade, et qu’il fut obligé de s’aliter, semanifesta son aversion pour la comtesse et pour ses deux derniersenfants&|160;; il leur interdit l’entrée de sa chambre, et quandils essayèrent d’éluder cette consigne, leur désobéissance amenades crises si dangereuses pour monsieur de Restaud, que le médecinconjura la comtesse de ne pas enfreindre les ordres de son mari.Madame de Restaud ayant vu successivement les terres, lespropriétés de la famille, et même l’hôtel où elle demeurait, passerentre les mains de Gobseck qui semblait réaliser, quant à leurfortune, le personnage fantastique d’un ogre, comprit sans douteles desseins de son mari. Monsieur de Trailles, un peu tropvivement poursuivi par ses créanciers, voyageait alors enAngleterre. Lui seul aurait pu apprendre à la comtesse lesprécautions secrètes que Gobseck avait suggérées à monsieur deRestaud contre elle. On dit qu’elle résista long-temps à donner sasignature, indispensable aux termes de nos lois pour valider lavente des biens, et néanmoins le comte l’obtint. La comtessecroyait que son mari capitalisait sa fortune, et que le petitvolume de billets qui la représentait serait dans une cachette,chez un notaire, ou peut-être à la Banque. Suivant ses calculs,monsieur de Restaud devait posséder nécessairement un actequelconque pour donner à son fils aîné la facilité de recouvrerceux de ses biens auxquels il tenait. Elle prit donc le partid’établir autour de la chambre de son mari la plus exactesurveillance. Elle régna despotiquement dans sa maison, qui futsoumise à son espionnage de femme. Elle restait toute la journéeassise dans le salon attenant à la chambre de son mari, et d’oùelle pouvait entendre ses moindres paroles et ses plus légersmouvements. La nuit, elle faisait tendre un lit dans cette pièce,et la plupart du temps elle ne dormait pas. Le médecin futentièrement dans ses intérêts. Ce dévouement parut admirable. Ellesavait, avec cette finesse naturelle aux personnes perfides,déguiser la répugnance que monsieur de Restaud manifestait pourelle, et jouait si parfaitement la douleur, qu’elle obtint unesorte de célébrité. Quelques prudes trouvèrent même qu’ellerachetait ainsi ses fautes. Mais elle avait toujours devant lesyeux la misère qui l’attendait à la mort du comte, si elle manquaitde présence d’esprit. Ainsi cette femme, repoussée du lit dedouleur où gémissait son mari, avait tracé un cercle magique àl’entour. Loin de lui, et près de lui, disgraciée ettoute-puissante, épouse dévouée en apparence, elle guettait la mortet la fortune, comme cet insecte des champs qui, au fond duprécipice de sable qu’il a su arrondir en spirale, y attend soninévitable proie en écoutant chaque grain de poussière qui tombe.Le censeur le plus sévère ne pouvait s’empêcher de reconnaître quela comtesse portait loin le sentiment de la maternité. La mort deson père fut, dit-on, une leçon pour elle. Idolâtre de ses enfants,elle leur avait dérobé le tableau de ses désordres, leur âge luiavait permis d’atteindre à son but et de s’en faire aimer, elleleur a donné la meilleure et la plus brillante éducation. J’avoueque je ne puis me défendre pour cette femme d’un sentimentadmiratif et d’une compatissance sur laquelle Gobseck me plaisanteencore. A cette époque, la comtesse, qui reconnaissait la bassessede Maxime, expiait par des larmes de sang les fautes de sa viepassée. Je le crois. Quelque odieuses que fussent les mesuresqu’elle prenait pour reconquérir la fortune de son mari, ne luiétaient-elles pas dictées par son amour maternel et par le désir deréparer ses torts envers ses enfants&|160;? Puis, comme plusieursfemmes qui ont subi les orages d’une passion, peut-êtreéprouvait-elle le besoin de redevenir vertueuse. Peut-être neconnut-elle le prix de la vertu qu’au moment où elle recueillit latriste moisson semée par ses erreurs. Chaque fois que le jeuneErnest sortait de chez son père, il subissait un interrogatoireinquisitorial sur tout ce que le comte avait fait et dit. L’enfantse prêtait complaisamment aux désirs de sa mère qu’il attribuait àun tendre sentiment, et il allait au-devant de toutes lesquestions. Ma visite fut un trait de lumière pour la comtesse quivoulut voir en moi le ministre des vengeances du comte, et résolutde ne pas me laisser approcher du moribond. Mû [Coquille du Furne :Mu.] par un pressentiment sinistre, je désirais vivement meprocurer un entretien avec monsieur de Restaud, car je n’étais passans inquiétude sur la destinée des contre-lettres&|160;; si ellestombaient entre les mains de la comtesse, elle pouvait les fairevaloir, et il se serait élevé des procès interminables entre elleet Gobseck. Je connaissais assez l’usurier pour savoir qu’il nerestituerait jamais les biens à la comtesse, et il y avait denombreux éléments de chicane dans la contexture de ces titres dontl’action ne pouvait être exercée que par moi. Je voulus prévenirtant de malheurs, et j’allai chez la comtesse une seconde fois.

– J’ai remarqué, madame, dit Derville à la vicomtesse deGrandlieu en prenant le ton d’une confidence, qu’il existe certainsphénomènes moraux auxquels nous ne faisons pas assez attention dansle monde. Naturellement observateur, j’ai porté dans les affairesd’intérêt que je traite et où les passions sont si vivement misesen jeu, un esprit d’analyse involontaire. Or, j’ai toujours admiréavec une surprise nouvelle que les intentions secrètes et les idéesque portent en eux deux adversaires, sont presque toujoursréciproquement devinées. Il se rencontre parfois entre deux ennemisla même lucidité de raison, la même puissance de vue intellectuellequ’entre deux amants qui lisent dans l’âme l’un de l’autre. Ainsi,quand nous fûmes tous deux en présence la comtesse et moi, jecompris tout à coup la cause de l’antipathie qu’elle avait pourmoi, quoiqu’elle déguisât ses sentiments sous les formes les plusgracieuses de la politesse et de l’aménité. J’étais un confidentimposé, et il est impossible qu’une femme ne haïsse pas un hommedevant qui elle est obligée de rougir. Quant à elle, elle devinaque si j’étais l’homme en qui son mari plaçait sa confiance, il nem’avait pas encore remis sa fortune. Notre conversation, dont jevous fais grâce, est restée dans mon souvenir comme une des luttesles plus dangereuses que j’ai subies. La comtesse, douée par lanature des qualités nécessaires pour exercer d’irrésistiblesséductions, se montra tour à tour, souple, fière, caressante,confiante&|160;; elle alla même jus- qu’à tenter d’allumer macuriosité, d’éveiller l’amour dans mon cœur afin de me dominer :elle échoua. Quand je pris congé d’elle, je surpris dans ses yeuxune expression de haine et de fureur qui me fit trembler. Nous nousséparâmes ennemis. Elle aurait voulu pouvoir m’anéantir, et moi jeme sentais de la pitié pour elle, sentiment qui, pour certainscaractères, équivaut à la plus cruelle injure. Ce sentiment perçadans les dernières considérations que je lui présentai. Je luilaissai, je crois, une profonde terreur dans l’âme en lui déclarantque, de quelque manière qu’elle pût s’y prendre, elle seraitnécessairement ruinée. – Si je voyais monsieur le comte, au moinsle bien de vos enfants… – Je serais à votre merci, dit-elle enm’interrompant par un geste de dégoût. Une fois les questionsposées entre nous d’une manière si franche, je résolus de sauvercette famille de la misère qui l’attendait. Déterminé à commettredes illégalités judiciaires, si elles étaient nécessaires pourparvenir à mon but, voici quels furent mes préparatifs. Je fispoursuivre monsieur le comte de Restaud pour une somme duefictivement à Gobseck et j’obtins des condamnations. La comtessecacha nécessairement cette procédure, mais j’acquérais ainsi ledroit de faire apposer les scellés à la mort du comte. Je corrompisalors un des gens de la maison, et j’obtins de lui la promessequ’au moment même où son maître serait sur le point d’expirer, ilviendrait me prévenir, fût-ce au milieu de la nuit, afin que jepusse intervenir tout à coup, effrayer la comtesse en la menaçantd’une subite apposition de scellés, et sauver ainsi lescontre-lettres. J’appris plus tard que cette femme étudiait le codeen entendant les plaintes de son mari mourant. Quels effroyablestableaux ne présenteraient pas les âmes de ceux qui environnent leslits funèbres, si l’on pouvait en peindre les idées&|160;? Ettoujours la fortune est le mobile des intrigues qui s’élaborent,des plans qui se forment, des trames qui s’ourdissent&|160;!Laissons maintenant de côté ces détails assez fastidieux de leurnature, mais qui ont pu vous permettre de deviner les douleurs decette femme, celles de son mari, et qui vous dévoilent les secretsde quelques intérieurs semblables à celui-ci. Depuis deux mois lecomte de Restaud, résigné à son sort, demeurait couché, seul, danssa chambre. Une maladie mortelle avait lentement affaibli son corpset son esprit. En proie à ces fantaisies de malade dont labizarrerie semble inexplicable, il s’opposait à ce qu’on appropriâtson appar- tement, il se refusait à toute espèce de soin, et même àce qu’on fît son lit. Cette extrême apathie s’était empreinteautour de lui : les meubles de sa chambre restaient en désordre. Lapoussière, les toiles d’araignées couvraient les objets les plusdélicats. Jadis riche et recherché dans ses goûts, il secomplaisait alors dans le triste spectacle que lui offrait cettepièce où la cheminée, le secrétaire et les chaises étaientencombrés des objets que nécessite une maladie : des fioles videsou pleines, presque toutes sales&|160;; du linge épars, desassiettes brisées, une bassinoire ouverte devant le feu, unebaignoire encore pleine d’eau minérale. Le sentiment de ladestruction était exprimé dans chaque détail de ce chaosdisgracieux. La mort apparaissait dans les choses avant d’envahirla personne. Le comte avait horreur du jour, les persiennes desfenêtres étaient fermées, et l’obscurité ajoutait encore à lasombre physionomie de ce triste lieu. Le malade avaitconsidérablement maigri. Ses yeux, où la vie semblait s’êtreréfugiée, étaient restés brillants. La blancheur livide de sonvisage avait quelque chose d’horrible, que rehaussait encore lalongueur extraordinaire de ses cheveux qu’il n’avait jamais voululaisser couper, et qui descendaient en longues mèches plates lelong de ses joues. Il ressemblait aux fanatiques habitants dudésert. Le chagrin éteignait tous les sentiments humains en cethomme à peine âgé de cinquante ans, que tout Paris avait connu sibrillant et si heureux. Au commencement du mois de décembre del’année 1824, un matin, il regarda son fils Ernest qui était assisau pied de son lit, et qui le contemplait douloureusement. –Souffrez-vous&|160;? lui avait demandé le jeune vicomte. –Non&|160;! dit-il avec un effrayant sourire, tout est ici et autourdu cœur&|160;! Et après avoir montré sa tête, il pressa ses doigtsdécharnés sur sa poitrine creuse, par un geste qui fit pleurerErnest. – Pourquoi donc ne vois-je pas venir monsieurDerville&|160;? demanda-t-il à son valet de chambre qu’il croyaitlui être très-attaché, mais qui était tout à fait dans les intérêtsde la comtesse. – Comment, Maurice, s’écria le moribond qui se mitsur son séant et parut avoir recouvré toute sa présence d’esprit,voici sept ou huit fois que je vous envoie chez mon avoué, depuisquinze jours, et il n’est pas venu&|160;? Croyez-vous que l’onpuisse se jouer de moi&|160;? Allez le chercher sur-le-champ, àl’instant, et ramenez-le. Si vous n’exécutez pas mes ordres, je melèverai moi-même et j’irai… – Madame, dit le valet de chambre ensortant, vous avez entendu monsieur le comte, que dois-jefaire&|160;? – Vous feindrez d’aller chez l’avoué, et vousreviendrez dire à monsieur que son homme d’affaires est allé àquarante lieues d’ici pour un procès important. Vous ajouterezqu’on l’attend à la fin de la semaine. – Les malades s’abusenttoujours sur leur sort, pensa la comtesse, et il attendra le retourde cet homme. Le médecin avait déclaré la veille qu’il étaitdifficile que le comte passât la journée. Quand deux heures après,le valet de chambre vint faire à son maître cette réponsedésespérante, le moribond parut très-agité. – Mon Dieu&|160;! monDieu&|160;! répéta-t-il à plusieurs reprises, je n’ai confiancequ’en vous. Il regarda son fils pendant long-temps, et lui ditenfin d’une voix affaiblie : – Ernest, mon enfant, tu es bienjeune&|160;; mais tu as bon cœur et tu comprends sans doute lasainteté d’une promesse faite à un mourant, à un père. Te sens-tucapable de garder un secret, de l’ensevelir en toi-même de manièreà ce que ta mère elle-même ne s’en doute pas&|160;? Aujourd’hui,mon fils, il ne reste que toi dans cette maison à qui je puisse mefier. Tu ne trahiras pas ma confiance&|160;? – Non, mon père. –Eh&|160;! bien, Ernest, je te remettrai, dans quelques moments, unpaquet cacheté qui appartient à monsieur Derville, tu leconserveras de manière à ce que personne ne sache que tu lepossèdes, tu t’échapperas de l’hôtel et tu le jetteras à la petiteposte qui est au bout de la rue. – Oui, mon père. – Je puis comptersur toi&|160;? – Oui, mon père. – Viens m’embrasser. Tu me rendsainsi la mort moins amère, mon cher enfant. Dans six ou septannées, tu comprendras l’importance de ce secret, et alors, tuseras bien récompensé de ton adresse et de ta fidélité, alors tusauras combien je t’aime. Laisse-moi seul un moment et empêche quique ce soit d’entrer ici. Ernest sortit, et vit sa mère debout dansle salon. – Ernest, lui dit-t-elle, viens ici. Elle s’assit enprenant son fils entre ses deux genoux, et le pressant avec forcesur son cœur, elle l’embrassa. – Ernest, ton père vient de teparler. – Oui, maman. – Que t’a-t-il dit&|160;? – Je ne puis pas lerépéter, maman. – Oh&|160;! mon cher enfant, s’écria la comtesse enl’embrassant avec enthousiasme, combien de plaisir me fait tadiscrétion&|160;! Ne jamais mentir et rester fidèle à sa parole,sont deux principes qu’il ne faut jamais oublier. – Oh&|160;! quetu es belle, maman&|160;! Tu n’as jamais menti, toi&|160;! j’ensuis bien sûr. – Quelquefois, mon cher Ernest, j’ai menti. Oui,j’ai manqué à ma parole en des circonstances devant lesquellescèdent toutes les lois. Ecoute mon Ernest, tu es assez grand, assezraisonnable pour t’apercevoir que ton père me repousse, ne veut pasde mes soins, et cela n’est pas naturel, car tu sais combien jel’aime. – Oui, maman. – Mon pauvre enfant, dit la comtesse enpleurant, ce malheur est le résultat d’insinuations perfides. Deméchantes gens ont cherché à me séparer de ton père, dans le but desatisfaire leur avidité. Ils veulent nous priver de notre fortuneet se l’approprier. Si ton père était bien portant, la division quiexiste entre nous cesserait bientôt, il m’écouterait&|160;; etcomme il est bon, aimant, il reconnaîtrait son erreur&|160;; maissa raison s’est altérée, et les préventions qu’il avait contre moisont devenues une idée fixe, une espèce de folie, l’effet de samaladie. La prédilection que ton père a pour toi est une nouvellepreuve du dérangement de ses facultés. Tu ne t’es jamais aperçuqu’avant sa maladie il aimât moins Pauline et Georges que toi. Toutest caprice chez lui. La tendresse qu’il te porte pourrait luisuggérer l’idée de te donner des ordres à exécuter. Si tu ne veuxpas ruiner ta famille, mon cher ange, et ne pas voir ta mèremendiant son pain un jour comme une pauvresse, il faut tout luidire… – Ah&|160;! ah&|160;! s’écria le comte, qui, ayant ouvert laporte, se montra tout à coup presque nu, déjà même aussi sec, aussidécharné qu’un squelette. Ce cri sourd produisit un effet terriblesur la comtesse, qui resta immobile et comme frappée de stupeur.Son mari était si frêle et si pâle, qu’il semblait sortir de latombe. – Vous avez abreuvé ma vie de chagrins, et vous vouleztroubler ma mort, pervertir la raison de mon fils, en faire unhomme vicieux, cria-t-il d’une voix rauque. La comtesse alla sejeter au pied de ce mourant que les dernières émotions de la vierendaient presque hideux et y versa un torrent de larmes. –Grâce&|160;! grâce&|160;! s’écria-t-elle. – Avez-vous eu de lapitié pour moi&|160;? demanda-t-il. Je vous ai laissée dévorervotre fortune, voulez-vous maintenant dévorer la mienne, ruiner monfils&|160;! – Eh&|160;! bien, oui, pas de pitié pour moi, soyezinflexible, dit-elle, mais les enfants&|160;! Condamnez votre veuveà vivre dans un couvent, j’obéirai&|160;; je ferai pour expier mesfautes envers vous, tout ce qu’il vous plaira de m’ordonner&|160;;mais que les enfants soient heureux&|160;! Oh&|160;! lesenfants&|160;! les enfants&|160;! – Je n’ai qu’un enfant, réponditle comte en tendant, par un geste désespéré, son bras décharné versson fils. – Pardon&|160;! repentie, repentie&|160;!… criait lacomtesse en embrassant les pieds humides de son mari. Les sanglotsl’empêchaient de parler et des mots vagues, incohérents sortaientde son gosier brûlant. – Après ce que vous disiez à Ernest, vousosez parler de repentir&|160;! dit le moribond qui renversa lacomtesse en agitant le pied. – Vous me glacez&|160;! ajouta-t-ilavec une indifférence qui eut quelque chose d’effrayant. Vous avezété mauvaise fille, vous avez été mauvaise femme, vous serezmauvaise mère. La malheureuse femme tomba évanouie. Le mourantregagna son lit, s’y coucha, et perdit connaissance quelques heuresaprès. Les prêtres vinrent lui administrer les sacrements. Il étaitminuit quand il expira. La scène du matin avait épuisé le reste deses forces. J’arrivai à minuit avec le papa Gobseck. A la faveur dudésordre qui régnait, nous nous introduisîmes jusque dans le petitsalon qui précédait la chambre mortuaire, et où nous trouvâmes lestrois enfants en pleurs, entre deux prêtres qui devaient passer lanuit près du corps. Ernest vint à moi et me dit que sa mère voulaitêtre seule dans la chambre du comte. – N’y entrez pas, dit-il avecune expression admirable dans l’accent et le geste, elle yprie&|160;! Gobseck se mit à rire, de ce rire muet qui lui étaitparticulier. Je me sentais trop ému par le sentiment qui éclataitsur la jeune figure d’Ernest, pour partager l’ironie de l’avare.Quand l’enfant vit que nous marchions vers la porte, il alla s’ycoller en criant : – Maman, voilà des messieurs noirs qui techerchent&|160;! Gobseck enleva l’enfant comme si c’eût été uneplume, et ouvrit la porte. Quel spectacle s’offrit à nosregards&|160;! Un affreux désordre régnait dans cette chambre.Echevelée par le désespoir, les yeux étincelants, la comtessedemeura debout, interdite, au milieu de hardes, de papiers, dechiffons bouleversés. Confusion horrible à voir en présence de cemort. A peine le comte était-il expiré, que sa femme avait forcétous les tiroirs et le secrétaire, autour d’elle le tapis étaitcouvert de débris, quelques meubles et plusieurs portefeuillesavaient été brisés, tout portait l’empreinte de ses mains hardies.Si d’abord ses recherches avaient été vaines, son attitude et sonagitation me firent supposer qu’elle avait fini par découvrir lesmystérieux papiers. Je jetai un coup-d’oeil sur le lit, et avecl’instinct que nous donne l’habitude des affaires, je devinai cequi s’était passé. Le cadavre du comte se trouvait dans la ruelledu lit, presque en travers, le nez tourné vers les matelas,dédaigneusement jeté comme une des enveloppes de papier qui étaientà terre&|160;; lui aussi n’était plus qu’une enveloppe. Ses membresraidis et inflexibles lui donnaient quelque chose de grotesquementhorrible. Le mourant avait sans doute caché la contre-lettre sousson oreiller, comme pour la préserver de toute atteinte jusqu’à samort. La comtesse avait deviné la pensée de son mari, quid’ailleurs semblait être écrite dans le dernier geste, dans laconvulsion des doigts crochus. L’oreiller avait été jeté en bas dulit, le pied de la comtesse y était encore imprimé&|160;; à sespieds, devant elle, je vis un papier cacheté en plusieurs endroitsaux armes du comte, je le ramassai vivement et j’y lus unesuscription indiquant que le contenu devait m’être remis. Jeregardai fixement la comtesse avec la perspicace sévérité d’un jugequi interroge un coupable. La flamme du foyer dévorait les papiers.En nous entendant venir, la comtesse les y avait lancés en croyant,à la lecture des premières dispositions que j’avais provoquées enfaveur de ses enfants, anéantir un testament qui les privait deleur fortune. Une conscience bourrelée et l’effroi involontaireinspiré par un crime à ceux qui le commettent lui avaient ôtél’usage de la réflexion. En se voyant surprise, elle voyaitpeut-être l’échafaud et sentait le fer rouge du bourreau. Cettefemme attendait nos premiers mots en haletant, et nous regardaitavec des yeux hagards. – Ah&|160;! madame, dis-je en retirant de lacheminée un fragment que le feu n’avait pas atteint, vous avezruiné vos enfants&|160;! ces papiers étaient leurs titres depropriété. Sa bouche se remua, comme si elle allait avoir uneattaque de paralysie. – Hé&|160;! hé&|160;! s’écria Gobseck dontl’exclamation nous fit l’effet du grincement produit par unflambeau de cuivre quand on le pousse sur un marbre. Après unepause, le vieillard me dit d’un ton calme : – Voudriez-vous doncfaire croire à madame la comtesse que je ne suis pas le légitimepropriétaire des biens que m’a vendus monsieur le comte&|160;?Cette maison m’appartient depuis un moment. Un coup de massueappliqué soudain sur ma tête m’aurait moins causé de douleur et desurprise. La comtesse remarqua le regard indécis que je jetai surl’usurier. – Monsieur, monsieur&|160;! lui dit-elle sans trouverd’autres paroles. – Vous avez un fidéi-commis&|160;? luidemandai-je. – Possible. – Abuseriez-vous donc du crime commis parmadame&|160;? – Juste. Je sortis, laissant la comtesse assiseauprès du lit de son mari et pleurant à chaudes larmes. Gobseck mesuivit. Quand nous nous trouvâmes dans la rue, je me séparai delui, mais il vint à moi, me lança un de ces regards profonds parlesquels il sonde les cœurs, et me dit de sa voix flûtée qui pritdes tons aigus : – Tu te mêles de me juger&|160;? Depuis cetemps-là, nous nous sommes peu vus. Gobseck a loué l’hôtel ducomte, il va passer les étés dans les terres, fait le seigneur,construit les fermes, répare les moulins, les chemins, et plantedes arbres. Un jour je le rencontrai dans une allée aux Tuileries.– La comtesse mène une vie héroïque, lui dis-je. Elle s’estconsacrée à l’éducation de ses enfants qu’elle a parfaitementélevés L’aîné est un charmant sujet… – Possible. – Mais, repris-je,ne devriez-vous pas aider Ernest&|160;?. – Aider Ernest&|160;!s’écria Gobseck, non, non. Le malheur est notre plus grand maître,le malheur lui apprendra la valeur de l’argent, celle des hommes etcelle des femmes. Qu’il navigue sur la mer parisienne&|160;! quandil sera devenu bon pilote, nous lui donnerons un bâtiment. Je lequittai sans vouloir m’expliquer le sens de ses paroles. Quoiquemonsieur de Restaud, auquel sa mère a donné de la répugnance pourmoi, soit bien éloigné de me prendre pour conseil, je suis allé lasemaine dernière chez Gobseck pour l’instruire de l’amour qu’Ernestporte à mademoiselle Camille en le pressant d’accomplir son mandat,puisque le jeune comte arrive à sa majorité. Le vieil escompteurétait depuis long-temps au lit et souffrait de la maladie quidevait l’emporter. Il ajourna sa réponse au moment où il pourraitse lever et s’occuper d’affaires, il ne voulait sans doute ne sedéfaire de rien tant qu’il aurait un souffle de vie&|160;; saréponse dilatoire n’avait pas d’autres motifs. En le trouvantbeaucoup plus malade qu’il ne croyait l’être, je restai près de luipendant assez de temps pour reconnaître les progrès d’une passionque l’âge avait convertie en une sorte de folie. Afin de n’avoirpersonne dans la maison qu’il habitait, il s’en était fait leprincipal locataire et il en laissait toutes les chambresinoccupées. Il n’y avait rien de changé dans celle où il demeurait.Les meubles, que je connaissais si bien depuis seize ans,semblaient avoir été conservés sous verre, tant ils étaientexactement les mêmes. Sa vieille et fidèle portière, mariée à uninvalide qui gardait la loge quand elle montait auprès du maître,était toujours sa ménagère, sa femme de confiance, l’introducteurde quiconque le venait voir, et remplissait auprès de lui lesfonctions de garde-malade. Malgré son état de faiblesse, Gobseckrecevait encore lui-même ses pratiques, ses revenus, et avait sibien simplifié ses affaires qu’il lui suffisait de faire fairequelques commissions par son invalide pour les gérer au dehors.Lors du traité par lequel la France reconnut la république d’Haïti,les connaissances que possédait Gobseck sur l’état des anciennesfortunes à Saint-Domingue et sur les colons ou les ayant-causeauxquels étaient dévolues les indemnités, le firent nommer membrede la commission instituée pour liquider leurs droits et répartirles versements dus par Haïti. Le génie de Gobseck lui fit inventerune agence pour escompter les créances des colons ou de leurshéritiers, sous les noms de Werbrust et Gigonnet avec lesquels ilpartageait les bénéfices sans avoir besoin d’avancer son argent,car ses lumières avaient constitué sa mise de fonds. Cette agenceétait comme une distillerie où s’exprimaient les créances designorants, des incrédules, ou de ceux dont les droits pouvaientêtre contestés. Comme liquidateur, Gobseck savait parlementer avecles gros propriétaires qui, soit pour faire évaluer leurs droits àun taux élevé, soit pour les faire promptement admettre, luioffraient des présents proportionnés à l’importance de leursfortunes. Ainsi les cadeaux constituaient une espèce d’escompte surles sommes dont il lui était impossible de se rendre maître&|160;;puis, son agence lui livrait à vil prix les petites, les douteuses,et celles des gens qui préféraient un paiement immédiat, quelqueminime qu’il fût, aux chances des versements incertains de larépublique. Gobseck fut donc l’insatiable boa de cette grandeaffaire. Chaque matin il recevait ses tributs et les lorgnait commeeût fait le ministre d’un nabab avant de se décider à signer unegrâce. Gobseck prenait tout depuis la bourriche du pauvre diablejusqu’aux livres de bougie des gens scrupuleux, depuis la vaisselledes riches jusqu’aux tabatières d’or des spéculateurs. Personne nesavait ce que devenaient ces présents faits au vieil usurier. Toutentrait chez lui, rien n’en sortait. – Foi d’honnête femme, medisait la portière vieille connaissance à moi, je crois qu’il avaletout sans que cela le rende plus gras, car il est sec et maigrecomme l’oiseau de mon horloge. Enfin, lundi dernier, Gobseckm’envoya chercher par l’invalide, qui me dit en entrant dans moncabinet : – Venez vite, monsieur Derville, le patron va rendre sesderniers comptes&|160;; il a jauni comme un citron, il estimpatient de vous parler, la mort le travaille, et son dernierhoquet lui grouille dans le gosier. Quand j’entrai dans la chambredu moribond, je le surpris à genoux devant sa cheminée où, s’il n’yavait pas de feu, il se trouvait un énorme monceau de cendres.Gobseck s’y était traîné de son lit, mais les forces pour revenirse coucher lui manquaient, aussi bien que la voix pour se plaindre.– Mon vieil ami, lui dis-je en le relevant et l’aidant à regagnerson lit, vous aviez froid, comment ne faites-vous pas de feu&|160;?– Je n’ai point froid, dit-il, pas de feu&|160;! pas de feu&|160;!Je vais je ne sais où, garçon, reprit-il en me jetant un dernierregard blanc et sans chaleur, mais je m’en vais d’ici&|160;! J’aila carphologie, dit-il en se servant d’un terme qui annonçaitcombien son intelligence était encore nette et précise. J’ai cruvoir ma chambre pleine d’or vivant et je me suis levé pour enprendre. A qui tout le mien ira-t-il&|160;? Je ne le donne pas augouvernement, j’ai fait un testament, trouve-le, Grotius. La BelleHollandaise avait une fille que j’ai vue je ne sais où, dans la rueVivienne, un soir. Je crois qu’elle est surnommée la Torpille, elleest jolie comme un amour, cherche-la, Grotius&|160;? Tu es monexécuteur testamentaire, prends ce que tu voudras, mange : il y ades pâtés de foie gras, des balles de café, des sucres, descuillers d’or. Donne le service d’Odiot à ta femme. Mais à qui lesdiamants&|160;? Prises-tu, garçon&|160;? j’ai des tabacs, vends-les[Coquille du Furne : vend-les.] à Hambourg, ils gagnent un demi.Enfin j’ai de tout et il faut tout quitter&|160;! Allons, papaGobseck, se dit-il, pas de faiblesse, sois toi-même. Il se dressasur son séant, sa figure se dessina nettement sur son oreillercomme si elle eût été de bronze, il étendit son bras sec et sa mainosseuse sur sa couverture qu’il serra comme pour se retenir, ilregarda son foyer, froid autant que l’était son oeil métallique, etil mourut avec toute sa raison, en offrant à la portière, àl’invalide et à moi, l’image de ces vieux Romains attentifs queLethière a peints derrière les Consuls, dans son tableau de la mortdes Enfants de Brutus. – A-t-il du toupet, le vieux Lascar&|160;!me dit l’invalide dans son langage soldatesque. Moi j’écoutaisencore la fantastique énumération que le moribond avait faite deses richesses, et mon regard qui avait suivi le sien restait sur lemonceau de cendres dont la grosseur me frappa. Je pris lespincettes, et quand je les y plongeai, je frappai sur un amas d’oret d’argent, composé : sans doute des recettes faites pendant samaladie et que sa faiblesse l’avait empêché de cacher ou que sadéfiance ne lui avait pas permis d’envoyer à la Banque. – Courezchez le juge de paix, dis-je au vieil invalide, afin que lesscellés soient promptement apposés ici&|160;! Frappé des dernièresparoles de Gobseck, et de ce que m’avait récemment dit la portière,je pris les clefs des chambres situées au premier et au secondétages pour les aller visiter. Dans la première pièce que j’ouvrisj’eus l’explication des discours que je croyais insensés, en voyantles effets d’une avarice à laquelle il n’était plus resté que cetinstinct illogique dont tant d’exemples nous sont offerts par lesavares de province. Dans la chambre voisine de celle où Gobseckétait expiré, se trouvaient des pâtés pourris, une foule decomestibles de tout genre et même des coquillages, des poissons quiavaient de la barbe et dont les diverses puanteurs faillirentm’asphyxier. Partout fourmillaient des vers et des insectes. Cesprésents récemment faits étaient mêlés à des boîtes de toutesformes, à des caisses de thé, à des balles de café. Sur lacheminée, dans une soupière d’argent étaient des avis d’arrivage demarchandises consignées en son nom au Havre, balles de coton,boucauts de sucre, tonneaux de rhum, cafés, indigos, tabacs, toutun bazar de denrées coloniales&|160;! Cette pièce était encombréede meubles, d’argenterie, de lampes, de tableaux, de vases, delivres, de belles gravures roulées, sans cadres, et de curiosités.Peut-être cette immense quantité de valeurs ne provenait pasentièrement de cadeaux et constituait des gages qui lui étaientrestés faute de paiement. Je vis des écrins armoriés ou chiffrés,des services en beau linge, des armes précieuses, mais sansétiquettes. En ouvrant un livre qui me semblait avoir été déplacé,j’y trouvai des billets de mille francs. Je me promis de bienvisiter les moindres choses, de sonder les planchers, les plafonds,les corniches et les murs afin de trouver tout cet or dont était sipassionnément avide ce Hollandais digne du pinceau de Rembrandt. Jen’ai jamais vu, dans le cours de ma vie judiciaire, pareils effetsd’avarice et d’originalité. Quand je revins dans sa chambre, jetrouvai sur son bureau la raison du pêle-mêle progressif et del’entassement de ces richesses. Il y avait sous un serre-papier unecorrespondance entre Gobseck et les marchands auxquels il vendaitsans doute habituellement ses présents. Or, soit que ces genseussent été victimes de l’habileté de Gobseck, soit que Gobseckvoulût un trop grand prix de ses denrées ou de ses valeursfabriquées, chaque marché se trouvait en suspens. Il n’avait pasvendu les comestibles à Chevet, parce que Chevet ne voulait lesreprendre qu’à trente pour cent de perte. Gobseck chicanait pourquelques francs de différence, et pendant la discussion lesmarchandises s’avariaient. Pour son argenterie, il refusait depayer les frais de la livraison. Pour ses cafés, il ne voulait pasgarantir les déchets. Enfin chaque objet donnait lieu à descontestations qui dénotaient en Gobseck les premiers symptômes decet enfantillage, de cet entêtement incompréhensible auxquelsarrivent tous les vieillards chez lesquels une passion forte survità l’intelligence. Je me dis, comme il se l’était dit à lui-même : –A qui toutes ces richesses iront-elles&|160;?… En pensant aubizarre renseignement qu’il m’avait fourni sur sa seule héritière,je me vois obligé de fouiller toutes les maisons suspectes de Parispour y jeter à quelque mauvaise femme une immense fortune. Avanttout, sachez que, par des actes en bonne forme, le comte Ernest deRestaud sera sous peu de jours mis en possession d’une fortune quilui permet d’épouser mademoiselle Camille, tout en constituant à lacomtesse de Restaud sa mère, à son frère et à sa sœur, des dots etdes parts suffisantes.

– Eh&|160;! bien, cher monsieur Derville, nous y penserons,répondit madame de Grandlieu. Monsieur Ernest doit être bien richepour faire accepter sa mère par une famille noble. Il est vrai queCamille pourra ne pas voir sa belle-mère.

– Madame de Beauséant recevait madame de Restaud, dit le vieiloncle.

– Oh, dans ses raouts&|160;! répliqua la vicomtesse.

Paris, janvier 1830.

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